Le Saguenay, lettres au Courrier St. Hyacinthe/06
SIXIÈME LETTRE.
Je suis arrivé la nuit dernière ici en compagnie de M. Beaudet, par une pluie battante et une noirceur de loup. Il nous a fallu beaucoup de précautions pour côtoyer les précipices qui bordent la route de Chicoutimi à Saint Alphonse et descendre dans des cavités que Dante a dû visiter avant d’écrire sa divine comédie. Heureusement que nous arrivions à bon hôtel, car, il est difficile d’être reçu avec plus d’égards et de cordialité que je l’ai été par le curé de l’endroit, le Révd. M. Beaudet.
Saint Alphonse est déjà une ancienne paroisse, et compte environ 2,000 habitants. ’C’est au printemps de 1838 qui y arriva la première expédition d’une société de canadiens de la Malbaie, formée dans le but de faire le commerce de bois, et en 1839 y fut donnée la première mission. Trois ans après un prêtre vint y résider, et la Grande Baie est le premier endroit du Saguenay où fut établie une cure.
Le sol est bon et d’excellents pâturages permettent d’élever un grand nombre de bestiaux. On y a récolté l’année dernière près de 15 mille minots de blé, 22 mille minots d’avoine et 27 mille minots de patates. C’est la paroisse du Saguenay où il se récolte la plus grande quantité de bluets, et lorsqu’on se rend de St. Alphonse à Notre-Dame de Laterrière, on en voit des champs d’une étendue considérable. La vente des bluets, il y a 4 ans, a rapporté la jolie somme de $19,000.
Saint Alphonse possède dans la baie des Ha Ha un véritable port de mer ; car l’eau y est d’une grande profondeur, et un jour ce village pourrait bien vouloir rivaliser avec Chicoutimi.
À deux milles de là, toujours sur la baie, est le village de St. Alexis où M. Price possède des moulins. La rivière à Mars, renommée pour ses saumons, se décharge à cet endroit dans le Saguenay. La population de cette paroisse s’élève à près de 1700 âmes.
Ici se termine mon excursion, et demain matin je prendrai le bateau à vapeur pour Québec.
Depuis sept jours j’ai parcouru en voiture à planche une distance de 220 milles, soit une moyenne de 31 ½ milles par jour, ce qui doit vous démontrer que mes compagnons et moi n’avons pas langui sur la route et que nous avons fait diligence.
Je ne me plains pas de la fatigue, car il m’a été donné de voir un territoire qui est destiné à devenir populeux et dont l’immense étendue offre à l’agriculture un sol d’une grande richesse et à l’industrie des pouvoirs d’eau puissants.
Pour se rendre compte de la superficie territoriale des comtés unis de Chicoutimi et Saguenay, il est nécessaire de recourir au recensement de 1871, par lequel nous voyons qu’elle est évaluée au chiffre énorme de 59,745,821 acres. C’est autant que la moitié de toute la province de Québec et ce n’est pas peu dire. En effet le total de la superficie territoriale de Québec est de 120,018,964 acres.
En jetant le regard sur les comtés les plus grands en étendue, comme Pontiac par exemple qui possède à lui seul une superficie de 13,310,908 acres, on constate que la division électorale de Chicoutimi et Saguenay surpasse de trois millions d’acres en superficie les comtés réunis de Pontiac, Ottawa, Vaudreuil, Terrebonne, Montcalm, Deux-Montagnes, L’Assomption, Joliette, Berthier, Maskinongé, Saînt Maurice, Champlain, Portneuf, Québec, Montmorency, Charlevoix, Gaspé, Bonaventure, Témiscouata, Rimouski, Beauce, Nicolet, Lévis, Sherbrooke, Stanstead, Richmond et Wolfe, Compton, Drummond et Arthabaska, Brome, Shefford, Missisquoi, Bagot, Yamaska, St. Hyacinthe, Richelieu, Rouville, Iberville, Verchères, Chambly, St. Jean, Laprairie, Châteauguay et Huntington, c’est-à-dire les 43 comtés les plus étendus de la province.
Quel champ vaste ouvert aux efforts du colon canadien et quelle mine à exploiter dans l’intérêt de la province de Québec !
Je considère qu’à l’heure actuelle le gouvernement possède au nord du St. Laurent trois points principaux vers lesquels doivent être dirigés ses efforts ; ce sont les trois vallées de la Gatineau, du Saint Maurice et du lac St Jean. L’étendue de terres fertiles est tel que la colonisation est susceptible d’y prendre un accroissement extraordinaire. Jusqu’à présent la sollicitude de nos gouvernants s’est étendue particulièrement à l’espace de territoire qui s’étend depuis les seigneuries de la rive sud du fleuve jusqu’à la ligne qui sépare notre province de la république américaine. Les townships de l’est qui font certainement l’orgueil de Québec ont pris un développement assez grand pour pouvoir jusqu’à un certain point se suffire à eux-mêmes, et la colonisation n’a pas besoin d’une aussi forte proportion des deniers publics que précédemment. Les voies de communication pour voitures et par chemin de fer sont nombreuses et le cultivateur peut transporter facilement ses produits vers les grands centres. L’industrie fleurit dans ces endroits, Sherbrooke et Coaticook rivalisent d’efforts, et les exigences du défrichement des terres diminuent avec les progrès qui se réalisent de tous côtés.
C’est donc vers le nord que doivent particulièrement se diriger nos regards, car là nos forêts sont encore intactes, nos terres sont vierges et il y a de l’espace pour une population forte et nombreuse. Ce qu’il faut ce sont des routes pour permettre au défricheur de pénétrer à l’intérieur du pays et de s’établir là où maintenant il n’existe qu’un domaine inexploité et improductif pour notre province.
Il ne faudrait pas croire qu’au-delà de la chaîne des Laurentides le climat est beaucoup plus froid qu’ailleurs. Au contraire. La vallée du lac St. Jean, par exemple, offre un climat aussi doux que celui de Montréal, les gelées d’automne sont tardives et le printemps y commence deux semaines plus tôt qu’à Québec, et même davantage.
« Le climat du lac St. Jean, disaît M. Bouchette il y a déjà un demi siècle, est aussi doux et même plus doux que celui de Montréal. Quant à Chicoutimi les oignons, les patates et les choux gelaient le 23 septembre 1832, ils étaient restés absolument intacts au lac St. Jean jusqu’au 12 octobre. On peut cultiver même le melon sur les bords du Lac, et les nuits sont moins froides que dans le reste du pays. En 1828 la récolte manquait presque complètement dans le district de Montréal et dans le Haut-Canada, tandis que le blé du lac St. Jean était venu très bien. Avant même que le lac St. Jean ne soit libre de glace au printemps, la terre y est propre à la culture, du moins jusqu’à un pied de profondeur, ce qui suffit pour semer diverses espèces de légumes. »
Les eaux du lac contribuent à produire une belle température. Elles sont peu profondes l’espace de plusieurs milles ; elles se réchauffent facilement aux rayons du soleil et répandent une douce chaleur sur les campagnes environnantes. Le lac est aussi entouré de montagnes qui, à la vérité, s’en éloignent jusqu’à 35 milles du côté nord et ouest ; mais elles le préservent du vent du nord-est qui devient plus sec et plus léger pendant qu’il est le fléau de la rive sud du St-Laurent.
Le sol est très fertile, et il est reconnu que le blé du lac St. Jean est supérieur à celui de la province d’Ontario.
Pendant mon voyage je remarquai qu’on semait une grande quantité de ce que l’on appelle le blé-d’orge. L’épi n’est pas aussi long que celui du blé ordinaire ; mais on m’a dit qu’il donnait un rendement plus considérable. Il y aurait une différence de 2 à 3 minots de plus pour un de semence. On m’a cité le fait que cinq minots de blé d’orge de semence ont donné 106 minots. Cependant cette espèce de blé fait un pain plus sec, et j’ai rencontré des personnes qui m’ont dit préférer le blé à long épi.
On a eu raison de dire que le Saguenay serait dans l’avenir le grenier du Bas-Canada. Sir William Logan qui a fait l’exploration de ce territoire pour le département géologique a déclaré qu’on ne saurait trouver nulle part un sol d’alluvion d’une aussi grande épaisseur, un fond d’argile sous lequel on rencontre partout une couche de pierre calcaire.
Dans la province on parle beaucoup à l’heure qu’il est de la culture de la betterave à sucre. En examinant les belles terres de St. Prime, de Normandin, etc, j’ai pensé qu’il y aurait place dans la vallée du lac St. Jean pour plusieurs fabriques de sucre de betterave.
Ce territoire peut aussi compter beaucoup sur l’élevage des bestiaux, et il est appelé à participer au commerce qui tend à se développer entre l’Angleterre et le Canada, et bientôt, espérons-le, avec la France. Déjà on a essayé ce genre de commerce, et l’an passé, M. Blair, agent de M. Price, a engraissé trente bœufs qui ont été vendus à Québec et envoyés en Europe.