Le Saguenay, lettres au Courrier St. Hyacinthe/05

Presses du Courrier de St-Hyacinthe (p. 29-32).

CINQUIÈME LETTRE.

Chicoutimi 27 Août.

Je vous écris de la capitale du Saguenay. D’Hébertville nous nous sommes rendus ici en passant par St. Dominique de Jonquières, ou la rivière aux Sables. À ce dernier endroit l’Église a une fort belle apparence et est construite en bonne pierre. L’intérieur n’est pas terminé, Le Rév. M. Kéroack, que nous avions eu le plaisir de rencontrer à St. Cyriac, était malheureusement absent. Nous mîmes pied à terre chez les MM. Brassard que M. Beaudet connaissait de longue date et nous fûmes reçu avec la cordialité et les franches allures qui distinguent le canadien-français.

Les frères Brassard sont au nombre de trois Xavier, Onézime et Joseph. Ils font le commerce, mais en même temps ils cultivent sur une grande échelle. On m’a soufflé à l’oreille que M. Xavier Brassard était riche de $40,000. Cette année il a enfoui dans la terre 300 minots de grain, et il espère bien en récolter au-delà de 4000.

Un autre cultivateur, M. Thomas Maltais, dont on admire la terre et les granges en arrivant à St. Dominique, a semé, de son côté, 250 minots de grain. Voilà qui prouve que le Saguenay n’est pas improductif.

J’ajouterai que chez les MM. Brassard, comme du reste dans plusieurs autres parties du Saguenay, on ne cultive pas seulement la terre, mais aussi l’intelligence. En examinant les livres qui ornaient la table du salon, j’ai lu des passages d’un journal bien rédigé par Mlle Victoria Brassard, élève distinguée du couvent de Chicoutimi, ainsi que des problèmes d’algèbre résolus par cette jeune fille. Comme calligraphie c’était parfait, et ces travaux font certainement honneur à Mlle Brassard et à l’institution qui sait former de telles élèves,

La population de la paroisse est de 1600 habitants et, sur 8500 arpents de terre en culture, il a été récolté en 1879, 45,360 minots de blé, d’avoine et d’orge, et 15000 minots de patates, plus 200,000 bottes de foin.

La généreuse invitation que nous a faite M. Scott, agent de M. David Price, m’a permis de visiter ce matin avec beaucoup d’intérêt les magnifiques moulins de la maison Price. Ils sont admirablement situés au confluent des rivières Saguenay et Chicoutimi et au pied d’une chute d’à-peu-près quarante pieds de hauteur située à l’embouchure de cette dernière rivière. C’est une des scieries les plus considérables de la province, Deux cent cinquante hommes sont employés à ce moulin et ils reçoivent chacun un salaire quotidien variant de 70 à 80 centins.

On scie actuellement de 1500 à 2000 billots par jour, et on pense débiter cette année 220000 billots, Ce qui facilite de beaucoup le commerce de bois c’est que Chicoutimi a l’avantage de posséder un port où les vaisseaux de 800 tonneaux viennent prendre leur chargement. Ceux d’un plus fort tonnage sont obligés de jeter l’ancre un peu plus bas que la ville.

La maison Price, l’an passé, a payé $12,319 de droits au gouvernement de la province pour ses limites de bois.

Cette ville, en langage indien, veut dire « jusqu’où c’est profond. » En effet le Saguenay est navigable jusqu’à cet endroit et pas plus de 6 à 7 milles au-delà ; après quoi commencent les rapides qui se continuent jusqu’au lac St. Jean.

Chicoutimi est bâtie en amphithéâtre et l’œil se plaît à contempler les maisons échelonnées sur le flanc de cette colline où plus tard sera assise une grande ville, car elle possède les éléments pour le devenir. La belle rivière Saguenay, pure et tranquille, baigne les pieds de cette petite reine de la forêt et sert de véhicule aux produits de l’industrie et de l’agriculture. Lorsque se fera entendre le sifflet de la locomotive, son commerce qui aujourd’hui est paralysé faute de communication rapide avec les centres importants de la province, prendra un essor considérable, et, à côté des scieries, s’élèveront des usines qui feront sa richesse.

La localité est le chef-lieu d’un district judiciaire dont l’importance s’accroîtra avec les progrès de la colonisation, et, comme tel, elle possède son palais de justice et sa prison.

C’est aussi, depuis 1878, le chef-lieu d’un diocèse dont l’administration est entre les mains d’un évêque actif, dévoué, et depuis longtemps déjà identifié avec le mouvement colonisateur ; je veux parler de Monseigneur Dominique Racine auquel j’ai été heureux d’aller rendre mes hommages. Sous son inspiration bienfaisante une belle et vaste église a été commencée, il y a trois ans, et sert aujourd’hui de cathédrale. Lorsqu’elle sera terminée, on calcule qu’elle coûtera $80,000.

Sur le sommet de la colline, est construit un collége de grandes dimensions, à trois étages, avec toit mansarde. Il est situé dans un endroit très salubre et domine tous les alentours. Cette maison d’éducation est aujourd’hui fréquentée par environ cent enfants. Près de la cathédrale est situé le couvent dirigé par les Sœurs du Bon Pasteur, où 70 jeunes filles reçoivent une excellente instruction. La ville possède en outre quatre écoles élémentaires, et la paroisse de Chicoutimi en compte douze.

Le territoire de la ville renferme une population de 2,000 personnes ; celui de la paroisse de 3000, ce qui forme un noyau de cinq mille habitants.

J’allais oublier de vous dire que j’ai visité avec intérêt le site de l’antique chapelle de la mission érigée par les Jésuites en 1727. Ce site est près des moulins de M. David Price, et celui-ci, mû par un sentiment qui l’honore, a fait entourer emplacement d’un enclos en bois, et tout à côté se trouve l’ancien cimetière indien.

Je me proposais de fermer ma lettre, lorsqu’on vient de me dire que la politique fera des siennes ce soir, et M. Beaudet me promet une assemblée dans la salle publique de la ville pour 7 heures.

Nous en avons eu une hier soir à Ste. Anne, paroisse située vis-à-vis Chicoutimi, sur la rive opposée du Saguenay. Quand je dis la rive opposée, il ne faudrait pas croire que l’Église est bâtie sur la grève. Bien au contraire ; on n’arrive à l’établissement curial qu’après avoir gravi deux longues côtes, et, vue de Chicoutimi, l’église ressemble à un nid d’aigle perché au sommet d’une montagne.

Cette paroisse ne renferme pas moins de 1000 âmes. et on la dit prospère,