L’Écho de Paris (p. 104-131).

V

L’été passa. L’amitié des deux jeunes filles se resserra pendant que Mme Gendel vivait dans des allées et venues continuelles. Le Paris abandonné des vacances lui agréait beaucoup plus que cette campagne où le soleil l’aveuglait et où le vent toujours chantant semblait persifler.

Ces dames n’étaient pas allées sur quelque plage à cause du visage de Christiane que sa mère ne voulait pas montrer.

À l’automne, elles quittèrent leur vieille demeure. Une pluie fine tombait et Christiane, qui voyait sa mère frissonner, hâta le départ.

À Paris, la vie reprit avec intensité. Il semblait que Mme  Gendel découvrît un nouveau milieu et une soif de plaisirs la posséda. Elle organisa des comédies, des ventes, des soirées, afin de se préparer un hiver sans monotonie.

Le temps devint subitement plus froid. Une forte gelée, un matin, surprit les Parisiens. La mondaine veuve ne parvint pas à se réchauffer, étant rentrée au petit jour d’un bal animé.

Elle dut garder le lit tout l’après-midi, et le docteur, appelé, diagnostiqua une pneumonie.

Christiane s’alarma et, tout de suite, elle demanda son concours à Bertranne.

L’étudiante ne perdit pas une minute pour venir s’installer au chevet de Mme Gendel.

Alors que la jeune fille, un soir, se persuadait que la malade allait mieux, et en témoignait sa joie à son amie, cette dernière lui dit en l’embrassant :

— Pardonne-moi ma cruauté, la vie de ta mère dépend d’un miracle… La science humaine ne peut plus rien pour elle…

Ce fut un moment terrible pour la jeune fille.

Elle oublia le mal causé à sa quiétude par celle qui mourait et des remords s’élevèrent dans son cœur. Elle s’accusa de l’avoir jugée, blâmée et pas assez aimée.

Et quand sa mère rendit le dernier soupir, il lui sembla que la terre entière s’écroulait et qu’elle restait seule dans une île déserte.

Christiane eut beaucoup de peine à s’habituer à sa vie solitaire. Elle fut surprise aussi de se savoir bien plus riche qu’elle ne l’augurait et elle fut émue de pouvoir garder l’hôtel où elle avait toujours vécu.

Son grand deuil la laissait assez recluse.

Ses bons amis Lavique et Bertranne lui suffisaient.

Novembre, décembre et janvier glissèrent avec des accès de désespoir et des reprises d’énergie.

Mais insensiblement, Christiane réfléchissait davantage au mariage, parce qu’elle s’avouait désemparée dans sa solitude. Cependant elle se condamnait pour le nouveau sentiment qui naissait en elle : une libération provenant de la mort de sa mère.

Sa volonté de célibat s’étayait sur la frivolité et l’inconséquence de Mme Gendel. Celle-ci disparue, la cause s’effaçait.

Cependant, il n’existait qu’un homme lui plaisant : Robert Bartale, et le silence se faisait autour de lui.

Les Lavique gardaient une réserve un peu rancunière et évitaient le sujet au mariage.

La jeune fille, malgré ses pensées nouvelles, ne négligeait pas ses œuvres. Elle y puisait même une atténuation à sa douleur et elle assistait avec ponctualité aux réunions où elle rencontrait Mme Fodeur. La veuve se rapprochait d’elle de nouveau, sans presque le savoir, comme le fer se rapproche de l’aimant, tellement la puissance de l’argent la fascinait. Elle lui signalait de nombreuses misères et se montrait infatigable pour l’accompagner.

Un despotisme émanait de Mme Fodeur et la jeune fille ne pouvait s’y soustraire.

L’austérité croissante de la mère de Bertranne pouvait en imposer. L’enveloppe terrestre qui revêtait son âme était bien la guenille dont elle ne se souciait plus. Elle s’absorbait davantage en la pensée de ses fils.

Christiane écoutait ses conseils et désirait sa louange. La veuve constatait son ascendant, mais n’en abusait pas. La seule différence qu’elle marquait avec le passé, c’est que maintenant, elle venait à l’hôtel des Gendel.

L’orpheline, le soir, lisait. Quand elle se livrait à quelque ouvrage à l’aiguille, son esprit s’attristait, soit sur sa mère, soit sur Robert. Elle préférait la lecture qui l’arrachait à ses réflexions, mais constituait un danger plus certain pour son imagination, au service de son cœur.

Son visage se couvrit de pâleur. Il ne portait plus de traces de ses brûlures et s’idéalisait depuis quelque temps, dans un mystérieux attendrissement.

Christiane ne s’en apercevait pas, mais Bertranne, observatrice impitoyable, dont l’œil s’exerçait au diagnostic, « possédait » pour ainsi dire, tous les visages familiers.

— Christiane, as-tu quelque chose qui te tourmente ? Tes yeux sont plus lents, ta bouche moins sévère, tu es un peu pâle, et cependant, nul signe d’anémie… Tes gencives sont roses… tu ne te distrais pas, et tu n’as pas un visage d’ennui… Que fais-tu donc ?

— Je rêve…

— Ah ! ah ! tu as vingt-trois ans, c’est de notre âge… Seulement, il faudra que tu finisses par te marier, sans quoi tu auras beau rêver, tu t’étioleras.

Christiane qui n’entendait plus parler de Robert répliqua péremptoirement :

— Je ne t’ai pas dit que j’envisageais ce but !

— Tu es libre, tu es seule… Que veux-tu faire de la vie que tu as entre les mains ? Tu connais mes théories, je te les répéterai sous une forme lapidaire : Marie-toi…

Après ces exhortations, le trouble saisissait Christiane et elle songeait longuement au parti qu’elle prendrait.

Quand elle voyait Mme  Fodeur, elle se sentait plus calme parce que dominée. Là, elle obéissait à une direction en allant de misère en misère, de taudis en taudis. Elle rentrait harassée le soir, l’esprit illuminé d’avoir donné, et le cœur tranquillisé par la tâche remplie.

La veuve lui vantait les avantages du célibat lui disant que seule, l’indépendance permettait de se consacrer aux pauvres, et que l’existence, si courte, devait pour les âmes prédestinées, se passer de mariage.

Elle évoquait les hautes figures des saints.

La jeune fille lui donnait raison et se haïssait de se sentir si terrestre, mais elle éprouvait bientôt sous cette parole qui, de berceuse devenait autoritaire, un envoûtement d’où elle se retirait apeurée.

Quand elle cherchait un appui du côté des Lavique, elle n’en trouvait pas, ceux-ci affectant de nouveau la neutralité. Pourtant le couple ne cessait de parler d’elle.

— Je t’assure, mon amie, que son heure arrive ; cette petite s’ennuie à mourir dans son logis. Il lui faut des enfants, elle est toute pétrie de tendresse…

— Tu crois que Robert serait toujours disposé ?

— Tu vas voir !… Je vais lui écrire un simple mot pour m’informer de sa santé… Il quittera vite le Maroc, et dans huit jours, il sera à l’hôtel des Gendel…

— C’est à essayer…

M.  Lavique eut raison.

Sitôt que Robert Bartale reçut de son vieil ami quelques lignes où rien n’était explicite, mais où il devina que sa présence serait accueillie, il prit le bateau.

Au débarqué, il courut chez les Lavique où il apprit que Christiane était plus jolie que jamais et que son grand chagrin s’atténuait.

En constatant que le vieux ménage ne lui disait rien de plus précis, il fut déçu. Il imaginait une Christiane remplie de remords et voulant racheter sa cruauté. Mais il vit les deux visages si souriants et si persuasifs, qu’il en déduisit que sa cause était bonne et qu’on voulait lui en laisser la surprise.

Le lendemain, il se présenta dans l’après midi à l’hôtel Gendel.

Une femme de chambre lui répondit que mademoiselle était sortie et qu’on la trouvait généralement une heure avant le dîner.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Christiane venait de poser sur son rayon le roman achevé : c’était Daniel Cortis de Fogazzaro. Elle compatissait à la souffrance de Daniel et aux tentations de sa cousine. Tant d’amour et tant de pureté l’émouvaient.

Elle ferma les yeux pour revivre en pensée les épisodes qu’elle avait lus.

Quand elle les rouvrit, Robert Bartale s’inclinait devant elle.

Plongée dans sa méditation, elle ne l’avait pas entendu entrer.

Elle se leva d’un bond de la bergère où elle s’enfonçait. Ils se regardèrent une seconde, indécis, torturés par cette indécision même, et finalement, la jeune fille s’avança.

Sans savoir comment cela s’était produit, elle se sentit serrée dans les bras de Robert. Elle pleurait sur son épaule alors qu’il caressait les cheveux qui frôlaient son visage.

— Ma Christiane…

Se dégageant, elle le regarda transfigurée. Il la trouvait plus séduisante qu’auparavant et il lui prit les mains pour les couvrir de baisers.

— Robert, murmura-t-elle, dites-moi que vous m’aimez et que vous ne m’en voulez plus…

— Ma chérie, vous me voyez près de vous et c’est pour toujours… Et nous aurions été heureux bien plus tôt si vous m’aviez écouté…

Confuse, elle baissa le front.

— Vous n’avez donc pas songé à mon désespoir ?

Robert parlait comme Bertranne Fodeur.

Elle répondit :

— Plus tard, vous connaîtrez les raisons qui m’ont fait agir… Sachez seulement que ma douleur égalait la vôtre…

L’entretien ne tarit plus. Ce fut l’éternel murmure de la source d’amour.

— Christiane, nous nous marierons le plus vite possible, n’est-ce pas ? Dans trois semaines…

Elle sursauta, et souriante, elle répondit :

— N’est-ce pas un peu rapide ?

— Oh ! Christiane, depuis tant de temps que nous sommes fiancés !

Le lendemain, elle se rendit à une réunion d’œuvre, où Mme  Fodeur l’avait priée de se trouver. En y allant elle réfléchirait à la soudaineté des événements qui la transformaient. depuis la veille. Elle plaçait maintenant, au premier plan, l’amour partagé et toutes les autres choses lui semblaient inconsistantes.

Elle glissait, radieuse, entre les passants, se demandant si c’était bien à elle qu’était échue cette joie d’être aimée. Elle éprouvait un sentiment triomphant en se répétant : une vie m’appartient, mes paroles sont des oracles et mon sourire, une clarté…

Elle arriva si gracieuse, si aérienne près de Mme  Fodeur que celle-ci en fut étonnée. Son regard scruta le visage qui se penchait pour la saluer, mais elle ne questionna pas.

La conférence, sur l’abnégation, fut prononcée par un homme d’une éloquence prodigieuse, capable de ressusciter l’étincelle la plus infime dans un tas de cendres.

On voyait les traits des auditeurs s’animer sous la pensée du bien à tenter.

Mme  Fodeur ne vivait plus que par les yeux. Son masque rigide semblait de pierre. Ses doigts, cependant, étaient agités d’un tremblement imperceptible qui trahissait son émotion.

Le conférencier se tut et un soupir sortit des poitrines oppressées. Une bienveillance sans limites parait tous les fronts et ce ne fut plus que paroles suaves et gestes doux.

La veuve reconduisit Christiane chez elle pour parler de ce qu’on venait d’entendre

À dire exactement, la jeune fille avait été distraite, parce que son amour s’était interposé entre cette instruction et son entendement. Le mot « dévouement » lui était bien parvenu, mais comme, aujourd’hui, elle ramenait tout à Robert, il lui paraissait facile de se dévouer pour lui.

Sa compagne s’apercevait que sa voix n’inspirait pas d’écho. L’empire qu’elle possédait sur Christiane s’évanouissait au contact d’une influence qu’elle ne découvrait pas encore.

Elle résolut de ne pas quitter sa jeune amie avant de savoir ce qui se passait. Mais Christiane n’attendit pas cette manœuvre diplomatique. Elle ne pensa pas non plus à la volonté qu’elle avait exprimée quelque temps auparavant. L’amour l’emportait et projetait le reste dans l’ombre et dans l’oubli.

— Chère madame, j’ai une nouvelle heureuse à vous annoncer…

La veuve ne répondit rien, mais elle devina subitement ce qu’elle allait entendre. Sa compagne poursuivit gravement :

— Je me suis fiancée hier…

Ces dames se trouvaient maintenant dans la demeure, et Mme  Fodeur se redressa sur le siège qu’elle occupait, en prononçant, lentement :

— C’est ainsi que vous trahissez votre parole ?

La jeune fille pâlit.

— Que vous reniez vos promesses ? appuya Mme  Fodeur en lançant l’éclair de ses yeux dans le regard de Christiane.

Ces paroles énoncées avec l’autorité d’un juge plongèrent la jeune fille dans l’effroi.

Elle eût désiré que Robert fût là pour la protéger.

Mais pour le moment elle avait à se défendre seule, et elle balbutia :

— Les événements m’ont surprise… Ce jeune homme m’aimait et il m’était difficile, avec les charges que j’ai, de passer ma vie sans appui, et de vivre solitaire…

— Solitaire ? interrompit Mme  Fodeur… Quand on a un but, la solitude n’existe pas… Une belle œuvre est un appui… Je vous croyais une âme forte, détachée de toutes les pauvretés humaines, et je vous surprends, vous attachant à une passagère tendresse qui ne vous apportera que douleurs et ennuis.

Christiane restait atterrée. Elle essaya de protester :

— Je ne serai pas perdue pour nos œuvres, je continuerai mes aumônes…

Mme  Fodeur l’arrêta d’un geste noble :

— Je ne pense pas à cela, mais à vous seule… Votre compagnie m’était chère et j’aimais vous citer comme un modèle de renoncement… Vous voir aller dans la vie comme une âme, me plaisait… et je suis désolée que vous redescendiez au rang d’une humanité quelconque… J’avais foi en vous et j’avais assuré à tous, que vous étiez dédaigneuse du mariage… Je souffre de votre manque de parole, comme si c’était moi-même la coupable…

Christiane écoutait avec un désespoir sans bornes, ces reproches qu’elle croyait avoir mérités.

Mais l’amour l’émerveillait trop maintenant pour qu’elle les sentît en profondeur.

Mme  Fodeur se leva et répéta :

— Je suis très surprise et bien peinée… Vos souffrances morales vous entraînaient à une bonté indulgente que nous admirions, mais vous oubliez avec joie la cause qui formait obstacle à vos sentiments latents…

Christiane se redressa sous cette insulte voilée et elle répliqua :

— J’ai donné spontanément ma fortune pour nos œuvres, afin de m’appauvrir, et j’ai failli ! rester un monstre, pour éloigner à jamais celui qui m’aîmait… N’ai-je pas droit à de meilleures paroles ?

La veuve comprenait qu’elle manquait de charité, mais son rôle n’était pas de s’en excuser. Elle devait se montrer ferme, quitte à passer pour féroce…

Elle riposta non sans grandeur :

— Vous vous laissez conduire par la vanité… Je pourrais même dire que l’orgueil est la base de votre dévouement, alors que je me figurais que la pitié seulement vous poussait vers vos frères misérables… Aujourd’hui, vous les abandonnez pour la perspective d’une vie frivole et oisive…

Ces paroles étaient terribles pour Christiane.

Si elle avait obéi naguère, à un pur désintéressement, elle s’avouait que, ce jour, sa personne était en cause et qu’elle se réjouissait de passer des heures pleines de beauté aux côtés d’un homme intelligent.

Mme  Fodeur remarqua son embarras. Elle la quitta sans insister, mais sans la complimenter sur ses fiançailles, témoignant ainsi sa réprobation.

Elle rentra chez elle et n’en parla pas à Bertranne, obéissant à une confuse suggestion qui la gouverna tout à coup. Elle était jalouse soudain de voir Christiane s’établir dans l’existence, mais elle se donna le change en estimant qu’il valait mieux entourer cet événement de mystère. Un secret espoir la menait. Un hasard pouvait rompre ce lien à peine ébauché.

Elle se flattait d’avoir accompli tout son devoir en démontrant à la jeune fille les vilains côtés de sa défection. Si cette semence germait, ce serait pour la veuve une satisfaction éclatante qu’elle offrirait en holocauste pour les erreurs qu’elle aurait pu commettre.

Un sentiment dont elle ne s’apercevait pas et qui tenait une grande place dans sa dureté était ce dépit irraisonné en face, du mariage de Christiane, alors que Bertranne se fatiguait à ses études.

Elle ne se rendait pas compte de ce mouvement d’humeur, mais se sentait comme « obscurcie » et en accusait la déception qui privait d’une recrue zélée les bonnes œuvres qu’elle patronnait.

Pendant que Mme  Fodeur enfonçait sa pensée dans ces choses nouvelles, Christiane se trouvait fort désemparée Les reproches véhéments de la veuve avaient frappé son cœur. Mais, à n’être plus entendus, ces reproches perdaient de leur force.

Le regard aigu de Mme  Fodeur ne la poursuivait plus de son magnétisme, et, petit à petit, elle se redressa, libérée.

Elle jugea qu’elle était seule maîtresse de ses actes, et s’il lui plaisait de se marier personne ne pouvait y redire. Elle serait heureuse d’être protégée, conduite. Tout le train de sa fortune lui devenait, chaque jour, un fardeau plus lourd à porter.

Ce soir-là, elle regretta beaucoup que son fiancé ne vînt pas. Elle avait besoin de sa présence.

Mais il était tenu de se rendre à un conseil d’administration, ce qu’il déplorait.

À dire la vérité, Robert et Christiane auraient voulu supprimer tout ce qui n’était pas eux. L’amour procède de l’égoïsme et c’est là son sentiment dominant. Mais quand il s’agit de deux cœurs qui se découvrent les défauts sont qualifiés de vertus. Ils ne sont appelés défauts que par celui qui est trahi.

N’attendant pas son fiancé, elle voulut lire pour tromper son ennui, mais, le cœur rempli de la pensée d’un autre, elle ne put fixer son esprit sur des héros imaginaires.

Le livre fut vite délaissé pour la rêverie.

Le timbre de l’entrée l’interrompit. Christiane tressaillit de joie, mais son oreille exercée perçut que ce n’était pas Robert.

Une étrange impression s’empara d’elle. Était-ce de la peur ?

Pendant quelques secondes son âme tournoya dans un cercle obscur, où elle cherchait une issue.

Elle n’eut pas le temps d’approfondir les causes de ses sensations.

Bertranne Fodeur entra.

Ce n’était plus une Bertranne Fodeur concentrée, mais une femme transfigurée, avec des joues roses, des yeux brillants. Ses cheveux noirs, eux-mêmes, vivaient plus luisants, plus ondés. Son front blanc, dégagé du chapeau qu’elle lança sur un fauteuil, illumina toute la pièce.

— Tu ne m’attendais guère, à cette heure-ci ! s’écria-t-elle en s’avançant pour embrasser son amie.

— J’avoue que non, mais c’est une joie pour moi de te voir.

Tout naturellement, Mlle  Gendel pensa que Bertranne connaissait ses fiançailles par sa mère, et venait pour l’en féliciter. Elle attendit donc les compliments d’usage.

— Tu me trouves métamorphosée, n’est-ce pas ? continua l’étudiante avec un accent vibrant, c’est qu’il m’est arrivé un bonheur.

Christiane eut un sourire. Elle était contente de penser que son amie tenait, domine elle, une heure enchantée.

— Oui, au moment où j’y songeais le moins, j’ai aperçu celui que j’aime. Il venait vers moi, sur le boulevard Saint-Michel, et quand il m’a vue, au lieu de me saluer avec indifférence, il s’est arrêté et a causé avec moi. Son visage était radieux et, je ne m’y suis pas trompée, c’était celui d’un homme heureux.

Christiane fut intéressée.

— J’en suis sincèrement ravie, ma bonne Bertranne.

— Ah ! quel changement subit dans mon âme et dans mon être ! je me sentais légère, aérienne, et tout ce qui n’était plus ma tendresse fondait et s’effaçait. Il me semblait que ce soleil de février contenait une puissance magique et qu’il dissolvait la médecine, les études, les soucis et les vieux bouquins… Je ne voyais qu’un visage devant moi, c’était celui d’un mortel enchanté. Mais la cause provenait-elle de m’avoir rencontrée ?… Qu’en penses-tu ?

— Il n’y a aucun doute !… s’exclama Christiane joyeusement.

— Procédons par déductions… Voilà un monsieur qui revient de voyage, il m’a vue deux ou trois fois chez un de mes professeurs… Je le remarque et je l’aime bêtement, tout de suite… L’a-t-il compris ? Il me croise dans la rue et ses traits s’éclairent… Est-ce le reflet de ma joie qui brillait sur son visage ?… Est-ce mon illusion, qui lui a attribué des sentiments qu’il ne possédait pas ? Dis, Christiane ?

— C’est sa joie, à lui.

— Et dire que j’étudie depuis l’âge de huit ans pour ne pas savoir déchiffrer sur les traits d’un homme s’il m’aime ou pas ! Quelle ironie ! La vie est stupide, car elle n’accorde créance qu’aux faits… Ce qu’on devrait développer, surtout chez la femme, c’est l’intuition… Ah ! mon amie, que je suis heureuse !

— Je le constate avec émotion, et…

— Si tu savais comme il est doux d’aimer…

Christiane tressaillit. Mme  Fodeur n’avait donc rien dit ?… Bertranne était-elle ignorante de ses fiançailles ?… Sans doute, puisqu’elle faisait cette réflexion.

Pourquoi sa mère avait-elle gardé le silence ?

Bertranne poursuivait :

— Je n’ai plus envie de travailler. Je marche sur des nuages… Je me sens belle et je trouve le monde admirable. L’amour me paraît le sentiment le plus malicieux qui soit. Il nous amène poings et pieds liés devant lui. Pourquoi le représente-t-on sous la figure d’un enfant ? Ce devrait être un adulte, ayant beaucoup médité, et qui repousse dédaigneusement tous les livres pour la page unique où il a aimé. Tout le monde comprendrait au moins que tout est vain, hors l’amour…

Christiane écoutait, amusée. Elle reconnaissait l’enthousiasme verbeux de Bertranne.

Elle riposta :

— Je le préfère innocent, frappant au hasard de ses flèches, les yeux bandés.

— Non. Il y a trop d’imprévu, une flèche peut blesser… Je suis venue sans tarder t’annoncer cette joie… Je me sauve maintenant. Mère n’est pas au courant, naturellement, je ne veux pas lui donner de soucis, ni de faux espoirs. Ah ! quel ennui de ne pouvoir rêver tranquillement ! J’ai une préparation à terminer sur la thérapeutique des corizas… Comment peut-on songer à des réalismes pareils ! Et toi, Christiane, que deviens-tu ? Tu vis toujours sans amour au cœur ? Mère te juge une sainte, et ne tarit pas d’éloges sur tes charités.

Christiane baissa la tête. Les reproches de Mme  Fodeur résonnaient encore à ses oreilles, mais elle les oublia pour s’étonner de la réserve que la veuve avait montrée, la touchant. Puis elle pensa qu’elle avait voulu, par délicatesse, lui laisser le plaisir d’annoncer elle-même ses fiançailles.

Elle ouvrit la bouche pour commencer sa phrase, quand Bertranne, rapide, reprit la parole :

— Ce qui me désole, c’est que je t’évoquais en mère de famille. Je ne désespère pas cependant de te voir rencontrer un autre Robert Bartale.

— Robert Bartale ?

— Ah ! c’est vrai ! tu ne le savais pas ! mon bel amoureux S’appelle Robert Bartale…

Christiane, dans sa bergère, crut qué la maison croulait. Les murs, les meubles, le feu dans la cheminée, tournoyaient devant ses yeux, en une ronde échevelée.

Bertranne, qui tisonnait en agitant des pincettes, ne s’aperçut pas de la pâleur de son amie, ni n’entendit la plainte qui sortit de ses lèvres. Elle ne s’étonna pas davantage de son silence, parce qu’elle continuait de parler.

— Je me souviens maintenant que tu ignorais encore son nom. Il est vrai que je voulais moi-même l’oublier… Mais depuis cet après-midi, je suis si confiante qu’il me semble que je tiens mon amour solidement…

Comme elle ne recevait pas de réponse, elle regarda Christiane.

Elle vit que celle-ci était livide et s’écria :

— Mère me l’assurait ! Tu es capable de jeûner pour te mortifier, et voici que tu ne t’alimentes plus assez !… Quel malheur de voir une fille intelligente se conduire comme les vieilles dames, dont l’ascétisme est un devoir de santé…

Sous cette apostrophe, Christiane reprit ses couleurs et sa présence d’esprit. Elle contempla Bertranne avec un peu d’hésitation encore, n’entendant ses paroles qu’assourdies, mais en un nouvel effort elle put se maîtriser.

Ainsi, c’était Robert que Bertranne aimait avec autant de fougue persistante.

La malheureuse Christiane ne prévoyait pas une semblable catastrophe et les souffrances morales éprouvées au sujet de sa mère ne comptaient plus à côté de celles endurées à ce moment.

— Vas-tu mieux ? s’enquit Bertranne… Je vois que tu te remets… Qu’as-tu ressenti ? Un peu de vertige ? Cela provient de l’estomac, sans doute. Je vais te tenir en observation dorénavant.

Christiane sourit faiblement. Elle se surprenait aussi à être ironique. Bertranne lui avait toujours produit l’effet d’une femme supérieure. Ses raisonnement, son expérience de travailleuse lui en imposaient, ainsi que son allure indépendante. Ce soir, elle la trouvait si peu perspicace, qu’elle l’aurait raillée, si le désespoir ne l’avait anéantie.

Elle écouta ses conseils avec une hâte de la voir partir, pour être seule pour réfléchir sur ce nouveau déchirement.

Elle comprenait que si Robert Bartale avait eu cet air heureux en apercevant Bertranne, c’est parce qu’il portait en soi la lumière de son amour.

Il était de ceux dont la pensée se trahit sur les traits. Son bonheur se répandait et sa bienveillance atteignait ceux qui l’entouraient.

Comment avouer à Bertranne la laborieuse, sans moyens d’existence, dont le seul rayon était cet amour, qu’elle, Christiane, aimait aussi cet femme ?

Enfin l’étudiante s’en alla. Il était vingt-deux heures, et Christiane, à bout de forces, retomba dans sa bergère, les yeux clos, avec une plainte aux lèvres.

Si son caractère eût été égoïste et sec, cette circonstance inattendue n’eût pas fait question. Elle aurait eu un regret pour son amie et aurait poursuivi le chemin commencé.

Mais elle possédait l’oubli de soi comme fond naturel et sa ligne du conduite était la bonté.

Ces qualités s’étaient développées sous l’influence de Mme  Fodeur, ardente à stimuler les élans du cœur et l’âme de Christiane se bouleversait devant ce terrible imprévu…

Bertranne était son amie d’élection et pourrait-elle supporter de la voir malheureuse quand elle-même goûterait le bonheur ?

Et serait-ce même le bonheur que de le savoir empoisonné par une telle pensée ?

Évidemment, cela ne constituerait pas un remords, mais une tristesse constante, une piqûre qui la lancinerait à chaque moment.

Elle regagna sa chambre vers minuit, sans aucune conscience de l’heure, n’ayant pas sommeil, mais se sentant accablée.

Avait-elle le droit de rendre Robert malheureux ?

Bertranne ne prétendait-elle pas qu’on ne pouvait s’arroger la liberté de disposer de sa vie ? Elle en avait promis le don.

Mais pourquoi enlèverait-elle à Bertranne l’homme qu’elle aimait ?

N’était-ce pas mieux que le hasard qui lui avait fait taire ses fiançailles, afin que son amie divulguât le nom aimé ?

Par quel mystère Mme  Fodeur s’était-elle tue, elle aussi ?

Quelles étaient les voies cachées de la Providence ? Christiane se persuada que ce concours de circonstances contenait une indication qu’elle ne pouvait négliger. Elle pleura toute la nuit le deuil de son amour et le lendemain matin, quand elle se leva sa volonté était claire : elle renonçait à Robert. Et, cette fois, nul orgueil n’entrait dans sa décision, son sacrifice était complet et pur.

Cette matinée-là, elle attendait le jeune homme, mais elle se hâta de sortir, craignant de lui montrer ses yeux rougis par les larmes.

Elle voulut puiser de la force et, se rappelant une réunion de bienfaisance, elle s’y rendit. Elle portait sur son visage une ombre qu’elle ne soupçonnait pas, concentrant son énergie à paraître sereine, mais Mme  Fodeur s’aperçut de son trouble.

Cette réunion n’était pas nombreuse. Quelques personnalités s’étaient rassemblées pour discuter de l’opportunité d’un local plus vaste, les conférences, fort suivies, nécessitant plus d’espace.

Il y avait là les membres les plus âgés et les plus en renom. Par une faveur spéciale, Christiane y était priée, parce que sa fortune et son immense offrande lui valaient des égards particuliers.

Huit des bienfaiteurs examinaient la question. Parmi eux, un seul homme, timide, effacé, dont on demandait l’avis avec une déférence très soulignée. C’était un des piliers de l’œuvre.

La personne qui paraissait la plus prépondérante comme autorité était une femme d’une soixantaine d’années. Elle laissait d’abord les autres parler ; puis, de sa voix nette, elle tranchait d’une manière précise, avançait ses arguments et gagnait la partie. Ses yeux, brun foncé, jetaient des éclairs. Les traits assez grossiers se rachetaient par une denture impeccable et des cheveux noirs sans un fil blanc.

C’était une célibataire qui professait pour le mariage un mépris incohérent Elle prétendait que le mariage était réservé aux mentalités inférieures. On lui objectait que l’amour pouvait parfois être une circonstance atténuante, mais elle le niait. L’amour ne comptait pas pour elle, ainsi qu’une puissance, mais comme un parasite qu’on pouvait faire disparaître à son gré.

Elle estimait Christiane parce qu’elle la voyait résister à ce sentiment, et elle ne manquait jamais de prôner les bienfaits du célibat à l’issue de toutes les réunions où se trouvait la jeune fille.

Cette fois encore, elle n’y manqua pas.

Mlle  Gendel entendit sa parole vanter la paix du cœur et l’indépendance des actes.

La « paix du cœur » lui apparut comme un bien inestimable qu’elle était loin de posséder.

L’apôtre du célibat se tut. À vrai dire, il ne se trouvait que Christiane pour profiter de la leçon, les autres personnages étant des fruits mûrs.

Elle sortit et Mme  Fodeur s’arrangea pour la rejoindre.

La conversation eut trait tout de suite à Bertranne. Cela provenait encore de l’ironie du destin, parce que Christiane était la première à n’en pas vouloir parler et que Mme  Fodeur abordait assez rarement le sujet de sa fille.

— Ma Bertranne me fait peine… Elle travaille avec tant d’ardeur, que je crains qu’elle ne se fatigue irrémédiablement… Mon rêve est de la voir mariée, puisque nos moyens ne lui permettent pas de lui laisser une vie oisive. Nous prenons sur notre capital et il faudra que cette pauvre petite récupère toutes ces brèches. Elle a tant de cœur, tant de vie, et serait si digne d’un foyer… Elle a de belles qualités, sans avoir vos hautes vertus…

Il fallait bien que Mme  Fodeur avançât quelque chose en faveur de Christiane, mais par les réflexions qu’elle énonçait, il était facile de deviner que les fiançailles de sa jeune compagne hantaient son esprit.

— Vous êtes une âme privilégiée parmi la foule, poursuivit-elle, et je ne puis comprendre pourquoi le mariage vous tente…

Christiane tressaillit et répondit à peine distinctement :

— Je crains décidément de faire fausse route en me mariant, et je ne crois pas que ce projet aboutisse…

Mme  Fodeur ne s’attendait pas à un succès aussi rapide. Elle regarda Christiane et la vit pâle.

Elle dit très vite, pour l’acquit de sa conscience :

— J’espère que mes paroles ne vous ont pas influencée, ma chère enfant ? Je serais navrée d’être la cause indirecte de votre renoncement.

La jeune fille secoua la tête :

— Non… Ce n’est pas vous… J’ai réfléchi, pesé, et j’ai reconnu que ce n’était pas possible…

Sa voix mourut dans un sanglot arrêté dans sa gorge.

Une rue à traverser l’occupait et une semblable entreprise absorbe toutes les facultés pour ne laisser intact que l’instinct de la conservation.

Sur le trottoir reconquis, la joie de Mme  Fodeur se manifesta :

— Mon enfant, je vous félicite. Vous avez entendu tout à l’heure, par une voix plus autorisée que la mienne, que le célibat est l’apanage des saintes âmes. Il laisse la facilité de se dépenser pour l’humanité avec un cœur sans soucis. Je ne puis cependant regretter mon mariage puisqu’il me permet de souffrir par mes fils tués. J’aurais été plus dévouée au salut général, si je n’avais une fille… Hélas ! Son avenir me torture aussi et j’appelle Dieu à l’aide… Épargnez-vous ces angoisses…

Christiane eut envie de crier pour se soulager, que les angoisses qu’elle vivait étaient pires

Le ton protecteur de Mme  Fodeur la blessait au vif, mais ses lèvres se scellèrent, car une seule parole eût déclenché un combat généreux entre Bertranne et elle, ce qu’elle voulait éviter.

Celle qui savait, devait se taire.

Si Christianne ne se sentait pas le courage de vivre en face d’une désespérée, il fallait qu’elle restât muette…

Maintenant que son sacrifice était consommé, elle ne pensait plus qu’à une chose : prévenir Robert. Elle comptait lui écrire, et un frisson la parcourait à cette idée.