Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 22-54).
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IV

Malherbe est, au point de vue de l’envolée poétique, bien inférieur à ses devanciers. Mais quelques-unes de ses compositions sont si harmonieuses qu’elles ont suffi pendant longtemps à le faire proclamer notre plus grand lyrique :

Apollon, à portes ouvertes,
Laisse indifféremment cueillir
Les belles feuilles toujours vertes
Qui gardent les noms de vieillir.
Mais l’art d’en faire des couronnes
N’est pas su de toutes personnes,
Et trois ou quatre seulement.
Au nombre desquels on me range,
Peuvent donner une louange
Qui demeure éternellement

Il varie d’ailleurs admirablement ses rythmes, passant du superbe au gracieux avec la plus surprenante souplesse :

L’Orne, come autrefois, nous reverrait encore
Ravis de ces pensers que le vulgaire ignore,
Égarer à l’écart nos pas et nos discours,
Et, couchés sur les fleurs come estoiles semées,
Perdre en si doux esbats les heures consumées,
Que les soleils nous seraient courts.

Ou bien, dans l’ode à Calliope :

C’est toi qui fais que j’aime les fontaines,
Tout esloigné du vulgaire ignorant,
Tirant mes pas sur les roches hautaines,
Après les tiens que je vais adorant,
Tu es ma liesse,
Tu es ma déesse,
Tu es mes souhaits,
Si rien je compose,
Si rien je dispose,
En moy tu le fais.

A la vérité, Malherbe est seulement à cette époque notre premier tourneur en vers. Il aime le métier. Il crut que les procédés qui lui avaient réussi devaient nécessairement faire le bonheur de tous les poètes futurs. Rien de plus prétentieux que sa doctrine telle que nous la trouvons dans le Commentaire sur Desportes. Ses plus importantes réformes ont porté sur la rime, l’enjambement et la césure. Racan nous apprend que Malherbe voulait qu’on rimât pour les yeux aussi bien que pour les oreilles, par recherche « des rimes rares et stériles, sur la créance qu’il avait qu’elles lui faisaient produire quelques nouvelles pensées, outre qu’il disait que cela sentait son grand poète de tenter des rimes difficiles et qui n’avaient point encore été rimées ».

En conséquence, Malherbe emmaillote le vers de maints langes disgracieux. Il défend de faire rimer :

1° Le simple avec le composé (séjour et jour) ;

2° Les mots ayant la même racine (commettre et admettre) ;

3° Les mots ayant une apparence de « convenance » (père et mère ; toi et moi) ;

4° Les mots à désinences brèves et les mots à désinences longues (femme et âme).

Il interdit les rimes léonines :

Sur ce tombeau sacré d’un que j’ai tant aimé.

Quant à la césure, il la veut, dans l’alexandrin, rigoureusement à l’hémistiche ; dans le vers de huit et de dix syllabes, il la place après la quatrième syllabe. Il s’oppose à ce que la césure sépare : 1° le sujet du verbe ; 2° le complément du verbe ; 3° deux compléments du même verbe ; 4° l’adverbe du verbe. L’enjambement est également proscrit[1].

Malherbe se soumit en général à ses théories, preuve manifeste qu’elles répondaient à son génie, mais non point, comme il se le figurait, que, par la suite, elles dussent convenir indistinctement au génie de tous ses successeurs. Pourtant, il disciplina fortement notre poétique qui, tout compte fait, profita de la leçon. À cette époque, une telle voie, comme on l’a dit, « fût-elle même un peu étroite, était la seule sûre et la seule où on pût s’avancer sans s’égarer[2] ».

Après Malherbe, la préoccupation du rythme semble tout à coup quitter nos poètes. Sauf dans Psyché, Corneille n’en a cure. Corneille ne vaut que par la puissance des sentiments et l’éclat des images. Il n’a point d’oreille et inconsciemment accumule les pires cacophonies. Il ne se doute pas qu’il puisse exister une « musique du vers ». À propos de fautes d’impression, il écrit qu’il n’a corrigé que celles qui regardent le sens ; « pour les autres, ajoute-t-il, qui ne sont que contre la rime, ou l’orthographe, ou la ponctuation, j’ai cru que le lecteur judicieux y suppléerait sans beaucoup de difficultés », Ainsi, remarque M. Souriau, nous le voyons mettre une des plus grandes difficultés de la versification sur le même rang qu’une question de points et virgules ! N’oublions pas cependant que Corneille est un des créateurs[3] du vers libre, qu’il employa d’abord dans Agésilas. Toutefois, les cadences de l’Agésilas ne sont pas d’une bien grande souplesse. Mais nous retrouvons le vers libre dans Psyché, où Corneille, assisté de Molière, se transfigure au point que je ne puis m’empêcher de faire à ce dernier l’honneur d’une telle transformation.

Par quel ordre du ciel, que je ne puis comprendre,
Vous dis-je plus que je ne dois,
Moi de qui la Pudeur devoit du moins attendre
Que vous m’expliquassiez le trouble où je vous vois ?
Vous soupirez, seigneur, ainsi que je soupire ;
Vos yeux, comme les miens, paraissent interdits :
C’est à moi de m’en taire, à vous de me le dire,
Et cependant, c’est moi qui vous le dis.

Peut-être aussi, dans ses Poésies diverses trop oubliées, rencontrerait-on quelques notes lyriques, celles-là vraiment personnelles ?

Rappelons-en une des pièces les mieux rythmées :

Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu’à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront.
Il saura faner vos roses,
Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits ;
On m’a vu ce que vous êtes,
Vous serez ce que je suis.

Cependant, j’ai quelques charmes
Qui sont assez éclatans
Pour n’avoir pas trop d’alarmes
De ces ravages du temps.

Vous en avez qu’on adore,
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux
Et dans mille ans faire croire
Ce qu’il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle
Où j’aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu’autant que je l’aurai dit.

Pensez-y, belle marquise,
Quoiqu’un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu’on le courtise
Quand il est fait comme moi.

Molière, au point de vue rythmique, est une autorité. Cette belle indépendance, dont, au surplus, il abuse quelquefois, lui a été, en somme, infiniment profitable et nous a valu plus de beautés ingénieuses que de licences condamnables. Pour Molière, Malherbe n’a jamais existé, ni même Ronsard. Il reprend le vers de la fin du xve siècle et s’efforce de le porter à ce qu’il croit en être la perfection. Ainsi, il fait fi de la rime pour l’œil. Souvent même, quand les voyelles finales sont très sonores, il se contente de simples assonances. Il accorde sans vergogne les brèves avec les longues. Il ne boude nullement la coupe ternaire. Il peignait à fresque. Il était auteur dramatique, non pas ciseleur de sonnets. Molière, il faut le rappeler, n’a pas eu plus que Corneille le souci du chant. S’il atteint à l’harmonie, c’est par ricochet, pourrait-on dire. Tel ne fut pas son but. Pouvoir tout exprimer en vers, voilà ce qu’il chercha. C’est ce qui lui fit perfectionner la forme qui, en même temps que la plus souple, se trouve être aussi, par une heureuse coïncidence, la plus harmonieuse : le vers libre. Amphitryon et Psyché écrits dans ce mètre sont deux œuvres délicieuses. Molière y devient réellement lyrique. Ce n’est pas cependant qu’il fasse appel à tous les mètres ; il n’en emploie guère que quatre ; mais il

sait les alterner très ingénieusement :

Ah ! ma fille, à ces pleurs laisse mes yeux ouverts ;
Mon deuil est raisonnable encore qu’il soit extrême ;
Et, lorsque pour toujours on perd ce que je perds,
La sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.
En vain l’orgueil du diadème
Veut qu’on soit insensible à ces cruels revers ;
En vain de la raison les secours sont offerts,
Pour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on aime,
L’effort en est barbare aux yeux de l’univers,
Et c’est brutalité plus que vertu suprême.
Je ne veux point, dans cette adversité,
Parer mon cœur d’insensibilité
Et cacher l’ennui qui me touche ;
Je renonce à la vanité
De cette dureté farouche
Que l’on appelle fermeté ;
Et de quelque façon qu’on nomme
Cette vive douleur dont je ressens les coups.
Je veux bien l’étaler, ma fille, aux yeux de tous,
Et dans le cœur d’un roi montrer le cœur d’un homme.

Nous achèverons de goûter le vers libre en lisant La Fontaine.

La Fontaine, lui, a recours à presque tous les mètres[4]. Un de ses plus curieux procédés est la répétition des rimes. Vu le mouvement très accéléré de ses récits, l’irrégularité de ses coupes, la fréquence de ses enjambements et la mobilité des césures, il était à craindre, à certains instants, que l’auditeur ne perdit le fil de cadences si complexes. Il suffisait pour cela que le commencement ou la chute d’un vers quelconque échappât à l’oreille. Afin de remédier à cet inconvénient, La Fontaine a parfois comme des cascatelles de consonances qui se répercutent mutuellement et dominent ainsi l’harmonie plus molle et plus fuyante du reste de la pièce :

Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage ;
Maître Renard, par l’ôdeur alléché.
Lui tint à peu près ce langage :

« Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! Que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage… (etc.[5]).

Au surplus, par un artifice de ce genre ou par un autre, La Fontaine se tire toujours des pires situations. Le vers libre est traître, en effet. Que de fois il côtoie la prose ! Lorsqu’il se réduit à un très petit nombre de pieds et qu’il n’est pas bien encadré, souvent nous ne le saisissons plus. Pour mettre en valeur chacun de ses vers et ne pas sacrifier l’un à l’autre, il a fallu à La Fontaine une habileté prodigieuse. Elle nous échappe, voilée qu’elle est sous les grâces infinies et l’harmonie sereine de son style. La Fontaine ne se fit jamais gloire de ses secrets de métier ; il les dissimule le plus possible. Mais, à le lire attentivement, on ne peut lui refuser la science consommée du rythme. Il ne reconnaît pourtant d’autres règles que celles inventées pour les besoins de sa cause ; il n’y a chez lui que des cas particuliers ; chaque pièce a sa poétique spéciale, chaque nuance de sentiment ou d’idée a son accompagnement. Rien d’inutile d’ailleurs ; point de chevilles. Si j’ajoute que jamais La Fontaine ne s’est interdit le rejet ; qu’au contraire il en joue magnifiquement ; qu’il distribue les césures en dépit de Malherbe ; qu’il rime envers et contre tous principes alors en usage, peut-être se fera-t-on une vague idée du merveilleux instrument que le bonhomme a su créer ?…

Mais voyez combien il est vrai que les théories poétiques sont exclusivement personnelles ! Nul ne s’est aventuré sur les traces de La Fontaine. Le vers libre de Musset, par exemple, n’est pas composé des mêmes éléments que celui du fabuliste et n’en a pas la portée. Le vers de La Fontaine a sur les autres cette supériorité qu’il convient indistinctement à toutes sortes d’effets. Rappelez-vous la majesté des mètres pourtant si coupés du Paysan du Danube :

Romains, et vous, Sénat, assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les dieux de m’assister ;
Veuillent les Immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris !
Sans leur aide il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice ;
Faute d’y recourir, on viole leurs lois.
Témoin nous que punit la romaine avarice :
Rome est par nos forfaits plus que par ses exploits
L’instrument de notre supplice.
Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et, mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse en sa colère
Nos esclaves à votre tour… etc. etc.

Et puis passez ensuite à la grâce spirituelle du Discours à Madame de la Sablière, que, par une sorte de gageure, La Fontaine semble affecter d’écrire en pompeux alexandrins à rimes plates :

Si j’étais sage, Iris (mais c’est un privilège
Que la nature accorde à bien peu d’entre nous),
Si j’avais un esprit aussi réglé que vous,
Je suivrais vos leçons, au moins en quelque chose ;
Les suivre en tout, c’est trop, il faut qu’on se propose
Un plan moins difficile à bien exécuter ;
Un chemin dont sans crime on se puisse écarter.
Ne point errer est chose au-dessus de mes forces :
Mais aussi de se prendre à toutes les amorces.
Pour tous les faux brillants courir et s’empresser.
J’entends que l’on me dit : « Quand donc veux-tu cesser ?
Douze lustres et plus ont roulé sur ta vie ;
De soixante soleils la course entresuivie
Ne t’a pas vu goûter un moment de repos.
Quelque part que tu sois, on voit à tous propos
L’inconstance d’une âme en ses plaisirs légère,
Inquiète et partout hôtesse passagère ;

Ta conduite et tes vers, chez toi, tout s’en ressent ;
On te veut là-dessus dire un mot en passant.
Tu changes tous les jours de manière et de style :
Tu cours en un moment de Térence à Virgile ;
Aussi rien de parfait n’est sorti de tes mains.
Eh bien ! Prends, si tu veux, encore d’autres chemins ;
Invoque des neuf sœurs la troupe tout entière ;
Tente tout, au hasard de gâter la matière ;
On le souffre, excepté tes contes d’autrefois ; »
J’ai presque envie, Iris, de suivre cette voix ;
J’en trouve l’éloquence aussi sage que forte.
Vous ne parleriez ni mieux ni d’autre sorte.
Serait-ce point de vous qu’elle viendrait aussi ?
Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,
Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles
A qui le bon Platon compare nos merveilles.
Je suis chose légère et vole à tout sujet ;
Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet ;
A beaucoup de plaisir je mêle un peu de gloire.
J’irais plus haut peut-être au temple de mémoire,
Si, dans un genre seul, j’avais usé mes jours ;
Mais quoi ? je suis volage en vers comme en amours.

On le voit, cette langue universelle presqu’au

même instant provoque les larmes et le sourire :

C’est ainsi que sa muse, aux bords d’une onde pure,
Traduisait en langue des dieux
Tout ce que disent sous les cieux
Tant d’êtres empruntant la voix de la nature.

Mais au temps où le bonhomme chantait ses libres chansons, un grave censeur s’était levé, qui, n’ayant de la poésie aucune conception originale, avait réédité le vieux code de Malherbe en vers heureux, martelés et scandés de façon qu’on les pût facilement retenir. Il ne fut guère plus écouté des poètes que son devancier ; il eut seulement la bonne fortune de conquérir le public. L’influence de Boileau fut presque nulle au xviie siècle, au point de vue de la forme. Même en ce qui concerne l’alexandrin, il n’a, quoi qu’on en ait dit, sur le maître souverain de ce rythme. Racine, aucune autorité. Racine se montre dans ce domaine restreint presque aussi indépendant que La Fontaine dans son univers. Si nous ne le trouvons pas toujours en désaccord avec Boileau, que de fois pourtant ne s’éloigne-t-il pas de lui ! Et je reconnais qu’ici les apparences sont trompeuses ; l’art de Racine est si dissimulé que nous en avons longtemps ignoré les plus délicates nuances. Mais on sait aujourd’hui que plus d’une conquête des écoles nouvelles est contenue en germe dans la poétique du grand classique.

Racine attachait une grande importance a la déclamation : il prenait le soin de débiter vers par vers ses pièces à la Champmeslé[6]. Tout ce qui peut contribuer à la bonne diction devait donc être recherché par lui. Or il est certain que la vraisemblance du récit dramatique ne saurait s’accommoder constamment de la césure médiane. L’espèce de sublime mécanique, qui, à la longue, résulte de cette coupe finit par choquer le bon sens. Louis Racine, à propos d’Andromaque, remarquait que la majesté ne doit pas être l’unique qualité du langage tragique. « Chez les Grecs et les Romains, écrit-il, le vers iambe était le vers propre à toutes les pièces de théâtre, parce qu’il est, comme dit Horace, alternis aptus sermonihus ; il est propre à la conversation et s’éloigne moins que les autres de la prose grecque et latine, où les iambes sont fréquents. Notre langue, dont la versification ne consiste pas dans la mesure des syllabes brèves ou longues, n’a pas de vers propres à chaque espèce de poème ; ce n’est que par un style plus ou moins élevé qu’on se forme au goût du sujet qu’on traite ; et la tragédie, étant un poème en dialogues, ne doit point être écrite en vers pompeux, qui ne conviennent point à une conversation, ni en vers simples, parce que cette conversation est noble. » D’ailleurs, le sentiment musical, lui aussi, a ses exigences, et comment imaginer que le divin Racine ait sur ce point professé les mêmes idées que Corneille ? Bien au contraire, nous trouvons dans Racine un nombre considérable de vers, qui, dépourvus d’harmonie lorsqu’on les césure à l’hémistiche, en acquièrent une surprenante quand on les divise autrement.

On ne pouvait manquer de se demander si de telles coupes n’étaient pas l’œuvre du hasard ? Il s’est effectivement élevé quelques discussions à ce sujet. C’est qu’on avait oublié certain autre passage des Remarques de Louis Racine, où nous voyons clairement que la science (ou plutôt la prescience) rythmique de son père fut plus consommée qu’on ne l’avait pensé d’abord. A l’égard de ces variétés de césure, écrit Louis Racine, répondant aux reproches de l’abbé Conti, je puis dire « que nos vers ont toutes ces grâces dans la bouche de ceux qui savent les prononcer. Les étrangers s’imaginent qu’en prononçant deux vers nous nous reposons quatre fois, à cause des quatre hémistiches : le sens et l’ordre des mots s’y opposent souvent, surtout dans les vers de passion, et nous obligent d’y faire deux ou trois césures et d’enjamber. Croient-ils que, dans la colère, Hermione marche à pas comptés ?

Adieu, tu peux partir † je demeure en Épire †
Je renonce à la Grèce † à Sparte, à ton empire †
A toute ta famille † et c’est assez pour moi †
Traître, qu’elle ait produit † un monstre tel que toi †

Voici comment la passion peinte dans ces vers conduit la voix :

Adieu, † tu peux partir † je demeure en Épire †
Je renonce à la Grèce † à Sparte † à ton empire †
A toute ta famille † et c’est assez pour moi
Traître † qu’elle ait produit un monstre † tel que toi †

Nous lisons même les vers qui sont sans passion tout autrement que ne le croient les étrangers.

Oui, je viens † dans son temple adorer l’Éternel †
Je viens † selon l’usage antique et solennel †
Célébrer avec vous † la fameuse journée †
Où sur le mont Sina la loi nous fût donnée †
Que les temps sont changés ! † Sitôt que de ce jour †
La trompette sacrée annonçait le retour †
Du temple † orné partout de festons magnifiques †
Le peuple saint † en foule inondait les portiques[7] †.

M. Souriau conclut de là que Racine n’eut jamais l’intention de soumettre indistinctement tous ses vers à la loi de l’hémistiche. On le voit, en effet, la fameuse coupe ternaire ne lui fut point inconnue. Gardons-nous bien, toutefois, de lui prêter des intentions révolutionnaires ! Aucun esprit ne fut moins systématique que celui de Racine. Ce n’est pas lui qui se serait vanté, comme Hugo le fit plus tard, « d’avoir disloqué ce grand niais d’alexandrin » ! il n’en est pas moins vrai que, selon le mot de Vinet, « la musique des vers de Racine ajoute aux idées une seconde expression ».

Le lyrisme est bien d’ailleurs un réel penchant de sa nature. Nous savons qu’outre les chœurs de ses tragédies d’Esther et d’Athalie il a composé des poésies religieuses fort belles. On ne les cite guère aujourd’hui. On a tort. Elles mériteraient pourtant de retenir l’attention. Non pas qu’elles contiennent la moindre innovation prosodique, mais il suffit que le premier, au xviie siècle, il ait possédé « une âme de cristal » et, dans les formes acceptées à cette époque, ait osé la faire vibrer. La poésie dramatique ne satisfaisait pas son exquise sensibilité. Ce romantique avant l’heure a voulu, au milieu de nos froids classiques, toucher à toutes les cordes de la lyre française. Elle n’en comptait pas alors beaucoup. Du moins les a-t-il effleurées avec une eurythmie mélancolique dont nous serions ingrats de ne pas garder le souvenir.

Ne devance-t-il pas Lamartine dans la molle cadence de cette strophe :

Quel charme vainqueur du monde
Vers Dieu m’élève aujourd’hui ?

Malheureux l’homme qui fonde
Sur les hommes son appui !
Leur gloire fuit et s’efface
En moins de temps que la trace
Du vaisseau qui fend les mers,
Ou de la flèche rapide,
Qui, loin de l’œil qui la guide,
Cherche l’oiseau dans les airs ?

Où trouver adaptation plus parfaite de la forme au fond que dans les stances suivantes :

Le soleil perce l’ombre obscure,
Et les traits éclatants qu’il lance dans les airs.
Rompant le voile épais qui couvrait la nature,
Redonnent la couleur et l’âme à l’univers.
O Christ, notre unique lumière !
Nous ne reconnaissons que tes saintes clartés ;
Notre esprit t’est soumis ; entends notre prière,
Et sous ton divin joug range nos volontés.

Souvent notre âme criminelle
Sur sa fausse vertu, téméraire, s’endort.
Hâte-toi d’éclairer, ô lumière éternelle !
Des malheureux assis dans l’ombre de la Mort !

Malgré leur mérite, au point de vue rythmique proprement dit, ces poésies n’offrent, on le voit, aucun caractère spécial. Ce serait plutôt aux oubliés du grand siècle, aux Maynard, aux Godeau, aux Gombault, à Saint-Amand, Maucroix, Théophile, Segrais, qu’il faudrait demander ce que sont devenues depuis Malherbe les différentes variétés de rythmes.

Rappelez-vous les Conseils à un Courtisan, où Maynard modèle si exactement son vers sur toutes les nuances de son idée :

Alcippe, reviens dans nos bois,
Tu n’as que trop suivi les rois
Et l’infidèle espoir dont tu fais ton idole ;
Quelque bonheur qui seconde tes vœux,
Ils n’arrêteront pas le temps qui toujours vole
Et qui, d’un triste blanc, va peindre tes cheveux.
La cour mesprise ton encens.
Ton rival monte et tu descends,
Et dans le cabinet le favori te joue.

Que t’a servi de fléchir les genoux
Devant un dieu fragile et fait d’un peu de boue
Qui souffre et qui vieillit pour mourir comme nous ?

Mais tu dois avec mespris
Regarder ces petits débris.
Le temps amènera la fin de toutes choses,
Et ce beau ciel, ce lambris azuré,
Ce théâtre où l’aurore épanche tant de roses
Sera brûlé des feux dont il est éclairé.

Le grand astre qui l’embellit
Fera sa tombe de son lit.
L’air ne formera plus ni gresle ni tonnerre,
Et l’univers, qui dans son large tour
Voit courir tant de mers et fleurir tant de terres,
Sans scavoir où tomber, tombera quelque jour.

Saint-Amand reprenait la strophe de dix vers octosyllabiques :

Tantôt délivré du tourment
De ces illusions nocturnes.
Je considère au firmament
L’aspect des flambeaux taciturnes ;
Et, voyant qu’en ces doux déserts
Les orgueilleux tyrans des airs

Ont apaisé leur insolence,
J’écoute, à demi transporté,
Le bruit des ailes du silence
Qui vole dans l’obscurité.

Des Barreaux et Hesnault nous donnaient leurs sonnets connus. Théophile, sur un mode vif et chantant, vantait la Solitude :

Dans ce val solitaire et sombre.
Le cerf qui brame au bord de l’eau,
Penchant ses yeux dans un ruisseau,
S’amuse à regarder son ombre.

De cette source, une Naïade
Tous les soirs ouvre le portal
De sa demeure de cristal
Et nous chante une sérénade.
 
Un froid et ténébreux silence
Dort à l’ombre de ces ormeaux,
Et les vents battent les rameaux
D’une amoureuse violence.

Maucroix, en sixains entremêlés d’alexandrins

et d’hexsyllabes, célèbre la Mort du Sage :

Cependant, vers leur fin s’envolent ses années,
Mais il attend sans peur des fières destinées
Le funeste décret.

Et, quand l’heure est venue et que la mort l’appelle.
Sans vouloir reculer et sans se plaindre d’elle,
Dans la nuit éternelle il entre sans regret.

Voici le temps bientôt où même ces beautés secondaires vont disparaître. Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie, quinze ans seulement après la mort de Racine, a déjà raison de faire remarquer « qu’il serait à propos de mettre nos poètes un peu plus au large sur les rimes pour leur donner le moyen d’être plus exacts sur le sens et sur l’harmonie ». C’est le début du xviiie siècle, l’âge du triomphe de Malherbe et de Boileau. Les versificateurs répètent le mot de Chapelain : « On devient poète par l’étude des règles. » Et c’en est à peu près fait de la poésie pendant cent ans[8]. Non pas que cet âge spirituel n’ait produit çà et là d’exquises mièvreries, mais aucun tempérament poétique ne s’y révèle. On ne saurait vraiment prendre au sérieux ni J.-B. Rousseau, ni Lamotte-Houdart, ni Voltaire, ni Le Brun, ni Delille, ni Pompignan. L’ode ne sort guère de la strophe de dix vers, que, je ne sais pourquoi, on appelle encore « la plus belle des strophes françaises », alors que bien souvent elle en est la plus monotone. On connaît celle-ci, quia fait la réputation de J.-B. Rousseau, et qui est, avec l’Ode à la Fortune, le meilleur de son bagage poétique :

J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant ;
Au midi de mes années,
Je touchais à mon couchant.

La mort, déployant ses ailes,
Couvrait d’ombres éternelles
La clarté dont je jouis,
Et, dans cette nuit funeste,
Je cherchais en vain le reste
De mes jours évanouis.

Si nous voulions absolument trouver un poète au xviiie siècle, je crois que c’est encore vers l’humble Ducis qu’il faudrait nous tourner ; et précisément parce qu’à aucun point de vue il n’est de son siècle. La musique de ses vers, qu’il produisait « comme un bûcheron qui chante dans les bois en faisant ses fagots », surprend agréablement dans le concert de fausses notes de ses contemporains :

Ruisseau peu connu, dont l’eau coule
Dans un lieu sauvage et couvert,
Oui, comme toi, je crains la foule,
Comme toi j’aime le désert.

Ruisseau, sur ma peine passée,
Fais couler l’oubli des douleurs
Et ne laisse dans ma pensée
Que ta paix, tes flots et tes fleurs.
 
Près de toi, l’âme recueillie
Ne sait plus s’il est des pervers ;
Ton flot pour la mélancolie
Se plaît à murmurer des vers.

Quand pourrai-je, aux jours de l’automne,
En suivant le cours de ton eau,
Entendre, et le bois qui frissonne,
Et le cri plaintif du vanneau ?

On ne peut nier que, dans les sujets sérieux, le vers implacablement correct des classiques du xviiie siècle distille un mortel ennui. Le sentiment du rythme est perdu. En présence de telles productions, on comprend le mot de Stendhal : « Le vers français ressemble assez à une paire de pincettes brillantes et dorées, mais droites et raides ; il ne peut fouiller dans les recoins. »

  1. Voy. Maur Souriau, L’Évolution du Vers français au xviie siècle.
  2. Malherbe, par M. le duc de Broglie.
  3. Le vers libre était d’ailleurs, dès le xvie siècle, à peu près constitué.
  4. On ne trouve cependant pas chez lui de pentésyllabes. Les Fables ne contiennent ni ennéa ni hendécasyllabes.
  5. Voy. Souriau, p. 241.
  6. Voyez L. Racine, Mémoires, et du Bos, Réflexions sur la Poésie et sur la Peinture.
  7. Voy. Souriau.
  8. Voy. Souriau.