Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 4-11).
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II

Nous savons que notre rythme est dérivé des rythmes latin et grec, bien qu’il soit actuellement presque le contre-pied de ces derniers. Le vers ancien était métrique, c’est-à-dire que le nombre des syllabes y pouvait varier, la mesure restant constante. L’inverse se produit en français, où le nombre des syllabes du vers est invariable et la mesure susceptible de changements. De plus, la rime, trait caractéristique de notre versification, manque généralement à la poésie antique.

On suit assez bien cependant le cours des transformations successives qui, peu à peu, de mauvais vers latins font de bons vers français. Un chant des soldats de César nous montre qu’à cette époque le peuple altérait déjà la cadence latine et avait tendance à la simplifier[1]. Ces vers se scandent, mais ils ont notre césure, et les syllabes longues et brèves y sont remplacées par des syllabes toniques et atones.

D’autres chants, ceux des soldats d’Aurélien, sont, eux, complètement rebelles à la scansion classique.

L’Abecedarius de saint Augustin nous présente encore un plus complet mélange des formes métrique et syllabique.

L’accent plébéien ayant fini par s’imposer aux classes élevées de la société, les poésies du latin liturgique sont insensiblement remplacées par des poèmes français. Le plus ancien monument rythmique français que nous connaissions est la Cantilène de sainte Eulalie, qui date du ixe siècle. Dès ce premier essai, on sent que notre idiome ne sera jamais aussi musical que le grec et le latin. Tous les sons le composant ont approximativement une égale durée ; on ne les peut distinguer que par leur intensité.

Le mètre le plus employé depuis l’Eulalie jusqu’à Marot et Ronsard est le vers de dix syllabes, césuré après la quatrième syllabe. Le majestueux alexandrin, que l’on rencontre bien à la fin du xie siècle (Voyage de Charlemagne à Jérusalem) et qui, au xiie siècle, avec le Roman d’Alexandre, dont le nom lui reste, a quelques instants de vogue, ne fait point pressentir sa gloire future. La légèreté du décasyllabe convenait mieux à l’esprit de nos pères. Au surplus, deci, delà, les expériences les plus hardies sont tentées. On relèverait, au moyen âge, toutes les sortes de mètres imaginables jusques et y compris ceux de treize et quinze syllabes, et depuis le vers d’une syllabe, comme le montre cet exemple tiré de l’Art et Science de Rhétorique d’Henry de Croy :

« Je
Boy
Se
Je
Ne
Voy ;
Je
Boy. »

En ce qui concerne la césure, on se permet moins de licences qu’en ce qui regarde le nombre des pieds. Pourtant, la règle de l’hémistiche ne s’impose guère qu’à partir de la Pléiade. Quant à la rime, on ne la trouve dans l’Eulalie que sous forme d’assonance. Toutefois, l’analogie entre les finales des vers tendant naturellement à devenir aussi complète que possible, la rime proprement dite apparaissait bientôt. Au xiie siècle, on y fait déjà fort attention.

Au xiiie siècle, elle est pleinement constituée :

Tant doucement le oi la nuit
Que nuit me semble grand déduit,
Tant me délit et tant le voil
Que je ne puis dormir de l’oil[2].

Voici encore de curieuses rimes de ce temps :

Telle est la très-mignote
Note

K’amors fait savoir.
Avoir
Ke puet belle amie.
Mie
Nel doit refuser.
User
En doit sans folie.
Lie
Est la paine à fins amants.

Les poètes d’alors riment toujours pour l’oreille, jamais pour les yeux. On ne voit qu’exceptionnellement noire moderne consonne d’appui. Le moyen âge ne s’astreint pas non plus à l’alternance des rimes féminines et masculines ; il se borne souvent à garder un ordre de rimes identique pour chaque stance.

La stance, en effet, s’emploie couramment. Très simple d’abord, la strophe va peu à peu s’enrichissant et se compliquant. Née de la laisse (tirade monorime d’un nombre irrégulier de vers), elle devient bientôt un couplet à forme fixe d’une seule rime, puis de deux, puis de trois. La slance couée date de ce temps :

Volez vos que je vos chant
Un son d’amors avenant ?
Vilain nel fist mie
Ainz le fist un chevalier
Soz l’ombre d’un olivier
Entre les bras s’amie.

Et aussi le triolet :

Hareu, li maus d’amer
M’ochist ;
Il me fait désirer ;
Haren, li maus d’amer
Par un douch regarder
Me prist.
Hareu, li maus d’amer
M’ochist[3].

Viennent ensuite assez rapidement toutes les autres formes modernes.

Il serait même impossible d’énumérer les arrangements strophiques dont cette époque s’est avisée. Le xvie et le xixe siècles n’ont rien ajouté à ce trésor de nos pères. Seulement, nous avons su donner un sens aux combinaisons dont le moyen âge n’a vraiment tiré, au point de vue esthétique, aucun parti appréciable. Car, malgré toutes les tentatives de réhabilitation de médiévistes, qui donc aujourd’hui peut littérairement s’intéresser à ces interminables productions versifiées ? Le moyen âge a construit corde à corde la lyre française, mais ce n’est qu’à partir de la fin du xve siècle que « l’Archet Divin » commence à la faire vibrer à l’unisson du cœur humain.

  1. Voy. Tobler, Le Vers français ancien et moderne.
  2. Marie de France, Le Lai du Rossignol.
  3. Voy. Tisseur, p. 288 et 305.