Le RubanLe Béliervolume 8 (p. 69-93).

Personnages

modifier

Comédie en trois actes

Représentée pour la première fois sur la scène de l’Odéon, le 24 février 1894.

Écrite en collaboration avec Maurice Desvallières

Personnages
  • Paginet : MM. Dailly
  • Livergin : Cornaglia
  • Plumarel : Clerget
  • Dardillon : Baron Fils
  • Rasanville : Duard
  • Joseph : Berthet
  • Patrigeot : Darras
  • Madame Paginet : Mmes Raucourt
  • Targinette : Roybet
  • Simone : Rose Syma
  • Madame Livergin : Sainty
  • Une fanfare

À Paris, chez Paginet.

À Paris. Un salon-cabinet de travail chez Paginet. Le décor est à pans coupés. La partie gauche légèrement oblique. Au fond un peu à droite, grande porte d’entrée donnant sur le vestibule. Dans le pan coupé de gauche, grande fenêtre à quatre ventaux donnant de plein pied sur un balcon et ayant vue sur la place Louvois. À gauche 1er plan, une cheminée surmontée d’une glace (garniture de cheminée). Deuxième plan, entre la cheminée et le pan coupé, porte à deux battants donnant dans les appartements de Madame Paginet. Dans le pan coupé de droite, porte à deux battants ouvrant sur le laboratoire du docteur. À droite, entre le 1er et le 2e plan, porte à deux battants. De chaque côté de la porte du fond, une chaise. Au milieu de la scène : à droite, une grande table de travail ; à droite de la table et lui faisant face, un fauteuil de bureau. À gauche de la table, un peu au-dessus, face au public, un autre fauteuil. Sur la table, des livres, des papiers, un écritoire, un petit vase en cristal de la grandeur d’un verre à boire, et contenant un bouquet de violettes de taille moyenne. Sous la table, une chancelière. À gauche, un piano demi-queue placé de profil, le clavier face à la cheminée. Devant le piano, son tabouret. Adossé au piano, face au public, un grand canapé ; à droite du canapé et contre lui, un guéridon ; à droite du guéridon, une chaise ; devant le guéridon, et par conséquent entre le canapé et la chaise, un pouff. Sur le piano, un téléphone portatif relié à la cheminée par un cordon qui traîne à terre.

Scène première

modifier

Joseph, puis Paginet

Au lever du rideau, Joseph en habit et cravate blanche est en train de mettre de l’ordre sur la table de travail. On sonne au téléphone.

Joseph. — Ah !… le téléphone !… (Il va au téléphone.) Voilà ! Voilà ! (Il parle dans le téléphone.) Allo ! allo ! (Au public, sans quitter le récepteur de l’oreille.) Quel admirable instrument que le téléphone !… Dire qu’on communique à des distances !… (Au téléphone.) Allo !… Allo !… (Au public, même jeu.) On ne communique pas vite, par exemple (Au téléphone.) Eh bien ! Allo, voyons !… Quoi ?… Je n’entends pas !… parlez plus haut !… Hein !… eh ! bien, alors, parlez moins haut ! Ça m’est égal ! Le docteur Paginet ?… parfaitement !… C’est ici !… Qu’est-ce que vous lui voulez ?… (Avec humeur.) Mais oui ! il fonctionne bien !… (Raccrochant le récepteur et descendant en scène.) Il me demande si le téléphone fonctionne bien !… C’est à eux à le savoir !… ce n’est pas à moi !… Quelle sacrée invention !…

Paginet, deux ou trois petites fioles à la main, entrant de droite 1er plan et allant droit à son bureau. — Joseph !

Joseph. — Monsieur ?

Paginet, qui a pris une plume sur son bureau, faisant des inscriptions sur les étiquettes de ses fioles, à Joseph, sans le regarder. — Madame Paginet, ma femme, est-elle rentrée ?

Joseph. — Non, Monsieur.

Paginet, relevant la tête. — Pas encore ? Mais c’est la fille de madame Benoiton !

Joseph. — Ah ! Je ne savais pas.

Paginet. — Voilà trois jours que je ne peux pas arriver à la voir.

Joseph. — Madame avait ce matin son conseil d’administration à l’orphelinat des enfants naturels dont elle est présidente.

Paginet, s’asseyant à son bureau. — C’est vrai ! Ah ! Madame Paginet !… Voilà une femme qui se voue à son œuvre !

Joseph. — Oui mais aussi, monsieur, quelle belle œuvre ! si vous entendiez comme on parle de madame ! Tenez, ce matin dans le Petit Journal, il y avait un article de deux colonnes. Savez-vous comment on appelle madame ?

Paginet. — Non.

Joseph. — Madame Saint-Vincent-de-Paul.

Paginet. — C’est assez juste comme comparaison. Allez dire à ma nièce que j’ai à lui parler.

Joseph. — À Mademoiselle Simone ? Justement la voici. (Il indique Simone qui entre de gauche, puis il sort par le fond.)

Scène II

modifier

Paginet, puis Simone

Paginet. — Ah ! te voilà, Simone. Justement, mon enfant, j’ai à te parler sérieusement !

Simone. — À moi ?… Hum !… Ça sent le mariage ça, mon oncle.

Paginet, à part. — Elle a du nez. (Haut.) Eh bien ! quoi !… Il s’agit de mariage. Tu ne dois pas être opposée à ça ?…

Simone. — Est-ce qu’on demande cela à une jeune fille ? Et alors, comme ça, mon oncle, j’ai été sollicitée ?

Paginet. — Parfaitement !… Et je tenais à te consulter avant d’en parler à ta tante.

Simone. — C’est bien gentil !

Paginet. — Tu verras,… ce n’est pas le premier venu.

Simone. — Oh ! je sais bien ! Voulez-vous que je vous fasse son portrait ? Il est blond avec des yeux bleus.

Paginet. — Pas du tout, il est brun avec des yeux noirs.

Simone. — Hein !… Mais il ne s’appelle pas…

Paginet. — Si, il s’appelle Lucien.

Simone. — Ah !

On sonne au téléphone.

Paginet. — Le téléphone ! attends un peu… (Allant au téléphone.) Allo ! Allo !

Simone, à part. — Mais alors, ce n’est pas monsieur Ernest Dardillon ! Ah ! cet Ernest, comptez donc avec les hommes, des poules mouillées !

Paginet, au téléphone. — Allo ! oui, qui êtes-vous ?… Hein ? Quoi ?

Simone. — Qu’est-ce que c’est ?

Paginet. — Je ne sais pas ! C’est un monsieur qui me dit : "C’est moi Ernest, je viens !…"

Simone, à part. — Mon Dieu ! C’est monsieur Ernest qui me téléphone, l’imprudent ! (Haut.) Ça doit être quelqu’un qui se trompe. Je vais lui faire une farce. Vous allez voir.

Paginet. — Mais non, voyons, ne fais pas ça !

Simone. — Si, Si, vous allez voir ! (Parlant au téléphone.) Me voilà, Ernest.

Paginet. — Est-elle gamine !

Simone. — Oui, je vous aime toujours !

Paginet. — Voyons !… voyons !… Simone !

Simone. — Laissez-donc !… (Au téléphone.) Venez ! le temps presse !… Hein ? Vous avez reçu ma lettre ? Eh bien ! suivez les prescriptions de point en point.

Paginet. — Elle a un aplomb !…

Simone, au téléphone. — Mais si,… voyons !… qui ne risque rien n’a rien !… Au revoir !… je vous aime ! (Elle appuie trois fois sur le bouton.) Voilà !… C’est très amusant.

Paginet. — Mais, ce malheureux !… C’est indélicat ce que tu fais là.

Simone. — Ah ! bah ! c’est sous le couvert de l’anonymat !… Alors voyons, causons mon oncle, quel est-il, ce beau prétendu ?

Paginet. — Eh bien, voilà !… C’est monsieur Plumarel.

Simone. — Ah ! le neveu du ministre ?

Paginet. — Comment le trouves-tu ?

Simone. — Ah ! très bien !… très bien !… Et puis, il est le neveu du ministre.

Paginet. — Précisément !… et, je peux bien te le dire, au ministère, il est fortement question de ma nomination au grade de chevalier de la Légion d’honneur.

Simone. — Et c’est bien juste, vous avez tous les titres…

Paginet. — Enfant !… tout le monde en a, des titres. Quand on veut, on en trouve toujours.

Simone. — Cependant, quand ils n’existent pas ?

Paginet. — On les appelle "exceptionnels" !…

Simone. — Ah !

Paginet. — Vois-tu, ça, c’est comme les livres ; ce n’est pas le titre qui fait la vente, c’est la réclame. Eh bien ! Plumarel, c’est ma réclame.

Simone. — Je comprends !… Il vous chauffe auprès de son oncle,… il vous pistonne.

Paginet. — Ah !… elle est très forte !… Eh bien ! comme tu dis, il me pistonne, il me pistonne auprès de son oncle !… Et voilà !… voilà pourquoi je te le propose pour mari.

Simone. — Mais je trouve ça parfaitement raisonné, mon oncle.

Paginet. — Alors, je peux lui dire ?…

Simone. — Vous croyez qu’il faut lui dire comme ça, tout de suite.

Paginet. — Pourquoi pas ? Quel inconvénient y vois-tu ?

Simone. — Pour moi,… aucun ! Mais c’est pour vous ! Vous savez, la nature humaine est si ingrate !

Paginet. — Comment ?

Simone. — Dame !… si vous lui donnez ma main tout de suite, ça y est ! Et, si après, il ne vous fait pas décorer, vous êtes volé !

Paginet. — C’est juste !

Simone. — Faites-vous donner la décoration d’abord.

Paginet. — Oui, contre remboursement !

Simone. — C’est ça, mon oncle, dans la vie il faut être pratique.

Paginet. — Mais tu as raison !… et moi qui ne pensais pas à tout ça !… Te vois-tu mariée, engagée et puis rien !… car enfin, n’est-ce pas, il n’y a pas de raison. Si tu avais aimé ce garçon-là, j’aurais dit : je passe par dessus ma décoration, mais du moment que tu ne l’aimes pas !… je ne veux pas vous marier pour des prunes.

Simone. — C’est juste !… (Au public.) Voilà mon oncle !

Paginet. — Tiens, tu es étonnante ! universelle ! Alors, je lui dirai à Plumarel ?

Simone. — Contre remboursement.

Paginet. — C’est ça ! (Il sort par la droite.)

Scène III

modifier

Simone, puis Joseph et Dardillon

Simone. — Oui, va, mon oncle ! il n’est pas encore mon mari, ton Plumarel. Mais qu’est-ce que fait donc M. Dardillon ?… Je lui dis d’accourir… et il n’est pas encore là !

Joseph, entrant du fond, introduisant Dardillon. — Par ici, monsieur. Si vous voulez entrer.

Simone, à part. — Lui !

Dardillon, à part, apercevant Simone. — Elle ! (À Joseph.) Ah ! monsieur, je suis malade, bien malade !

Joseph. — Mon Dieu, monsieur, ça passera ! Ici, nous sommes habitués à en voir, des malades.

Dardillon. — En effet ! (Lui prenant la main.) Le docteur Paginet, n’est-ce pas ?

Joseph. — Non, son domestique.

Dardillon. — Oh ! pardon.

Joseph. — Il n’y a pas de mal. Je vais vous annoncer au docteur.

Simone. — Non !… le docteur est occupé, je le préviendrai !

Joseph. — Bien, mademoiselle. (À Dardillon.) Justement, mademoiselle est la nièce du docteur Paginet !

Dardillon. — Vraiment ? Ah ! je suis malade, mademoiselle, bien malade.

Joseph, en sortant par le fond. — Il file un mauvais coton, ce garçon-là.

Scène IV

modifier

Simone, Dardillon

Dardillon, courant à Simone. — Simone !

Simone. — Ah ! vous voilà enfin !

Dardillon. — Eh ! bien, qu’est-ce que vous dites de mon moyen pour m’introduire ici ?

Simone. — Le malade ! C’est ingénieux.

Dardillon. — Oui, je n’ai pas encore de maladie, mais le docteur la trouvera ! Maintenant, parlez. Qu’est-ce qui arrive ?

Simone. — Eh bien ! voilà, nous n’avons pas de temps à perdre !… Mon oncle veut me marier !

Dardillon. — À qui ?

Simone. — À M. Plumarel, le neveu du ministre qui est en train de le faire décorer.

Dardillon. — Il fera cela ?

Simone. — Et en échange, mon oncle lui promet ma main.

Dardillon. — Mais votre tante s’opposera ?

Simone. — Ma tante ?… Elle en raffole aussi de son Plumarel. Il la couvre de fleurs toute la journée. Au propre comme au figuré !…

Dardillon. — Mais, alors, qu’allons-nous faire ?

Simone. — Mais lutter ! Pour le moment, l’important c’est que vous soyez dans la place. Je vais vous faire prendre par mon oncle à son service.

Dardillon, se récriant. — Vous voulez que je sois domestique ?

Simone. — Non ! Mais mon oncle, pour son laboratoire, cherche un nouveau préparateur. Eh bien ! Vous serez ce préparateur.

Dardillon. — Moi ! Mais je ferai tout sauter.

Simone. — Vous n’aurez qu’à être prudent !… la première fois que vous aurez une manipulation à faire, vous demanderez à mon oncle : "Y a-t-il un danger que ça saute ?" S’il vous dit non, vous irez de l’avant, il n’y aura rien à craindre.

Dardillon. — Oui !… et qui sait si, en allant comme ça à l’aveuglette, je ne ferai pas une superbe découverte ?

Simone. — Dame ! ça s’est vu !

Dardillon. — Oui, mais comment voulez-vous que votre oncle me prenne ? Il me demandera mes références, mes états de service.

Simone. — Je serai là. moi !… Et puis, si vous savez prendre mon oncle !… Pour votre gouverne, il n’est pas insensible à la flatterie. Parlez-lui de ses travaux, de ses manipulations magnétiques et surtout de sa fameuse thèse : "La négation du microbe".

Dardillon. — Ah ! il ne croit pas aux microbes ?

Simone. — Non, mon oncle est ce qu’on appelle un antimicrobien ! (Voix de Paginet à droite.) Je l’entends !… je vous laisse. J’entrerai quand il faudra.

Scène V

modifier

Dardillon, Paginet

Dardillon. — Alors, me voilà préparateur, moi ! Après tout, tous les préparateurs, avant d’être préparateurs n’étaient pas préparateurs… Il y a commencement pour tout. (Apercevant Paginet qui entre de droite.) Oh ! le voilà !

Paginet. Oh ! pardon, monsieur, on ne m’avait pas dit que vous étiez là !… À qui ai-je l’honneur ?

Dardillon. — Dardillon,… Ernest Dardillon.

Paginet. — Mes compliments, monsieur. Et que désirez-vous ?

Dardillon. — Ce que je désire ? mais c’est être l’humble serviteur d’une des plus hautes sommités de ce siècle ! le plus zélé disciple d’une de nos plus grandes lumières,… de celui qui ose dire tout haut ce que nous pensons tout bas : "Le microbe n’existe pas."

Paginet. — Ah ! monsieur.

Dardillon. — Je sais que vous cherchez un préparateur. Eh bien ! si vous voulez avoir le plus dévoué, le plus assidu de tous, prenez-moi.

Paginet. — Vous ? Mais vous savez que cela demande une certaine expérience ?… Avez-vous déjà pratiqué quelque part ?

Dardillon. — Oh ! mon Dieu, monsieur, je vous avouerai que…

Simone, entrant de gauche. — Oh ! pardon… mon oncle… Je vous croyais seul…

Paginet. — Ça ne fait rien… (Les présentant.) M. Dardillon, ma nièce.

Dardillon, saluant comme s’il ne connaissait pas. — Mademoiselle,… enchanté.

Simone. — Monsieur Dardillon ?… Est-ce que vous seriez le fameux préparateur ?…

Dardillon. — Hein ! moi ?… (Avec aplomb.) Oui… oui.

Paginet. Comment ?

Simone. Oh ! monsieur, mais il n’a été question que de vous dans les journaux, tous ces temps-ci !

Paginet. — Il a été question de lui ?

Dardillon. modeste. — Oh ! oh !

Simone. — C’est monsieur… (À Paginet.) Vous n’avez pas lu dans le journal ?

Paginet. — Non ! non !

Simone. — C’est monsieur auquel Pasteur a offert tout ce qu’il voudrait s’il consentait à entrer chez lui comme préparateur.

Paginet. — Allons donc ! Et vous avez refusé ?

Dardillon. — Parbleu !

Simone. — Et il a répondu cette phrase désormais célèbre : "je ne croirai aux microbes que quand je les aurai vus à l’œil nu."

Paginet. — Vous avez dit ça ?

Dardillon. — Il parait !… (À part.) Elle a un toupet !

Paginet. — Eh bien ! ma nièce, tu ne le croirais pas ? Eh bien ! monsieur… monsieur qui a envoyé promener les offres de Pasteur…. vient me demander d’entrer chez moi.

Simone. — Lui !… Ah ! mon oncle, quel honneur !

Paginet, à Dardillon lui serrant les mains. — Ah ! monsieur !

Simone, id. — Ah ! monsieur !

Dardillon. — Il n’y a pas de quoi ! il n’y a pas de quoi !

Scène VI

modifier

Les Mêmes, Joseph, puis Madame Paginet et Plumarel

Joseph paraît au fond, un palmier dans les bras.

Paginet. — Qu’est-ce que c’est que ça ?

Joseph. — C’est madame qui rentre avec M. Plumarel, un palmier et des fleurs.

Dardillon, à Joseph. — Oh ! oh ! vous êtes chargé !

Joseph. — Tiens ! vous n’êtes donc plus malade ?

Dardillon. — Non, je suis préparateur.

Paginet, voyant entrer Madame Paginet et Plumarel chargés de bottes de roses. — Ah ! mais vous avez dévalisé le marché aux fleurs ! (Embrassant Madame Paginet.) Bonjour, ma chérie !

Simone. — Bonjour, ma tante !

Madame Paginet, indiquant les fleurs. — C’est encore une gracieuseté de monsieur Plumarel !

Simone, bas à Dardillon. — Hein ?… Qu’est-ce que je vous disais ?

Paginet. — Ce cher Plumarel !

Plumarel. — Je ne vous serre pas la main parce que j’ai les miennes prises !…

Paginet. — Tenez !… mon petit Plumarel…. suivez Joseph et portez ces fleurs dans l’office.

Plumarel. — Oui !… Je reviens. (Il sort par la gauche avec Joseph.)

Madame Paginet. — Ah ! quelle séance à l’orphelinat !

Paginet, présentant madame Paginet à monsieur Dardillon. — Madame Paginet, ma femme, présidente de l’orphelinat des enfants naturels…

Dardillon, tout en s’inclinant. — Madame, une bien belle œuvre !…

Paginet, le présentant. — Monsieur Dardillon. Je n’ai pas besoin d’en dire davantage.

Madame Paginet. — Monsieur !

Paginet. — Tu as lu dans les journaux, n’est-ce pas ?

Madame Paginet. — Non ! quoi ?

Paginet. — C’est monsieur qui a fait à Pasteur cette réponse désormais célèbre : "Je ne croirai aux microbes que quand je les aurai vus à l’œil nu !"

Madame Paginet. — Ah ! je ne savais pas.

Paginet. — Alors, qu’est-ce que tu lis dans les journaux ? Eh bien, c’est lui !

Madame Paginet. — Ah !

Paginet. — Et il veut bien m’aider de ses lumières en entrant ici comme préparateur.

Madame Paginet. — Je suis enchantée, monsieur !

Paginet. — Ah ! ça me fait plaisir de te voir ; sans reproches, voilà trois jours que je ne t’ai pas aperçue.

Madame Paginet. — C’est de ta faute !… Hier, je suis restée toute la journée ici ! Si tu n’avais pas été au lac Saint-Fargeau…

Paginet. — Qu’est-ce que tu veux ?… J’ai des malades là-bas. Il m’en est même arrivé une bien bonne.

Tous. — Quoi donc ?

Paginet. — Comme d’habitude, j’ai dîné là-bas au restaurant du lac. Il y avait un grand banquet réactionnaire. (À madame Paginet.) Et sais-tu qui le présidait ? Picardon !

Madame Paginet. — Picardon ?

Paginet. — Oui. Quand il m’a vu, il m’a dit : "Vous allez venir prendre le café avec nous." Il n’y a pas eu moyen de refuser. Cela était tout ce qu’il y. a de plus amusant.

Madame Paginet. — Vous avez fait de l’opposition ?

Paginet. — Je ne sais pas si on a fait de l’opposition. On n’a fait que parler de femmes !

Madame Paginet. — Monsieur Paginet, vous êtes un petit polisson.

Plumarel, entrant de gauche. — Ah ! au moins, je peux vous serrer la main à présent. (À Simone.) Ah ! mademoiselle Simone, mais je ne vous avais pas vue !

Simone. — Il n’y a pas de mal !

Plumarel, saluant Dardillon. — Monsieur.

Paginet. — C’est vrai !… je ne vous ai pas présentés, Monsieur Plumarel, neveu du ministre… Monsieur Dardillon mon nouveau préparateur.

Plumarel. — Dardillon ?… mais je connais ce nom-là.

Paginet. — Parbleu !… Vous avez dû lire dans les journaux !… C’est monsieur qui a dit à Pasteur cette phrase désormais célèbre : "Je ne croirai aux microbes que quand je les aurai vus à l’œil nu !"

Dardillon, à part. — Ah ! mais il m’ennuie avec sa citation !

Plumarel. — Non, ce n’est pas ça !… (À Dardillon.) Est-ce que vous n’avez pas eu un parent en 7e, à Saint-Louis ?

Dardillon. — Un parent ?… Je suis lui !…

Plumarel. — Tiens ! toi ? Tu ne me reconnais pas ? Plumarel !

Dardillon. — Mais si, je te reconnais très bien… à ton nom !

Paginet. — Ils se connaissent ? Eh bien ! voilà ! on se quitte collégien et on se retrouve neveu d’un ministre !

Plumarel. — Ah ! à propos de ministre… Je me suis occupé de votre décoration.

Paginet. — Hein !… Oui ! oui !… C’est bien ! Tenez, monsieur Dardillon, si vous voulez aller visiter votre laboratoire. (Paginet remonte légèrement vers la droite et indique à Dardillon la porte du laboratoire.)

Dardillon. — Très volontiers !… Au revoir, Plumarel.

Plumarel, à Dardillon. — On te reverra tout à l’heure.

Simone. — Moi, je vais jusque dans ma chambre.

Dardillon entre au laboratoire. Simone sort par la gauche.

Scène VII

modifier

Paginet, Madame Paginet, Plumarel

Paginet. — Je vous en prie, mon ami ! Faites attention à vos paroles ! Vous allez parler de ma décoration devant ce jeune homme ! Qu’est-ce qu’il va penser, ce garçon !… Alors, quoi, qu’est-ce qu’il y a de neuf ?

Plumarel. — Eh bien ! mon cher, je crois que cette fois-ci l’affaire est dans le sac !

Paginet. — Vrai ! vous avez vu le ministre ?

Plumarel. — Oui, j’ai vu mon oncle. Tout va bien.

Paginet. — Ah ! quelle joie ! Mais vous savez, Plumarel, je n’oublierai pas !… Je ne suis pas un ingrat, moi ! Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Vous me comprenez ?

Madame Paginet. — Quoi donc ?

Paginet. — Rien, il me comprend, il me comprend ! Ah ! mon cher Plumarel !

Plumarel. — Oh ! mais remerciez aussi madame Paginet !… si elle n’avait pas parlé à mon oncle comme elle l’a fait hier…

Paginet. — Tu as parlé au ministre ?

Madame Paginet. — Oh ! un mot, hier, à la distribution des prix de notre orphelinat. C’était lui qui présidait.

Paginet. — Ah ! bébé !

Madame Paginet. — Ça me ferait tant de plaisir de voir mon loulou décoré !

Paginet. — Et à moi donc !… D’abord, ça fera plaisir à Livergin,… ce bon Livergin !

Plumarel. — Qu’est-ce que c’est que Livergin ?

Paginet. — Un vieil ami à moi !… Il y a vingt ans que je le connais.

Plumarel. — Vingt ans ! Cela crée des liens, ça !

Paginet. — Dame oui ! parce qu’enfin ce Livergin, c’est la plus sale nature, envieux, mesquin…

Plumarel, à part. — Ah ? bien !… (Haut.) Mais comment se fait-il que je ne l’aie jamais rencontré ?

Paginet. — Ne vous en plaignez pas,… il ne vous aurait plus lâché. C’est un pharmacien de quatre sous qui, sous prétexte qu’il a inventé des pastilles… "Les pastilles Livergin", postule pour la décoration. Ce qu’il remue du monde !… Ce qu’il se fait recommander !… C’est écœurant !

Plumarel. — Eh ! bien, alors, vous croyez qu’il sera content de vous voir décoré ?

Paginet. — Lui ?… Il, sera furieux !… Rien que pour cela, ça me fera plaisir !…

Scène VIII

modifier

Les Mêmes, Joseph

Joseph, entrant du fond. — Monsieur !

Paginet. — Qu’est-ce qu’il ’y a ?

Joseph. — C’est la dame qui est déjà venue quelque fois et qui est de l’Académie.

Paginet. — Une dame de l’Académie ?

Joseph. — Oui, monsieur. C’est elle qui sautille tout le temps en marchant. Mademoiselle (Cherchant le nom.) Tar. Tar…

Paginet. — Targinette ?

Joseph. — Oui, monsieur.

Plumarel. — Comment, Targinette !

Paginet. — Oui, et il me dit : "De l’Académie !" C’est une danseuse.

Joseph. — Elle se vante peut-être, mais elle m’a dit qu’elle était de l’Académie de musique !

Paginet. — Ah ! oui !… mais ce n’est pas la même chose ! Ah ! Mademoiselle Targinette ! Elle se décide donc à venir me payer mes honoraires. (À Joseph.) Faites entrer.

Joseph sort par le fond.

Madame Paginet. — Une danseuse ! Faut-il que j’aie de la confiance pour te permettre de recevoir une danseuse jeune et jolie dont tu as massé la jambe.

Paginet. — Est-ce qu’elle a des jambes ! Tu sais bien que quand on aime sa femme,… une jambe de danseuse, ça n’est plus une jambe. Et puis,… elle me doit de l’argent…. par conséquent !

Plumarel. — Par conséquent, elle ne vous paiera pas.

Paginet. — Qu’est-ce que vous en savez ? Vous la connaissez donc ?

Plumarel. — Quel est le jeune homme qui n’a pas un peu connu Targinette !

Paginet. — Oui ! Eh bien ! comme je ne suis pas un jeune homme, nous verrons bien si elle ne me paiera pas ! Ah ! on ne me roule pas !

Joseph, paraissant au fond, annonçant. — Mademoiselle Targinette !

Paginet, à madame Paginet. — Va, bébé, va !

Madame Paginet sort par la gauche avec Plumarel.

Scène IX

modifier

Paginet, Targinette

Paginet, à part. — À nous deux, mademoiselle Targinette.

Targinette, entrant du fond. — Bonjour, mon bon docteur !

Paginet. — Ah ! vous voilà, ma chère enfant ! J’avoue que j’étais un peu étonné de votre long silence.

Targinette. — Oh ! oui, grondez-moi ! grondez-moi ! Je suis une vilaine !… Vous à qui je dois… une reconnaissance !

Paginet. — Mais non, vous ne me devez pas une reconnaissance.

Targinette. — La reconnaissance ne se raisonne pas,… elle s’éprouve.

Paginet. — Oui, mais je ne suis pas pour la reconnaissance aux médecins. Le médecin vous apporte son savoir, le commerçant vous apporte sa marchandise… et le client apporte également le produit de son métier. C’est même pour cela que les anciens ont inventé la monnaie.

Targinette. — Ah ! quelle belle invention, docteur.

Paginet. — Oui, c’est commode !… C’est commode parce qu’enfin, quand on était encore aux échanges, n’est-ce pas ?… Quand, pour dix sacs de blé, on vous apportait cinq moutons !… Je ne vous vois pas, n’est-ce pas, m’apporter cinq moutons.

Targinette. — Oh ! moi non plus, docteur… cinq moutons !…

Paginet. — Tandis que la monnaie, qui est la représentation de ces cinq moutons…. ça permet de s’acquitter envers les gens dont on est débiteur.

Targinette. — Evidemment !… Et moi, quand j’ai une dette, cela m’empêche de dormir !

Paginet. — Et c’est très mauvais de ne pas dormir !

Targinette. — Aussi je me suis dit : "Je vais aller chez le docteur, je lui dois une visite."

Paginet. — Plusieurs visites !

Targinette. — Dans ce sens-là, plusieurs visites !

Paginet, à part. — Eh ! qu’est-ce qu’on me disait donc qu’elle était carottière ?

Targinette. — C’est même à vos excellentes visites que je dois de pouvoir danser aujourd’hui.

Paginet. — Vous dansez en ce moment ?

Targinette. — Oui ! dans Coppélia. (Elle fouille dans sa poche.)

Paginet. — Qu’est-ce que vous cherchez ?

Targinette. — Mon porte-monnaie !

Paginet. — Oh ! je vous demande pardon !

Targinette. — Oui !… parce que j’ai pris mes précautions (Fouillant dans son porte-monnaie.) Et je vous apporte…

Paginet. — Oh ! ça ne pressait pas ! Ça ne pressait pas !

Targinette. Mais si ! j’ai justement sur moi des billets !

Paginet. — Des billets ?… (Entre ses dents.) Je dois avoir de la monnaie. (Il va à son bureau et ouvre le tiroir.)

Targinette, tirant un billet blanc de Son porte-monnaie. — Tenez voilà pour vous et madame.

Gaginet, prenant le billet. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Mais il est blanc ?

Targinette. — Parce qu’il est… de faveur.

Paginet, lisant. — "Opéra, deux amphithéâtres !" (À part.) Ah bien ! elle est forte, celle-là ! (Haut.) Non, je vous remercie. Demain, je ne suis pas libre,… et puis je vous dirai que, quand je vais au théâtre,… j’ai un principe, je paye !… Le directeur vous donne sa marchandise, moi je lui apporte le produit de mon métier.

Targinette. — Oui, vous revenez à vos moutons.

Paginet. — Dame ! oui… dame ! oui… dix sacs de blé ! cinq moutons, je suis comme ça.

Targinette. — Ah ! comme vous avez raison !… Sentir que l’on ne doit rien à personne !

Paginet. — Mais oui !…

Targinette. — Pouvoir aller la tête haute !

Paginet. — Voilà la vérité !

Targinette. — Oh ! oui, payer ! payer, il n’y a que ça.

Paginet, à part. — Mais avec tout cela, elle ne me paie pas !

Targinette. — Payer comme vous pourrez… en argent ou autrement, mais payez ! Ah ! combien j’admire cette femme dont on me racontait l’histoire qui, trop pauvre pour règler un médecin qui avait sauvé son mari, et trop fière pour rester sa débitrice, se donna à ce médecin pour payer la guérison de son mari. Est-ce beau, ça ?

Paginet. — À raconter, oui !

Targinette. — Moi, je trouve ça… antique ! n’est-ce pas, mon bon docteur.

Elle lui passe la main autour du cou.

Paginet, à part. — Ah çà ! où veut-elle en venir ? (Haut.) Oui, oui !

Targinette, lui passant la main dans les cheveux. — Ah ! les beaux cheveux !… les jolis cheveux !

Paginet, à part. — Elle me chatouille !…

Targinette. — C’est à vous, tout ça ?

Paginet. — Evidemment, c’est à moi !

Targinette. — Oh ! que c’est beau ! que c’est beau !

Paginet. — Je vous demande pardon, je suis très chatouilleux.

Il va s’asseoir sur le canapé.

Targinette. — Ah ! il est chatouilleux, le docteur ?… (S’asseyant à côté de lui.) Savez-vous ce qu’on disait de vous, l’autre soir, à l’Opéra ?

Paginet. — On parlait de moi, l’autre soir, à l’Opéra ?

Targinette. — Oui ! on disait : "Ah ! ce Paginet, a-t-il dû avoir des succès de femmes !"

Paginet. — Hein ? Moi ? Ah ! non !

Targinette, se rapprochant. — Ah ! que si ! Oh ! que si ! (Paginet se recule, elle le regarde, il baisse les yeux.) Vous voyez, vous ne pouvez pas me dire ça en face.

Paginet. — Ah ! pourquoi ça ?… Si !… (il rencontre les yeux de Targinette fixés sur les siens et très troublé regarde le plafond.)

Targinette. — Qu’est-ce que vous avez ?

Paginet. — Rien !… (À part.) Elle me gêne avec ses yeux.

Targinette, se rapprochant encore de Paginet. — Ah ! ce petit docteur qui n’a l’air de rien ! (Paginet se recule, Targinette se rapproche.)

Paginet, à part, acculé au bout du canapé. — Ah çà ! est-ce qu’elle va s’asseoir sur mes genoux ?

Targinette. — Ah ! que cette pauvre madame Paginet doit être à plaindre !

Paginet. — Mais non ! mais non ! (Targinette prend le bas de sa robe et l’étend sur les genoux de Paginet.)

Targinette. — Oh ! mais si !

Paginet, à part. — En voilà une tenue !… Elle va me faire avoir des histoires avec ma femme… (Se levant.) Je vous demande pardon, j’ai le regret de vous contredire. Quand on a la chance d’être l’époux de madame Paginet, ma femme, on est cuirassé pour l’extérieur.

Targinette. — Excusez-moi !… (À part.) Il n’y a pas de ressource avec cet homme-là, il est en bois.

Paginet, à part. — Je vois son jeu ; elle voudrait me payer en monnaie de singe.

Targinette. — Allons, docteur, mes compliments. Vous êtes l’oiseau rare !… Et si l’on décorait les maris fidèles… vous méritiez la croix, rien qu’à ce titre.

Paginet. — Mais madame, vous pourriez n’être pas si loin de la vérité.

Targinette. — On va vous décorer comme mari modèle ?

Paginet. — Non, Madame, pas comme mari modèle. J’ai d’autres titres à mon actif. Je ne parle pas des cures sans nombre que j’ai faites, mais mes travaux, mon fameux ouvrage : "La négation du microbe". Vous ne l’avez sans doute pas lu ?

Targinette. — Je l’ai acheté.

Paginet. — Ah ! bien, c’est bien ça ! Eh bien ! lisez-le. Et vous croyez que ce n’est rien, ça ?

Targinette. — Ah ! si !

Paginet. — Quand le ministre m’aura mis au nombre de ses élus, est-ce que vous croyez qu’il n’aura pas fait un acte de haute justice ?

Targinette. — C’est-à-dire qu’il aura réparé une injustice.

Paginet. — Oui.

Targinette, à part. — Ah ! je vois le défaut de ta cuirasse, toi ! (Haut.) Eh bien ! mon cher docteur… c’est assez curieux, c’est justement ce que disait de vous, le ministre, l’autre soir, à l’Opéra.

Paginet. — Il a dit ça, le ministre ?

Targinette. — Oui… il était justement là quand nous parlions de vos succès de femmes !… Et il a dit comme vous : "Le docteur Paginet n’est pas ce que vous croyez, ce n’est pas un de ces médecins galantins comme tant d’autres ! Toute sa vie, il a été fidèle à madame Paginet, sa femme !"

Paginet. — Il a dit ça, le ministre ?

Targinette. — Oui. Il ajoutait : "Cet homme-là, voyez-vous, il n’a jamais eu que deux maîtresses."

Paginet. — C’est faux !

Targinette. — "Sa femme et la science !"

Paginet. — Ah ! oui !…

Targinette. — "Et quel homme de travail !… quelle envolée il a donné à la médecine !"

Paginet. — Il a dit ça, le ministre ?

Targinette. — Oui, et tant d’autres choses !… mais je vous demande pardon, je bavarde… je vous ennuie.

Paginet. — Mais… pas du tout !… continuez donc !… et de ma décoration, il n’en a pas parlé ?

Targinette. — Ah ! si ! il a dit : "Si cet homme-là ne mérite pas la croix, je me demande qui la mérite."

Paginet. — Il a dit ça, le ministre ?… Ah ! ma chère enfant… Voulez-vous me permettre d’annoncer ça à ma femme ?

Targinette. — Comment donc ?

Paginet. — Je vous demande pardon de ne pas vous garder plus longtemps, mais la joie !… Ah ! comment m’acquitterai-je jamais envers vous.

Targinette. — Mais du tout, docteur. Nous sommes quittes ! … Allez, je ne veux pas vous retenir. Allez !… au revoir, docteur.

Paginet. — Au revoir, mon enfant. (À part.) Elle est charmante.

Targinette, à part sortant par le fond. — Roulé, le docteur.

Scène X

modifier

Paginet, puis Madame Paginet, Plumarel

Paginet, appelant. — Bébé ! bébé !

Madame Paginet et Plumarel, accourant de gauche. — Qu’est-ce qu’ il y a ?

Paginet. — Ah ! mes amis ! vous disiez vrai !… cette fois, nous le tenons, le petit ruban !

Madame Paginet. — Tu es décoré ?

Paginet. — Presque ! Savez-vous ce que disait le ministre hier soir, à l’Opéra : "Si Paginet ne mérite pas la croix, je ne sais qui la mérite."

Plumarel et Madame Paginet. — Allons donc !

Paginet. — Et ce qui me fait plaisir là-dedans, C’est que, si je l’ai, je ne la devrai qu’à moi-même !… Avant, je pouvais dire : "C’est peut-être à cause de. ma femme, c’est peut-être à cause de Plumarel…" Eh bien ! non ! … je passe au choix ! Je ne dois rien à personne.

Plumarel, entre ses dents. — Oh ! à personne !…

Madame Paginet. — Mais qui t’a dit tout ça ?

Paginet. — Targinette… qui sort à l’instant.

Madame Paginet. — À propos, est-ce qu’elle t’a payé ses honoraires ?

Paginet. — Si elle m’a payé mes… Allons, bon ! mais non, elle ne me les a pas payés.

Madame Paginet. — Mais alors, de quoi avez-vous parlé ?

Paginet. — Je ne sais pas, nous n’avons parlé que de ça ! Je ne sais où j’ai eu la tête. Mais si elle croit que ça se passera en conversation !… Je vais lui envoyer un mot immédiatement. Tu n’as pas une carte-télégramme ?

Madame Paginet. — Si, par là !

Paginet, à Plumard. — Vous permettez ?

Plumarel. — Comment donc ! Moi, justement, je n’ai rien à faire, je vais aller jusqu’au ministère pour savoir s’il y a du nouveau.

Paginet. — Eh bien ! C’est ça ! ne vous dérangez pas pour moi. Allez ! allez ! (sortant par la droite avec Madame Paginet.) Ah ! mais on ne me roule pas, moi !

Scène XI

modifier

Plumarel, puis Dardillon

Plumarel. — Voyons ?… Où est mon chapeau ?

Dardillon, sortant du laboratoire, le dos tourné. — Non, mes petits, il n’y en a plus ! il n’y en a plus !

Plumarel. — Dardillon !… Eh bien ! à qui en as-tu ?

Dardillon. — Aux lapins !… Il y a des lapins là-dedans… pour les expériences du docteur. Alors, je leur donnais de la salade ! pauvres petites bêtes ! Ah ! c’est égal, si je m’attendais à te retrouver !

Plumarel. — Et moi donc !

Dardillon. — M’as-tu assez embêté au collège ?… Il n’y avait qu’à moi que tu flanquais des roulées.

Plumarel. — Tous les autres étaient plus forts que moi ! et puis enfin, je peux te le dire maintenant, tu avais un fichu défaut, tu étais d’un cafard !…

Dardillon. — Je n’étais pas cafard, j’aimais à raconter, voilà tout. Mais, dis-moi donc, il paraît que tu es très bien dans la maison ?

Plumarel. — Oh ! comme ça !

Dardillon. — Si ! si !… du reste, c’est assez naturel,… tu fais décorer le mari,… tu fleuris la femme,… tu es la providence de la famille.

Plumarel. — Qu’est-ce que tu veux ? Ils me sont tous très sympathiques, ces gens-là.

Dardillon. — Oui, la jeune fille surtout.

Plumarel. — La jeune fille ?… qui t’a dit cela ?

Dardillon. — Mon petit doigt.

Plumarel. — Eh bien ! puisque tu le sais, je ne te cacherai pas que je compte bien être avant peu l’heureux époux de Mademoiselle Paginet nièce.

Dardillon. — Tous mes compliments !… Et alors, elle t’aime, Mademoiselle Paginet nièce ?

Plumarel. — Je ne sais pas.

Dardillon. — Ah ! bon !…

Plumarel. — Pourquoi dis-tu : "Ah ! bon ?"

Dardillon. — Non ! je dis : "Ah ! bon !" parce qu’il y a des gens quelquefois qui, avant de faire leur demande, s’inquiètent de savoir s’ils sont aimés.

Plumarel. — Ah ! bien ! je ne suis pas de cette école-là. Le principal, pour moi, est d’être agréé.

Dardillon. — Alors, tu ne t’es jamais déclaré à Mademoiselle Paginet ?

Plumarel. — Jamais ! c’est là ma force ! Comprends donc ! Qu’est-ce qui arrive neuf fois sur dix ?… Un jeune homme entre dans une maison, il remarque la jeune fille, se montre empressé envers elle, la famille s’inquiète ! Il va compromettre ma fille ! Et un beau jour on vous fait comprendre poliment que vos assiduités sont déplacées et qu’on fera bien dorénavant d’espacer ses visites et de rester chez soi.

Dardillon. — C’est vrai.

Plumarel. — Tandis que voilà un garçon qui pénètre dans une famille. La jeune fille est jolie,… il ne la regarde même pas. Mais pour les parents, tous les égards ! toutes les attentions ! peu à peu, il devient indispensable, le père est vaniteux ? on flatte sa vanité ; la mère est sur le retour ? on a pour elle toutes les prévenances, toutes les galanteries qu’on a pour une jeune femme, et alors, dans toute la maison, c’est comme un vent de sympathie qui souffle pour vous ; c’est un courant qui entraîne tout le monde, père, mère, parents, famille et finit par emporter cette jeune fille elle-même que vous n’avez plus qu’à cueillir gentiment au passage. Voilà, mon cher, toute ma politique.

Dardillon. — Oui !… alors, d’après toi, pour faire la cour à une jeune fille…

Plumarel. — Commencez par la famille !… Si elle a une mère, faites la cour à la mère.

Dardillon. — Sapristi ! mais tu remontes les courants, toi !

Plumarel. — Parfaitement ! je suis le contraire des cours d’eau qui vont aux rivières pour se jeter dans la mer. Moi, je me jette dans la mère pour arriver à…

Dardillon. — Bon !… Mais Madame Paginet est une honnête femme ?

Plumarel. — Tiens ! je l’espère bien !… sans ça… Mais une honnête femme, surtout quand elle n’est plus jeune, est toujours sensible à la cour qu’on lui fait.

Dardillon. — Tu es très fort.

Plumarel. — Tu vois, mon cher, je ne suis pas méfiant. Je te dévoile mes cartouches. À ton service quand tu en auras besoin.

Dardillon. — Je les accepte.

Scène XII

modifier

Les Mêmes, Paginet, Madame Paginet, puis Joseph, puis Livergin et Madame Livergin

Paginet, entrant de droite avec Madame Paginet. — Comment, Plumarel, vous êtes encore là ?… Eh bien ! et le ministère ?

Plumarel. — C’est vrai !… Je Causais avec Dardillon, mais je me sauve !…

Joseph, entrant du fond. — Monsieur et Madame Livergin.

Paginet. — Ah ! c’est le pharmacien. (À Plumarel.) Allez, mon ami ! allez !

Plumarel. — C’est ça, à tout à l’heure ! (Se cognant dans Livergin qui entre avec Madame Livergin.) Oh ! pardon !

Livergin, pendant que Madame Livergin va serrer les mains de Madame Paginet. — Je vous fais fuir, monsieur ?

Plumarel. — Du tout ! du tout !

Paginet. — Monsieur Plumarel s’en allait !

Livergin. — Plumarel ?… (Bas à Paginet.) C’est le neveu du ministre, présente moi.

Paginet. — Eh ! bien, oui ! plus tard ! il n’a pas le temps ! il est pressé. (À Plumarel.) Allez, mon ami, allez !

Livergin. — Mais si, voyons !

Paginet, très rapidement. — Eh ! bien, voilà !… Monsieur Plumarel, neveu du ministre… Monsieur Livergin, pharmacien. (À Plumarel.) Allez, mon ami, allez !

Livergin. — Monsieur… enchanté.

Paginet. — C’est bien !… tu lui diras ça une autre fois. Il est pressé !… il est pressé !

Plumarel sort par le fond.

Livergin, à sa femme. — En voilà une façon de présenter les gens.

Paginet. — À part ça, tout va bien ?

Livergin. — Je te remercie, très bien ! (À madame Paginet.) Madame Paginet va bien ?

Madame Paginet. — Mais très bien !

Paginet, présentant Dardillon. — Monsieur Dardillon, mon nouveau préparateur.

Livergin. — Enchanté, monsieur !… (À part.) Il me présente ses préparateurs parce que ça ne peut me servir à rien…

Paginet. — C’est monsieur… tu as dû lire ça dans les journaux…

Livergin. — C’est probable ! je lis tous les journaux !

Paginet. — Eh bien ! c’est monsieur qui a fait à Pasteur cette réponse désormais célèbre : "je ne croirai aux microbes que quand je les aurai vus à l’œil nu…"

Livergin. — Oh ! parfaitement, monsieur, j’ai lu.

Dardillon. — Oui !… (À part.) Ah bien ! elle est forte, celle-là !

Joseph, entrant du fond, effaré. — Monsieur, monsieur, il y a tous vos lapins qui se promènent dans l’appartement.

Paginet. — Mes lapins ?

Dardillon. — Ah ! mon Dieu ! j’ai oublié de fermer la cage.

Il se précipite dans le laboratoire.

Joseph. — Il y en a dans toutes les chambres.

Madame Paginet. — Mais il faut les rattraper.

Paginet, entraînant Livergin. — Oui !… viens ! … viens avec nous !

Livergin. — Mais tu m’ennuies avec tes lapins !… Va donc les rattraper tout seul.

Dardillon, au fond, traversant rapidement l’antichambre en poursuivant un lapin. — À vous, là ! À vous !

Paginet. — À nous ! à nous !

Il sort par le fond, suivi de Madame Paginet et de Joseph.

Scène XIII

modifier

Livergin, Madame Livergin

Livergin. — S’il n’est pas grotesque, avec sa chasse au lapin… en chambre !

Madame Livergin. — Le fait est qu’il a une façon de nous recevoir !…

Livergin. — Evidemment !… pour lui, nous sommes de petites gens ; parce que c’est médecin, ça méprise les pharmaciens.

Madame Livergin. — En somme, qu’est-ce qu’ils deviendraient, les médecins, sans les pharmaciens ?

Livergin. — Oui, je vous le demande ! Eh bien ! non… ça pose !… ça traite les gens par-dessous la jambe. Nous venons les voir… et ils vont chasser le lapin.

Madame Livergin. — C’est d’une impolitesse !

Livergin. — Et ce n’est rien maintenant !… Mais tu le verras si on le décore !… Ce qu’il fera le malin !

Madame Livergin. — Tu crois que vraiment il sera décoré ?

Livergin. — Parbleu !… il a remué tant de monde… Il a tellement intrigué… Ah ! c’est écœurant ! (Changement de ton.) À propos, tu as vu le ministre pour ma décoration ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Madame Livergin. — Eh bien, avec la lettre d’audience que ton client le sénateur t’a fait obtenir, j’ai été reçue ce matin. Je lui ai dit que tu étais l’inventeur des pastilles Livergin et que nous serions bien heureux de te voir décoré.

Livergin. — Très bien ! Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Madame Livergin. — Il a été charmant ! Il a souri et il m’a dit "Belle dame, vous avez un bien joli petit pied !"

Livergin. — C’est très galant. Et alors

Madame Livergin. — Et alors, un employé est entré.

Livergin. — Est-il bête !

Madame Livergin. — Mais en partant il m’a dit : "Si j’en juge de l’époux par la femme, il doit être très sympathique. Nous allons nous occuper de votre mari…, mais il faudra revenir me voir."

Livergin. — Oh ! que c’est aimable ! Je crois bien que nous irons le voir ! Ah ! Paginet, vas-tu faire une tête !… Moi, si j’ai la croix, je ne la devrai qu’à moi… et à ma femme,

Scène XIV

modifier

Les Mêmes, Paginet

Paginet, entrant du fond, des lettres et des journaux à la main. — Ah ! les lapins sont rentrés au bercail.

Madame Livergin. — J’espère que vous avez fait une chasse !

Paginet. — Ah ! chère madame, j’en ai chaud ! à propos, ma femme vous attend dans sa chambre pour vous faire signer votre feuille d’adhésion comme sociétaire à son œuvre.

Madame Livergin. — Ah ! c’est vrai ! j’y vais ! (Elle sort par la gauche.)

Scène XV

modifier

Paginet, Livergin

Paginet. — Ah ! maintenant ! je suis tout à toi !

Livergin. — Il est temps !

Paginet. — Voyons mon courrier ! (À Livergin.) Tu permets ? Je suis à toi !

Livergin, à part. — C’est bien ça ! Il est à moi et il lit son courrier !

Paginet, parcourant le courrier. — Comment, il n’y a que des journaux, les journaux du soir !… (Les tendant à Livergin.) Si tu les veux, Livergin, je ne les lis jamais ?

Livergin. — Je te remercie. Si je les veux, je peux les acheter !

Paginet. — Voyons ! prends donc ! Tu ne vas pas faire le fier ?

Livergin. — Enfin ! si c’est pour t’en débarrasser ! (il les met dans sa poche.)

Paginet, à part. — Ourson, va ! (Haut.) Allons, maintenant je suis à toi !

Livergin. — Ah ! tu n’as plus de courrier à lire ? Plus de lapins à chasser ?

Paginet. — Mais tu ne m’en veux pas, au moins ?

Livergin. — Comment donc ! Si tu te gênais avec moi, ce serait extraordinaire.

Paginet. — C’est évident. Et puis, les lapins, ça n’attend pas.

Livergin. — Tandis que les amis… ça peut attendre ! Mais je viens te féliciter de ta décoration. Il paraît que c’est chose à peu près faite ?…

Paginet. — Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Tu sais, je ne m’en suis pas occupé. Si elle vient, je le verrai.

Livergin, à part. Pas occupé !… C’est à moi qu’il va la faire, celle-là.

Paginet. — Mais dis donc, toi-même, il paraît que tu t’es mis sur les rangs ?

Livergin. — Moi ?… C’est-à-dire qu’on m’y a mis !… Je n’ai pas fait un pas pour l’avoir.

Paginet, à part. — Pas un pas !… Lui, peut-être, mais sa femme !

Livergin. — Tu sais, moi ! je suis peu sensible à ces hochets de la gloire.

Paginet. — C’est évident ! quand on vous les donne, il faut les prendre !… mais de là à courir après !

Livergin. — À intriguer !…

Paginet. — Veux-tu que je te dise ? Je trouve ça écœurant.

Livergin. — Ecœurant !

Paginet. — Il est certain que si on me décore, moi, j’ai tous les titres…

Livergin. — Evidemment !… Car, aujourd’hui, on donne la décoration à des gens très médiocres. Il n’y a pas de raison pour que tu ne l’aies pas.

Paginet. — Mais tu l’auras aussi, toi !

Livergin. — Oui ! mais moi, tu sais, j’ai moins de chance, un obscur pharmacien.

Paginet. — Obscur !… permets, tu es de première classe !

Livergin, en traînant sur le "oui". — Oui…

Paginet. — Et puis tu es l’inventeur des pastilles Livergin !…

Livergin. — Mais, qu’est-ce à côté de toi !… un de nos médecins les plus réputés !…

Paginet. — Oh ! tu sais, la réputation, c’est une question de chance !

Livergin. — Je te l’accorde !

Paginet. — Eh ! là !… mais de mérite aussi !… C’est moi qui ai prouvé qu’il n’y a pas de microbes ! moi qui suis l’inventeur des manipulations magnétiques !

Livergin. — Oui, mon Dieu, les manipulations !… Autrefois, nous appelions ça… le massage.

Paginet. — Permets !… Il y a une grande différence !… Le massage…, c’est le massage.

Livergin. — Oui.

Paginet. — C’est la force brute…, tandis que les manipulations magnétiques !… Eh bien !… il y a un fluide.

Livergin. — Et où le prends-tu, ton fluide ?

Paginet. — Où je le prends ?… Eh bien !… (Touchant son crâne.) là dedans !

Livergin. — Là dedans ?

Paginet. — Oui, tu comprends… n’est-ce pas… le… la… la concentration nerveuse…, et puis le… Ah ! et puis tu m’embêtes !

Livergin. — Merci !… (À part.) La voilà, sa manipulation…, un attrape-nigaud !… (Haut.) Enfin ! on va te décorer pour ça, c’est très bien !

Paginet. — Mais oui c’est très bien !… Je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas, comme tant d’autres, un petit bout de ruban à ma boutonnière !

Livergin. — Comment, tu le porteras ?

Paginet. — Mais pourquoi donc pas ?

Livergin. — Je ne sais pas…, mais il me semble que si j’étais à ta place, je ne le porterais pas.

Paginet. — En voilà des idées ! il me semble que la croix… quand on l’a loyalement acquise !… Car enfin, je n’ai pas couru après, moi ! Je n’ai pas intrigué pour l’avoir !

Livergin. — Eh bien ! et moi donc !

Paginet. — Je peux me dire avec orgueil que si je suis décoré, je n’aurai rien fait pour ça.

Livergin. — Ni moi non plus.

Paginet. — Eh bien ! alors ! (On entend deux coups de sonnette.) Deux coups de sonnette ! C’est Plumarel qui revient du ministère. (Appelant.) Bébé ! Simone ! Dardillon !… Venez. (Madame Paginet et Simone paraissent à gauche, suivies de madame Livergin. Dardillon sort du laboratoire.)

Scène XVI

modifier

Les Mêmes, Dardillon, Madame Paginet, Simone, Madame Livergin, puis Plumarel

Tous. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Paginet. — C’est Plumarel qui revient, il apporte ma nomination.

Livergin, à part. — Et il va me faire croire qu’il ne se fait pas pistonner ! (Haut.) C’est donc monsieur Plumarel qui s’occupe de ta décoration ?

Paginet. — Quoi ? Quoi ? De ma décoration ? Il s’occupe de savoir si je l’ai !… comme toi !… comme tous les autres !… Qu’est-ce que tu vas croire ?

Livergin. — Moi ? rien.

Paginet, voyant entrer Plumarel du fond. — Ah ! vous voilà !… Arrivez !… (Voyant la mine longue de Plumarel.) Qu’est-ce que vous avez ?…

Plumarel. — Ce que j’ai… Ah ! vous en faites de bonnes, vous !

Paginet. — Hein ?… Quoi ?… Qu’est-ce qu’il y a ?

Plumarel. — Comment ?… C’est fait, tout est arrangé, vous êtes porté, et vous choisissez juste ce moment-là pour aller présider un banquet réactionnaire.

Tous. — Hein ?

Paginet. — Moi ?… J’ai… moi ! J’ai présidé ? où ?… quand ?

Plumarel. — Hier ! au lac Saint-Fargeau !

Paginet. — Mais vous êtes fou ! Présider, moi !… Mais pas du tout, c’est Picardon qui m’a dit : "Viens donc prendre le café !"

Plumarel. — Eh bien ! Qu’est-ce que vous voulez ?… On ne va pas prendre le café avec Picardon quand on va être décoré ! Vous allez vous afficher là avec des manifestants !

Livergin, entre ses dents. — Ah ! ah ! Mon bonhomme !

Paginet. — Eh bien ! Alors, quoi ? quoi ?

Plumarel. — Eh bien !… quoi ?… quoi ?… Je viens de voir le chef de cabinet en l’absence de mon oncle. Il paraît qu’on est furieux !… Et d’après ce que j’ai vu, je crois que votre nomination est dans le lac !…

Livergin, entre ses dents. — … Saint-Fargeau !…

Paginet. — Dans le lac ! Ah ! (Il tombe sur le canapé. Madame Paginet, madame Livergin et Simone l’entourent.)

Livergin. — Attrape !

Paginet. — Ah ! quel coup !… pas décoré !… pas décoré ! moi !

Livergin. — Eh bien ! je croyais que ça t’était égal d’être décoré ?

Paginet. — Ça m’est égal !… ça m’est égal d’être décoré !… mais ça ne m’est pas égal de ne pas l’être !

Livergin, lui serrant la main. — Mon pauvre ami !… ça me fait une peine !

Paginet. — Fiche-moi la paix, toi !

Dardillon, bas à Simone. — Ce pauvre monsieur Paginet !

Simone, bas à Dardillon. — Laissez donc !… ça va faire monter vos actions, ça !

Paginet. — Ah ! mais non, c’est impossible !… Il est peut-être temps encore !… je vais écrire au ministre, il comprendra !… Plumarel, mon petit Plumarel, vous pouvez le lui dire.

Livergin, à part. — Est-il plat ! Est-il plat !

Paginet. — S’il le faut, je désavouerai Picardon ! Ah ! maudit Picardon, va !

Scène XVII

modifier

Les Mêmes, Joseph

Joseph, accourant du fond, un journal à la main. — Monsieur ! Monsieur !

Paginet. — Qu’est-ce qu’il y a"

Joseph. — Je viens de voir le concierge. Dans un journal il a lu que vous étiez nommé chevalier de la Légion d’Honneur.

Tous. — Hein ?

Paginet. — Moi ?… Qu’est-ce que tu dis ?

Livergin. — Chevalier, toi ?

Joseph. — Oui, monsieur !… Tenez, voilà le "Paris".

Livergin. — Et moi ! Et moi ! Est-ce que j’y suis ?…

Paginet. — Mais laisse donc, toi…. Où ça ? où ça ?

Joseph. — Tenez là. "Demain paraîtront à l’Officiel les nominations suivantes : Chevaliers de la Légion d’Honneur."

Paginet. — Ah ! bon !… voyons ! (Paginet et Livergin lisant le journal ensemble.)

Paginet. — Euh !… Paginet !… Paginet !… Paginet !…

Livergin. — Euh !… Livergin… Livergin… Livergin…

Paginet. — Voilà, ça y est.

Livergin. — Moi ?

Paginet. — Non, pas toi ! Paginet Etienne, médecin, c’est moi !

Tous. — Mais oui ! Mais oui !

Paginet. — Moi !… Moi !… décoré !… Je suis décoré !

Livergin, à part. — Voilà qu’on le décore maintenant !… Et moi, je me brosse !…

Paginet. — Ah, çà ! Qu’est-ce que vous disiez, Plumarel ?

Plumarel. — Allons donc !… C’est impossible !… C’est une erreur ! Je suis sûr que dans les journaux du soir.

Paginet. — Ah ! Mon Dieu, vous croyez ! (À Livergin.) Livergin ! rends-moi les journaux du soir !

Livergin, les tirant de sa poche. — Les voilà !… Ce n’était pas la peine de me les donner, alors.

Paginet, prenant les journaux et les distribuant à chacun. — Tenez ! Voyez ! Voyez !

Tous, prenant chacun un journal, les deux pages ouvertes au public et cherchant. — Voyons ! Voyons !

Livergin, les regardant. — S’occupent-ils tous de lui ! (À madame Livergin.) Tiens, regardons si je n’y suis pas.

Madame Livergin et lui prennent également un journal chacun, ce qui fait une ligne de journaux déployés.

Madame Paginet. — Voilà !… Paginet, docteur !… ça y est !

Paginet. — Ici aussi ! Paginet ! ça y est !

Simone. — Ça y est !

Dardillon. — Ça y est !

Joseph. — Ça y est !

Plumarel. — Ça y est !

Livergin et madame Livergin. — Ça n’y est pas !

Paginet. — Oui ! voilà. Paginet Etienne, médecin

Livergin. — Tu as de la chance ! Je te félicite !

Paginet. — Tu n’y es pas, toi ?

Livergin. — Tu le vois bien !

Paginet. — Enfin ! J’y suis !… C’est le principal !

Livergin. — Comment donc !

Paginet, ravi. — Ah ! mes amis !… (On sonne. À Joseph.) Tenez ! On sonne ! Allez ! (À Plumarel.) Ah ! mon cher Plumarel !… quelle reconnaissance ! mais vous savez, je ne suis pas un ingrat ! Donnant, donnant !… n’est-ce pas, Simone ?

Simone. — Mais oui, mon oncle.

Dardillon, bas. — Comment !… Vous dites oui ?… Ah ! Je suis dans le troisième dessous !

Simone, bas. — Laissez faire !

Paginet, qui a pris le journal et lu. — Comme ça fait bien tout de même… : "Paginet Etienne, médecin." C’est drôle, enfin… il y a un tas de noms, eh bien ! Il n’y a que celui-là qui se voie !…

Livergin. — Croit-il assez que c’est arrivé !

Paginet. — Mais, dis donc !… Il y a quelque chose pour toi, Livergin ?

Livergin. — Pour moi ?

Madame Livergin. — Pour lui ?

Paginet. — Oui ! (Lisant.) "Demain nous publierons les quelques nominations qui ne sont pas encore retenues de la signature."

Livergin. — Eh bien ! Qu’est-ce que tu vois là dedans ?

Paginet. — Eh bien ! Tu es peut-être à la signature !

Livergin. — Mais c’est vrai !… Ah ! mon Dieu ! Si tu pouvais avoir raison !

Scène XVIII

modifier

Les mêmes, Joseph

Paginet, à Joseph qui entre du fond. — Eh ! bien, qui est-ce qui est là ?

Joseph, un bouquet à la main, — Monsieur !… c’est une députation des dames de la halle qui apporte un bouquet au nouveau chevalier de la Légion d’Honneur !

Paginet. — Est-il possible ! Ah ! Joseph !… Courez !… dites-leur que le nouveau chevalier de la Légion d’Honneur est on ne peut plus touché de leur enthousiasme, et qu’il les remercie de cette manifestation. Allez (Joseph sort.) Ah ! mes amis ! vous avez vu !… Vous avez entendu ?… Jusqu’à ces prolétaires qui ne me connaissent pas et qui m’apportent leur tribut d’admiration !… Est-ce assez flatteur ?

Tous. — Oui.

Livergin. — Il donne là dedans, lui !

Paginet, à Joseph qui entre. — Eh bien ! vous leur avez dit combien j’étais sensible ?… qu’est-ce qu’elles ont dit ?

Joseph. — Elles ont dit qu’elles étaient sensibles aussi…. mais que généralement on donnait vingt francs !

Paginet. — Donnez-en quarante !… Mais tout cela ne doit pas me faire oublier la reconnaissance. Je m’en vais où mon devoir m’appelle.

Madame Paginet. — Où vas-tu ?

Paginet. — Au ministère. Je vais remercier ce ministre intègre.

Madame Paginet. — Mais tu ne le connais pas.

Paginet. — Qu’importe ! Il me connaît bien, lui !… Je ne veux pas qu’il puisse dire, ce soir, en se couchant : "Paginet est un ingrat’ !" (Il remonte ; on entend une fanfare dans la coulisse.)

Tous. — Qu’est-ce que c’est que ça ?

Joseph, accourant. — Monsieur, c’est la fanfare de Fontainebleau !

Paginet. — Comment, elle est à Paris ?

Joseph. — Oui, pour le concours des sociétés musicales ; elle a appris votre nomination et elle vient féliciter en vous un enfant de Fontainebleau !

Paginet. — Mais faites-la entrer !

Joseph, annonçant. — Messieurs de la fanfare !

La fanfare entre du fond en jouant un pas redoublé, fait le tour de la scène et se range au fond.)''

Patrigeot, une fois que la musique à cessé, à Paginet. — Monsieur et cher compatriote, les grandes nouvelles sont comme la foudre, elles se répandent avec la rapidité des grandes marées.

Livergin, à part. — Je ne vois pas bien ça.

Patrigeot. — Au moment où nous traversions Paris, ma fanfare et moi dont je suis le chef, nous avons appris que monsieur le Ministre venait de vous octroyer la Croix de la Légion d’Honneur, à vous, un enfant de Fontainebleau ! Laissez-moi vous le dire : il a bien fait.

Tous. — Très bien ! Très bien !

Patrigeot. — Quand Napoléon institua cette belle institution, il pensait à juste titre qu’on la réserverait plutôt pour les gens qui la mériteraient. Eh bien ! laissez-moi vous le dire, c’est notre avis, à ma fanfare et à moi dont je suis le chef, qu’on ne pouvait pas mieux la placer que sur votre poitrine. Je le dis bien haut ! N’y eût-il qu’une croix, elle devait échoir au docteur Paginet.

Tous. — Bravo ! Bravo !

Paginet, très ému. — Merci !… mes amis, merci ! Voilà une de ces ovations spontanées qui font du bien au cœur… et je ne l’oublierai jamais !… Tenez, voici cinq cents francs pour boire à ma santé !

Toute la fanfare. — Vive monsieur Paginet

Livergin, à part. — Cinq cents francs !… Et on lui demanderait un service de quarante sous, il vous enverrait promener !

Paginet. — Et maintenant, mes amis, le ministre m’attend ! Venez ! (À madame Paginet.) Au revoir, bébé ! Tenez ! mettez-vous sur le balcon pour nous voir passer.

Joseph, entrant une lettre à la main. — c’est une lettre pour madame !

Madame Paginet. — Bien merci !

Paginet, à la fanfare. — Allons ! mes amis, en route ! (Il se, met à la tête de la fanfare qui joue en sortant par le fond.)

Livergin, allant sur le balcon avec sa femme, Dardillon et Simone, entre ses dents. — Est-il assez grotesque ?

Pendant tout ce qui suit on entend la fanfare en sourdine dans la coulisse.

Madame Paginet, à Plumarel. — Ah ! ça fait plaisir de le voir heureux comme ça ! (Ouvrant la lettre que lui a remis Joseph.) Qui est-ce qui peut m’écrire ?… C’est de votre oncle !

Plumarel. — Ah ! C’est pour vous apprendre la nomination.

Madame Paginet. — Pourquoi m’écrit-il, à moi ? (Lisant.) "Madame, j’aurais été heureux de pouvoir décorer monsieur votre mari." Hein ? "l’inconséquence inexplicable qu’il a commise en présidant un banquet réactionnaire au lac Saint-Fargeau me rend aujourd’hui la chose impossible." (Parlé.) Quoi ?

Plumarel. — Qu’est-ce qu’il dit ?

Madame Paginet, lisant. — "Mais heureusement j’ai trouvé une compensation qui réunira tous les suffrages. Vous, madame, vous avez su prendre l’initiative d’une œuvre admirable. Votre nom arrive en première ligne au livre d’or de la charité, nous croyons donc nous faire l’interprète des sentiments de tous, en nommant madame Paginet, chevalier de la Légion d’Honneur !" Chevalier !… moi !… et pas lui !… Ah ! (Elle tombe sur le canapé.)

Plumarel. — Voyons, du calme !

Madame Paginet. — Ah ! mon Dieu !… mais s’il apprend ça, brusquement, il va en avoir un coup de sang !

Plumarel. — Eh bien ! vous le lui direz, vous le préparerez !

Madame Paginet. — Mais s’il va au ministère, il apprendra tout ! Vite, Plumarel ! courez ! rattrapez-le ! Empêchez-le de voir le ministre !

Plumarel, sortant par le fond. — J’y cours !

Simone, paraissant au balcon pendant que les autres agitent leurs mouchoirs. — Tenez, les voilà qui sortent.

Madame Paginet. — Ah ! mon Dieu ! Le malheureux ! (Courant au balcon et appelant.) Paginet ! Paginet !

Voix, dans la coulisse. — Vive monsieur Paginet !

Madame Paginet, pendant que la fanfare éclate dans la coulisse et que le bruit redouble. Ah ! à la grâce de Dieu !

RIDEAU

Acte II

modifier

Même décor.

Scène première

modifier

Simone, puis Joseph, Dardillon

Au lever du rideau, Simone joue du piano. Joseph entre du fond avec un paquet de lettres qu’il dépose sans rien dire sur le bureau de Paginet. Il range divers objets qu’il trouve sur le bureau, remonte. La lampe qui n’est pas allumée, puis va à la petite table volante qui est près du canapé.

Joseph, à Simone, indiquant un petit vase de fleurs qui se trouve sur la table volante. — Mademoiselle, faut-il jeter ces fleurs ?… Elles sont fanées ;

Simone, tout en jouant. — jetez !

Joseph. — Bien, mademoiselle !… J’ai mis le courrier de monsieur sur la table !…

Simone. — Bien. Où est ma tante ?

Joseph. — Dans sa chambre. Je ne sais pas ce qu’elle a, elle a l’air nerveux. Elle va ! Elle vient !…

Simone. — C’est la joie de voir mon oncle décoré !… Et monsieur Dardillon ?

Joseph. — Il est dans le laboratoire, mademoiselle. Il travaille.

Simone. — Bien.

Joseph sort par le fond, en emportant les fleurs du vase.

Simone. — Voyons, qu’est-ce qu’il y a encore dans cette partition ?… Ah ! ça !… c’est joli… (Elle chante.)


"Tout se tait !… Voilés de langueur
Tes yeux aspirent l’ombre obscure
Et l’on n’entend dans la nature
Que les battements de ton cœur !"

On entend une explosion dans le laboratoire.

Simone, se levant effrayée. — Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?

Dardillon, paraissant effaré, à la porte de son laboratoire. — Oh !… là ! là !… Oh ! là ! là !… Oh ! là ! là !…

Simone. — Vous !… Qu’est-ce qu’il y a ?… Vous n’êtes pas blessé ?…

Dardillon. — Oui… non… je ne sais pas. (Il tombe dans les bras de Simone.)

Simone. — Ah ! mon Dieu !… Il se trouve mal !… (Elle le dépose sur le canapé.) Ernest !… Ernest !… Revenez à vous !…

Dardillon. — Ah !… à boire !… à boire !…

Simone, elle remonte et cherche autour d’elle comme une folle. — À boire !… mais je n’ai rien !…

Dardillon, pendant que Simone cherche au fond, prenant le petit vase où étaient les fleurs, et buvant. — Ah ! ça remet !… : C’est bon de, boire !…

Simone. Ah ! mon Dieu !… mais c’est l’eau des fleurs !…

Dardillon. — Ah ! pouah !…

Simone. — Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ?…

Dardillon. — C’est une expérience ! C’est la cloche, la cloche pneumatique qui a sauté !…

Simone. — La cloche ?

Dardillon. — Oh ! la sale machine !… Quand je pense qu’un peu plus !… Et v’lan !… C’était fini de moi !… j’étais orphelin.

Simone . — Enfin heureusement, il n’y a rien de cassé !…

Dardillon, à part. — Rien de cassé !… il y a la cloche !…(Haut.) Oh ! mais vous savez, j’en ai assez… je donne ma démission… de préparateur !… j’abandonne la partie.

Simone. — Comment !… Vous ne tenez pas plus que ça à moi ?… mais il faut se donner du mal pour arriver.

Dardillon. — s’en donner, oui !… mais pas s’en faire !… Et puis à quoi bon me donner du mal ? Est-ce que je ne suis pas dans le troisième dessous ?… Maintenant que Plumarel est agréé, et que vous avez dit oui.

Simone. — j’ai dit oui par stratégie.

Dardillon. — Ah ! elle est jolie, votre stratégie !… Tenez, de la stratégie, c’est ce que fait Plumarel. Il me l’a expliquée, sa méthode. Pour arriver à la rivière, il se jette dans la mère…

Simone. — Quelle mer ?

Dardillon. — Votre tante !… Eh ! Allez donc les fleurs !… Eh ! Allez donc !… Et alors un beau matin, c’est comme un coup de vent de sympathie qui souffle pour lui. Le courant entraîne tout, et il n’y a plus qu’à cueillir la jeune fille. Voilà, il n’y a pas à le nier, voilà !…

Simone. — Qu’est-ce que vous chantez ?…

Dardillon. — Il n’y a pas de chant !… Ce sont ses cartouches !… Je vous dévoile ses cartouches !…

Simone. — Eh bien !… faites comme lui !… Prenez les mêmes cartouches.

Dardillon. — J’y ai bien pensé, mais ce serait malpropre.

Scène II

modifier

Les Mêmes, Plumarel, puis Madame Paginet

Plumarel, entrant vivement du fond. — Me voilà !…

Dardillon, à part. — Là !… Encore lui !…

Plumarel. — Bonjour, Mademoiselle Simone !… Bonjour Dardillon !… Madame Paginet n’est pas là ?

Simone. — Elle est dans sa chambre.

Madame Paginet, entrant de gauche. — Ah ! Vous voilà !…

Plumarel. — Justement je vous demandais.

Madame Paginet, à Simone et à Dardillon. — Laissez-nous, nous avons à causer.

Dardillon. — Allons !… Venez !… Vous voyez, il n’y a pas à lutter.

Dardillon sort par la gauche avec Simone.

Scène III

modifier

Plumarel, Madame Paginet

Madame Paginet. — Eh bien ! vous avez vu le ministre ?…

Plumarel. — Oui.

Madame Paginet. — Et Paginet ?…

Plumarel. — Paginet ne l’a pas vu. Pendant qu’il marchait à la tête de sa fanfare, j’avais pris une voiture, et j’arrivais avant lui.

Madame Paginet. — Mais alors ; on le recevra peut-être après votre départ !…

Plumarel. — Non. Sur ma haute recommandation, on ne le recevra pas. Pendant ce temps-là, j’ai expliqué toute l’affaire Saint-Fargeau à mon oncle, il l’a comprise, et tout est arrangé.

Madame Paginet. — Oui.

Plumarel. — La première croix qu’il aura sera pour votre mari.

Madame Paginet. — Mais alors, il n’y a rien d’arrangé ?… Nous sommes aussi avancés qu’auparavant. Paginet aura cent fois le temps d’apprendre la vérité, et il est capable d’en faire une fièvre chaude !…

Plumarel. — Aussi faut-il qu’il ne sache rien !…

Madame Paginet. — Mais comment ?… comment ?…

Plumarel. — Voyons !… Est-ce que vous ne devez pas partir bientôt pour la campagne ?…

Madame Paginet. — Si, dans deux jours.

Plumarel. — Eh ! bien, une fois là-bas, il ne saura rien. Jusque-là, évitons toutes communications avec le dehors. Supprimons les journaux, interceptons les lettres.

Madame Paginet. — Oui ! Il faut prévenir le concierge.

Plumarel, lui baisant la main. — Je m’en charge.

Madame Paginet. — Ah ! mon ami, vous êtes notre sauveur ! (Bruit de voix au fond.) Qu’est-ce que c’est que ça ?

Scène IV

modifier

Les Mêmes, Joseph, Dardillon, Simone, puis Paginet

Joseph, entrant du fond. — Voilà Monsieur !…

Simone, entrant de gauche, avec Dardillon. — Voilà mon oncle !…

Madame Paginet. — Ah !… mon Dieu !… lui !… (Elle remonte au fond.)

Plumarel, bas à Dardillon en passant devant lui et remontant au fond. — Eh ! bien, Dardillon, tout va bien ?…

Dardillon, désespéré. — Tout va bien !…

Plumarel. — Eh ! arrivez donc, Monsieur Paginet.

Paginet, entrant du fond ; il a un énorme ruban de la Légion d’Honneur à la boutonnière. — Ouf !… Ah !… mes amis !… Je suis fatigué !… Joseph, mon veston de velours !

Joseph. — Bien, monsieur !…

Paginet. — Eh bien !… Je viens du ministère. Ce qu’on vous fait poser là-dedans !…

Madame Paginet. — Tu as été reçu ?

Paginet. — Admirablement !… par l’huissier qui m’a dit : "Monsieur le Ministre n’est pas encore arrivé…" Alors, j’ai donné mon nom, n’est-ce pas ?… "Paginet, Chevalier de la Légion d’Honneur." Je me suis assis. J’ai attendu une heure. Au bout de ce temps, j’ai dit à l’huissier : "Voyez donc si le ministre est arrivé ?…" Il m’a répondu : "Le ministre !… Ah ! bien, il y a longtemps qu’il est parti !…" Et voilà comment le service est fait dans les administrations.

Simone. — Comment !… Vous n’avez pas vu le ministre ?…

Paginet. — Non !… Mais je lui ai laissé un mot sur ma carte… "Mon cher ministre… désolé de ne pas vous avoir vu… Merci beaucoup pour la petite chose…" J’ai mis la petite chose pour l’huissier… qui était là !… Il n’a pas besoin de savoir !… (Continuant.) "À vous revoir !…"

Plumarel. — C’est très bien !…

Paginet. — N’est-ce pas ?… Ce n’est pas plat ?… C’est correct et pas plat !…

Plumarel. — Tout à fait dans la note !…

Paginet. — Tenez !… regardez !… regardez-le, votre nouveau promu !…

Madame Paginet, à part. — Le malheureux !…

Paginet, montrant sa décoration. — Hein !… Ça fait assez bien !… C’est bête, mes enfants, mais dans la rue, je me suis arrêté devant toutes les glaces.

Tous. — Ah !…

Paginet. — Oui !… pour tout le monde, je faisais semblant de regarder si je n’avais pas du noir dans la figure. Comme ça, tenez !… Mais c’était ça que je regardais

Plumarel, à part. — Et vous croyez que ce ne serait pas un crime de le désabuser ?…

Joseph, rentrant avec le veston de Paginet. — Voilà le veston de monsieur !…

Paginet. — Merci ! (Il met son veston et donne sa redingote à Joseph qui remonte en l’emportant.) Ah ! attendez !… (Il retire la décoration et la met à son veston.) Là !… voici !…

Joseph sort par le fond.

Paginet, se promenant de long en large devant la glace et fredonnant. — Tra la ! la ! la la ! Tra la ! la ! la ! la !… Ah ! ça me fait un effet de me voir comme ça !… C’est-à-dire que je me demande comment j’ai pu m’en passer jusqu’à présent !… (Allant à Plumarel.) Et dire, mon bon Plumarel, que c’est à vous…

Plumarel. — Oh !…

Paginet. — Oh ! mais je ne suis pas un ingrat et je n’oublie pas la parole que je vous ai donnée.

Plumarel. — La parole !

Paginet. — Tu sais, Simone, ce dont nous avons parlé ce matin ?

Simone. — Oui, mon oncle !

Paginet. — Es-tu toujours consentante ?

Simone. — Dame ! oui !

Paginet, à Plumarel. — Vous entendez ! c’est son cœur qui parle ! (À Madame Paginet.) Tu entends ce cri de l’âme !… ma chérie, ces deux enfants s’aiment, eh bien ! si tu le veux, nous pouvons faire leur bonheur.

Dardillon et Madame Paginet. — Leur bonheur ?

Paginet. — Oui, tu n’as qu’à consentir comme moi à accorder la main de ta nièce au meilleur des amis !… à ce brave Plumarel !

Madame Paginet. — Si j’y consens ! mais avec joie !

Dardillon. — Ah !

Il tombe sur un fauteuil.

Madame Paginet, à Plumarel. — Mon cher enfant !

Plumarel. — Madame !…

Paginet. — Mon neveu ! dans mes bras !… (Il l’embrasse.) Et maintenant ! embrassez votre fiancée !

Plumarel, à Simone. — Ah ! mademoiselle ! je, suis bien heureux !…

Paginet. — Mais nous le sommes tous, heureux !… Simone, ma femme, moi, Dardillon !… N’est-ce pas, Dardillon ?

Dardillon, bredouillant. — Mais… oui !… oui !…

Paginet. — Là ! vous voyez sa joie ! et maintenant (à Plumarel), allez chercher votre bouquet de fiançailles.

Plumarel. — J’y cours !

Madame Paginet, à Plumarel. — Au revoir, mon neveu.

Elle remonte vers le fond avec Paginet.

Dardillon, bas à Simone. — Ah ! mademoiselle !… c’est indigne !… quand vous m’avez promis…

Simone. — Mais laissez donc faire ! qui dit fiancée ne dit pas mariée.

Dardillon. — Ah !…

Paginet, redescendant avec Madame Paginet. — Ah ! je suis content de moi !… on se sent vraiment le cœur léger quand on a payé une dette de reconnaissance.

Dardillon, entre ses dents. — Oh ! oui !… pour ce que cela lui coûte !

Scène V

modifier

Les Mêmes, Joseph

Joseph, entrant du fond. — Monsieur, voilà un paquet de cartes qu’on apporte de chez l’imprimeur.

Madame Paginet. — Des cartes ?

Paginet. — Ah ! oui, je sais. Ce sont des cartes que j’ai fait faire avec "Chevalier de la Légion d’Honneur."

Madame Paginet. — Ah ! mon Dieu ! pourquoi faire ?

Paginet. — Mais pour envoyer à toutes nos connaissances !… tout le monde ne lit pas les journaux.

Madame Paginet. — Hein ?

Paginet. — Tenez, Dardillon, vous allez aller par-là et vous en enverrez à tous les noms qui sont portés sur mon livre d’adresses…

Madame Paginet. — Mais non, voyons, tu ne feras pas ça !…

Paginet. — Mais absolument !… ça se fait toujours. Quand quelqu’un est décoré, on sait très bien qu’on envoie des cartes.

Madame Paginet. — Oui, à la personne.

Paginet. — Ah ! ça !… se sont des nuances. Tiens, Simone, va avec lui, tu l’aideras !

Madame Paginet. — Ah ! bien ! J’y vais aussi ! (À part.) Ah ! je réponds bien que ces cartes ne partiront pas !

Elle entre à droite avec Dardillon et Simone.

Paginet, qui les a accompagnés jusqu’à la porte. — C’est ça !… allez !… (Il descend en scène, remontant vivement jusqu’à la porte de droite.) Ah ! et puis, au-dessous, vous mettrez : "Avec tous ses compliments."

Scène VI

modifier

Paginet, Joseph

Joseph, paraissant au fond au moment où Paginet est sur le point d’entrer à droite. — Monsieur !

Paginet. — Quoi ?

Joseph. — C’est un monsieur qui demande à parler au nouveau chevalier de la Légion d’Honneur.

Paginet. — Oui !… Eh bien ! faites entrer. Je suis à lui tout de suite. (Entrant à droite.) N’est-ce pas, mettez bien : "Avec tous ses compliments".

Scène VII

modifier

Joseph, Rasanville

Joseph, Parlant au fond. — Monsieur peut entrer !

Rasanville, entrant du fond, tenue élégante et un ruban rouge à la boutonnière. Il est très myope ; saluant autour de lui. — Madame, madame.

Joseph. — Mais madame n’est pas là, monsieur.

Rasanville. — Il me semblait aussi que je ne la voyais pas.

Il se cogne dans un tabouret et manque de tomber.

Joseph. — Oh ! prenez garde !

Rasanville. — Merci !… une autre fois, prévenez-moi avant ! Je vous dirai que je suis très myope… et comme je ne porte pas de lorgnon !

Joseph. — Pourquoi ?

Rasanville. — Parce que je trouve que ça nuit à l’élégance. Notre métier à ses exigences ; nous autres reporters mondains, nous sommes pour la pureté du style… dans notre toilette.

Joseph. — Ah ! monsieur est rapporteur ?

Rasanville. — Non ! reporter au journal "La grande vie" et je désire voir le nouveau légionnaire que je suis chargé d’interviewer.

Joseph. — De quoi ?

Rasanville. — D’interviewer, autrement dit l’interroger pour faire son portrait, vous comprenez ?…

Joseph. — Parfaitement ! monsieur peint ?

Rasanville. — Non, j’écris ! voyons, c’est sans doute le cabinet de travail ?

Joseph. — Oui, monsieur.

Rasanville. — Est-ce qu’il est bien ?

Joseph. — Dame ! vous voyez. (À part.) Ah ! c’est vrai, il est myope !

Rasanville. — Je vais. en prendre le plan.

Il tire un carnet de sa poche.

Joseph, à part. — Ah, çà ! c’est un mouchard !… (Haut.) Mais pourquoi faire, monsieur ?

Rasanville. — Mais pour mettre dans mon journal. Ça intéresse le public.

Joseph. — Ah ! c’est pour mettre dans le journal !… C’est différent ! Prenez, monsieur !

Rasanville. — Voyons. (Ecrivant sur son carnet.) Grande fenêtre donnant sur la place de Louvois.

Joseph. — Oui, monsieur. Monsieur remarquera l’espagnolette. L’espagnolette ne va pas, mais j’ai prévenu le serrurier, il doit venir l’arranger !

Rasanville. — Merci, mon ami. (Ecrivant.) Tapisseries anciennes. Le style général de la pièce est… (À Joseph.) Louis XV ou Louis XVI ?…

Joseph. — Oh !… mettez les deux louis.

Rasanville. — Voyons… les objets d’art. Pas beaucoup de tableaux ici. Ah ! de qui, celui-là ?

Joseph. — Ah ! attendez, monsieur… c’est Hobbéma ou Abbéma…

Rasanville. — Ah ! ah !

Joseph. — Enfin, je sais que c’est une femme !

Rasanville. — Ah ! bon !… (Ecrivant.) Hobbéma

Joseph. — Oui.

Rasanville. — Ah ! maintenant… (Apercevant une chancelière sous le bureau.) Ah ! tiens !… (Appelant comme on appelle un chien.) bss ! bss !

Joseph. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Rasanville. — Est-ce qu’il est farouche ?

Joseph. — Qui ?

Rasanville. — Ce chien ?

Joseph. — Ce n’est pas un chien, c’est une chancelière

Rasanville. — Oh ! pardon !

Joseph, à part. On n’est pas myope comme ça !

Rasanville, à part. — Ah ! tiens ! tiens !… En attendant madame Paginet, si je profitais un peu de ce domestique pour l’interroger un peu sur elle ! (Haut.) Voyons, mon ami, vous pouvez m’être d’une grande utilité. Vous n’ignorez pas que vous êtes au service d’une personnalité très en vue. Eh bien ! vous pourriez me donner quelques détails sur elle. Quel genre de personne est-ce ?

Joseph. — Quel genre de personne ? Ah ! monsieur je n’ai qu’à me louer. C’est ce qu’on appelle une bonne nature,… un peu maniaque. Tout le monde a ses petits travers !… mais vous savez, là, un bon garçon !

Rasanville. — Pas du tout femme, alors ?

Joseph. — Ah ! bien, par exemple ! (Voix de Paginet.) Tenez !… vous allez en juger par vous-même. Je l’entends.

Rasanville, à part. — Ah c’est madame Paginet.

Joseph sort par le fond.

Scène VIII

modifier

Rasanville, Paginet

Paginet, entrant de gauche et apercevant Rasanville. — Ah ! monsieur.

Rasanville, étonné. — Hein ! comment ?

Paginet. — Il paraît, monsieur, que vous. désirez me parler ?

Rasanville. — À vous ? oui… non… c’est-à-dire… j’avais demandé à parler au nouveau chevalier de la Légion d’Honneur.

Paginet, — Eh ! bien, c’est moi, monsieur.

Rasanville. — Vous ?

Paginet. — Parfaitement !… (Montrant sa décoration.) Tenez ? voyez plutôt.

Rasanville. — C’est vrai. (À part.) Comment… c’est madame Paginet ? (Haut.) Je vous demande pardon, mais je m’attendais si peu à vous voir dans cette tenue.

Paginet. — Oui, je vous prie de m’excuser, c’est mon costume d’appartement.

Rasanville. — Ah ! c’est ça !… c’est ça !… on est plus à l’aise, seulement, vous comprenez,… comme je pensais vous trouver en robe.

Paginet. — Oh ! en dehors de mes cours, je n’y suis jamais.

Rasanville, à part. — Oh ! mais très intéressant à noter, çà !. (Paginet.) Vous permettez ?… (Ecrivant.) "Madame Paginet a l’habitude de s’habiller en homme !…"

Paginet. — Pardon, monsieur, mais à qui ai-je l’honneur ?…

Rasanville. — Ah ! C’est juste !… (Se présentant.) Rasanville, reporter au journal "La grande vie" et désireux de vous interviewer.

Paginet, à part. — Un interviewer !… (Haut.) Ah ! monsieur, mais asseyez-vous donc. Non !… dans ce fauteuil, vous serez mieux.

Rasanville. — Merci !… Voulez-vous me permettre de prendre quelques notes. Vous savez, nos lecteurs sont assez friands des portraits des personnalités en vue.

Paginet, à part. — Des personnalités en vue !… je ne lui ai pas fait dire. (Haut.) Mais c’est très naturel !… tenez, comme ça… me voyez-vous bien ?…

Rasanville. — Attendez… voulez-vous me permettre ?…

Il s’approche de Paginet et le regarde de très près comme font les myopes.

Paginet. — Quoi donc ?…

Rasanville. — Je vous demande pardon… je suis un peu myope… merci… (À part, écrivant :) "Madame Paginet est une grande personne, à la figure mâle et énergique. Les cheveux grisonnants sont coupés courts et rejetés en arrière ; la bouche et le regard, seuls, trahissent le sexe véritable de madame Paginet, mais le reste, gestes, port et costume, a l’allure plutôt masculine."

Paginet, qui ne bouge pas. — Ça va-t-il ?

Rasanville. — Oh ! mais vous pouvez bouger.

Paginet. — Ah ! bon !

Rasanville. — Et vous êtes mariée ?

Paginet. — Parfaitement.

Rasanville. — Pas d’enfants ?

Paginet. — Hélas ! non.

Rasanville. — Alors, je ne peux pas mettre que vous avez connu les joies de l’enfantement !

Paginet. — Ah ! ça me serait difficile.

Rasanville. — Maintenant, voulez-vous que nous parlions un peu de votre œuvre ?

Paginet. — Avec grand plaisir.

Rasanville. — On peut dire qu’elle est d’un grand secours à l’humanité souffrante. Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée de l’entreprendre ?

Paginet. — Ah ! mon cher monsieur, c’est quand j’ai vu l’accréditement qu’on donnait à ce mythe qu’on appelle le microbe.

Rasanville. — Aïe !… aïe !… comment dites-vous cela ?

Paginet. — À ce mythe !

Rasanville. — Oui, oui…

Paginet, qui regarde au-dessus de son épaule. — Mais non !… vous écrivez mythe… m-i-t-e. C’est l’insecte.

Rasanville. — En effet !… c’est plutôt l’insecte. D’ailleurs, ça n’a pas d’importance. Il y a le correcteur du journal.

Paginet, à part. Eh bien ! Il ne doit pas avoir une sinécure !

Rasanville, écrivant. — Qu’on appelle le microbe.

Paginet. — Alors, vous comprenez, j’ai voulu prouver que le microbe n’existait pas. De là, mon œuvre…

Rasanville. — Oui. Je ne saisis pas très bien le rapport.

Paginet. — Comment, vous ne saisissez pas le rapport ? Je prends des enfants, ils ont la rougeole.

Rasanville. — Ah ! vous ne les prenez que quand ils ont la rougeole !

Paginet. — Mais non ! Je dis la rougeole,… la scarlatine !… Enfin ce que vous voudrez.

Rasanville. — Oui, enfin… il faut qu’ils aient quelque chose.

Paginet. — Ah ! bien entendu !

Rasanville. — Mais alors, c’est plutôt un hôpital.

Paginet. — Quoi ?

Rasanville. — Votre œuvre ?…

Paginet. — Mon œuvre ?… Vous n’avez pas l’air de comprendre très facilement.

Rasanville. — Si ! si !

Paginet. — Je vous dis : "Je prends des enfants qui ont la rougeole…"

Rasanville. — Oui… oui… permettez-moi, d’écrire… (Ecrivant.) On ne prend à l’œuvre que les enfants qui ont la rougeole.

Paginet. — À côté de ça, je prends des êtres bien portants…

Rasanville. — Ah bien ! Dites-le donc !

Paginet. — Mais, dame ! ça se comprend ; une fois que je les ai, je leur inocule le microbe de la rougeole.

Rasanville. — Ah ! pourquoi ça ?

Paginet. — Comme expérience.

Rasanville. — Oh ! mais c’est de la cruauté.

Paginet. — Non, puisque c’est dans l’intérêt général. Eh bien ! la plupart du temps le microbe ne donne rien.

Rasanville. — Oui,… oui,… je vois. En somme votre œuvre est un champ d’expérience.

Paginet. — C’est-à-dire que c’est le produit d’un champ d’expérience.

Rasanville. — Oui,… oui,… (À part.) Je ne comprends rien du tout à ce qu’elle me raconte. Voilà un article qui ne sera pas facile à faire.

Paginet. — Eh bien ! cher monsieur, voilà ce que j’ai voulu prouver. Voilà mon œuvre !

Rasanville. — Oui,… oui,… et ça prend ?…

Paginet. — Si ça prend ? Nous en sommes au troisième mille.

Rasanville. — Oh !… oh !… (À part écrivant.) L’œuvre compte actuellement 3 000 enfants naturels. (À Paginet.) Eh bien ! Je vous remercie de tous ces petits détails. J’ai là suffisamment, de quoi rédiger un article. Il ne me reste plus qu’à vous féliciter encore une fois de la distinction dont vous, avez été l’objet !

Paginet. — Mais, monsieur, je vois que vous même… (Indiquant le ruban de Rasanville.) Nous sommes collègues.

Rasanville. — Hein ?… ce… oh !… c’est le Christ du portugal.

Paginet. — Ah bien ! c’est déjà ça !… mes félicitations. (L’accompagnant jusqu’au fond.) Au revoir monsieur.

Madame Paginet, entrant de gauche. — Oh ! pas seul !

Rasanville. — Justement vous avez du monde.

Paginet. — Oh ! Ce n’est rien. (À madame Paginet.) Tout de suite, ma bonne.

Rasanville, à part. — Ah ! c’est sa bonne !…

Madame Paginet, à part. — Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?…

Paginet. — je vais vous accompagner.

Rasanville. — Ne vous dérangez pas… (À part.) C’est une femme charmante… (À Paginet.) Au revoir madame !

Paginet, à mi-voix à Madame Paginet, — Bébé, monsieur te dit au revoir.

Madame Paginet. — À moi ?… Oh ! pardon !… au revoir, monsieur.

Rasanville sort par le fond,

Scène IX

modifier

Monsieur et Madame Paginet, Joseph

Madame Paginet. — Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

Paginet. — Un interviewer, chère amie, il vient de m’interviewer !

Madame Paginet. — Hein !… Toi ?…

Paginet. — Oui. Il veut faire de moi une petite biographie dans le journal.

Madame Paginet. — Ah ! bon !… (À part.) J’ai eu peur !…

Joseph, entrant du fond. — Une dépêche pour monsieur !

Madame Paginet. — Une dépêche… Oh mon Dieu !

Paginet. — Ah ! voilà les félicitations qui commencent… (À Joseph.) Il n’est pas venu d’autres lettres pour moi ?

Joseph. — Il y a le courrier de monsieur qui est sur la table !

Madame Paginet, à part : — Le maladroit !

Paginet. — Ah ! merci !…

Il prend le courrier. Joseph sort par le fond.

Paginet. — Ah ! voyons d’abord cette dépêche !

Madame Paginet, vivement. — Non,… : attends. Ne te fatigue pas les yeux, je vais te la lire.

Paginet. — Mais non, pas du tout !… (Lisant.) "Paginet, Chevalier de la Légion d’Honneur." Ah ! tiens ! c’est de Dubouchard. (Lisant.) "Compliments, décoration bien méritée…) (À part.) Ah ! ça, oui ! (Lisant.) Amitiés à votre mari… (Parlé.) Qu’est-ce qu’il chante ?

Madame Paginet, à part. — Aïe ! (Haut.) Eh ! bien, oui !… c’est bien ça !… c’est pour moi : amitié à votre Marie !… Je m’appelle Marie. Le télégraphe a oublié l’E.

Paginet. — Parbleu !… c’est évident !… Le télégraphe n’en fait jamais d’autres !… Tu ne sais pas ce qui est arrivé dernièrement ?… Une pauvre petite femme qui s’est crue veuve à cause d’une erreur semblable. On lui télégraphie : "Votre mari est décidé à se fixer à Narbonne." Et qu’est-ce que met le télégraphe ? "Votre mari est décédé asphyxié au carbonne." Tu vois où ça peut mener, des erreurs pareilles ?

Madame Paginet. — Oui, en effet.

Paginet. — Voyons le courrier.

Madame Paginet. — Non, ce n’est pas la peine ; plus tard, je ferai ça pour toi.

Paginet. — Mais pourquoi donc ? (Dépouillant le courrier.) Des cartes ! des cartes !… (Lisant.) Edouard Chanterel, docteur pédicure, envoie ses félicitations pour l’heureuse nomination qu’il a apprise à un repas de corps. (Parlé.) Un repas de cors ! mais alors il mange son fonds, le pédicure ! (Ouvrant une autre.) Ah ! qu’est-ce que c’est ça ?… une lettre en latin !

Madame Paginet. — En latin ?

Paginet, lisant l’enveloppe. — Oui !… Illustrissime… Ah ! non au fait, c’est de l’italien !… Illustrissima Señorà Paginet… Tu vois, ça veut dire à l’illustre Seigneur Paginet.

Madame Paginet. — C’est de l’italien, ce n’est pas la peine de le lire.

Paginet. — Si ! si ! je lis très bien l’italien. (Paginet lit la lettre.) C’est aimable ! très aimable !

Madame Paginet. — Qu’est-ce qu’il dit ?

Paginet. — Je ne sais pas. Je lis très bien la langue, mais je ne la comprends pas. Aussi cette idée de nous écrire en italien ! Ils sont étonnants, les gens de ce pays-là ! nous, quand nous leur écrivons, est-ce que nous ne leur écrivons pas en français ?… Eh bien ! alors !…

Madame Paginet. — C’est évident !…

Paginet. — Ah ! tiens, cette enveloppe, regarde…

Madame Paginet, à part. — Ah. ! mon Dieu ! madame Paginet, chevalier de la Légion d’Honneur !… (Haut.) C’est pour moi !… c’est pour moi !

Paginet. — Mais non !… Il y a chevalier de la Légion d’Honneur. C’est moi !… ce que tu prends pour Madame, un grand M et un petit e, ça veut dire Maître ; Maître Paginet, chevalier de la Légion d’Honneur !

Madame Paginet. -. Ah ! tu crois ?

Paginet. — Tiens !… Tu vas voir. (Lisant.) "Chère Madame"… Tiens ! (Lisant.) "Je viens au nom de l’Union des femmes de Paris, vous féliciter du grand honneur dont vous venez d’être l’objet…" (Parlé.) Ah, çà ! voyons !… Je deviens idiot. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Madame Paginet : — Mais je ne sais pas, mon ami.

Scène X

modifier

Les Mêmes, Joseph, puis Simone, Dardillon

Joseph, accourant du fond. — Monsieur, monsieur, il y a en bas un municipal à cheval qui apporte ce pli.

Paginet, prenant le papier. — Qu’est-ce que c’est que ça ?… (Lisant.). "Chancellerie de la Légion d’Honneur !" C’est mon brevet.

Madame Paginet, à part. — Le brevet !… Tout est perdu.

Joseph. — je ne crois pas que ce soit pour monsieur. Le garde m’a dit que c’était pour madame Paginet.

Paginet. — Eh ! bien, il s’est trompé, le garde ! (Haussant les épaules.) Madame Paginet ! parbleu ! c’est encore la même chose !… M. E… ça veut dire : Maître. Vous direz au garde que ça veut dire Maître.

Madame Paginet, à part. — Ah ! le malheureux !…

Paginet. — Vite !… voyons !… (Il déchire l’enveloppe, lisant.) Le Président de la République, vu les articles, etc., etc., arrête : Madame Paginet est nommée… (Pousse un cri.) Ah ! Hein !… quoi !…, Tu es !… (Il tombe sur le canapé.)

Madame Paginet. -. Paginet, mon ami !… du courage !

Paginet, dont la figure s’illumine. — Ah ! non !… ça c’est trop !… non, vrai !… c’est trop !

Madame Paginet.- Quoi ?

Paginet. — Décorée !… Tu es décorée !…

Madame Paginet. — Hein ?… Moi !… Oui !… Ah !

Paginet. — Ah ! non !… vois-tu !…c’est trop de bonheur à la fois !… moi le matin, toi le soir !… le mari et la femme décorés dans la même journée !… Oh ! non, c’est trop ! c’est trop !

Madame Paginet, à part. — Comment, il croit…

Paginet, l’embrassant. — Ah ! Bébé !… que je suis heureux !… (Appelant.) Simone !… Dardillon !…

Simone et Dardillon, entrant de droite. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Paginet. — Ah ! Simone !… Embrasse ta tante !… elle est décorée !

Simone. — Elle aussi ?

Paginet. — Oui !… Nous le sommes tous les deux !… Nous avons fait coup double !…

Simone, embrassant madame Paginet. — Oh ! ma tante !…

Dardillon. — Madame !…

Paginet. — Ah ! bébé !… Il me semble que tu es plus grande encore que tout à l’heure. Vois-tu, ça me faisait quelque chose que tu ne fusses. pas décorée, toi, une femme supérieure !… toi que je mettais à mon niveau !… à l’idée qu’il allait exister désormais une différence entre nous !… Eh ! bien, non, tu es encore et toujours mon égale !… nous pouvons marcher de front… fiers de nous et dignes l’un de l’autre.

Madame Paginet, dans les bras de Paginet pleurant. — Ah ! mon ami !… mon ami !…

Paginet, très ému, s’essuyant les yeux. — Pleure, bébé. Les larmes de joie… ça fait du bien !

Simone, émue à Dardillon. — Est-il éloquent, mon oncle !

Dardillon. — Démosthène !

Paginet. — Allons !… voyons !… Soyons homme !… (À Dardillon.), Dardillon, vous faites les cartes ?

Dardillon. — Oui, monsieur.

Paginet. — Eh bien ! sous Paginet, chevalier de la Légion d’Honneur vous mettrez : Et madame aussi…

Dardillon. — Bien, monsieur. (Il sort par la droite.)

Paginet. — Quant à toi, bébé, puisque toutes ces lettres de félicitations sont pour toi, tiens ! va ! va répondre tout de suite. Il est bon pour ces choses-là de ne pas faire traîner les remerciements !

Madame Paginet. — Oui ! J’y vais !… (sortant par la gauche.) Ah ! mon Dieu !

Scène XI

modifier

Paginet, Simone

Paginet. — Ah ! c’est bon de trouver enfin un ministre qui sait reconnaître et récompenser le mérite.

Simone. — Oh ! il ne faut pas être ingrat, mon oncle, monsieur, Plumarel y est aussi pour beaucoup.

Paginet. — Plumarel !… C’est. évident qu’il y est pour beaucoup ; je ne l’oublie pas, va !

Simone. — Dame ! s’il n’avait pas parlé à son oncle, je ne sais pas quand vous auriez été décoré.

Paginet. — Ah ! Tu ne sais pas !… Tu ne sais pas !… C’est beaucoup dire !… je ne l’aurais pas été cette fois-ci, mais je l’aurais été la prochaine fois.

Simone. — Est-ce qu’on sait jamais, mon oncle, tandis que quand on a dans sa poche le neveu d’un ministre, dévoué comme il l’a été.

Paginet. — Ca, c’est vrai !… Je ne saurais trop le dire. Il a été dévoué, très dévoué.

Simone. — N’est-ce pas ? Il n’a pas marchandé ses pas et ses démarches.

Paginet. — Oh ! ça !… non. Maintenant, entre nous, il n’avait pas bien loin à aller !… Un mot de temps en temps dit à son oncle. Au fond, tu sais, ce sont des services qui se rendent tous les jours.

Simone. — Oh ! oh ! mon oncle !

Paginet. — Ce n’est pas pour le diminuer… parce que, Dieu merci, ces choses-là, ne se mesurent pas au poids ; c’est l’intention qui fait tout et il n’aurait pas réussi que je ne lui en voudrais pas plus que maintenant.

Simone. — À la bonne heure, mon oncle !

Paginet. — Et d’ailleurs, je crois que je lui prouve ma reconnaissance en ce donnant à lui.

Simone. — Oh ! ça, c’est très bien. Et vous aurez pour vous l’approbation de tous les honnêtes gens.

Paginet.- — Tu crois ?

Simone. — Si je le crois !… Mais tout le monde dira : (Sur un ton de déclamation.) Vous voyez Plumarel, il a épousé la nièce du docteur Paginet.

Paginet. — Oui.

Simone, même ton. — Et savez-vous pourquoi le docteur Paginet lui a donné sa nièce ?

Paginet, même ton. — Ah ! ah ! vous, ne savez pas pourquoi ?

Simone, même ton. — Parce qu’il n’a pas voulu demeurer en reste avec un homme qui l’avait fait décorer !

Paginet. — Hein ?

Simone. — Voilà ce que dira le monde.

Paginet. — Comment… il dira… !

Simone. — Parfaitement !

Paginet. — Ah ! oui !… permets…, c’est que ça change la thèse. Je ne veux pas du tout qu’on dise ça, moi !

Simone. — Pourquoi ?

Paginet. — Dame ! ça revient à dire que c’est Plumarel qui a tout fait. Et tu comprends que c’est embêtant si j’ai l’air d’être la créature de Plumarel.

Simone. — Oh ! créature !

Paginet. — Enfin si !… ça a quelque chose de vexant pour moi.

Simone. — En quoi ?

Paginet. — Mais en tout !… J’ai l’air de… ah ! non ! (Changeant de ton.) Enfin, entre nous, tu tiens donc bien à l’épouser cet homme-là ?…

Simone. — Oh ! mon oncle !

Paginet. — À l’épouser !… à l’épouser tout de suite, s’entend. Evidemment, je n’ai pas l’intention de renoncer à ce mariage, à moins que, plus. tard, il ne me fasse une chose pas propre. Mais enfin, il ne m’a encore rien fait !… Je ne peux pas dire le contraire.

Simone. — Ah ! vous en convenez !.

Paginet. — Seulement on pourrait peut-être attendre. Nous pourrions remettre cela à quelque temps.

Simone. — Oui !… à quelques semaines. Au mois prochain, par exemple !

Paginet. — Oui !… ou à l’an prochain. Enfin à un prochain près.

Simone. — Mais, c’est vrai !

Paginet. — D’abord, veux-tu que je te dise : je trouve ça plus digne de ma part. Comment, voilà un garçon qui me rend un service assez grand et il ne me l’a pas plutôt rendu que je m’acquitte immédiatement envers lui. C’est-à-dire que c’est presque de l’ingratitude. J’ai l’air de ne pas pouvoir supporter le poids de la reconnaissance.

Simone. — Mais oui !… et moi, étourdie qui allais comme ça, sans réfléchir, vous compromettre en l’épousant, vous faire taxer d’ingratitude !

Paginet. — Oh ! mais je ne t’en aurais pas voulu !

Simone. Oh ! je ne veux plus entendre parler de ce mariage d’ici longtemps.

Paginet. — Oh ! que tu es gentille !… Tiens, merci ! (Il l’embrasse.)

Joseph, entrant du fond. — Monsieur Plumarel

Simone. — Oh ! lui ! je vous laisse !

Paginet. — Oui, c’est ça. Je me charge de tout.

Simone, sortant à gauche, — Allons ! le voilà remis aux calendes grecques !

Scène XII

modifier

Paginet, Plumarel

Plumarel, un bouquet à la main. — Ah ! me voilà !… vous voyez !… J’apporte mon bouquet !… où est ma fiancée ?…

Paginet. — Votre fiancée ? Eh bien ! Vous savez, mon ami, j’ai beaucoup réfléchi ! Décidément je trouve Simone bien jeune.

Plumarel. — Bien jeune ?…

Paginet. — Oui, nous ne pouvons pas vous marier tout de suite.

Plumarel. — Mais pourquoi ?

Paginet. — je vous l’ai dit, parce que je la trouve trop jeune.

Plumarel. — Mais vous ne la trouviez pas trop jeune tout à l’heure ?

Paginet. — Je ne la trouvais pas… je ne la trouvais pas… parce que je ne m’en étais pas aperçu.

Plumarel. — Mais alors, quand ?

Paginet. — Plus tard,… quand elle sera grande !… Enfin, quel âge avez-vous donc ?

Plumarel. — Mais, monsieur, j’ai 28 ans.

Paginet. — Eh ! bien, vous ne pouvez pas attendre que vous en ayez 30, elle en aura 20 ? Il faut toujours qu’il y ait dix ans de différence entre les époux.

Plumarel. — Eh bien ! monsieur, de 18 à 28.

Paginet, interloqué. — Hein ? de… Ah ! oui !… mais ce n’est pas du tout la même chose. Ce ne sont pas les mêmes dix ans.

Plumarel. — C’est bien, monsieur, je vois que c’est une fin de non-recevoir.

Paginet. — Mais pas du tout !

Plumarel. — Je vous avouerai que je ne m’attendais pas à cela. Je croyais qu’après toutes mes démarches pour vous faire décorer !

Paginet, s’étalant bien. — Ah ! là !… C’est ça, dites-le donc !… Je m’y attendais. C’est vous, n’est-ce pas ?… C’est vous seul qui m’avez fait décorer !…

Plumarel. — Mais, monsieur.

Paginet. — Il y a longtemps qu’il pesait sur votre langue, ce mot-là. Enfin il est sorti, n’est-ce pas, il est sorti.

Plumarel. — Mais je vous assure.

Paginet. — Oui, oui… c’est entendu !… c’est monsieur qui a tout fait !… c’est monsieur !… J’ai travaillé toute ma vie !… j’ai su mériter tous les titres !… mais c’est monsieur. Il y a dix ans que tous les ministres me portent.

Plumarel. — Mais je vous répète que vous vous méprenez sur le sens de mes paroles.

Paginet. — Allons donc ! D’ailleurs, il suffit de vous regarder, de voir vos petits airs de protection !…

Plumarel. — Moi ?

Paginet. — Oui, vous vous promenez en disant : "Savez-vous pourquoi Paginet me donne sa nièce ? Parce que je l’ai fait décorer."

Plumarel. — Moi, j’ai dit ça ?

Paginet. — Vous le dites du regard, ça suffit. Eh bien ! non ; monsieur Paginet ne vous donnera pas sa nièce !… puisque vous l’avez fait décorer ! il ne vous la donnera pas.

Plumarel. — Ah !

Paginet, avec conviction. — Ah ! je savais bien que j’avais affaire à un ingrat !

Scène XIII

modifier

Les Mêmes, Madame Paginet

Madame Paginet, venant de gauche. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Plumarel. — Il y a que, maintenant, monsieur Paginet me refuse sa nièce.

Madame Paginet. — Comment ? Ce n’est pas possible… après ce qu’il a fait pour toi !

Paginet, éclatant. — Ah ! là !… tu t’en mêles aussi toi… (À Plumarel.) Mais qu’est-ce que vous avez fait pour moi ? Qu’est-ce que vous avez fait ?

Plumarel. — Mais rien, monsieur.

Paginet. — Eh bien ! alors, si vous n’avez rien fait, je ne vous dois rien.

Plumarel, à madame Plumarel. — Alors, madame, je n’ai plus qu’à me retirer.

Madame Paginet, bas. — Revenez dans une demi-heure quand il sera calmé, je lui parlerai

Plumarel. — Monsieur.

Paginet. — Oui !… Adieu !… et tenez !… remportez votre bouquet !

Plumarel sort par le fond, emportant son bouquet.

Scène XIV

modifier

Madame Paginet, Paginet

Madame Paginet. — Voyons, calme-toi, qu’est-ce que tu as ?

Paginet. — Ah ! c’est qu’il m’agace, ton Plumarel. Il m’agace…. il prend des airs avec moi !…

Scène XV

modifier

Les Mêmes, Joseph, Monsieur et Madame Livergin

Joseph, entrant du fond. — Monsieur ! C’est monsieur et madame Livergin.

Madame Paginet, à part. — Livergin ! Mon Dieu !… Il va mettre les pieds dans le plat !… (Haut.) Nous n’y sommes pas !

Paginet. — Comment nous n’y sommes pas ? (À Joseph.) Faites entrer !

Madame Paginet ; à part. — Ah ! mon Dieu !

Livergin, entrant du fond avec sa femme. — Ah ! chère madame !… nous avons appris la bonne nouvelle !

Madame Livergin. — Nous vous complimentons.

Madame Paginet, embarrassée. — Merci. Vous êtes bien aimables.

Livergin, à Paginet. — Mais toi, mon pauvre ami !… Quelle cruelle déception !

Madame Paginet, bas. — Oui !… Chut ! !…

Paginet. — Une déception ?

Livergin. — Tiens ! Tu la portes encore ?

Madame Paginet. — Mais taisez-vous donc !

Paginet. — Quoi ! je la porte encore ?… Pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Livergin. — Hein ?… non… rien !… Je ne sais pas… J’avais lu dans ce journal… (Lui présente un journal.)

Paginet, prenant le journal. — Dans ce journal ?

Madame Paginet. — Ah ! mon Dieu !… ne lis pas !

Paginet. — Mais laisse-moi donc. Où est-ce ?

Livergin. — Non ! non, je t’en prie !… ne lis pas !… (Changeant de ton.) C’est à la première page, 4e colonne.

Madame Paginet, à part. — Ah ! cette fois, c’est bien perdu !… (À Paginet.) Paginet !

Paginet. — Ah ! laisse-moi donc ! (Lisant.) "On a annoncé ce matin par erreur, la nomination du docteur Paginet, au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur !…" (À part.) Hein ! "Ce n’est pas lui qui a été nommé, c’est…" (Tombant sur un canapé.) Ah !

Madame Paginet. — Paginet !… Paginet !…

Madame Livergin. — Ah ! mon Dieu !… il se trouve mal !

Madame Paginet. — Ah !… vous avez fait un joli coup !… Tenez !… les sels,… là !… Donnez-moi les sels qui sont sur la table.

Madame Livergin, prenant le flacon et le donnant à madame Paginet. — Les voilà !…

Paginet, revenant à lui. — Merci !… merci, mes amis !

Madame Paginet. — Mon pauvre Loulou !… du courage !…

Paginet. — Du courage ! (il met la main sur son cœur et rencontre la décoration.) Ah ! c’est vrai ! Je n’ai pas le droit de la porter ! (Il l’enlève et la jette sur la table.)

Madame Paginet. — Loulou, voyons !

Madame Livergin. — Le pauvre homme !…

Paginet. — Ah ! j’avais pourtant bien fait tout ce qu’il fallait pour l’avoir.

Livergin. — Ah ! çà, oui !

Madame Paginet. — Console-toi, va, Loulou, ton tour viendra, tu sais ?

Monsieur et Madame Livergin. — Oh, oui !

Paginet. — Oh, çà !

Madame Paginet. — Mais si !… D’abord, monsieur Plumarel est là !…

Paginet. — Mais c’est vrai !

Livergin, à pari. — Allons donc !

Scène XVI

modifier

Les Mêmes, Joseph, Plumarel

Joseph, entrant du fond. — Monsieur, c’est monsieur Plumarel !

Paginet. — Lui ! Eh !. arrivez donc, mon cher ami !

Plumarel. — Hein ?

Paginet. — Ah ! ça me fait plaisir de vous voir. Vous savez que vous êtes de la famille !… vous savez ce que je vous ai promis !… Je n’ai qu’une parole, moi.

Plumarel, à part. — Oui, une parole fluctuante.

Paginet. — Ah ! ce bon Plumarel ! (Aux autres.) Je l’ai toujours beaucoup aimé, ce garçon-là !

Plumarel, à part — Ah çà ! qu’est-ce que ça veut dire ?

Paginet. — Eh ! bien, mon pauvre ami,… vous savez la nouvelle ?… Je ne suis pas décoré !

Plumarel, à part. — Ah ! je comprends ! (Haut.) Hélas ! Je l’ai appris.

Joseph. — Comment, monsieur n’est plus décoré !

Paginet. — Hélas ! Non, mon bon Joseph !

Joseph. — Ah ! monsieur, quel malheur !

Paginet. — Bah ! Ma femme l’est, ça me fait autant de plaisir !

Madame Paginet. — Vrai ! Moi qui craignais que cela ne te fasse de la peine !

Paginet. — De la peine ! Est-ce que tu me crois jaloux, par hasard ? Mais c’est ma consolation de te voir décorée ! Est-ce que cela n’est rien de pouvoir être fier de sa femme ?

Madame Paginet. — Ah ! que tu es bon !…

Livergin, à sa femme. — Ils sont cornéliens !…

Plumarel. — Et puis, d’ailleurs, ce n’est que partie remise, je vais faire des pieds et des mains !…

Paginet. — Ah ! cher ami !… Je n’osais pas vous en prier !

Livergin, bas à sa femme. — Je savais bien que c’était le décorateur de la famille !

Paginet. — Mais qu’est-ce que je vois ? Vous n’avez pas votre bouquet ?

Plumarel. — Mais, monsieur, je ne savais pas si je devais le rapporter.

Paginet. — Eh bien ! en voilà un fiancé qui vient sans son bouquet !

Plumarel. — Alors… je suis toujours fiancé ?

Paginet. — Si vous êtes fiancé !… en voilà une question !

Madame Livergin et Livergin. — Hein !

Paginet. — Vous allez voir si vous êtes fiancé ! (Appelant.) Simone !

Voix de Simone. — Voilà, mon oncle !

Scène XVII

modifier

Les Mêmes, Simone, Dardillon

Simone, entrant, suivie de Dardillon. — Allons ! venez ! Faites votre demande !

Dardillon. — Oui !… (À Paginet.) Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander…

Paginet. — Oui, plus tard, mon ami… (Aux Livergin.) Mes amis, j’ai le plaisir de vous annoncer les fiançailles de ma nièce Simone avec monsieur Plumarel.

Simone. — Hein ?

Dardillon. — Encore ! Ah ! (Il tombe sur un fauteuil. Tout le monde entoure et félicite Simone et Plumarel.)

RIDEAU.

Acte III

modifier

Chez Paginet

Une salle à manger, au fond un bow-window. Ce bow-window est en quelque sorte le prolongement de l’antichambre. Porte à droite, 1er plan, donnant sur les appartements de Paginet. Au 2e plan, porte donnant sur le salon que l’on a vu aux deux premiers actes ; à gauche, 1er plan, porte ouvrant sur les appartements de madame Paginet ; 2e plan, porte ouvrant sur l’office ; à côté de la porte de l’office, un passe-plat ; au milieu de la scène, une table servie, buffet, chaises, etc…

Scène première

modifier

Paginet

Au lever du rideau la scène est vide. Paginet, entre à gauche, premier plan, d’un air circonspect, et s’assurant que personne ne le voit. Il tire de sa poche, une petite boîte qui contient une croix de la Légion d’Honneur en diamants. Au moment d’aller la déposer sous la serviette de madame Paginet il ouvre la boîte, regarde un instant la croix avec regret, la porte jusqu’à sa boutonnière, puis pousse un soupir, remet la croix dans sa boîte et la boîte sous la serviette. Il sort alors avec précaution par la droite.

Scène II

modifier

Dardillon, Simone

À peine Paginet est-il sorti que Simone paraît au fond, et après avoir regardé avec précaution autour d’elle, fait signe à Dardillon qui entre, tenant un bouquet caché derrière son dos… Simone lui indique la place de madame. Paginet à table. Dardillon cherche un instant où il pourrait mettre le bouquet, et finit par le planter dans une des carafes, puis tous deux sortent par la droite comme Paginet.

Scène III

modifier

Joseph

Joseph entre alors de gauche, 2e plan, tenant un grand verre gravé, comme on en voit dans les foires. On peut lire sur le verre : "À Madame Paginet, Chevalier de la Légion d’Honneur, ses domestiques." Il met le verre à la place de madame Paginet, se recule un peu, pour juger de l’effet, donnant un dernier coup d’œil à la table, puis, allant à la porte de droite ; l’ouvre et annonce : — Madame est servie !…

Scène IV

modifier

Joseph, Paginet, Simone, Dardillon, et Madame Paginet

Paginet, Simone, Dardillon et madame Paginet, entrant de droite.

Paginet. — On va se mettre à table.

Simone. — Venez, monsieur Dardillon !

Paginet, à madame Paginet. — À votre place, Madame la légionnaire !…

Madame Paginet. — Ne te moque pas de moi !… (S’asseyant.) Oh ! le beau bouquet, que c’est gentil ! (Dardillon se dandine avec satisfaction.) Je suis sûre que c’est de monsieur Plumarel.

Dardillon. — Naturellement !

Simone. — Non, ma tante !… C’est monsieur Dardillon qui a pensé…

Madame Paginet. — Vous !… Oh ! que c’est aimable !…

Dardillon. — Oh ! Madame !

Paginet. — Allons ! à table !

Madame Paginet, prenant sa serviette et voyant la décoration. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Une croix en diamants !…

Paginet. — Elle te plaît ?

Madame Paginet. — Ah ! quelle folie ! Pourquoi as-tu acheté cela ?

Paginet. — Pour mettre avec l’habit.

Madame Paginet. — Hein ?

Paginet. — Non ! Je veux dire avec une toilette de soirée.

Madame Paginet. — Ah ! mon chéri, c’est sur ta poitrine que j’aurais préféré la voir.

Paginet. — Enfin (Changeant de ton.) Eh ! bien, Joseph, on peut servir !

Joseph. — Oui, monsieur !… (À part.) Elle ne voit donc pas mon verre ? (Il range les carafes et pose avec affectation son verre devant madame Paginet. Personne ne fait attention à son manège. Il envoie alors une pichenette avec l’ongle et fait sonner le verre.)

Paginet. — Faites donc attention, Joseph !

Joseph. — Oui, monsieur !… (À part.) Ils ont donc les yeux dans leurs poches ! (Il va au passe-plat.)

Madame Paginet. — Eh ! bien, et monsieur Plumarel ?

Paginet. — Tiens ! c’est vrai !

Dardillon, à part. — Il y avait longtemps qu’on n’en avait pas parlé, de ce coco-là !

Paginet. — Ah ! mais il doit déjeuner avec nous ! Nous ne pouvons pas nous mettre à table avant qu’il ne soit là. !… le fiancé de Simone !

Dardillon, à part. — Le fiancé !…

On sonne.

Paginet. — On sonne ! ça doit être lui !…

Simone. — Oui !…

Scène V

modifier

Les Mêmes, Plumarel

Plumarel, entrant du fond, avec une énorme botte de fleurs. — Me voilà !…

Tous. — Ah ! enfin !

Plumarel, à Paginet. — Je suis en retard. J’ai passé ma matinée à m’occuper de vous. Tout va bien !

Paginet. — Ah ! vous êtes un ange ! Mais, embrassez donc votre fiancée !

Plumarel, à Simone. — Vous permettez, mademoiselle ? (Il l’embrasse.)

Dardillon, à part. — C’est dégoûtant !

Paginet, à Dardillon. — Ils sont charmants ! n’est-ce pas ?

Dardillon. — Je le disais !

Paginet, montrant le bouquet qu’il porte. — Mais, qu’est-ce que vous apportez-là, mon bon Plumarel ?

Plumarel. — Mon bouquet à la nouvelle légionnaire !…

Madame Paginet. — Ah ! que c’est gentil !

Dardillon, à part. — Il est plus gros que le mien !

Plumarel. — Bonjour, Dardillon !

Dardillon. — Bonjour ! (À part.) Il est plus gros, mais il n’y a pas de papier.

Paginet. — Maintenant, à table ! (Dardillon va pour s’asseoir à côté de Simone, derrière la table, face au public.) Ah ! non ! pas là ! Ce n’est pas votre place ! les deux fiancés à côté l’un de l’autre !

Dardillon, à part. — Tout pour lui ! Tout !

Paginet, il va pour s’asseoir. Sonnerie de téléphone. — Allons bon !… Le téléphone ! Tenez, Dardillon, allez donc répondre !

Dardillon. — Moi !

Paginet. — Oui ! allez !

Dardillon, à part, sortant. — Toujours toutes les corvées !

Scène VI

modifier

Les Mêmes, moins Dardillon, plus Joseph

Paginet. — Allons ! Plumarel, mettez-vous là, à côté de votre fiancée !

Tout le monde se met à table, Joseph arrive avec un plat.

Paginet. — Ah ! voilà les œufs à la coque !

Madame Paginet. — Comment ! Nous n’attendons pas monsieur Dardillon ?

Paginet. — Mais non, mais non, il n’a qu’à être là !

Chacun se sert.

Joseph, à part. — Ah, çà, ils n’ont pas vu encore notre verre ! Il va encore arranger les carafes et pousse avec affectation le verre devant madame Paginet. Personne n’y fait attention. Il donne une seconde pichenette dans le verre qui résonne. Paginet. Encore ! Je vous ai dit de faire attention ! Et puis, qu’est-ce que c’est que ce baquet-là ? Qu’est-ce qu’il fait au milieu de la table ? Joseph. — Monsieur, c’est un verre qui… que…Madame Paginet. — Oh ! mais je n’avais pas remarqué !… c’est vous, Joseph….Joseph. — Moi, la cuisinière et la bonne. Paginet. — Oh ! pardon, mon pauvre Joseph, je n’avais pas regardé. Madame Paginet. — Oh ! c’est très gentil (Lisant.) "À Madame Paginet, Chevalier de la Légion d’Honneur ; les domestiques." Ah ! que c’est aimable ! Paginet, regardant le verre. — Voyons !… Ah ! très joli ! C’est un objet d’art.

Il le montre à Plumarel et à Simone.

Simone, à Plumarel. — Charmant, n’est-ce pas ?

Plumarel. — De très bon goût ! de très bon goût !

Joseph, se rengorgeant. — Oh ! monsieur, c’est que nous sommes si heureux à la cuisine.

Madame Paginet. — Je vous remercie beaucoup !

Joseph. — Madame pourra le mettre dans le salon.

Paginet. — Non !… dans le cabinet de toilette, à la bonne place !

Joseph. — Encore ! Mais je le voyais mieux dans le salon.

Dardillon, rentrant, au public. — Ah ! non ! Ca, c’est le comble !

Paginet. — Qu’est-ce que c’était, Dardillon ?

Dardillon. — Pour monsieur Plumarel !

Plumarel. — Moi ?

Dardillon. — Oui, d’une fleuriste, pour les bouquets de fiançailles ! (À part.) Et c’est à moi qu’on vient demander ça !

Plumarel. — J’y passerai après le déjeuner. Je te demande pardon !

Paginet. — Il n’y a pas de quoi ! Encore un œuf, Plumarel ?

Plumarel. — Volontiers !

Paginet. — Justement, il n’en reste qu’un !

Simone. — Eh ! bien, et monsieur Dardillon ?

Paginet. — Ah ! c’est juste ! Alors, mes enfants, pas de passe-droit, vous allez le tirer au sort !

Plumarel. — Non ! du tout ! J’en ai déjà eu un ! Celui-là est pour Dardillon !

Paginet. — Eh bien ! Il vous le cède ! (Joseph entre avec un plat de côtelettes.) Qu’est-ce que c’est que ça ?

Madame Paginet. — Des côtelettes !

Paginet. — Ah ! bien ! Joseph, vous avez mis le vin rouge à côté de moi, donnez-moi le vin blanc.

Joseph. — Voilà, monsieur. Oh !

Tous. — Quoi ?

Joseph. — Qu’est ce qui a fourré ce bouquet dans le Sauterne ?

Paginet. — Dans le Sauterne !

Dardillon. — C’était du Sauterne ! J’avais pris ça pour de l’eau.

Paginet. — C’est agréable !… une bouteille perdue !… Est-ce qu’il reste du vin blanc ici ?

Joseph. — Non, monsieur, il n’y en a qu’à la cave.

Paginet. — Allons, bon !

Dardillon. — Monsieur, je vous demande pardon, mais j’étais si heureux de la décoration de madame Paginet que je n’ai pas fait attention !

Paginet. — Je ne vous dis pas que vous n’étiez pas heureux !… mais enfin, on regarde où on fourre ses bouquets !… Comme c’est amusant, je vais être obligé de prendre du vin rouge… et mon médecin me le défend !… Allons ! passez les côtelettes !

Madame Paginet, se servant dans le plat que Joseph lui présente. — Ah ! Joseph ! Elles sont bien noires vos côtelettes !

Paginet. — Voyons ! (On les lui montre.) Mais elles ne sont pas mangeables ! Vous en ferez mes compliments à la cuisinière !… si c’est ça qu’elle nous sert !…

Joseph. — Oh ! ce n’est pas de sa faute !

Paginet. — Comment ! Ça n’est pas de sa faute ?

Joseph. — Monsieur, elle a été si heureuse de la décoration de Madame !

Paginet. — Eh bien ! quoi ! "elle a été heureuse", ce n’est pas une raison pour faire tout de travers ! Sapristi ! vous avez le bonheur malheureux, vous autres ! (Il se sert en maugréant.)

Joseph sort.

Madame Paginet. — Ah, bien ! pour une fois, tu peux l’excuser !

Plumarel. — Et puis, elles ne sont pas si brûlées que ça ! Tenez, l’intérieur !

Paginet. — Vous avez de la chance si vous pouvez manger ça !… (À madame Paginet.) Qu’est-ce qu’il y a après ça ?

Madame Paginet. — Des pommes de terre à la Béchamel.

Paginet, à Joseph qui entre avec un plat et un gâteau. — Ah ! ce sont les pommes de terre ?

Joseph — Oui, monsieur. Et voilà un gâteau dont le boulanger fait cadeau à Madame.

Tous. — Ah !

Madame Paginet. — Ah ! le beau gâteau !

Simone. — Et il y a quelque chose d’écrit.

Dardillon. — C’est vrai ! En sucre !

Madame Paginet, lisant. — "Vive madame Paginet, Chevalier de la Légion d’Honneur" Ah ! voilà une attention.

Plumarel. — Je suis sûr que c’est la première fois que vous voyez votre nom en sucre.

Madame Paginet. — Je l’avoue.

Joseph. — Le boulanger m’a chargé de dire à Madame qu’il avait été bien heureux.

Paginet, entre ses dents. — Voilà le refrain !

Joseph. — Il a été surtout heureux, parce que si Madame n’avait pas été nommée, le gâteau lui serait resté pour compte. Il l’avait fait d’abord pour Monsieur. Alors il n’a eu qu’à changer Monsieur en Madame.

Paginet. — Ah, bien ! je suis bien aise de le savoir.

Madame Paginet. — Je crois qu’il faudrait lui faire donner dix francs.

Paginet. — Dix francs ! Ça ne vaut rien, ces gâteaux-là ! Ça a de l’œil, mais ce n’est pas mangeable ! Tu lui fera donner quarante sous (À Joseph.) Allons ! Servez les pommes de terre.

Joseph sert madame Paginet. Paginet regarde sa femme se servir.

Paginet. — Pourquoi sont-elles marron comme ça ?

Joseph. — La cuisinière m’a chargé de dire à monsieur qu’elles avaient reçu un petit coup de feu.

Paginet. — Encore !… C’est insupportable !

Joseph. — Ce n’est pas de sa faute, monsieur. Elle a été si heureuse !…

Paginet. — Ah ! mais vous savez, vous commencez à m’ennuyer ; eh ! bien, oui ! vous êtes heureux… c’est entendu ! nous sommes tous heureux !… Mais, sapristi ! Ce n’est pas une raison pour faire de la ratatouille.

Joseph sort.

Madame Paginet. — Voyons, Loulou !… Calme-toi

Paginet. — C’est vrai ! Avec leur bonheur !

Madame Paginet. — Eh ! bien, tu n’es donc pas heureux, toi ?

Paginet. — Comment, je ne suis pas heureux ?… Mais je déborde, seulement, je n’en fais pas souffrir les autres ! Je n’ai rien mangé avec tout ça, moi ! Je n’ai rien mangé !

Scène VII

modifier

Les Mêmes, Livergin

Joseph, entrant et annonçant. — Monsieur Livergin !

Livergin, entrant. — Bonjour ! Ça va bien ?

Tous.- Ah ! Monsieur Livergin.

Paginet. — Tu viens prendre le café avec nous ?

Livergin. — Volontiers !

Paginet. — Joseph apportez le café !

Joseph, sortant. — Bien, monsieur !

Paginet. — Et qu’est-ce qui t’amène ?

Livergin. — Mais mon cher, je voulais te serrer la main et voir comment tu as supporté le coup d’hier.

Paginet. — Mais ! il n’y a pas de coup ! Tu vois, nous sommes en fête !… regarde ces fleurs ! regarde ce gâteau !… et cette croix, c’est mon cadeau, à moi !…

Madame Paginet. — Vous voyez comme on m’a gâtée !…

Paginet. — Et tu appelles ça un coup !… mais c’est un coup de bonheur !

Livergin. — Tous mes compliments, mon cher !… J’aime à te voir dans ces sentiments.

Paginet. — Mais dame !

Madame Paginet, à Livergin. — Eh bien ! et vous, Monsieur Livergin ! Où en êtes-vous pour votre décoration ?

Livergin. — Oh ! mon Dieu ! suivant le conseil de Paginet, j’ai écrit à un de mes amis qui est au ministère de m’envoyer, dans le cas où je serais sur les listes, une dépêche, mais ma foi, je n’ai pas grand espoir.

Joseph, entrant avec un paquet énorme de lettres et de journaux. — Voici le courrier !

Paginet. — Ah !

Joseph, donnant un paquet énorme de lettres à madame Paginet. — Pour madame !… (Donnant une seule lettre à Paginet.) Pour monsieur !

Livergin. — Eh bien ! ce n’est pas lourd !

Paginet. — Qu’est-ce que tu veux, mon ami, c’est logique. Elle est décorée et je ne le suis pas ! À elle, toutes les lettres, tous les hommages ! Ah ! je ne suis pas jaloux ! Regarde ! Toutes ces félicitations sont pour toi. (Ouvrant les lettres successivement.) La tante Francine, Monsieur et Madame Bellotte, Madame Blanchard avec ses compliments et ceux de Monsieur Blanchard et de Monsieur Barriquet.

Livergin. — Qu’est-ce que c’est que monsieur Barriquet ?

Paginet. — Ne soyons pas plus curieux que le mari !

Livergin. — Ah ! bon.

Madame Paginet. — Ce sont des cartes sans importance. Je regarderai ça quand je serai seule, va ! lis ta lettre, c’est peut-être plus pressé !

Paginet. — Voyons ! (Il ouvre sa lettre.) Tiens ! des vers !… (Lisant.) "Empruntant ses rayons au bel astre vermeil, La lune, était, dit-on, la femme du soleil ;

Tous. — Ah ! charmant !

Paginet. "Mais chez les Paginet, chose bien moins commune La femme est le soleil…"

Tous. — Ah !

Paginet. "Et le mari la lune !"

Dardillon. — Très joli !… il fait bien les vers.

Paginet. — Comment, il fait bien les vers !… En voilà un impertinent !

Madame Paginet. — Et c’est signé ?

Paginet. — Oui ! Attends !… (Lisant.). "Lemice-Térieux."

Plumarel. — Eh ! bien, c’est le mystérieux ! ce farceur anonyme !

Paginet. — Ah bien ! il a de la chance d’être anonyme, celui-là ! La lune !…

Livergin. — Bah !… ne fais pas attention à ça !… Qu’est-ce que tu veux, c’est de la jalousie !… Tu m’empêcheras pas l’homme d’être une nature envieuse !

Paginet. — Alors, tu admets que je supporte…

Livergin. — Mais oui ! Méprise ces petits coups d’épingle !… C’est tout ce qu’ils méritent !… Oh ! les envieux !… J’ai un mépris pour ces gens-là… C’est de la répulsion !…

Joseph, entrant avec le café sur un plateau. — Le café est servi !…

Madame Paginet. — Viens ! aide-moi, Simone !

Simone, à Plumarel. — Du café, Monsieur Plumarel ?

Plumarel. — Je n’en prends jamais !… Et puis, si vous le permettez, je vais être obligé de vous quitter. J’ai des courses à faire,… aller chez la fleuriste…

Paginet. — Allez, mon ami ! ne vous gênez pas !… (À Simone.) Accompagne ton fiancé, Simone, c’est ton droit.

Dardillon, furieux, remontant. — Ah ! c’est trop fort !

Paginet. — Où allez-vous ?

Dardillon. — Je l’accompagne aussi !…

Ils sortent tous les trois.

Paginet. — Comme vous voudrez !

Madame Paginet, servant Livergin. — Voici votre café, Monsieur Livergin !

Livergin. — Merci, Madame.

Joseph, entrant. — Madame ! il y a là les dames du Comité de votre œuvre qui viennent vous féliciter !

Madame Paginet. — Ah ! qu’elles sont aimables !… (À Paginet.) Tu permets, Loulou ?

Paginet. — Comment donc ! va ! va ! est-ce que ce n’est pas naturel que tu ailles recevoir les compliments de tes collègues ! va ! Jouis de ton triomphe ; ma chérie !

(Il l’embrasse.)

Madame Paginet. — Ah ! Loulou !

Paginet. — Roméo et Juliette !… Livergin.

Madame Paginet. — Oh ! non !… Philémon et Baucis !

Livergin, entre ses dents. — Monsieur et madame Denis !

Madame Paginet. — Allons ! Je vais retrouver ces dames !

Elle entre au salon.

Scène VIII

modifier

Livergin, Paginet

Paginet. — C’est ça !… Ah ! Livergin ! voilà une compagne dans la vie ! Madame Paginet !

Livergin. — À qui le dis-tu, mon cher ! C’est égal ! en vérité, je t’admire !

Paginet. — Pourquoi ?

Livergin. — Je ne sais pas… cette bonne humeur !… cet air jovial !… moi, qui m’attendais à te trouver l’air maussade, à avoir à te remonter.

Paginet. — Moi ?… mais je suis très heureux !…

Livergin. — Eh ! bien, tu sais, ça, c’est très bien !… ça te fait honneur, il y en a tant à ta place qui se seraient montrés jaloux,… parce qu’en somme, après un pareil déboire !…

Paginet. — Ah ! le fait est… !

Livergin. — Ah ! mon pauvre ami !… Ce sont, là, des coups !

Paginet. — Hein ! Crois-tu ?

Livergin. — Oh ! je suis révolté !… Je comprends très bien qu’on ne t’ait pas décoré !… mais enfin, il ne fallait pas te mettre l’eau à la bouche !…

Paginet. — Tu es bien bon !

Livergin. — Enfin ! Il vaut mieux prendre les choses par leur bon côté. Si tu n’es pas décoré, ta femme l’est. Eh bien ! veux-tu que je te dise, je ne sais pas si au fond ça ne vaut pas mieux.

Paginet. — En quoi ?

Livergin. — Dame ! Songe donc, quel éclat cela va donner à ton nom ! Etre l’époux d’une femme supérieure !

Cela va te faire une réclame !

Paginet. — Je ne te dis pas… mais, voyons, entre nous, j’aime beaucoup ma femme, mais elle n’est pas si supérieure que ça.

Livergin. — Laisse donc ! On n’est jamais prophète dans son pays ; et puis, en somme, elle est décorée ! Il est vrai que ça la met au-dessus de toi, mais enfin, ça t’entraîne à sa remorque.

Paginet. — Oui,… je ne dis pas !… C’est une manière de voir !… Mais alors, à ce compte-là, si toi, ta femme était décorée…

Livergin. — Oh ! je ne parle pas de moi, ce n’est pas la même chose…

Paginet. Vraiment !

Livergin. — Non, moi j’avoue que je n’aimerais pas voir ma femme décorée, et pas moi ! parce qu’enfin,… qu’est-ce que c’est que le mari d’une Chevalier de la Légion d’Honneur ? Rien ! une quantité négligeable ! On est sous le boisseau.

Paginet. — Oui. Alors, d’après toi, si je comprends bien, je serais sous le boisseau !

Livergin. — Eh ! Qu’est-ce que tu veux, mon cher !… un peu !…

Paginet. — Charmant ! Et ce qui n’est pas bon pour toi est assez bon pour moi ?

Livergin. — Ah ! là !… Mon Dieu, que tu prends mal les choses. Mais non, voyons ! nous envisageons une situation qui est. Eh ! bien, je cherche à te la faire prendre du meilleur côté !

Paginet. — Ah ! Tu es trop charitable !

Livergin. — Je te dis : tu es le mari d’une femme supérieure.

Paginet. — Ah ! laisse-moi tranquille avec ta femme supérieure ! À la fin. Tu finiras par me faire croire que je suis un idiot !

Scène IX

modifier

Livergin, Paginet, Joseph

Joseph, entrant. — Monsieur !

Paginet. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Joseph. — C’est la blanchisseuse !

Paginet. — Eh ! bien, qu’est-ce que ça me fait, la blanchisseuse ?

Joseph. — Mais monsieur, c’est pour compter le linge !…

Paginet. — Le linge ?

Livergin. — Là ! qu’est-ce que je te disais que tu serais sous le boisseau ! On te fait compter le linge.

Paginet. — Est-ce que j’ai l’habitude de compter le linge ? Adressez-vous à Madame !

Joseph. — C’est que, maintenant que madame est décorée… !

Paginet. — C’est ça !… alors, parce qu’elle est décorée, il faudra que ce soit moi qui fasse la femme de ménage.

Joseph. — Oh ! Monsieur ! Je n’ai pas dit ça !

Paginet. — Ah ! c’est trop fort !… Où est-elle, la blanchisseuse ?… Je vais la flanquer à la porte ! (Il sort par la droite.).

Joseph. — Qu’est-ce qu’il a donc, monsieur ?

Livergin. — Je ne sais pas ! une décoration rentrée !

Coup de sonnette.

Scène X

modifier

Livergin, Joseph, Madame Livergin, puis Madame Paginet, puis Paginet

Livergin. — Une visite ! (Remontant et apercevant madame Livergin qui entre précipitamment.) Tiens ! c’est toi !

Madame Livergin. — Ah ! Je te cherchais !… Viens tout de suite.

Livergin. — Où ça ?

Madame Livergin. — Il y a une dépêche pour toi à la maison !

Livergin. — Eh bien ?

Madame Livergin. — Eh bien ! ce doit être celle du ministère !

Livergin. — Hein !… Mais pourquoi ne me l’as-tu pas apportée ?

Madame Livergin. — On n’a pas voulu me la donner ! Elle est recommandée ! Il faut que tu signes.

Livergin. — Ah ! mon Dieu ! Courons ! courons !

Madame Paginet, entrant. — Ah ! Madame !… on vient de m’annoncer votre visite !

Madame Livergin. — Ah vraiment !… Eh bien ! au revoir, chère Madame ! Au revoir !

Madame Paginet. — En voilà une façon de venir voir les gens !

Livergin. — Allons ! viens ! (Il remonte avec sa femme et se cogne dans Paginet qui entre.)

Paginet. — Où allez-vous ?… Qu’est-ce qui vous prend ?

Livergin. — Rien ! Nous sommes pressés ! Au revoir ! Au revoir !

Madame Livergin. — Au revoir ! Au revoir !

Ils sortent par le fond.

Scène XI

modifier

Paginet et Madame Paginet

Paginet. — Ah çà !… qu’est-ce qu’ils ont ? En voilà des manières !

Madame Paginet. — Je n’y comprends rien ! Ah ! regarde, mon ami. ! Ces dames du Comité m’ont-elles donné une assez belle couronne ? (Elle la pose sur le canapé.)

Paginet. — Très jolie en effet ! très jolie !… Et moi, pendant ce temps-là, je recevais la blanchisseuse !

Madame Paginet. — Toi ?

Paginet. — Naturellement, moi !… puisque tu n’étais pas là ! puisque tu étais en train de te faire couronner par ces dames !…

Madame Paginet. — Oh ! bien ! ce n’est pas grave !… Pour une fois que tu reçois la blanchisseuse. Généralement, c’est toujours moi.

Paginet. — Eh ! bien, toi ! c’est ton affaire ! Ce n’est pas parce que tu es décorée que tu ne vas plus t’occuper de ton ménage !

Madame Paginet. — C’est évident !

Paginet. — Tu comprends, moi, je suis très content que tu sois décorée !… Je te l’ai dit, mais enfin, il ne faut pas que la maison s’en ressente !

Madame Paginet. — Mais elle ne s’en ressentira pas, mon ami ! Et tiens ! la preuve que je n’ai pas abdiqué mes fonctions de ménagère, c’est que je vais faire tout de suite le menu du dîner.

Paginet. — Tu ne fais que ton devoir. (Il s’assied sur la couronne qui se trouve sur le canapé.).

Madame Paginet. — Ah ! mon Dieu ! Paginet !.

Paginet. — Quoi ?

Madame Paginet. — Tu es sur ma couronne !

Paginet, se levant. — Ah ! Ta couronne !

Madame Paginet. — Oh ! elle est dans un bel état !

Paginet. — Qu’est-ce que tu veux ? Ce n’est pas ma faute ! Si tu ne laissais pas traîner tes trophées sur les meubles.

Madame Paginet. — Enfin, tu pourrais regarder !

Paginet. — Ça va être gai si tu encombres la maison d’emblèmes !

Joseph, entrant du fond. — Madame, ce sont les dames de la Halle qui vous apportent ce bouquet.

Paginet. — Là ! Les dames de la Halle, maintenant !

Madame Paginet. — Ah ! Comme elles sont aimables ! Mais je cours les recevoir, leur donner vingt francs.

Paginet. — Eh bien !… et le menu !

Madame Paginet. — Eh ! bien, tiens !… fais-le donc ! au moins tu commanderas ce qui te plaira !

Paginet. — Moi !

Madame Paginet. — Oui ! Venez, Joseph ! (Elle sort avec Joseph.).

Scène XII

modifier

Paginet, Dardillon, Simone, puis Madame Paginet

Paginet. — Moi ! Ah ! c’est trop fort ! Ah ! non ! je ne ferai pas le menu !… Ah ! non ! Ah ! Tu le prends comme ça avec moi ! Ah ! Tu crois que tu vas me mettre sous le boisseau !… Eh bien ! tu vas voir comme ça va aller !… Il faut déployer de l’autorité ?… j’en déploierai !… Ah ! mais… il faudra que ça marche, ici !… (Il remonte et pousse violemment la porte du salon où on aperçoit Dardillon aux genoux de Simone.) Ah !

Simone et Dardillon, se redressant vite. — Ah !

Paginet. — Dardillon aux pieds de Simone !

Dardillon. — Monsieur Paginet !

Simone. — Mon oncle !

Paginet. — Il n’y a pas de monsieur Paginet ! Il n’y a pas de mon oncle ! Vous allez sortir, et un peu vite.

Simone et Dardillon. — Ah ! mon Dieu !

Madame Paginet, rentrant. — Qu’est-ce qu’il y a encore !

Paginet. — Il y a que je viens de surprendre Monsieur aux pieds de ta nièce !

Madame Paginet. — M. Dardillon ?…

Paginet. — Oui !… Voilà ce que c’est !… C’est de ta faute !… Si tu t’occupais de la maison !… si tu surveillais ta nièce !… tout cela ne serait pas arrivé !

Madame Paginet. — Mais, mon ami…

Paginet. — Il n’y a pas de : mais, mon ami !… (À Dardillon.). Quant à vous, monsieur, vous allez sortir ! je vous flanque à la porte !

Dardillon. — Mais, monsieur, j’aime mademoiselle.

Paginet. C’est ça qui m’est égal ! Allez ! Sortez !

Simone. Eh bien ! non. Il ne sortira pas ! parce que, moi aussi, je l’aime et je l’épouserai.

Madame Paginet. — Hein !

Paginet. — Qu’est-ce que tu dis ? Veux-tu bien rentrer dans ta chambre !

Simone. — Oui, je rentre ! mais je l’épouserai ! vous m’entendez ! et je n’épouserai jamais monsieur Plumarel.

Paginet. — Veux-tu !… (Simone entre à gauche.) (À Dardillon.) Et vous ! voulez-vous filer !

Dardillon. — Ah ! prenez garde, Monsieur !… Si vous me chassez, je retourne chez Pasteur !

Paginet. — Eh ! allez où vous voudrez !

Dardillon. — Oui !… (Il remonte, puis redescend.) Eh bien ! non ! Je n’irai pas chez Pasteur !… Désormais, loin d’ici, je ne serai qu’un désespéré de la vie ! Vous me chassez ! Soit ! je m’en vais ! Mais la première voiture que je rencontrerai allant un peu vite, je vous avertis que je me précipiterai sous ses roues ! Voilà ce que aurez fait, Monsieur ! Et maintenant persistez-vous à rester implacable !

Paginet. — Oui !

Dardillon. — Alors, adieu ! je vais mourir !

Paginet. — Eh ! allez-y !…

Dardillon. — Oui, Monsieur !… (Il sort par le fond.).

Paginet. — Ah ! mais il faudra que ça marche ici ! Il faudra que ça marche !

Madame Paginet. — Ah ! quelle audace !

Paginet. — Ah ! oui ! quelle audace ! ! ! Il est bien temps de le dire ! Voilà où tu nous mènes avec ton fol orgueil !

Madame Paginet, abasourdie. — Mon fol orgueil !

Paginet. — Eh ! oui !… Si tu n’avais pas la tête farcie de ta décoration !… au moins, tu aurais vu ce qui se passe chez toi !

Madame Paginet. — Mais il me semble que toi qui n’avais pas la tête farcie par ta décoration…

Paginet. — Ah ! oui ! C’est ça !… n’est-ce pas !… C’est une façon de me faire remarquer que tu es décorée et que je ne le suis pas ! mais, je le sais, ma chère amie, je le sais !… Tu es une femme supérieure et moi je suis une non-valeur.

Madame Paginet. — Mais je n’ai pas dit…

Paginet. — Oui !… oui !… je sais très bien !… Je ne suis plus rien ici, moi !… Je suis sous le boisseau !… C’est entendu !… Je suis la lune !…

Madame Paginet. — Mais non, mon ami !

Scène XIII

modifier

Les Mêmes, puis Joseph, puis La Fanfare

Joseph, accourant du fond. — Monsieur !… Monsieur !… C’est la fanfare de Fontainebleau qui a appris la nomination de Madame et qui vient pour la féliciter !

Paginet. — La fanfare !

Madame Paginet. — Faites-la entrer !

Paginet. — Ah bien !… non ! par exemple !… Tu ne vas pas la recevoir ici. Tu sais, je suis chez moi. À la fin, j’en ai assez !… si nous devons être envahis par tes dames du Comité ! par tes femmes de la Halle ! et par les fanfares ! Ce n’est plus une existence !… ce n’est plus une existence !… (La fanfare entre du fond en sonnant un pas redoublé comme au premier acte et se range au fond.) Prends garde !… Si tu ne les mets pas à la porte, je quitte la maison !

La fanfare cesse de sonner.

Patrigeot, à madame Paginet. — Madame, les grandes nouvelles sont comme la foudre.

Paginet. — Oui ! eh bien ! Allez au diable avec votre foudre !

Patrigeot. — Qu’est-ce qu’il a ?

Paginet, à madame Paginet. — Tu veux me pousser à bout, n’est-ce pas ? Tu veux me pousser à bout ? (À la fanfare.) Allez !

Madame Paginet, à la fanfare. — Oui, messieurs, ne faites pas attention. Venez par là.

Patrigeot. — Mais, Madame !…

Madame Paginet. — Venez, il y a cinq cents francs pour vous.

La Fanfare. — Vive madame Paginet !

Madame Paginet sort à gauche suivie de la fanfare qui reprend son pas redoublé.

Scène XIII bis

modifier

Paginet, puis Livergin, puis Madame Livergin

Paginet. — Oh ! Non !… C’est trop ! c’est trop ! ces gens qui viennent me narguer jusque chez moi !… Et elle leur donne cinq cents francs ! et cinq cents francs à moi, mais c’est de la dilapidation !… Ah ! cette maison ! cette maison ! cette maison ! non ! non ! si cela doit durer longtemps comme ça ! j’aime mieux m’en aller ! (Appelant.) Joseph !

Joseph, entrant. — Monsieur !

Paginet. — Vous allez faire ma valise !

Joseph. — Monsieur part ?

Paginet. — Ah ! oui, je pars ! Ah ! oui, je pars ! et vous pouvez le dire à votre maîtresse ! j’en ai assez de la maison ! j’en ai assez !… allez !…

Joseph. — Bien, monsieur ! (Sortant à part.) Qu’est-ce qu’il a ?

Paginet. — Oh ! non ! non ! c’est trop ! c’est trop ! c’est trop !

Livergin, accourant du fond avec madame Livergin. — Ah ! mon ami ! si tu savais ce qui m’arrive !

Paginet. — Allons bon ! voilà l’autre ! Eh bien ! quoi ? qu’est-ce qu’il y a ?

Livergin. — Ah ! mon ami ! tu ne le croirais pas ! je le suis !

Paginet. — Eh bien ! tant pis pour toi ! tu n’avais qu’à surveiller ta femme !

Livergin. — Mais non ! je suis décoré !

Paginet. — Hein ! toi ! lui aussi !

Livergin. — Oui ! voilà une dépêche du ministère qui me l’annonce ! (Lisant.) "Nom était bien sur les listes. — Etes nommé." je suis nommé !

Paginet. — Eh bien ! je m’en fiche que tu sois nommé !… Tiens ! les décorés sont par là ! allez par là ! bonsoir !

Livergin. — Mais il est fou !

Madame Livergin, paraissant au fond. — Ah ! bonjour monsieur Paginet !

Paginet. — Bonjour Madame ! Allez par là ! avec votre mari ! allez par là !

Madame Livergin. — En voilà une façon de vous recevoir !

Ils entrent à droite.

Scène XIV

modifier

Paginet, puis Madame Paginet, puis Joseph

Paginet. — Décoré ! voilà ce qu’on décore à présent ! un Livergin ! ça c’est le comble !

Madame Paginet, entrant. — Là ! sois content ! je viens de congédier la fanfare !

Paginet. — Eh ! je m’en moque de la fanfare ! reçois-là tant que tu voudras ! ce n’est pas moi qui te gênerai !

Madame Paginet. — Comment ?

Paginet. — Comment ?… parce que je vais m’en aller ! j’en ai assez, tu entends ! j’en ai assez ! et je quitte la maison !

Madame Paginet. — Toi !

Paginet. — Oui ! et tu pourras te dire que c’est ton fol orgueil qui a tout fait !

Madame Paginet. — Mon fol orgueil !

Joseph, entrant, une valise à la main. Voilà la valise de Monsieur !

Paginet. — Merci ! (Joseph sort. À Madame Paginet.) Ah ! tu as voulu me pousser à bout !… Eh bien ! je m’en vais !…

Madame Paginet. — Ah ! mon Dieu ! mais où vas-tu ?

Paginet. — Où il me plaira !

Madame Paginet. — Paginet ! Paginet ! je t’en prie !

Paginet. — Laisse-moi tranquille !…

Il sort par le fond.

Scène XV

modifier

Madame Paginet, puis Livergin et Madame Livergin

Madame Paginet. — Paginet ! Paginet ! (Tombant dans un fauteuil.) Ah ! mon Dieu !

Livergin et Madame Livergin, entrant. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Madame Paginet. — Ah ! Monsieur Livergin ! mon mari ! mon mari vient de partir, exaspéré ! Il a quitté la maison !

Livergin et Madame Livergin. — Hein ?

Madame Paginet. — Oui ! je vous en prie ! courez après lui ! rattrapez-le ! il ne peut être loin !

Livergin. — Moi !

Madame Paginet. — Oui ! vous êtes l’ami de Paginet ! Eh bien ! je fais appel à votre amitié !

Livergin. — C’est bien ! j’y vais ! (À part.) On ne fait jamais appel à votre titre d’ami que pour vous demander des corvées ! (À Madame Livergin.) Allons ! viens !

Madame Livergin, bas. — Comment ! tu vas y aller ?

Livergin. — Mais non ! je vais faire une partie de dominos au café et je dirai que je ne l’ai pas trouvé !

Madame Livergin. Ah ! à la bonne heure !

Ils sortent.

Scène XVI

modifier

Madame Paginet, puis Simone

Madame Paginet. — Qu’est-ce que j’ai fait, je vous le demande, pour mériter tout cela !… Qu’est-ce que j’ai fait ! le malheureux ! Ah mon Dieu ! mon Dieu !

Bruit au fond.

Simone, entrant vivement. — Ah ! ma tante ! ma tante !

Madame Paginet. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Simone. — C’est monsieur Dardillon ! On l’apporte !… Il boite ! il est tout pâle !

Madame Paginet. — Monsieur Dardillon ?…

Dardillon, entrant en boîtant. — Oh ! que j’ai mal ! Oh ! que j’ai mal

Joseph, à Dardillon qu’il soutient. — Doucement, marchez doucement !

Scène XVII

modifier

Les Mêmes, Dardillon, Joseph

Simone. — Ernest ! Qu’est-ce que vous avez ?

Dardillon. — Oh ! prenez garde ! oh ! la ! la ! oh ! la ! la !

Madame Paginet. — Vous êtes blessé ?… expliquez-vous !…

Dardillon. — Tout à l’heure !… un siège !… un siège !…

Madame Paginet, faisant asseoir Dardillon. — Tenez ! là ! là !

Joseph sort.

Dardillon. — Merci !…

Madame Paginet et Simone. — Ah, çà ! qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Dardillon. — Je ne le sais pas moi-même, ce qui m’est arrivé !… Je sais que je m’en allais, le cœur désespéré, pour me précipiter sous les roues de la première voiture que je rencontrerais.

Madame Paginet. — Malheureux !

Dardillon. — Oui, malheureux !… J’en avais déjà rencontré plusieurs, seulement c’étaient des fiacres !… Ils n’allaient pas !… Enfin, la chance se met à me sourire ; j’aperçois une superbe voiture emballée !… Les gens criaient dans la voiture ! le cocher hurlait sur le siège !… Je me dis : c’est le ciel qui me l’envoie, celle-là ! en voilà une à qui je n’échapperai pas !… Et v’lan ! je me précipite sous les jambes des chevaux.

Madame Paginet et Simone. — Ah !

Dardillon. — Vous croyez peut-être que j’ai été écrasé ! que j’ai été tué sur le coup ! Eh bien ! non ! J’aime mieux vous le dire tout de suite !… Non !

Madame Paginet. — Ah ! vous nous rassurez !…

Dardillon. — Mais le malheur me poursuivait ! les jambes des chevaux s’embarrassent dans les miennes ! Ils trébuchent, roulent sur moi ! les voilà par terre, je me sens cinq cents kilos de chevaux sur le corps ! puis des cris, des hommes de tous les côtés ! On me prend, on m’emporte, et tout autour de moi j’entends des louanges ! des cris enthousiastes ! Bravo ! Bravo ! C’est un héros ! Il a sauvé le ministre !

Simone. — Vous avez sauvé le ministre ?

Dardillon. — Ah ! je ne l’ai pas fait exprès, je vous le jure ! et là-dessus des questions ! "Qui êtes-vous ? Où faut-il vous conduire ?" Mais je sens que mes forces m’abandonnent, je n’ai que le temps de jeter ces mots pour qu’on me ramène chez vous : "Docteur Paginet, 5, place Louvois…" Je perds connaissance et me voilà !…

Simone. — Ah ! mon pauvre Ernest !…

Madame Paginet. — Mais aussi, insensé que vous êtes, ce n’est pas raisonnable d’aller se jeter sous des pieds de chevaux ! Vous auriez pu être tué !…

Dardillon. — C’est ce que je cherchais, Madame !

Madame Paginet. — Tenez !… venez par là !… cela vous fera du bien de vous étendre un peu !…

Dardillon. — Oui ! je veux bien ! (Remontant, soutenu par Madame Paginet et Simone.) Oh ! que j’ai mal ! Oh ! que j’ai mal !

Madame Paginet, appelant. — Joseph ! Joseph !

Joseph, Paraissant. — Madame ?…

Madame Paginet, à Joseph. — Apportez un verre de cognac pour réconforter Monsieur.

Joseph. — Le bon ?…

Dardillon, d’une voix éteinte. — Oui ! le bon !… le bon !…

Il sort avec Madame Paginet et Simone.

Scène XVIII

modifier

Joseph, puis Paginet

Joseph. — Voyons, où est-il ce cognac ? (Il va au buffet et en tire deux bouteilles.). Le bon ? Quel est-ce le bon ?… (Goûtant à une bouteille.) C’est celui-là !…

Il remet l’autre bouteille dans le buffet.

Madame Paginet, reparaissant — Eh bien ! le cognac ?

Joseph. — Le voilà, Madame.

Madame Paginet sort. Paginet entre du fond, l’air maussade.

Joseph, l’apercevant. — Tiens ! Monsieur qui est revenu !

Paginet. — C’est bien ! laissez-moi !…

Joseph. — je vais prévenir Madame.

Paginet. — Ce n’est pas la peine ! je la préviendrai moi-même.

Joseph, sortant par le fond. — Bien, Monsieur. (À part.) Il a rapporté sa mauvaise humeur !

Scène XIX

modifier

Paginet seul, puis Joseph

Paginet, il jette avec mauvaise humeur son sac sur un fauteuil, ait je promène de long en large. — Il s’arrête, se gratte la tête, et dit : Décidément ! j’ai été bête !

Joseph, entrant. — Monsieur.

Paginet. — Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Joseph. — C’est un municipal à cheval.

Paginet. — Eh ! bien, qu’est-ce qu’il me veut, ce municipal ?

Joseph. — Il apporte cette lettre !… Il m’a : dit que c’était au sujet de votre acte d’héroïsme !…

Paginet. — Qu’est-ce que ça veut dire, mon acte d’héroïsme ?

Joseph. — je ne sais pas, moi !

Paginet. — C’est bon ! Allez-vous en ! (Joseph sort.) (Lisant.) "Monsieur, Monsieur le ministre me charge de vous dire qu’il n’oubliera jamais l’acte de courage que vous avez accompli aujourd’hui. (Inquiet, ahuri et ne comprenant pas, regarde l’adresse de l’enveloppe pour s’assurer qu’elle est bien pour lui. — Continuant.) "Monsieur le ministre ne se dissimule pas qu’il vous doit la vie." (Nouvel ahurissement de Paginet.) À moi ? (Lisant.) "Si vous ne vous étiez pas jeté résolument à la tête de ses chevaux emportés, qui sait ce qui serait advenu ?" (Parlé.) Qu’est-ce qu’il raconte ? (Lisant.) "Monsieur, vos longs états de service dans la carrière médicale et vos nombreux travaux scientifiques ont attiré d’une façon toute particulière l’attention de Monsieur le Ministre qui se proposait depuis longtemps de récompenser comme ils le méritent tant de titres exceptionnels. — La grande chancellerie, en mettant aujourd’hui à sa disposition deux croix supplémentaires, lui fournit cette heureuse occasion, ce qui me permet de vous annoncer que l’intention de Monsieur le Ministre est de vous proposer dès demain à la haute bienveillance du gouvernement…" Décoré ! moi ! Ah, çà ! voyons ! voyons !… est-ce que je rêve ?… Mes titres, mes travaux !… Je comprends !… mais l’acte de courage, l’écrasement, les chevaux emportés !

Scène XX

modifier

Paginet, Plumarel

Plumarel, entrant vivement du fond, — Ah ! Monsieur Paginet !…

Paginet. — Vous !…

Plumarel. — Ah ! bravo ! bravo ! quel courage ! quel acte d’héroïsme !…

Paginet. — Allons, bon ! lui aussi !

Plumarel. — Vous avez rendu un ministre à la France ! un oncle à son neveu !…

Paginet. — Ah, çà ! voyons !… Qu’est-ce que vous me racontez ! je n’ai rien fait d’extraordinaire !…

Plumarel. — Il appelle ça "rien d’extraordinaire !…" Quelle modestie ! Mais mon oncle sait ce qu’il vous doit, allez ! Il est là pour dire ce que vous avez fait !…

Paginet. — Ah ! il est là pour le dire !… Comment raconte-t-il ça ?

Plumarel. — Mais comme ça s’est passé ! Enfin, quand sa voiture emballée a passé devant vous, vous vous la rappelez bien, sa voiture emballée ?…

Paginet. — Vous savez, dans ces moments-là… J’ai un souvenir vague !…

Plumarel. — Eh bien ! n’écoutant que votre grandeur d’âme, au mépris de votre vie, vous vous êtes jeté à la tête des chevaux !

Paginet. — Non !

Plumarel. — Ah ! Monsieur Paginet, laissez-moi vous serrer la main !… Ce que vous avez fait là, c’est grand ! Un pareil acte de courage !

Paginet, à part. — Un acte de courage !… Ah, çà !… voyons ! j’ai donc vraiment sauvé le ministre ! Alors, ce n’est pas possible ! J’ai eu une absence !

Plumarel. — Aussi maintenant, je peux bien vous le dire, le petit ruban, c’est chose faite !

Paginet. — C’est vrai !… Je viens de recevoir cette lettre du chef du cabinet lui-même !

Plumarel. — Eh ! bien, vous voyez !

Paginet. — Ah ! mon ami ! mon ami ! (À part.) Il n’y a pas à dire… J’ai eu une absence, parce que je me connais ! à froid, je n’aurais jamais fait ça !

Plumarel. — Voyez-vous, Monsieur Paginet, dans la vie, il est bon d’avoir des titres, mais il est encore meilleur de les appuyer ! Eh bien ! vous avez trouvé la meilleure façon de les appuyer.

Paginet. — Mais oui ! j’ai trouvé la meilleure façon !…

Plumarel. — Puisque vous avez sauvé le ministre.

Paginet. — Mais c’est évident ! j’ai sauvé le ministre !

Scène XXI

modifier

Les Mêmes, Livergin, Madame Livergin

Livergin. — Ah ! enfin !… Le voilà !…

Paginet. — Livergin !… Ah ! mon ami !… arrive ici !… Tu ne sais pas ! je suis décoré !…

Ensemble

Livergin. — Toi !…

Madame Livergin. — Vous !…

Paginet. — Oui !… J’ai sauvé le ministre ! mon ami ! j’ai sauvé le ministre !

Livergin. — Qu’est-ce que tu chantes ?… Qu’est-ce que tu chantes ?

Paginet. — Ce que je chante !… Demande à Plumarel ce que je chante !

Livergin, à Plumarel. — Comment ! Il a sauvé le ministre, lui ?

Plumarel. — Absolument !… Et avec un courage !…

Paginet. — Le courage de l’inconscience !… un moment, un éclair a suffi pour faire de moi un héros !… Je n’ai vu qu’une chose, une voiture lancée à fond de train !… des chevaux emballés, et des malheureux qui allaient être infailliblement broyés, mutilés, tués peut-être !… Alors, je n’écoute que mon courage !… Je me jette à la tête des chevaux au mépris de ma vie !…

Livergin. — Toi !

Madame Livergin. — Ah ! c’est épouvantable !

Plumarel. — Vous voyez bien que le souvenir vous revient !

Paginet. — Oui ! oh ! maintenant, ça me revient ! ça me revient ! Eh bien ! Livergin, mon ami, l’homme que je rendais à la vie, à sa famille, à la France ! c’était le ministre !

Livergin. — Le ministre !

Paginet. — Oui ! c’est lui que j’ai sauvé !

Livergin, à part. — Intrigant

Scène XXII

modifier

Les Mêmes, Madame Paginet, puis Dardillon et Simone

Madame Paginet, entrant et apercevant Paginet. — Toi !… Ah ! je savais bien que tu reviendrais !

Paginet. — Ah ! bébé !

Madame Paginet. — Mais où as-tu été, vilain !… où as-tu été ?

Paginet. — Où j’ai été ?… J’ai été faire mon devoir !

Madame Paginet. — Ton devoir ?

Paginet. — Sois fière de moi, poupoule ! je te reviens glorieux et décoré !…

Livergin. — Il est lyrique dans les honneurs.

Madame Paginet. — Décoré ! Toi ! mais comment se fait-il ?

Paginet. — C’est bien simple ! un moment, un éclair a suffi pour faire de moi un héros.

Simone, entrant avec Dardillon à qui elle donne le bras. — Venez ! donnez-moi le bras !… Marchez doucement…

Dardillon. — Oh ! Monsieur Paginet !…

Paginet. — Dardillon ! ici !… Qu’est-ce que vous faites là, monsieur, quand je vous avais défendu…

Simone. — Mon oncle !… ne le bousculez pas ! si vous saviez ce qui lui est arrivé ! un accident épouvantable !…

Paginet. — Un accident ?

Dardillon. — Oh ! oui ! monsieur ! Quand vous m’avez si cruellement chassé, je m’en allais, le cœur brisé, me jurant de ne pas survivre à mon infortune…

Paginet. — Eh bien ! oui ! c’est bien ! après ?

Dardillon. — Tout à coup j’aperçois une superbe voiture emballée !…

Tous. — Hein !…

Dardillon. — N’écoutant que mon désespoir, je m’élance à la tête des chevaux…

Tous. — Lui aussi !…

Paginet, à part. — Ah ! mon Dieu ! quel horrible éclair !… (À tous les autres.) Pardon ! pardon ! j’ai un mot à lui dire !

Tous. — Hein !

Paginet. — Dardillon ! venez ici !

Dardillon. — Ah ! mon Dieu ! monsieur, qu’est-ce qu’il y a ?…

Paginet, bas. — Dardillon ! ces chevaux emballés, cette voiture !… qu’est-ce que c’était que cette voiture ?

Dardillon, de même. — C’était celle du ministre !

Paginet. — Celle du !… Dardillon, vous aimez ma nièce ?… Je vous accorde sa main.

Dardillon. — Est-il possible !

Paginet. — Mais à une condition ! jurez-moi que vous oubliez à jamais que vous avez sauvé le ministre !…

Dardillon. — Moi !…

Paginet. — Oui !… Je vous dirai pourquoi !… Mais jurez !

Dardillon. — À ce prix là ! je le jure !

Madame Paginet. — Ah çà ! qu’est-ce que vous avez à chuchoter là-bas ?…

Paginet. — Vous allez le savoir !… Mes amis, j’ai l’honneur de vous annoncer les fiançailles de ma nièce avec monsieur Dardillon !

Simone. — Est-ce possible !

Dardillon. — Oh ! monsieur !

Plumarel. — Eh bien ! et moi ?

Paginet. — Qu’est-ce que vous voulez, c’est Dardillon qu’elle aime et pas vous. Je ne contrarie jamais les inclinations.

Plumarel. — C’est bien ! je n’insiste pas !

Paginet. — Allons ! voilà une bonne journée ! deux fiancés et deux décorés !…

Livergin. — Tu peux dire trois !… Je le suis aussi, moi !

Madame Paginet. — Vous !

Plumarel. — Comment ! vous le saviez !… moi qui me faisais un plaisir de vous l’annoncer.

Livergin. — Oui, mes amis, je suis nommé…

Plumarel. — Parfaitement ! Officier d’académie.

Livergin et Madame Livergin. — Qu’est-ce que vous dites ?

Plumarel. — Je dis ; vous êtes nommé Officier d’académie.

Paginet. — À la bonne heure !

Livergin. — Je suis Officier d’académie ! Je suis Officier d’académie ! Je suis Officier d’académie !

Paginet. — Eh bien, oui ! quoi ! Tu es Officier d’académie !

Madame Livergin. — Mon pauvre ami, tu vois, ton gouvernement !

Livergin. — Ah ! c’est trop fort ! (Tirant de sa poche une boîte en carton remplie de petits rubans.) Moi qui avais déjà acheté une douzaine de décorations.

Il tend machinalement sa boîte ouverte du côté de Paginet.

Paginet, prenant une décoration comme on prend une prise. — Merci !

Il la met à sa boutonnière.

Madame Paginet. — Enfin ! tu l’as, mon chéri ! Elle t’était bien due ! Il y avait si longtemps que tu la méritais sans l’obtenir !…

Paginet, à part. — Que je peux bien l’obtenir sans l’avoir méritée !…

RIDEAU