La Duchesse des Folies-Bergères
Personnages
modifierPièce en cinq actes
Représentée pour la première fois, au théâtre des Nouveautés, le 3 décembre 1902.
Personnages
Arnold : MM. Germain
Chauvel : Torin
Le Duc Pitchenieff : Landrin
Le Prince Serge : André Brule
Chandel : Victor Henry
Le Proviseur : Laurent
Slovitchine : Lagrange
Isidore : Jipay
Chaflard : Gaillard
Bérézin : Lorrain
Viroflan : Laguiche
Chopinet : Frey
Kirschbaum : Lagrange
Motchepoff : Naulot
Eugène : Rivier
1er Officier : Max-Robert
2e Officier : Darville
3e Officier : Sorgel
Thomazier : Berry
Le Plombier : Destrem
Marjolet : Clairval
Robin : Le petit Randal
Inspecteur de police : Malbert
Un agent : Franceschi
Durand : Lecomte
Un Valet de pied : Orgebac
1er Garçon : Grange
Un Chasseur : Deronzieres
Prosper : X
Constant : X
Belhomme : X
Saint-Etienne : X
Le Groom : X
Collégiens, Soupeurs, Invités
La Duchesse : Mme Cassive
Sabine : Dickson
Irma : Marcelle Bordo
Mathilde : Foucher
Clorinde : Lenat
Liane : Nerval
Eglantine : D’Issy
Alice : Davesnes
Chouchou : Darly
Florentine : Helion
Madame Homelskoff : X
Soupeuses, Invitées
Acte I
modifierLe lycée Louis XIV : la scène est divisée en deux. A droite, la cour du lycée. A gauche, un corps de bâtiment remplissant la moitié de la scène et formant une salle de classe. La façade sur cour est entièrement vitrée. Le toit, praticable, est à mi-hauteur de la scène et va s’adosser, au fond, au mur plus élevé d’un réservoir de la ville également praticable. Au loin, de l’autre côté du réservoir, des maisons. A gauche, dans la classe, une grande fenêtre contre laquelle, extérieurement, est une échelle dont on aperçoit l’extrémité au-dessus du toit. Au fond, bancs, et pupitres en gradins ; derrière, et au mur, les cases des élèves. A gauche 1er plan, une chaire de professeur. Au-dessus, entre la chaire et la fenêtre, un poêle en porcelaine muni de son tuyau. Porte de la classe à droite du bâtiment. A droite, de l’autre côté de la cour, une des façades du lycée. Au 1er plan, une porte surélevée à laquelle on accède par un escalier de pierre descendant du manteau d’arlequin vers le fond. Au 2e plan, autre porte de rez-de-chaussée. La façade n’allant pas jusqu’au mur du réservoir, il se trouve par ce fait une entrée, au fond, entre le lycée et le mur.
Scène première
modifierSerge, Chopinet, Kirschbaum, Le Plombier, invisible au public
Au lever du rideau le prince Serge est à la fenêtre et fait des signes à quelqu’un qu’on ne voit pas, des petits bonjours de la tête en clignant de l’œil, puis un petit baiser, suivi d’un gros rire enchanté, tandis qu’à la cantonade, on entend la voix du plombier.
La Voix du Plombier, chantant.
C’est la chanson, tendre et touchante
De l’amante et de son amant.
C’est le roman simple et charmant
De l’amant et de son amante.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
C’est la complainte des amants.
Serge, pendant que le Plombier chante. — Ah ! ce qu’il est agaçant depuis ce matin avec sa rengaine, le fumiste qui arrange les tuyaux.
Chopinet. — A pleurer.
Serge. — Ah ! il s’en va, c’est pas trop tôt.,
Le Prince continue ses signaux à la fenêtre, tandis que le Plombier, qui a gravi l’échelle, paraît sur le toit où il dépose sa sacoche à outils et, tout en chantant, s’en va de droite en longeant le bord du réservoir.
Chopinet, assis sur la chaire, les jambes pendantes, et fumant sa pipe. — Eh ! bien, Monseigneur, ça marche ?
Serge. — Oh ! là là ! si ça marche !… Ca court !… (A la personne qu’on ne voit pas) Bonjou… bonjou. (A Chopinet.) Viens voir un peu si ça marche. Eh ! Chopinet !
Chopinet. — Présent. (Il saute à bas de la chaire et va au-dessous de Serge.) Bonjou, bonjou, belle dame.
Serge, au dehors, riant. — Oui, nous sommes deux… hé ! hé ! et même trois !… (Montrant trois doigts.) Trois ! Ah ! ah ! ça la fait rire !… Elle a ri ! .. Viens donc, Kirschbaum, viens faire le troisième !
Kirschbaum, qui est assis sur une chaise à droite et tourne du chocolat dans une casserole. — Je ne peux pas, je tourne du chocolat,
Serge. — Tu ne peux pas lâcher ton chocolat pour une femme ?
Kirschbaum. — La gomme, oui !
Serge, sans quitter la fenêtre et tout en continuant son manège. — Oh ! la gomme ! C’est idiot cette expression. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Kirschbaum, tout en tournant son chocolat. — Rien ! C’est ce qui en fait le charme. Un chocolat, à portée de la main, vaut mieux qu’une femme à portée de lorgnette.
Serge. — Ah ! avec ta lorgnette ! t’es bien Kirschbaum !
Kirschbaum, id. — Monseigneur, il ne faut jamais lâcher le positif pour l’aléa, puissiez-vous en faire votre gouverne quand vous serez roi d’Orcanie. Eh bien ! ça, c’est du consolidé. L’autre là-bas, on sait ce que ça coûte, et ce que ça vaut !…
Serge. — Ce que je sais, c’est que, comme ça… à portée de lorgnette, comme tu dis, eh ! bien, il n’y a pas, elle dégotte !
Chopinet. — Ca, il n’y a pas deux mots : elle fait mouche.
Serge. — Qu’est-ce qu’elle dit ? Elle nous fait des signes !… Ah ! ah ! elle nous invite à venir. (Avec force signes.) Peux pas, sommes bouclés !… (Il fait le geste il un double tour de clef.) bouclés !… pouvons pas !… Qu’est-ce qu’elle nous montre là ?
Kirschbaum, allumé. — Elle vous montre quelqu’ chose ?
Serge, narquois. — T’échauffe pas !… c’est quelque chose qu’elle se met dans l’œil.
Chopinet, d’air air connaisseur. — Mes enfants, c’est une pièce de cent sous.
Kirschbaum, déposant sa casserole et accourant. — Une pièce de cent sous !
Serge, railleur. — Ca te fait venir, ça !
Kirschbaum. — Ca me fait venir, parce que mon chocolat est prêt.
Serge, qui a réfléchi pendant la réponse de Kirschbaum. — Qu’est-ce qu’elle veut dire avec sa pièce dans l’œil ?
Kirschbaum, redescendant à gauche. — Dame ! ça me paraît clair !… comme qui dirait : préparez votre galette !
Chopinet, redescendant s’asseoir sur la chaire. — A moins que ce ne soit une offre.
Kirschbaum. — Oh ! c’est peu probable. Passé, le temps des ferrets de la reine. Ce n’est plus de notre époque.
Chopinet. — Le préjugé !
Serge, descendant n° 2. — Au fond, c’est idiot ! Je vous demande un peu ! on se plaît ! qué qu’ça fait quel est celui qui donne ?
Kirschbaum. — Absolument !
Serge. — Comment, je vais chez une cocotte qui a chevaux et voitures et de l’argent plein son coffre, j’ai cent sous dans la poche, il faut que ce soit moi qui casque ?
Chopinet. — Et il y a encore des gens pour dire que nous ne faisons pas bien les choses !
Serge. — C’est insensé ! (Il remonte.)
Kirschbaum. — C’est insensé, mais qu’est-ce que vous voulez, c’est comme ça, c’est comme ça ! Un homme ne vend pas ses charmes, c’est rabaissant, ça n’est pas noble,… ou alors, devant Monsieur le Maire. Là, le plus cher possible, viande de choix, tant la livre !… Ca, alors !…
Chopinet. — C’est tout ce qu’il y a de noble.
Serge, se levant et remontant sa chaise contre la chaire. — Mais, dites donc, elle ne lâche pas, là, en face. Le voyez-vous, le télégraphe sans fil ? (Se retournant vers Kirschbaum qui est derrière lui et Chopinet qui est debout sur le banc du fond.) Veux-tu mon avis ?… C’est pas une femme du monde !
Chopinet. — Ca, la gomme, oui !
Serge. — N’est-ce pas ? C’est un chameau !… C’est un petit chameau !… (Avec force courbettes gamines imitées par ses deux camarades.) Oui, belle dame, vous êtes un petit chameau, un joli petit chameau… Ah ! elle me fait signe de venir… (Brusquement.) Dites donc, si on y allait ?
Chopinet-Kirschbaum. — Nous ?
Ils redescendent.
Serge, redescendant vers eux. — Chiche, que j’y vais !
Chopinet. — Vous, Monseigneur ?
Serge. — Chiche, et que je la ramène ?
Chopinet.- Ici ? Mais mon vieux,… mon… Monseigneur.
Serge. — Mon vieux Seigneur ! vas-y !
Chopinet. — On nous a mis tous les trois en salle pour potasser notre examen de Saint-Cyr, si c’est comme ça que nous le potassons !…
Serge. — Je m’en fous ! Venez-vous avec moi ?
Kirschbaum. — Ah ! non !
Chopinet. — La gomme, merci ! Vous, vous êtes Altesse Royale, on ne vous fichera pas à la porte ! Comme dit le proviseur : " Monseigneur, le prince Serge, ce n’est pas un exemple pour le lycée, mais c’est un honneur. Soyez-en fiers, mais ne l’imitez pas." Eh bien ! un honneur, ça ne se renvoie pas, quoi qu’il arrive !…
Kirschbaum. — Mais nous qui ne sommes pas Altesses, mêmes pas sérénissimes !…
Serge. — "Son Altesse Kirschbaum", ça sonnerait bien cependant.
Chopinet. — Et "le prince Chopinet", donc !
Kirschbaum. — Ah ! ça ne serait pas long à nous faire prendre nos cliques et nos claques, et on nous expédierait à nos familles avec tous les honneurs dus à notre rang démocratique.
Serge. — Soit ! j’y vais tout seul.
Chopinet. — Par où ?
Serge. — Bien malin !… et cette échelle qu’il a collée, là, contre le mur, le fumiste à la romance. Cette bonne échelle qui nous fait de l’œil, comme le serpent à la mère Eve. Eh bien ! c’est pas trop tôt que ce sacré fruit défendu nous donne notre revanche ! Il nous a fait perdre notre paradis, c’est bien le moins qu’aujourd’hui il nous y mène !
Kirschbaum, sans conviction. — Oh ! paradis !
Serge. — Oui, je sais bien ! il y a mieux ! Mais c’est comme les plages, ça. Il y a paradis et paradis !… Ca, c’est le petit paradis pas cher. (Remontant.) Je grimpe sur le toit, je longe le réservoir, j’arrive jusque chez la houri, je rapplique avec et je vous la sers.
Chopinet. — Faites donc, Monseigneur, mais sous votre responsabilité seule.
Chopinet et Kirschbaum remontent vers la fenêtre.
Serge. — Entendu ! Tenez-moi l’échelle ! (Regardant en face.) Ah ! ah ! ça l’épate, ça !… Elle ne croyait pas que je viendrais… Voilà ! Juliette, voilà ton Roméo ! (Il est monté sur le toit.) Et maintenant, que la fête commence !
Il gagne le rebord du réservoir et disparaît à gauche.
Chopinet, près de la fenêtre. — Quel toupet !
Kirschbaum, descendant s’asseoir sur la première table du fond. — Royal !
Chopinet. — Regarde-le filer, quelle légèreté ! Il semble avoir des ailes aux pieds.
Kirschbaum. — Comme Mercure.
Chopinet, allant à Kirschbaum. — Oh ! ne parle pas de Mercure, mon vieux, tu n’aurais qu’à nous ficher la guigne.
Il remonte vers sa case, au fond.
Kirschbaum. — Superstitieux ! (Changeant de ton et descendant.) Et maintenant, puisque nous recevons des dames, préparons la collation ; t’as rien pour verser le chocolat ?
Chopinet, blagueur. — Si !… j’ai un godet et un verre à épure.
Kirschbaum, riant. — C’est un peu jeune. (Brusquement.) Oh ! je sais ce que je vais faire, je vais choper des verres au réfectoire !… Quand on se mêle de recevoir !
Chopinet. — C’est ça !… va !
Kirschbaum sort.
Voix de Chandel, dans la coulisse. — Au pas, là, au pas !
Chopinet. — Bon ! Voilà notre pion et futur magistrat Chandel avec ses gosses qui sortent de la classe. Il est donc déjà cinq heures ? (Regardant sa montre.) Mais oui !… Comme le temps passe… quand on travaille.
Il va s’étendre en fumant.
Scène II
modifierChopinet, dans la classe, Chandel et la division des petits, puis Le Proviseur
Chandel. — Allez ! allez !
Tous les élèves. — Ah !
Ils se dispersent en jouant et criant comme à la récréation.
Chandel. — Eh bien ! eh bien ! Quoi donc ?… Qui est-ce qui vous a permis de rompre les rangs ?… (Les élèves restent figés sur place.) Vous savez très bien que toute la division est privée de récréation.
Les Elèves, en bourdon. — Oh !
Chandel, répétant. — Parfaitement !… de récréation… jusqu’à ce que je sache quel est celui qui s’est déversé dans ma lampe à huile ! Allez, allez !
Tous les Elèves, rechignant. — Oh !
Chandel. — Il n’y a pas de "oh ! ", attendu qu’une lampe à huile est un objet d’usage défini… qui ne peut être confondu avec l’ustensile dont il a exceptionnellement tenu lieu !… Que le fait d’y introduire une essence ininflammable et, j’ose dire déplacée, ne peut s’expliquer que par une intention malfaisante de nuire à son bon fonctionnement ! .. Qu’en ce faisant, nul ne peut exciper de sa bonne foi, ni invoquer l’excuse d’un précédent, attendu qu’il est bien certain que le coupable ne saurait sans mentir affirmer avoir vu agir de la même sorte, et vis-à-vis d’un semblable objet, ni son père, ni sa mère, ni aucun des siens !… Mais que, d’autre part étant donné la nature du liquide incriminé, comme il est difficile de mettre un nom, sinon sur le produit, du moins sur le producteur. Attendu qu’il ne constitue pas le monopole d’un quelconque, mais est le privilège de chacun, que c’est là une fonction à la portée de tous et que, par conséquent, chacun était au même titre à même de la remplir - je ne parle pas de la lampe, je parle de la fonction. En conséquence, et étant donnée l’absolue impossibilité qu’il y a pour nous à l’œuvre de reconnaître l’artisan, nous considérons qu’il y a lieu de consigner tout le monde à l’étude, jusqu’à déclaration du coupable ! J’ai dit !… Regagnez vos rangs !…
Un Elève. — Oh ! là là ! Ta bouche !
Chandel. — Qu’est-ce que c’est (Les élèves regagnant les rangs avec un mauvais vouloir évident.) Allons ! pressons ! Grouillez-vous ! Allons Gourdacourt, faut-il que je vienne vous aider ? Qu’est-ce que c’est que ça, donc, Allons, serrez vos rangs !
Les élèves obéissent. Entre le proviseur, 1er plan droit.
Le Proviseur. — Rien de nouveau, Monsieur Chandel ?
Chandel. — Rien de nouveau, Monsieur le Proviseur. (Aux élèves.) Marche !
Chandel sort avec les élèves. Le Proviseur entre dans la classe.
Chopinet. — Oh ! le patron !
Chopinet cache vivement sa pipe en fourrant la main qui la tient dans sa poche et affecte de travailler au tableau.
Le Proviseur. — Eh ! bien, vous êtes seul, Chopinet ?
Chopinet. — Oui, Monsieur le Proviseur.
Le Proviseur. — Dites donc, mais ça sent le tabac, ici ?
Chopinet. — Le… le… le tabac ?… (Il renifle.) Mais oui !… Je me demandais justement… C’est positif !… Vous avez un nez, Monsieur le Proviseur, ça sent même la pipe. Quelle horreur !
Le Proviseur. — Quelqu’un a fumé, c’est évident.
Chopinet. — C’est évident.
Le Proviseur. — Ce n’est pas vous ?
Chopinet. — Oh ! monsieur le Proviseur. Si vous voulez me respirer.
Il veut lui respirer dans le nez.
Le Proviseur. — Non !… (A part.) Evidemment ! ce garçon dit la vérité… ou alors, il ment comme un arracheur de dents. Dans les deux cas, ne poussons pas plus loin l’enquête ; ou c’est un grand innocent et ce serait lui faire injure, ou c’est un grand menteur et ce serait lui faire du tort en émoussant une arme qui n’est que trop utile dans la vie… (Haut.) Vous étiez en train e travailler votre examen, je vois.
Chopinet. — Oui, Monsieur le Proviseur.
Le Proviseur. — Pas trop ému ?
Chopinet. — Oh ! non, Monsieur le Proviseur.
Le Proviseur. — Parfait.
Chopinet. — Je me dis que le seul accident qui puisse m’arriver, c’est d’être reçu, alors !…
Le Proviseur. — Hein ?… Ah ! bien ! à la bonne heure ! Vous n’aurez pas de déception.
Chopinet. — Aucune, c’est-à-dire que si j’étais reçu… (Poussant un cri.) Ah !
Le Proviseur. — Qu’est-ce qu’il y a ?
Chopinet. — Rien, rien… (A part.) Nom d’un chien, ma pipe !
Il se tape sur la jambe.
Le Proviseur. — Mais qu’est-ce que vous avez avez à vous pincer la jambe ?
Chopinet, même jeu. — Rien, rien, j’ai une crampe !… Je reviens ! Je reviens !
Le Proviseur. — Mais attendez-donc, vous vous sauvez comme si vous aviez le feu au derrière.
Chopinet. — C’est tout comme ! C’est tout comme ! (il se sauve en se tapant sur la jambe comme pour éteindre le feu.) Oh ! nom d’un chien ! Oh ! nom d’un chien !
Le Proviseur. — Drôle de garçon ! Sympathique ! C’est ce que j’appellerai le cancre aimable. Je ne serais pas étonné s’il devenait quelqu’un plus tard.
Paraissent Arnold et Robin venant du fond droite.
Scène III
modifierLe Proviseur, Arnold, Robin, enfant d’une dizaine d’années, en tenue d’Eton, pantalon gris et petite casquette des joueurs de cricket
Arnold, en livrée du matin, il se dirige vers l’escalier de droite, 1er plan. — Venez, Monsieur Robin.
(Prononcer Robinn.)
Le Proviseur. — Qu’est-ce que vous demandez, mon garçon ?
Arnold, déjà un pied sur la première marche. — Ah ! pardon ! (Tirant un papier de sa poche et lisant.) Monsieur, Monsieur le "Provisoir…".
Le Proviseur, sourit puis corrigeant. — "seur", "seur".
Arnold. — Quoi, "zeur" ?
Le Proviseur ; bon enfant et sûr de son fait.. — Il doit y avoir "proviseur".
Arnold, relisant. — Proviseur ?… Tiens, oui… il y a "proviseur". (Bien naïvement.) Ca ne veut plus rien dire.
Le Proviseur, sérieusement gouailleur. — Si.
Arnold, achevant de lire. -… du lycée Louis XIV.
Le Proviseur. — C’est moi.
Arnold, descendant en scène, suivi de Robin. — Ah ! c’est monsieur ? Eh bien ! voilà : je viens pour une livraison.
Il lui remet la lettre.
Le Proviseur. — Une livraison ?
Arnold. — C’est ce jeune homme que mes patrons…
Le Proviseur, souriant avec indulgence. — Ah ! c’est ça, la livraison ?
Arnold. -… m’ont chargé de conduire à votre lycée où il doit faire ses classes.
Le Proviseur, qui a jeté un coup d’œil sur le contenu de la lettre. — Ah ! c’est le nouveau que nous attendons, le jeune Lebott. Parfaitement !… Avancez, mon petit ! (Arnold le fait avancer.) Puisque c’est moi qui ai la satisfaction de vous accueillir au seuil de cette grande maison, je suis heureux de vous y tendre une main bienveillante et paternelle.
Arnold. — Pardon, Monsieur, mais…
Le Proviseur. — Ne m’interrompez pas, je vous prie. (Tout en parlant il retire à Robin sa casquette, la lui remet et continue son discours tout en lui caressant paternellement la tête.) Je devine tout ce qu’il doit y avoir d’angoisse dans votre jeune cœur, devant ce premier pas dans l’inconnu, mais que ceci ne vous trouble pas. (Robin, agacé de se sentir tripoter les cheveux, imprime un léger mouvement de tête pour se dégager, en même temps qu’il élève le coude pour repousser le bras du proviseur qui, d’ailleurs, n’y ajoute aucune attention. Ce jeu de scène doit être très discret.) Vous quittez une famille qui a dorloté votre enfance pour entrer dans une autre qui formera votre adolescence de façon à vous armer pour la vie. Je ne doute pas (Robin tourne vers Arnold des yeux ahuris) que je trouverai en vous toutes les qualités de zèle et de discipline qui feront du jeune lycéen que vous allez être, un bon élève et un bon républicain.
Nouveau regard de Robin à Arnold.
Arnold. — Un mot, Monsieur le Proviseur.
Le Proviseur. — Chut !… (Continuant.) A une époque où le vrai républicanisme, où le patriotisme lui-même est sujet à tant d’interprétations différentes, (Coup d’œil de Robin à Arnold en même temps qu’il esquisse un discret frottement du revers de la main gauche sur la joue qu’il gonfle avec sa langue de façon à signifier "Quel raseur".) n’ayez toujours qu’une seule ligne de conduite qui sera successivement celle que vous dicteront les différents gouvernements au pouvoir. (Pendant ce qui précède, la figure de Robin s’est assombrie et peu à peu il grimace comme quelqu’un qui se retient de pleurer.) Je vois les larmes perler à vos yeux. Cette émotion est grande et saine. Ne pleurez pas, enfant, mais méditez et faites votre profit.
Robin, éclatant en larmes. — I have forgotten my football.
Le Proviseur, interloqué. — Quoi ?
Arnold, narquoisement conciliant. — Ce n’est pas la peine de lui dire tout ça, Monsieur le Proviseur, il ne sait pas un mot de français.
Le Proviseur, interloqué. — Ah !… il ?…
Arnold. — Non, c’est un petit Anglais.
Le Proviseur. -Ah ! ah ! all right ! all right !
Robin. Yes ! Now, it’s half past five ! it’s the hour which I take every day rny tea, eggs and toast. I am hungry. At what time are we taking tea ?
Le Proviseur, à part, avec admiration. — Comme il parle sa langue ! (Haut.) Yes ! Yes !
Robin, s’impatientant. — What ? Yes ! yes ! it is not an answer. I say : at what time are we taking tea ?
Il accompagne ces derniers mots d’une pantomime expressive, la main plusieurs fois dirigée vers la bouche pour signifier "manger".
Le Proviseur. — Oui, mon ami, tout ce que vous me direz ou rien du tout, je ne comprends pas. Understand ! nicht ! nicht !
Robin, qui ne comprend pas. — What ?
Arnold, haussant les épaules avec une certaine commisération. — Ne lui dites donc pas ça, Monsieur le Proviseur !… Comment voulez-vous qu’il vous prenne au sérieux s’il voit que vous n’en savez pas autant que lui ?…
Le Proviseur, bien sincère. — Puisque je ne sais pas.
Arnold, même jeu. — Mais ça ne fait rien, on fait comme si on savait. On cause, on dit des mots. Alors c’est lui qui ne comprend pas, qui s’aperçoit qu’il ne sait pas et qui se sent en posture inférieure.
Le Proviseur, acquiesçant de la tête en fixant Arnold, puis à part. — Cet homme est plus profond qu’il n’en a l’air.
Arnold. — Moi, je ne sais pas l’anglais, mais je lui parle français… avec accent.
Le Proviseur. — Eh bien ! si vous voulez lui dire de m’accompagner jusqu’à mon bureau.
Arnold. — Parfaitement ! (A Robin.) Eh ! petit… Vous allez avec monsieur.. là !… go !… go !…
Robin, qui ne comprend pas. — What ?
Le Proviseur, devant le résultat. — Eh bien !
Arnold, avec le sourire de l’homme que rien ne démonte, a un geste comme pour dire : "Bon, bon, attendez", puis, renouvelant son expérience, mais en l’appuyant d’une mimique plus expressive. — Vous,… petit… (Il porte la main à cinquante centimètres de terre.) Allez avec cette monsieur, là !… (Il décrit de ses deux mains un arc de cercle parallèle à son ventre pour exprimer un homme ventru.) Go !… go !…
Il se tape le revers de la main gauche avec le plat de la main droite pour exprimer l’action de s’en aller.
Robin, qui a compris - Oh ! yes ! all right !
Il prend la main du proviseur et l’entraîne dans la direction indiquée par Arnold.
Arnold. — Voilà ! ce n’est pas plus malin que ça !… Monsieur n’a plus besoin de moi ?
Le Proviseur, déjà sur l’escalier avec Robin. — Non, merci.
Arnold. — Salut, Monsieur. Au revoir, Monsieur Robin.
Robin, quittant le Proviseur et redescendant l’escalier pour aller serrer la main d’Arnold. — Good bye !
Il lui donne un shake hand.
Arnold, faisant manœuvrer son poignet endolori, pendant que Robin va rejoindre le Proviseur. — Ah ! nom d’un chien ! Ces Anglais, ça n’est pas plus haut que la botte, ça vous décroche déjà le bras ! (Au moment où le proviseur est sur le point de disparaître avec Robin.) Ah ! Monsieur le Proviseur ne me donne pas un reçu ?
Le Proviseur. — De quoi ?
Arnold. — Du petit.
Le Proviseur, moqueur. — Un reçu du petit ! Non ! non ! Ce n’est pas encore dans nos usages.
Arnold. — Ah ! bon, bon, simple renseignement ! du moment que je m’en rapporte ! .. Je m’en rapporte.
Sortie du Proviseur et de Robin.
Scène IV
modifierArnold, puis Chandel
Arnold, redescendant en cascadeur, son melon sur la tête.- Et maintenant, ohé !… ohé !… Les patrons en voyage, le gosse au bahut ! Eh ! allez donc !
Il esquisse un pas de danse sur un air à la mode.
Chandel, arrivant du fond et après avoir considéré un moment Arnold avec étonnement. — Eh ! bien, qu’est-ce que vous avez, Monsieur ?
Arnold, se retournant. — Monsieur ?
Chandel. — C’est la danse de Saint-Guy ?… (Reconnaissant Arnold.) Ah !
Arnold. — Quoi ? (Reconnaissant Chandel.) Ah ! Emile Chandel !
Chandel. — Bastien Toudoux !
Arnold. — Mon pays !… Qu’est-ce que tu fais là ?
Chandel. — Eh bien ! et toi ?
Arnold - Eh ! bien, tu vois.
Chandel. — Et moi aussi.
Arnold. — T’est donc ici ?
Chandel. — Je suis maître d’études.
Arnold. — T’es maître ? Ah tiens ! Moi, je suis domestique ! (Lui tendant la main.) Bah ! on n’en est pas plus fier.
Chandel, lui serrant la main. — Comment donc ! D’autant que pour ce qui est de moi… Quel sale métier !
Arnold, avec intérêt. — C’est vrai ?… Bien, pourquoi le fais-tu ? Sais-tu ! prends le mien. (Généreusement.) Veux-tu que je te trouve une place ?
Chandel, souriant avec un sentiment de sa supériorité. — Non, merci, je… je veux être magistrat.
Arnold, qui n’y voit pas grande différence. — Ah ! c’est autre chose.
Chandel, même jeu. — Oui. Il faut choisir.
Arnold, avec un certain lyrisme. — Dire que moi aussi, j’ai failli ne pas être domestique. Je voulais être jockey.
Chandel. — Qu’est-ce qui t’en a empêché ?
Arnold, bien simple. — Je ne sais pas monter à cheval.
Chandel. — Ah ! c’est une raison.
Arnold. — Ah ! mais je ne regrette rien aujourd’hui. J’ai une place excellente… chez les frères Slovitchine, tu connais ?
Chandel. — Des acrobates ?
Arnold. — On t’en fichera des acrobates comme ça. L’un est secrétaire d’ambassade, l’autre… il ne fait rien. Il est rentier.
Chandel, avec convoitise. — Ah ! voilà un métier !
Arnold. — Ah ! oui ! Malheureusement il n’y a pas d’école professionnelle. Celui qui ne fait rien est en voyage de noces ; quant à l’autre, il est toujours par monts et par vaux, en automobile. Voilà un service comme je le comprends, avec des maîtres toujours absents.
Chandel. — Heureux homme ! Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Arnold. — Ah ! voilà, figure-toi que leur sœur qui est mariée en Angleterre leur avait dépêché un de ses gosses pour lui faire faire ses études à Paris. Ce que je me suis empressé de le coller ici ! Et maintenant, je suis libre, libre comme l’air, et tiens ! je te propose une chose. Je t’emmène aux courses cet après-midi et te fais faire fortune !… J’ai un tuyau épatant.
Chandel, piteusement. — Mais mon ami, est-ce que je suis libre ? Mais je suis maître, moi !
Arnold. — Ah ! tu ne sais pas ce que tu refuses ! un coup admirable, unique, tout monté. Je risque dessus toutes mes économies, c’est te dire !… C’est le lad…. (Malicieusement.) celui qui est chargé de distribuer les seaux d’eau, qui m’a collé le tuyau. Et lui, c’est un homme sérieux, de confiance. On peut le croire.
Chandel. — Ah !
Arnold. — Oh !… Et alors c’est une carne à haute cote qui doit gagner. Quant au favori !… nibe ! Il est monté par son patron qui est un de nos premiers "gentlemen-tireurs". Alors pas de danger d’être fichu dedans.
Chandel. — Ah !
Arnold, brusquemment. — Tiens, je mettrai vingt francs pour toi.
Chandel. — Vingt francs ! moi ? Tu es fou ! jamais !
Arnold. — Qu’est-ce que ça te fait ! Si tu perds, tu ne me les rendras pas !
Chandel. — Ah !… Oh ! alors, tout ce que tu voudras.
Arnold. — Et si ça réussit comme c’est certain, à nous la folle noce ! Je veux, au moins un jour, vivre une vie de grand seigneur, me payer une femme du monde !… Connaître une fois cette sensation, dormir sur le même oreiller qu’une femme dont on pourrait être le domestique ah ! ça doit être !… (Lui repoussant amicalement la figure du plat de la main.) Allons, au revoir !
Chandel, rêveur depuis un instant. — Au revoir ! (Brusquement.) Dis donc, toute réflexion faite, mets donc cinquante francs pour moi !
Arnold. — Eh ! là ! eh ! tu y prends goût !
Chandel. — Bah ! Il faut avoir de l’estomac ! Et où pourrai-je te voir pour le résultat ?
Arnold. — Eh bien ! chez mes patrons, 72, rue Copernic. Tu demanderas Monsieur Arnold.
Il remonte.
Chandel, le suivant. — Comment, Arnold, tu t’appelles Bastien !
Arnold. — Bien, oui ! mais les bourgeois avaient un chien qui s’appelait Bastien, alors ils m’ont dit : désormais vous vous appellerez Arnold. Je n’ai pas voulu les contrarier. Tu m’accompagnes ?
Chandel. — Un bout de chemin.
A ce moment Kirschbaum, des verres sans pied à la main, traverse la scène, passe devant eux, les salue et gagne la salle de gauche.
Chandel. — Dis donc… tu ne crois pas que si on risquait cent francs ?
Arnold. — Ah ! non.. Ah ! non !… (Entre Chopinet qui salue en passant.) Bonjour monsieur. (A Chandel.) Tu es enragé !
Ils sortent.
Scène V
modifierKirschbaum, en train de ranger ses verres et de faire son petit ménage, puis Chopinet
Chopinet, qui est entré dans la classe. — C’est idiot, regarde-moi le trou que je me suis fait à la poche de mon pantalon !
Kirschbaum. — Pourquoi faire ?
Chopinet. — Comment, pourquoi faire ! pas exprès bien sûr. J’avais une pipe dans ma poche, elle m’a allumé.
Kirschbaum. — Aussi, pourquoi y fourres-tu ta pipe ? Tu aurais dû penser qu’une poche, c’est pas comme les allumettes, ça prend quelquefois !
Scène VI
modifierLes Mêmes, Serge, Irma
Voix de Serge, au lointain. — Ou hou !
Chopinet, comme cloué sur place. — On a fait "ou hou ! "
Kirschbaum. — C’est Monseigneur !
Serge, paraissant sur le toit suivi d’Irma. — Ou hou !
Kirschbaum et Chopinet, se précipitant à la fenêtre. — Ou hou !
Serge, tenant Irma par la main. — Par ici, mon gros chien !
Irma. — Ah ! que c’est amusant !
Serge, se penchant au ras du toit pour parler à ses camarades. — Eh !
Kirschbaum et Chopinet. — Eh !
Serge. — C’est nous !
Chopinet. — Bravo !
Serge. — J’amène l’enfant, c’est bien ce que je disais, E cammella !… povera cammella !
Chopinet. — Pretiosissima in deserto !
Ils rient.
Irma. — Qu’est-ce que vous avez à vous payer ma tête en italien ?
Serge. — Peux-tu croire ! D’abord, c’est pas de l’italien, c’est du hongrois.
Irma, bien naïve. — Moi, tu sais, les langues !…
Serge, blagueur. — On ne te demande pas de confidences. (Aux camarades.) Eh ! vous ! tenez l’échelle !
Chopinet. — Voilà !
Serge, à Irma. — Tiens, ange de ma vie, porte ton joli petit corps sur ces échelons et prends garde de dégringoler. C’est pas loin, on a le temps d’arriver.
Irma, enjambant l’échelle. — Ah ! que c’est amusant !… Ne regardez pas mes jambes, les deux en dessous !
Chopinet. — Bah ! on ne les voit que jusqu’aux genoux.
Irma. — C’est bien pour ça, c’est au-dessus qu’elles sont le mieux.
Chopinet. — Bon ! on verra ça !… Là ! prends garde, le pied gauche, là, bien ! et hope-là ! ça y est !
Irma, qui a exécuté le mouvement, saute dans la classe, aidée par Chopinet.
Serge, de l’échelle. — Eh ! attendez ! moi, ça n’y est pas ! là ! hope ! (Il saute avec le geste d’une écuyère qui descend de cheval. Présentant :) Mes amis, la dame de cœur dont je suis l’humble valet, la toute délicieuse Irma… Comment ton nom déjà ?
Irma, modestement. — Lamotte-Picquet !
Serge. — Un rien !
Irma, en confidence. — Ce n’est pas mon vrai nom.
Serge. — Tu parles !… (Présentant.) Mes camarades !
Irma, serrant la main à Chopinet. — Bonjour, vieux ! (Passant au trois et, même jeu, à Kirschbaum.) Bonjour, l’autre. T’es youpin, toi !
Kirschbaum. — Ah ! messieurs, croyez bien que madame n’a jamais rien été pour moi.
Irma. — Oh ! pas besoin, il n’y a qu’à te regarder.
Kirschbaum. — T’as de bons yeux.
Irma. — T’as un bon nez !
Kirschbaum. — Quoi, j’ai le nez israélite moyen !
Irma. — Bien, oui ! on ferait deux catholiques avec.
Kirschbaum. — Et qu’est-ce qu’on peut vous offrir ? Je n’ai que du chocolat à l’eau.
Chopinet, — A l’eau ! à l’espagnole, ma chère !
Il remonte.
Irma, faisant la moue. — Bien, oui ! j’aimerais mieux quelque chose de plus corsé. Vous n’avez pas, je ne sais pas, de la chartreuse ?… Un alcool quelconque ?…
Kirschbaum, avec un sérieux comique. — J’ai de l’esprit de vin, mais je n’ose pas vous en offrir.
Irma. — Non, merci.
Serge. — Maintenant, si tu veux du solide, dans ma case, j’ai du foie gras, un pain d’épice et du sirop antiscorbutique. Avec de l’eau, c’est pas mauvais.
Irma, faisant la grimace. — Médiocre !
Chopinet, avisant un alcarazas sur le rebord de la fenêtre. — Ah ! un coco, un excellent coco !
Irma, passant. — Eh bien ! oui, ça c’est simple, c’est frugal ! Ca me rappellera mon enfance au Jardin des Plantes.
Serge, continuant avec un sérieux gouailleur. — Classe vingt-deux, famille des échassiers.
Irma, qui ne comprend pas. — Quoi ?
Serge, même jeu. -… Grus balcarica pavonica, comme dit le grand livre.
Irma. — Ah ! ne recommence pas à parler hongrois !
Chopinet, descendant au 3, un verre plein de coco à la main. — Une chope à l’as !… un coco, un !
Serge, prenant le verre et l’offrant à Irma. — Le coco de la dame ! Comme qui dirait du masculin au féminin !
Irma. — Qu’ça veut dire ? C’est drôle ?
Serge, avec désinvolture et modestie. — C’est de l’esprit ! (Tendant sa joue.) Qu’est-ce qu’on dit ?
Irma, l’embrassant. — Merci ! (S’asseyant sur la chaise, devant la chaire et après avoir bu.) Dites donc, c’est vrai ce qu’on raconte qu’il y a un roi dans votre collège ?
Les trois jeunes gens échangent un regard d’intelligence en souriant.
Serge, après le jeu de scène. — Qui t’a dit ça ?
Irma. — Ah ! voilà, ma police.
Serge, souriant et curieux. — Non, sérieusement, qui ?
Irma. — Un de mes amants donc, qui doit savoir à quoi s’en tenir, car il est pion dans votre boîte. Emile !
Tous les Trois. — Emile !
Irma. — Un maigrichon avec des lunettes d’or qui a un nom de lumière.
Chopinet. — Ah ! Chandel !
Irma. — C’est ça.
Tous les Trois, dansant de joie. — Chandel ! c’est Chandel !
Serge, ravi. — Ah ! chouette ! Oh ! raconte-nous ça ! Je ne suis pas fâché d’avoir mon petit dossier, moi, sur Chandel, lui qui est toujours si raide avec nous.
Irma, avec dédain. — Oh ! ben !
Serge. — Comment, il est ton amant, Chandel, le rigide Chandel ?
Irma. — Oh ! si ça peut s’appeler amant. On s’a rencontré une fois !… mais le pauvre homme, on peut dire que c’est un noceur à la manque.
Tous, dansant de joie. — Ah ! que c’est drôle ! Ah ! que c’est drôle !
Scène VII
modifierLes Mêmes, Un Garçon de Salle
Serge, qui a fait une ronde pendant ce qui précède avec Irma l’entraînant sur la chaise devant la chaire. — Tiens ! viens, mon coco, viens sur mes genoux, tu m’amuses.
Il la fait asseoir sur ses genoux et l’embrasse.
Le Garçon. — V’là le courrier. (Voyant Irma.) Ah !
A l’entrée du garçon, Chopinet et Kirschbaum, ne sachant pas qui c’est, se sont précipités à leur place.
Serge, sans se décontenancer. — Hein ! quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que vous regardez ?… Madame ?… C’est le professeur de maintien… ( Le garçon hausse les épaules avec un sourire sceptique ; insistant :) Le nouveau professeur de maintien !
Le Garçon, sceptique. — Allons donc !
Serge, regarde le public avec un air de dire "Non, croyez-vous ? " puis : Si on vous donne quarante sous, serez-vous convaincu que c’est le professeur de maintien ?
Le Garçon, bon enfant. — Oh ! Et avec trois francs, encore plus !
Serge. — Oui, eh bien ! non, je n’ai besoin que d’une conviction de quarante sous ! .. : (Ecartant Irma pour se lever) Je vais vous les donner. (Il commence à se fouiller, puis avisant Kirschbaum.) Tiens ! Kirschbaum, donne quarante sous à cet homme.
Kirschbaum. — Moi, Monseigneur !
Irma, à part. — Monseigneur !
Serge. — Bien oui, toi ! Je donne et tu verses ! chacun son rôle… Je suis le bienfaiteur, tu es le banquier.
Chopinet. — Et moi le témoin.
Kirschbaum, à part, tout en se fouillant. — C’est étonnant qu’on ne puisse pas avoir un roi sans que ça finisse par un emprunt. (Haut.) C’est que je ne les ai pas !
Serge. — Ah ! (Au garçon.) Eh ben ! c’est bien, mon garçon, nous ne les avons pas ! Mais ça ne fait rien, voici dix sous. (Il lui verse dix sous, et prend le paquet de lettres qu’il a à la main.) Allez !… Le reste à mon avènement.
Le Garçon. — Ah !
Serge. — Si j’oublie, vous ferez réclamer par votre ambassadeur. Rompez !
Le Garçon. — Oui, Monseigneur !
Irma, étonnée. — Encore !
Le Garçon, à part en s’en allant. — Ce qu’il y a de plus net, ce sont les dix sous que je tiens. (Il sort.)
Pendant ce qui précède, Serge a distribué à ses camarades les lettres qui leur reviennent en se réservant les siennes.
Irma, à Serge qui est redescendu. — Pourquoi est-ce qu’il t’appelle Monseigneur ?
Serge. — Ah ! ah ! ça t’intrigue, ça ?
Irma, brusquement. — Je devine ! mon Dieu ! Sire ! Est-ce possible ! C’est toi le roi ?
Serge, bon enfant. — Eh bien ! oui, c’est moi le roi !
Irma. — Toi !
Serge. — Ou presque. Je suis le prince héritier du trône d’Orcanie.
Irma, avec admiration. — Non ! c’est pas Dieu possible ! le roi ! T’es roi !… Ah ! non, pour la rareté du fait !
Elle lui saute au cou en lui enlaçant la taille avec ses jambes et l’embrasse.
Serge, poussant un cri. — Oh ! mais tu m’as mordu !
Chopinet, à Serge. — Pour une fois qu’elle a le roi, elle le marque.
Serge, se frottant l’endroit mordu. — Nom d’un chien ! t’as de bonnes dents !
Irma, le faisant retourner et avec admiration. — Non, mais que je te regarde ! Alors, comme ça, t’es roi !… qui aurait dit ?… T’es fait comme tout le monde.
Serge. — Qu’est-ce que tu veux ? Que j’aie cinq pattes ?
Irma. — Non, mais je me figurais qu’un roi, c’était un homme avec une couronne sur la tête, une boule dans la main et un bâton dans l’autre.
Serge. — Merci ! avec quoi que je me gratterais ?
Irma. — Justement ! je pensais que c’était pour ça qu’il y avait toujours une main au bout du bâton.
On rit.
Serge, riant. — Ah ! ah ! tu prends le sceptre pour un gratte-dos, c’est pas mal. (Changeant de ton.) Après tout, rien ne me dit que mes cousins, quand ils sont seuls, ne s’en servent pas pour cet usage.
Chopinet. — C’est bien le moins qu’en ce siècle pratique, un symbole serve au moins à quelque chose.
Serge. — En tout cas, je profiterai de l’idée.
On entend la voix du plombier.
Tous, écœurés. — Oh !
Chopinet. — Allons bon ! v’là le ténor revenu.
A ce moment, le plombier, mangeant une croûte de pain, débouche du réservoir, passe sur le toit et ramasse ses outils, puis tout en chantant arrive à l’échelle, la déplace de façon à l’amener près du manteau d’arlequin à proximité de l’endroit où débouche le tuyau de poêle.
Le Plombier, chantant en descendant comme un ouvrier qui va à son ouvrage.
C’est la chanson triste et touchante
De l’amante et de son amant.
C’est le roman simple et navrant…
Kirschbaum. — Il est assommant avec sa chanson !
Irma, indiquant une lettre chargée qui est la dernière de celles que tient Serge. — Mâtin ! des beaux cachets à cette lettre !
Serge, retournant son paquet de lettres. — Ah ! oui !… (Déchiffrant les cachets.) "Royaume d’Orcanie. Ministère des Finances." Le ministre Galette, ah ! ah ! ça tombe bien (Tirant un chèque de l’enveloppe.) Ma lettre de change mensuelle, les copains ! sur la maison Rotschild !… "Veuillez payer à l’ordre de Son Altesse Royale, le prince Serge d’Orcanie, la somme de soixante francs…" Chouette !
Irma, dépitée. — C’est tout ?
Chopinet. — Le fait est que pour une liste civile !…
Serge. — Qu’est-ce que tu veux, j’ai un pays arriéré. Ils se figurent qu’à Paris, c’est comme là-bas, on a une poule pour six sous, et une cocotte pour trois francs.
Irma, avec une conviction admirable. — Oh ! sale pays ! trois francs !
Serge. — Le paradis terrestre, au contraire. L’âge d’or ; tu ne connais pas le vrai bonheur. Allons ! mes enfants, j’ai soixante francs. Je serai pauvre demain, mais aujourd’hui je suis riche. Je propose de faire la fête.
Irma. — C’est ça, la fête !
Chopinet.- Bravo ! Vive Monseigneur !
Kirschbaum. — Un ban à Monseigneur !
Tous. — Un ban ! hip ! hip ! hourrah !
Pendant ce ni précède, Chandel ; tenant par la main Robin, paraît du fond, se dirigeant vers l’escalier.
Scène VIII
modifierLes Mêmes, Chandel, suivi de Robin
Chandel, arrêté dans son chemin par le bruit des élèves et se dirigeant vers la classe. — Ah, çà ! qu’est-ce que c’est que ce bacchanal qu’ils me font là-dedans ?
Kirschbaum. — Oh ! le pion !
Débandade générale, les élèves regagnent leurs bancs, seule Irma reste à l’avant-scène.
Chandel, faisant irruption dans la salle. — Dites donc, là, est-ce qu’il faut que je vienne vous aider ?
Irma. — Emile !
Chandel, se retournant à l’appel de son nom. — Irma ! (Vivement aux élèves.) Je ne la connais pas ! Je ne la connais pas ! (A Irma.) Qu’est-ce que vous faites là ? Qui êtes-vous ?… Sortez !
Irma, se campant près de lui. — C’est à moi qu’on dit : sortez ?
Chandel, intimidé. — Hein ? Non ! C’est pas à vous, c’est à eux ! (Aux élèves,) Sortez tous !
Serge, sournois. — Vous désirez donc rester seul avec madame ?
Chandel. — Oui… non ! Quoi ! je veux rester seul, qu’est-ce que vous supposez ?… (A part.) Qu’est-ce qu’elle vient faire, mon Dieu ! (Haut.) Pourquoi… pourquoi vous trouv’je avec madame ?
Chopinet, bas à Kirschbaum. — Oh ! vous trouv’je !… le trouv’je est dans son âme !
Serge, idem. — Je ne sais pas, madame venait d’entrer et nous demandait où elle pourrait trouver monsieur Chandel.
Chandel. — Elle en a menti, elle ne me connaît pas, c’est faux ! Vous serez tous consignés ! (Descendant et bas à Irma.),Va-t-en ! va-t-en, malheureuse !
Irma. — Ah ! Emile, tu me fais de la peine !
Chandel. — Il n’y a pas d’Emile, ça n’est pas moi ! Vous vous trompez d’Emile.
Irma. — Ca n’est pas toi ?
Chandel. — Non ! (A part.) Mon Dieu ! quel scandale.
Irma. — Ah ! ingrat ! Tu oublies donc cette nuit de passion !
Chandel. — Ce n’est pas moi, je ne suis pas passionné. Tout le monde vous le dira, Assez ! je suis victime d’une ressemblance.
Irma. — Ca n’est pas toi ! la gomme ! oui ! Et ces vers, malheureux, ces vers enflammés que tu m’as adressés ?
Chandel. — Ca n’est pas vrai ! Ils ne sont pas de moi, ils sont de Musset !
Serge, Chopinet et Kirschbaum, qui sont descendus au-dessus et à gauche de Chandel, pendant ce qui précède. — Comment le savez-vous ?
Chandel, interloqué. — Hein !… je… ça ne vous regarde pas !… ah ! non ! non ! on me rendra fou !
Robin, à Chandel. — But what are we doing here ?
Chandel. — Ah ! toi !… toi !… fiche-moi la paix, espèce de crapaud, si tu t’en mêles aussi !…
Robin, ahuri. — But what is it ?
Il remonte.
Serge, qui a apporté la chaise pour faire asseoir Chandel. — Allons, monsieur Chandel, avouez donc !
Chandel, s’effondrant sur la chaise. — Jamais ! Jamais !
Kirschbaum. — Que diable ! ce n’est pas nous qui vous condamnerons.
Chopinet. — Croyez-vous que nous ne sachions pas ce que c’est ?
Serge. — On est homme ! on n’est pas de bois !
Chandel. — Mon Dieu ! Mon Dieu !
Irma. — Allons, Emile !
Chandel, des larmes dans la voix. — Mais malheureux, vous voulez donc ma perte ?
Tous. — Mais pourquoi ? pourquoi ?
Chandel. — Songez que si le proviseur ou le surveillant général nous surprend ici avec Irma.
Les trois Collégiens, d’une seule voix. — Ah ! Elle s’appelle Irma !
Chandel, désespéré, se levant. — Mais oui, elle s’appelle Irma ! Est-ce que je peux plus longtemps ? (Sanglotant.) Mon Dieu ! mon Dieu ! pour une rare fois que je vais chercher autre chose que les satisfactions intellectuelles !
Serge, le faisant asseoir. — Là ! Là ! Monsieur Chandel, calmez-vous !
Chandel, même jeu. — C’est vrai, ça, ça n’est pas juste !
Chopinet. — Avez-vous peur que nous vous trahissions ?
Serge. — Ce que nous voulions, c’est vous avoir avec nous. Eh bien ! marchons la main dans la main, au lieu d’être de maître à élève, de méfiance à défiance. Soyons alliés et soutenons-nous mutuellement.
Chandel. — Mais si le Proviseur…
Serge. — Eh ! si le Proviseur vient, il trouvera la colombe envolée.
Chandel. — Mais par où ?
Serge. — Eh ! par le chemin qu’elle a pris pour venir ! Par cette échelle qui est contre la fenêtre. (Il remonte pour indiquer l’échelle et, ne la trouvant plus, pousse un cri.) Ah !
Tous. — Quoi ?
Serge. — L’échelle !… On a enlevé l’échelle.
Tous, avec stupeur. — On a enlevé l’échelle !
Chandel, éperdu, répétant sur le même ton, sans savoir de quoi on parle. — On a enlevé l’échelle ! quelle échelle ?
Il a reporté la chaise à sa place.
Serge. — Ah ! mon Dieu ! mais alors la retraite est impossible !
Chandel. — Et si le concierge voit sortir une femme, on fera une enquête et je suis flambé.
Serge. — Aussi ne faut-il pas qu’il voie sortir une femme.
Irma. — Je ne peux pourtant pas changer de sexe pour vous faire plaisir.
Serge. — Mais si ! mais si !
Irma. — Comment, mais si !
Serge. — Ah ! nous n’avons pas le choix des moyens ! Allons, bas les jupes !
Irma. — Comment, bas les jupes, ici ?
Serge. — Va donc ! il n’y a que des hommes !… Et vous, là ?… Qui est-ce qui se dévoue ? Qui, donne son pantalon ?… Monsieur Chandel ?
Chandel. — Ah ! non !
Chopinet. — J’ai bien mon neuf dans ma case.
Serge. — Houste ! prête-le ! on te le rendra.
Chopinet. — La gomme, oui ! J’aime mieux donner le n° 2, il est déjà éreinté.
Serge. — Eh bien ! va, dépêche-toi !… (A Irma pendant que Chopinet remonte à sa case.) Et toi, pas encore déshabillée ? Allons, allons, pressons !
Irma retire sa jupe tandis que Chopinet redescend avec son pantalon.
Robin, ahuri de ce qu’il voit, à Serge. — But what are you doing ?
Serge, le faisant pirouetter. — Oh ! toi, tu sais, la ferme !
Il remonte.
Robin, à Irma près de qui le mouvement l’a envoyé. — Oh ! shoking !
Tous. — Quoi ?
Kirschbaum, indiquant du doigt l’échelle dont on n’aperçoit que l’extrémité par-dessus le toit. — L’échelle !
Tous, se précipitant à la fenêtre. — L’échelle !
Serge redescendant. — Comment veux-tu la prendre, elle n’est pas à notre portée.
Kirschbaum. — Oui, mais elle est juste à la sortie du tuyau de poêle, enlevons le tuyau, et par l’orifice !…
Serge. — Il ne sera jamais assez large !
Kirschbaum. — Pour nous, non, mais pour le petit !…
Serge. — Tu as peut-être raison. Vite, nous n’avons pas de temps à perdre ! Vous, enlevez le tuyau… (A Robin pendant que Kirschbaum et Chopinet exécutent le mouvement.) Et toi, petit, tu vois ce trou ?
Robin. — What ?
Chandel. — Non, il ne sait pas le français.
Serge. — Ah ! c’est vrai ! qui est-ce qui sait l’anglais ? Kirschbaum ?
Kirschbaum, tout en démolissant le poêle, aidé par Chopinet. — Moi, je ne sais que l’allemand,… et l’hébreu.
Chandel, se dévouant. — Moi ! moi !…
Tous, avec un soupir de délivrance. — Ah !
Chandel. — Mais je ne suis pas très fort, je vous en préviens.
Serge. — Ca ne fait rien, ça ne fait rien.
Les Autres. — Non ! non !
Chandel. — Bon ! Bon ! (Allant à Robin et le prenant par la main. Tous, pendant ce qui suit, sont suspendus à ses lèvres.) Comme, boy ! (L’entraînant à la fenêtre.) You see that… that… échelle !… échelle ! Ah ! voyons, échelle ? Echelle ?
Les Autres, s’interrogeant affolés. — Echelle ? Echelle ?
Chandel, trouvant le mot. — Ladder !… that ladder ?
Les Autres. — C’est ça !
Chandel. — You will… you will reach it…. in passing through that… euh !… trou… trou ?…
Les Autres. — Trou ?
Chandel, trouvant. — That hole ! (Essuyant son front.) J’ai chaud, mon Dieu ! (Se reprenant.) You will take it ! and put it against the… the… against the window… Ouf !… have you understood ?
Robin. — Oh ! you speak, Charley ?
Tous, bondissant de joie. — Il a compris ! il a compris !
Serge. — Vite, Monsieur Chandel, sur le poêle, et toi, petit, viens ! A nous deux, Chopinet !
Ils empoignent Robin et le passent à Chandel qui, sur le poêle, l’introduit dans l’orifice.
Tous. — Il passe !…
Sur ces entrefaites a paru le Proviseur venant de droite, premier plan, et se dirigeant vers la classe.
Scène IX
modifierLes Mêmes, le Proviseur, le Garçon
Le Proviseur, pénétrant dans la classe. — Ah !
Tous. — Nom d’un chien, le Proviseur !
Débandade générale, chacun regagne sa place, abandonnant Robin dont les jambes gigotent hors du trou. Irma s’est précipitée dans la chaire où elle se dissimule tandis que Chandel, qui a également couru à la chaire, affecte de faire la leçon aux élèves.
Le Proviseur. — Qu’est-ce que c’est que ça ?
Chandel, perdant la tête et voulant affecter un air dégagé. — Monsieur le Proviseur, j’ai bien l’honneur !
Le Proviseur. — Ah, çà ! monsieur, qu’est-ce que c’est que ça, là-haut !?
Chandel. — Je ne sais pas, monsieur le Proviseur ! Je ne sais pas.
Le Proviseur. — Comment ! vous ne savez pas ? (Appelant.) Eh ! qui êtes-vous, là-haut !… eh ! les jambes, là ! (Voyant qu’il n’obtient pas de réponse. A Chandel.) Mais retirez-le donc ! Vous entendez bien qu’il crie !
Robin, une fois extrait de son trou, la figure noire de suie, But what is it ?
Le Proviseur, à Robin. — Qu’est-ce que vous faisiez là-haut ? hein ! Dites un peu !
Robin. — What ?
Chandel, sur le poêle, le bras passé autour du cou de Robin, debout à côté de lui, bafouillant. — Je vais vous dire, monsieur le proviseur, c’est un nouvel élève, il est bien gentil, il ne connaît pas bien le lycée, et alors…
Le Proviseur, narquois. — Et alors, il cherche son chemin par les orifices des tuyaux de poêle ?
Chandel. — Mais…
Le Proviseur, sévère. — Allons, assez, monsieur Chandel ! ne me prenez pas pour plus naïf que je suis. (Tout en descendant Robin.) C’est-à-dire qu’on abusait de l’ignorance où est cet enfant de notre langue pour le brimer sous votre œil complaisant.
Tous. — Ah ! non !
Le Proviseur, les faisant taire. — Assez ! (A Chandel qui est descendu du poêle.) C’est comme je voudrais bien savoir aussi quelle est la personne qui s’est rapidement dissimulée dans la chaire à mon entrée !…
Chandel, essayant de lui barrer la chaire. — Mais il n’y a personne monsieur le proviseur, il n’y a personne.
Le Proviseur, écartant Chandel et allant regarder dans la chaire par-devant. — Oui-dà ! Eh bien ! c’est ce que nous allons voir ! Sortez, jeune homme !
Chandel, à part. — Pincée !
Irma, détalant par l’autre côté de la chaire en emportant sa robe, puis happant au passage Robin dont elle se fait comme un mur de protection. Oui, mon vieux, cours après si tu peux !
Le Proviseur. — Une femme ! (Il se précipite à sa suite, elle lui envoie Robin dans les jambes et se sauve en fermant la porte d’un double tour de clef extérieur. Le proviseur repousse Robin et vient se casser le nez à la porte.) Voulez-vous ouvrir, petite effrontée !
Irma. — La gomme ! trésor !
Elle lui envoie un baiser et pendant ce qui suit passe sa jupe.
Le Proviseur. — Quel scandale ! une femme ici ! C’est une indignité ! Vous serez, tous consignés ! Et vous, monsieur Chandel, qui vous faites le complice de ces débordements…
Robin, qui est au 2, près de Chandel, croyant que c’est à lui qu’on parle, se retournant : — What !
Le, Proviseur, l’écartant avec humeur. — Eh ! toi !
Chandel. — je vous assure, Monsieur…
Le Proviseur, répétant. — De ces débordements ! vous entendrez parler de moi. Je vais en référer immédiatement à Monsieur le Recteur ! C’est vous dire que vous pouvez vous considérer dès à présent comme ne faisant plus partie du lycée. (Se retournant et trouvant Robin dans ses jambes.) Eh ! à la fin !
Il l’envoie promener.
Chandel. — C’est bien, monsieur le Proviseur.
Irma. — Maintenant que l’autre m’a vue, je me fiche un peu de passer devant le concierge.
Elle va pour sortir par la droite et se croise avec le garçon qui se dirige vers la classe de gauche.
Le Garçon, à part. — Tiens ! le professeur de maintien ! (Haut.) Bonsoir, Madame.
Irma. — Bonsoir, mon garçon.
Elle sort de droite.
Le Proviseur, qui pendant ce qui précède est allé jusqu’à la porte, frappant sur la vitre. — Isidore ! Isidore ! Eh bien ! ouvrez, voyons !
Le Garçon. — Tiens ! C’est donc fermé ?
Le Proviseur. — Naturellement, c’est fermé.
Le Garçon, ouvrant. — Pourquoi.. naturellement ?
Le Proviseur, sur le pas de la porte. — Vous feriez mieux, au lieu d’échanger des salutations avec cette demoiselle !… D’où la connaissez-vous ?
Le Garçon. — C’est le professeur de maintien.
Le Proviseur. — Quoi, de maintien ?… Qu’est-ce que ça veut dire ? Il est joli, le maintien !… Vous faites le facétieux avec moi, maintenant, espèce d’imbécile !
Le Garçon. — Qu’est-ce qu’il y a ?
Le Proviseur, descendant légèrement. — Si les garçons de salle s’entendent avec les maîtres d’études pour…
Chandel. — Je vous jure, monsieur le Proviseur.
Le Proviseur. — Et puis, en voilà assez ! Vous n’avez plus rien à faire ici !… Veuillez vous retirer et aller m’attendre dans mon bureau !
Chandel, pincé. — C’est bien, monsieur le Proviseur. (Il passe au-dessus de lui et en remontant va donner dans Robin, le faisant pirouetter.) Ah ! toi !… (Il est arrivé à la hauteur des tables devant lesquelles sont assis les élèves ; aux élèves :) Eh bien ! vous êtes contents, vous autres, vous êtes contents ! Oh ! mais vous me le paierez. (Il leur montre le poing.)
Le Proviseur. — C’est bien, pas d’histoires, allez !
Chandel. — Oui, monsieur le Proviseur ! (Aux élèves.) Vous me le paierez !
Il sort furieux.
Le Proviseur, au garçon qui est entré et est resté un peu au-dessus de la porte. — Et puis qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous venez faire ?
Le Garçon. — Monsieur, il y a là monsieur le Duc… le Duc.. Je ne me rappelle plus de quoi, ambassadeur d’Orcanie, avec la duchesse et toute une suite.
Serge. — L’ambassadeur !
Le Proviseur. — Ah ! Sapristi !… dans mon indignation j’avais complètement oublié le but de ma venue. (A Serge qui se lève aussitôt.) Monseigneur… préparez-vous !… c’est vous que ces messieurs viennent chercher.
Serge. — Moi ?
Le Proviseur. — Une grande nouvelle dont j’ai été précisément avisé par lettre tout à l’heure. Sire, le roi Yvan, votre auguste père, désirant prendre un juste repos, vient d’abdiquer en votre faveur. Sire, vous êtes Roi !
Serge, grimpant sur le banc. — Je suis Roi !
Chopinet et Kirschbaum. — Vive le Roi !
Le Proviseur. — Je suis heureux d’être le premier à annoncer cette bonne nouvelle à Votre Majesté.
Serge, très ému. — Oh ! merci, monsieur le proviseur, merci ! (Aux autres.) Ah ! mes amis ! mes amis ! je suis Roi ! chouette ! c’est la fête.
Le Garçon. — Que dois-je aller dire ?
Le Proviseur. — Rien, rien ! J’y vais moi-même. (A Robin.) Venez petit, je vous emmène !
Robin. — No ! I will stay here to fetch that ladder.
Le Proviseur, le prenant par la main. — Je vous dis de venir, je ne vous demande pas vos réflexions.
Robin, résistant et tapant du pied. — But no !… you dont understand ! I say : I’ll stop here to fetch the ladder !…
Le Proviseur. — Ah ! à la fin, viendrez-vous ! quand je vous le dis.
Il le tire brusquement ce qui l’envoie dans la cour.
Robin, furieux. — Aoh vache !…
Il se sauve à toutes jambes et disparaît par l’escalier.
Le Proviseur, estomaqué. — Qu’est-ce qu’il a dit ? Il m’a appelé ?… Attends un peu ! petit garnement.
Il sort, suivi du garçon.
Serge, sautant par-dessus la table, suivi dans son mouvement par ses deux camarades. — Roi ! Roi ! je suis Roi !… Il faut que je me le répète pour le croire !
Chopinet. — Vive le Roi !…
Kirschbaum. — Vive Sa Majesté !
Serge, se grisant au son des vivats. — Ah ! c’est bon, la popularité !
Chopinet et Kirschbaum. — Vive Sa Majesté !
A ce moment on entend la voix du plombier qui chante " C’est la chanson triste et navrante", en même temps on le voit remettre son échelle à sa première place. Pendant ce qui suit, il remonte sur le toit, gagne le réservoir et disparaît.
Serge. — Allons ! bon !… Voilà le ténor qui remet son échelle ! Il est bien temps, maintenant. (Brusquement.) Oh ! quelle idée ! Si nous en profitions, de son échelle ?
Chopinet. — Pourquoi faire ?
Serge. — Pour filer donc ! Je propose une fête carabinée !… C’est ma façon à moi de célébrer mon avènement. Ca va-t-il ?
Chopinet. C’est très joli, mais on nous fichera à la porte.
Serge. — Qu’est-ce que ça vous fait ? Je me charge de votre avenir. Vous serez mes ministres.
Kirschbaum. — Oh ! alors !
Serge, remontant. — Allons, mes enfants, dépêchons-nous ! Et pendant deux jours une noce à tout casser, c’est moi qui paie. Je n’ai que soixante francs, mais je trouverai bien quelqu’un qui m’avancera sur ma liste civile.
Kirschbaum. — Papa ! vous le nommerez baron en échange.
Serge. — Comment, il est Kirschbaum et il n’est pas baron ? C’est une lacune à combler. Entendu ! filons ! je passe devant !
Il monte à l’échelle suivi des autres.
Scène X
modifierLes Mêmes, le Proviseur, Pitchenieff, la Duchesse, la Suite, parmi laquelle on voit des civils en redingote, des attachés d’ambassade en tenue, des officiers français en grande tenue. Le sous-chef du protocole également en tenue, enfin tout le personnel ordinaire de ce genre de délégation.
Le Proviseur, descendant 1er plan droite. — Par ici, Monsieur l’Ambassadeur, Messieurs, si vous voulez bien !
Serge, sur le toit, à ses camarades, pendant que le Proviseur descend. — Attention, pas de bruit, vous autres, v’là la meute !
Le Proviseur. — Par ici !
Pitchenieff, s’inclinant, accent slave. — Je vous prie !… Mais tout d’abord, monsieur le Proviseur, permettez-moi, une fois, de vous présenter à la duchesse, ma chère épouse qui a désiré m’accompagner en cette solennelle et inoubliable circonstance.
Le Proviseur salue la duchesse qui fait une cérémonieuse révérence.
Pitchenieff. — Voilà qui est donc fait ! Ceci dit, monsieur le Proviseur, j’ai donc l’honneur de vous confirmer ce dont vous êtes avisé déjà, que je viens, délégué, par mon gouvernement et en son nom, prier Sa Majesté Serge III qu’il lui plaise de nous suivre en notre ambassade en attendant qu’Elle retourne dans ses états pour monter sur le trône de ses ancêtres… Veuillez donc, une fois, je vous prie, en informer Sa Majesté
Le Proviseur. — Il sera fait selon le désir de Votre Excellence ! Mais auparavant, permettez-moi, Monsieur l’Ambassadeur, d’exprimer ici au nom du lycée que je représente, toute la fierté qu’il ressent d’avoir compté Sa Majesté au nombre de ses élèves. Ce n’est pas sans regrets que nous nous séparons de ce disciple d’élite qui savait donner à ses camarades l’exemple de l’application au travail et du respect de la discipline comme s’il avait voulu leur prouver, lui, futur monarque, que pour bien savoir commander, il fallait d’abord apprendre à obéir !
Murmures flatteurs.
Tous. — Ah !
Le Proviseur. — Intelligent et studieux, il ne dépendait que de lui d’avoir tous les prix, mais par un sentiment de délicatesse qui l’honore, il a toujours tenu à être le dernier de sa classe, mettant son orgueil à n’humilier personne. Je suis heureux aujourd’hui de rendre publiquement hommage aux brillantes qualités du Prince Serge, et de dire tout haut ce que, maîtres et élèves, nous pensions tous depuis longtemps tout bas.
Tous. — Bravo !
Le Proviseur. — Je vais aviser Sa Majesté de votre présence. (Il entre franchement dans la classe, s’aperçoit qu’elle est vide.) Hein ? (Court à la fenêtre et pousse un cri.) Ah !
Tous, dont le Duc. Qu’est-ce qu’il y a ?
Le Proviseur. — Elle a filé.
Tous. — Qui ?
Le Proviseur. — Sa Majesté ! Là, par l’échelle.
Pitchenieff, qui est entré dans la classe. — C’est impossible ! vite, courez !
Le Proviseur. — Je cours ! Je cours !
Il se précipite vers la fenêtre.
Serge, voyant ce qui se passe. L’échelle ! l’échelle !
Ils remontent l’échelle sur le toit au moment où le Proviseur est sur le point de l’atteindre.
Le Proviseur. — Trop tard ! (Revenant.) Impossible ! et tenez, Sa Majesté est sur le toit.
Le Proviseur et le Duc, ressortant. — Sire ! Sire !
Serge, s’avançant sur le rebord du toit. — Qu’y a-t-il ?
Tous. — Vive le Roi !
On acclame Serge, les officiers rectifient la position et portent la main au képi, les autres se découvrent.
Pitchenieff, haletant. — Sire ! Sire ! Votre Majesté vient d’être proclamée roi d’Orcanie !… Sire, daignez descendre ! nous venons vous présenter nos vœux d’heureux avènement. Ces messieurs sont là, le sous-chef du protocole, messieurs les officiers de la maison militaire de la Présidence !… On vous attend à l’Elysée, les landaus sont là ! .. Sire, au nom du Ciel !
Serge, avec grandeur. — Je suis heureux, messieurs, de la bonne nouvelle que vous m’apportez, et je vous remercie de vos vœux !… Excusez-moi pour aujourd’hui. Mais on me rend ma liberté, j’en profite ! A plus tard les affaires sérieuses, aujourd’hui, vive la noce, vive les femmes, je fais la fête ! C’est ainsi que j’entends justifier le terme de joyeux avènement : tout à la joie, messieurs !
Pitchenieff, affolé et impuissant. — Sire ! Sire ! vous n’y pensez pas ! Quel scandale ! (Au Proviseur.) Mais remuez-vous donc, vieux, vous êtes responsable !… rattrapez-le !
Le Proviseur. — Mais comment ?
Pitchenieff. — Est-ce que je sais ! Courez ! courons !
Serge, grand seigneur. — A vous revoir, Messieurs !
Tous. — Vive le Roi !
Le Proviseur, entraîné par Pitchenieff. — Ah ! bien, non ! si c’est là l’agrément que vous donnent les rois, vive la République !
Tous. — Vive le Roi !
Serge salue de la main et esquisse le mouvement de départ.
RIDEAU
Acte II
modifierChez Maxim. La grande salle du fond, au décor modern-style ; aux lumières éclatantes, aux fresques suggestives, aux glaces baroques. A gauche, au fond, la loggia où se trouvent les musiciens et qui n’est elle-même que le prolongement ajouré de la partie en boyau qui mène au bar et dont on voit l’amorce à l’extrême gauche, se perdant derrière le manteau d’arlequin. Par là affluera la foule des consommateurs en même temps que par une porte à deux battants ménagée en pan coupé au fond de la loggia. A droite de ta grande salle, au 2e plan, autre loggia à laquelle on accède par trois marches. De chaque côté, amorces de rampes en fer forgé. Dans la loggia, au fond, tout de suite à gauche des marches, porte vitrée donnant sur les cabinets de toilette. Enfin, à droite, 1er plan, dans la grande salle, une porte vitrée qui mène aux cuisines et par laquelle se fait le service. Entre cette porte et l’escalier de la loggia, un dressoir étroit chargé de vaisselle. Rangée de tables servies au fond, suivant la ligne de la banquette murale et de son retour le long de la loggia. Parallèlement à cette rangée de tables une autre rangée de tables également servies et entourées de chaises. Enfin au premier plan, juste au ras du rideau, quatre autres tables servies et entourées de chaises. Puis à l’extrémité gauche, sur la même ligne que ces dernières, mais séparées d’elles pour ménager un passage assez grand, une autre table de profil, avec quatre chaises, une à chaque face.
Scène première
modifierScène première
Eugène, Chaflard, Alice, Motchepoff, Mathilde, Durand, L’Inspecteur de Police, Prosper, Constant, Le Chasseur, Le Groom, Consommateurs, Garçons, Maîtres d’Hôtel, Tziganes, puis Saint-Etienne, Viroflan, puis Liane, Eglantine, puis Chouchou, puis Clorinde, Marjolet, Thomazier, puis Chauvel, puis Belhomme
Au lever du rideau, il est une heure du matin. Le restaurant bat son plein. A la 1re table extrême gauche, Chaflard, dos à l’avant-scène et Eugène (patron de l’établissement, smoking et cravate noire), au-dessus de la table et face au public, sont assis et consomment. La 2e table est inoccupée. A la table 3, l’Inspecteur de Police, lisant un journal. Table 4, des consommateurs. Table 5, Mathilde, au-dessus, en face du public, soupe avec Durand, dos au public. Deuxième rangée de tables, consommateurs, hommes et femmes. Table n° 10, contre la loggia, par conséquent profil au public, Alice. Tables 11, 12, 13, 14, consommateurs hommes et femmes. Table 15, au fond, coin droit, Motchepoff, Liane et Eglantine debout, causent au fond. Prosper, Constant, les garçons, servent les tables qui relèvent de leurs brigades. Va-et-vient des consommateurs. Ceux qui occupent la table 4 se sont levés après avoir payé leurs additions. Le chasseur leur apporte leurs manteaux et les aide à le passer, après quoi ils s’en vont et le garçon dessert et remet le couvert. Des arrivants parmi lesquels Saint-Etienne, forment groupe à hauteur de la loggia, un peu, au-dessus de la table où est Eugène ; ils regardent les soupeurs. Du cabinet de toilette descend une soupeuse qui va rejoindre une table du fond. Les tziganes jouent : " Vous êtes si jolie", de Paul Delmet. Brouhaha général, cris, chants, bruits de bouchons qui sautent, etc… Tout le dialogue qui s’engage doit se faire sur le bruit que l’on atténuera insensiblement par la suite, mais sans le cesser complètement.
Mathilde, chantant à pleine voix comme une femme qui veut se faire remarquer.
Vous êtes si jolie,
O mon bel ange blond !
Durand. — Je t’en prie ! Tout le monde nous regarde.
Mathilde. — Ah ! fiche-moi la paix ! Je chanterai si je veux !
Elle reprend son chant.
Durand, navré. — Oh !
Mathilde, chante encore quelques notes, puis. — Je vais me laver les mains.
Durand. — C’est ça.
Motchepoff. — Garçon ! l’addition !
Prosper. — L’addition du 1, vite !
Un Garçon. — L’addition du 1, bien !
Constant, qui arrive du bar, portant une consommation, se frayant un passage à travers le groupe qui obstrue le chemin. — Pardon, messieurs !
Saint-Etienne. — Eh bien ! quoi, garçon, vous n’avez pas besoin de me bousculer.
Eugène. — Allons, Constant, voyons, faites donc attention !
Constant. — Monsieur, c’est pas de ma faute, on ne peut pas passer.
Eugène. — Oui, bon, pas de discours !
Constant ne répond pas, mais va en maugréant porter la consommation à la table de l’Inspecteur de Police.
Saint-Etienne. — Ils sont étonnants, ma parole !
Viroflan, qui arrive, à Saint-Etienne. — Bonjour, vieux, ça va ?
Saint-Etienne. — Ca va… fatigué. Je crois que je vais aller me coucher.
Viroflan, riant. — Ah ! ah ! oui. Oh ! je la connais, celle-là. Je parie que dans deux heures vous êtes encore là.
Saint-Etienne. — Oh ! non !
Viroflan. — La flemme, alors ? Allons, à une autre fois !
Saint-Etienne. — Bonsoir.
Constant, le regardant partir. — Ca engueule les garçons, et ça fait flanelle.
Il regagne le bar.
Viroflan. — Bonjour, Eugène.
Eugène. — Bonjour, Monsieur le Comte.
Alice, au fond. — Chasseur, appelez-moi le groom.
Le chasseur salue et sort.
Viroflan. — Eugène ! Je suis fauché !
Eugène. — Eh bien ! ça ne vous change pas !
Viroflan. — Je voudrais trouver quelqu’un qui m’avançât cent mille francs sur ma bonne mine.
Eugène, remplissant le verre de Chaflard. — Je comprends ça, moi aussi.
Chaflard, l’arrêtant de verser. — Merci !
Viroflan. — Voyez-vous, Eugène, tout ça, c’est la République.
Le groom se présente à Alice, qui lui remet une lettre à porter. Après quoi, il se retire ; Eglantine et Liane, pendant ce qui précède, ont quitté les gens avec qui elles causaient et passant au-dessus de la 1re rangée de tables, sont arrivées à la table n° 2.
Liane. — Ah ! ben, prenons toujours la table.
Eglantine, à Viroflan. — Bonjour, Viroflan.
Elle va s’asseoir à la table n° 2, face au public.
Viroflan, à Liane et à Eglantine. — Bonjour, les gosses.
Liane. — Bonjour. (A Eugène pendant que Viroflan s’étend à la bonne franquette, les jambes allongées, le poids du corps sur les avant-bras, contre la table, de façon à ne pas masquer Liane.) Dites donc, Eugène, vous n’avez pas vu l’américain d’hier qui nous avait donné rendez-vous pour souper ?
Eugène. — Non, mais avec la pistache qu’il a prise, je doute fort…
Eglantine. — Oh ! il ne nous ferait pas ça !
Viroflan. — Ce serait dégoûtant !
Pendant ce qui précède, Chouchou est sortie du cabinet de toilette et en passant au-dessus de la 1re rangée de tables, tout en distribuant des poignées de main et des bonjours sur son passage, est arrivée jusqu’à la table de Liane et Eglantine.
Liane. — Ah ! Chouchou !
Chouchou, se glissant entre les tables 2 et 3. — Bonjour, mes petites.
Liane. — Toute seule ! Tu as donc lâché ton portugais ?
Chouchou. — Tu parles ! Un sauvage qui me fichait le trac ! non mais, ma chère, tu ne l’as pas vu ! il rugit, il bondit !… Moi, je ne comprends pas l’amour en panthère !
Les femmes rient.
Viroflan, de loin, à Alice qui s’est levée et se dirige vers le cabinet de toilette. — Bonjour, Alice !
Geste de la main.
Alice, tout en continuant son chemin. — Bonjour !
Chouchou, à l’Inspecteur qui écarte sa consommation en ayant l’air de maugréer parce qu’elle s’est assise sans façon sur le coin de la table. — Quoi ? dis tout de suite que je te gêne.
Liane, à Viroflan. — C’est à cette grue d’Alice que tu dis bonjour ?… Quelle dinde ! ce qu’elle me déplaît !
Eglantine. — Et à moi donc ! J’lui parle jamais ! Oh ! la grue !…
Eugène, de sa table. — Blaguez pas ! Elle a mis la main sur un petit gigolo fraîchement pondu. Il a l’air d’avoir douze ans !
Viroflan, sans bouger de place. — Eh bien ! on s’en fout !
Eugène. — Oui, mais il a 400 millions.
Viroflan, Liane, Eglantine, transportés comme par un mot magique à la table d’Eugène et Chaflard qui jusqu’ici ne s’est pas mêlé à la conversation, tous d’une voix. — Non !
Eugène. — Parfaitement ! (Voyant presque nez à nez au-dessus de sa table, ces quatre personnes dont l’une ne connaît pas les trois autres, présentant rapidement.) Monsieur Chaflard, Monsieur le Comte de Viroflan, Mesdames Eglantine de la Closerie et Liane de Corse.
Salutations, puis :
Tous les Quatre, ensemble, en scandant chaque syllabe. — Quatre cents millions !
Chouchou, qui n’a pas bougé de place, à l’Inspecteur de Police, lui tirant la manche. — Dis donc, quatre cents millions !
Eugène. — Le petit Thomazier, parfaitement !
Chouchou, à l’Inspecteur qui dégage son bras avec humeur. — Ah ! t’as le sourire !
Viroflan, à Eugène. — Ah ! le voyou !… Tenez, v’là des choses qui me dégoûtent.
Eugène. — Mais tout de même, ça vous irait.
Viroflan. — Oh ! à moi, naturellement !
Il s’assied à la table de Chaflard.
Eglantine et Liane. — Et à nous donc !
Elles regagnent leur table.
Motchepoff. — Garçon, l’addition !
Prosper. — L’addition du 1, pressons !
Un Garçon, en passant sans s’arrêter. — L’addition du 1. Bien !
Clorinde, entrant, suivie de Marjolet. — Allons voir au fond, il y a peut-être une table.
Eglantine et Liane. — Ah ! Clorinde !
Eugène, se levant. — Madame Clorinde !
Clorinde. — Mais oui !
Eugène. — J’espère ! qu’il y a longtemps qu’on a eu le plaisir…
Clorinde. — Qu’est-ce que vous voulez !… J’ai gardé le lit.
Liane. — Tu as été malade ?
Clorinde, indiquant Marjolet qui est un peu au-dessus d’elle, cherchant une table des yeux. — Non. J’ai été amoureuse. (Prenant la main de Marjolet et le faisant descendre au niveau des invités.) Je vous présente mon nouvel ami, Monsieur Marjolet.
Tous. — Monsieur !…
Clorinde. — Il est chic, hein ? Tel que vous le voyez, sorti premier de Centrale.
Marjolet. — Allons, voyons !
Clorinde, va à Marjolet. — Quoi ? J’mens pas, puisqu’on t’a fichu à la porte au bout de huit jours. T’es bien sorti le premier !… (A Eugène.) Une table, Eugène !
Eugène.- Mais comment donc ! (Remontant.) Prosper, une table pour Madame Clorinde !
Prosper. — Bien, Monsieur. (A Marjolet qui le suit ainsi que Clorinde, entre la 1re et la 2e rangée de tables pendant qu’Eugène s’efface pour laisser passer.) Si Monsieur veut celle-ci.
Il indique la table 4 que Marjolet adopte et pendant ce qui suit, Marjolet et Clorinde, au-dessus de leur table, se débarrassent de leurs manteaux entre les mains du chasseur.
Eugène, revenant vivement à Liane, Eglantine, Viroflan et Chaflard. — Tenez !… tenez ! le v’là, le petit Thomazier !
Tous. — Où ça ? où ça ?
Eugène. — Là !… Chut !
Thomazier, entrant de gauche ; élégant, jeune et l’air vanné, il a une cigarette à la bouche. — Eugène !… Madame Alice ?…
Eugène, lui retirant son paletot avec force courbettes et prévenances, pendant que les autres le mangent des yeux. — A cette table ! (Il indique le 10.) Elle attend Monsieur Thomazier avec impatience.
Thomazier. — Oh ! et pis quoi ? (Rire stupide.) Hé ! hé ! hé ! Bonjour Chouchou ! hé ! hé ! hé !
On rit avec complaisance exagérée, il gagne le 10.
Eglantine, avec conviction. — Oh ! ma chère !… Ce qu’il a l’air intelligent !
Viroflan. — Oh !… pour 400 millions !
Clorinde, qui s’apprêtait à s’asseoir à la table 4, à ce mot de "400 millions" se précipite à la table de l’Inspecteur de Police en s’appuyant de tout le poids de son corps, de façon à masquer complètement l’Inspecteur estomaqué de tout ce sans-gêne. — Qui ça, 400 millions ? (A l’Inspecteur avec désinvolture.) Pardon, monsieur.
Chouchou, toujours assise à sa table. — Ce petit-là, ma chère, quatre cents millions !
Clorinde. — Tu blagues ! (Revenant à Marjolet.) T’entends, 400 millions, ce petit ?…
Marjolet, assis, dos au public. — Eh bien ! Qu’est-ce que tu veux ?
Clorinde, s’asseyant. — Oh ! je ne te les demande pas !
Marjolet, placide. — Tu peux !
Alice, qui est descendue des lavabos et a regagné sa table, à Thomazier. — Ah ! c’est pas trop tôt ! c’est à cette heure-là que tu arrives ?
Thomazier. — Ah ! et pis quoi ?… hé ! hé ! hé !
LiLiane, à Eglantine. — Oh ! ma chère, mais elle l’engueule !
Alice. — Qu’est-ce que tu dis ?
Thomazier. — Je dis : "Et pis quoi ? hé ! hé ! hé ! "
Alice. — Et pis ça, tiens !…
Elle lui donne un soufflet.
Thomazier, se frottant la joue. — Oh !
Constant, qui est en train de servir un client se retourne au bruit et à Thomazier. — Monsieur a appelé ?
Thomazier. — Non ! Oui !… Du champagne !
Il s’assied.
Eglantine. — Oh ! la rosse ! As-tu vu ça ?… Battre un enfant !
Liane. — C’est dégoûtant !
Clorinde, voyant Mathilde qui, sortant du lavabo, regagne sa table. — Ah ! Bonjour Mathilde !
Mathilde. — Clorinde ! Comment tu vas ?
Durand, saluant. — Madame.
Mathilde, présentant. — Mon amant, monsieur… Comment tu t’appelles déjà, un nom à coucher dehors ?
Durand, très simplement. — Oh !… Durand !
Mathilde, étonnée. — Tiens !… (Bonne enfant.) Ah ! non, c’est pas toi, c’est vrai, c’est un autre… (Présentant.) Mon amant, Monsieur Durand, Madame Clorinde.
Salutations.
Clorinde. — Enchantée !… Monsieur porte là un nom bien connu.
Durand s’incline, flatté.
Liane, à Eglantine. — Mais si, viens donc, rien que pour l’embêter.
Mathilde, à Clorinde. Tu soupes avec nous ?
Marjolet s’assied.
Clorinde. — Merci, je suis là, avec mon ami. (Salutations.) Mais on peut rapprocher les tables.
Ils rapprochent le 4 du 6.
Liane, qui, suivie d’Eglantine, est arrivée à la place d’Alice, feignant la surprise. — Ah ! Alice !
Eglantine. — Bonjour, Alice !
Liane. — Comment vas-tu, Alice ?
Eglantine. — Tu vas bien, ma chérie ?
Alice. — Mais très bien, merci. Prenez-vous quelque chose avec nous ?
Liane et Eglantine. — Mais comment donc !
Motchepoff. — Eh bien ! l’addition ?
Prosper. — L’addition du 1. Pressons !
Le Garçon. — L’addition du 1 !
Alice, présentant. — Mon ami, Monsieur Thomazier.
Liane et Eglantine. — Ah ! Enchantée…
Thomazier. — Ah ! et pis, quoi ! hé ! hé ! hé !
Chaflard, à Eugène qui a regagné sa place. — Eh ! bien, je crois que ça va, les affaires.
Eugène. — Nous n’avons pas à nous plaindre.
Sur ces entrefaites est entré l’agent en bourgeois qui cherche un instant des yeux, puis aperçoit l’Inspecteur.
L’Agent, allant à l’inspecteur. — Monsieur l’Inspecteur !
L’Inspecteur. — Ah !… Eh bien ?…
Il lui fait signe de s’asseoir.
L’Agent, avançant la chaise de la table 4 et s’asseyant. — Eh bien ! Monsieur l’Inspecteur, Sa Majesté le roi d’Orcanie est signalée au Café Américain où elle fait un potin avec une bande d’amis !… un royal potin !…
L’Inspecteur. — Parfait ! On a bien observé les instructions : filer à distance et discrètement, et n’intervenir sous aucun prétexte ?… Surtout pas d’histoires ! C’est qu’il ne faudrait pas nous créer des complications diplomatiques.
L’Agent. — Tout a été exécuté à la lettre, Monsieur l’Inspecteur, et on m’a dépêché pour vous prévenir.
L’Inspecteur, se levant. — On a bien fait !… J’y vais. Allons. (Appelant.) Garçon !
Constant. — Monsieur ?
L’Inspecteur, mettant de la monnaie sur la table. — C’est payé.
Constant. — Bien, Monsieur.
Motchepoff. — Garçon ! l’addition, voyons.
Prosper. — Eh ! bien, voyons ! l’addition du 1 !
Un Garçon. — L’addition du 1 ?… Voilà !
Chauvel, débouchant de la loggia et parlant à la cantonade, habit et melon. — Oui, c’est entendu, si t’es pas content, t’iras te plaindre à ma sœur !
Tous. — Ah ! Chauvel !
Constant, qui a desservi la table de l’Inspecteur, se dirigeant vers le bar et se croisant avec Chauvel. — Pardon, Monsieur Chauvel.
Chauvel, au garçon. — Baptiste, t’es beau !
Il l’a pris par le cou et veut l’embrasser. On rit.
Le Garçon, se défendant. — Allons, Monsieur Chauvel, allons !
Chauvel. — Quoi, tu fais ta Sophie… Va donc, eh ! pointu !
Rires.
Eugène. — Allons, voilà Chauvel qui a sa bombe !
Chauvel, à l’assistance. — Bonjour, les enfants.
Tous. — Bonjour, Chauvel.
Chauvel, à Eugène. — Bonjour, Eugène, mon frère… (Prenant le verre qui est devant Eugène.) T’es chic, toi !… (Il boit.) Présente-moi ton ami que je ne connais pas.
Chaflard se lève et porte la main à son chapeau.
Eugène. — Monsieur Chaflard.
Chauvel. — Bonjour, Chaflard, t’as une sale gueule !
Chaflard. — Hein ?
Chauvel. — Mais ça ne fait rien, on a la gueule qu’on peut.
Chaflard. — Mais pardon, mo nsieur…
Eugène, présentant vivement et sur un ton qui appelle l’indulgence. — Monsieur Chauvel.
Chaflard. — Eh ! tant que vous voudrez ! Je ne permettrai pas…
Chauvel. — Rouspète pas, Chaflard, je t’aime comme ça !
Il lui prend la tête entre ses deux mains et l’embrasse sur les deux joues.
Chaflard, furieux. — Ah !… mais monsieur, à la fin !
Chauvel, lui repoussant la tête du plat de la main sur la bouche. — Bouche ça, t’es un daim ! (On rit. Apostrophant les assistants pendant qu’Eugène calme Chaflard.) Là, regarde-moi tous ces empiffrés qui se nourrissent de la sueur du peuple !
Tous. — Ah ! Chauvel !
Chauvel, redescend au milieu. — Les v’là, les espoirs de la France !…
Tous, le conspuant. — Oh !
Chauvel. — Les corrompus du XXe siècle, le Paris de la décadence !
Tous, le conspuant. — Oh !
Chauvel. — Vous croyez qu’ils s’amusent, et bien ! non, ils s’embêtent !
Tous, couvrant sa voix. Oh ! à la porte !
Mathilde, de sa place. — As-tu vu la ferme ?
On rit.
Chauvel. — Tais-toi ! eh ! pneumatique !…
Rires.
Mathilde. — Ah ! pneumatique ! qué que ça veut dire ?
Chauvel. — Ca veut dire que tu peux crever !… (Rire général. Applaudissements pendant qu’il va prendre le verre de Thomazier et le vide.) A ta santé, Chérubin !
Thomazier. — Ah ! Et pis quoi ! eh ! eh ! eh !
A ce moment, on entend, venant du bar, un bruit de dispute accompagné de vaisselle cassée.
Eugène, flairant une bataille. — Allons bon, qu’est-ce que c’est encore ? (Il s’élance vers le bar. Les consommateurs se regardent) Qu’est-ce que c’est ?… qu’est-ce qu’il y a ?… (Quelques-uns quittent leurs tables et descendent regarder du côté du bar, sans quitter la scène.)
Chaflard, se levant également et regardant. — Qu’est-ce que c’est ?… quoi ? une bataille ?
Chauvel, courant comme les autres. — Quelques vagues humanités qui se cognent.
D’autres consommateurs, quittant également leurs tables, ont grossi le groupe ; quelques-uns se détachent et, attirés par la dispute, se dirigent vers le bar. Arrive Belhomme qui en vient. Il est entouré par les curieux : Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce qu’il y a ?…"
Belhomme, très gai. — C’est un pochard qui a versé une coupe de champagne dans le cou de Carbonnot, ils se sont fichus des gifles.
Tous ceux qui s’étaient levés. Oh ! allons voir ! allons voir !
Ils sortent ainsi que Belhomme.
Chauvel, sortant le dernier. — Qu’est-ce que je disais ?… Vas-y, Chauvel, ta place est là…
Il suit les autres dans la direction du bar. Il reste peu de monde en scène. A la première rangée de tables, seuls Durant et Marjolet ; les femmes, curieuses, sont allées voir la dispute. Quelques consommateurs à la 2e rangée et au fond.
Motchepoff, toujours à sa place. — Eh ! bien, voyons, garçon !
Le Garçon. — Monsieur !
Motchepoff. — Mon addition !…
Prosper. — Voilà, monsieur.
Motchepoff. — Et voilà ! voilà !…Voilà donc une heure que vous dites "voilà " et elle n’arrive jamais !
Prosper. — On l’apporte, monsieur, on l’apporte !… (Appelant.) L’addition du 1.
Un Garçon. — L’addition du 1.
Scène II
modifierLes Mêmes, Le Duc, suivi de Chandel
Le Duc, paraissant à la porte fond de la loggia, suivi de Chandel et descendant jusqu’à la 1re rangée de tables. — Venez, monsieur Pion, allons donc voir si Sa Majesté par hasard… (Voyant un garçon qui passe.) Garçon !
1er Garçon, sans s’arrêter. — Voilà. Monsieur, voilà !…
Chandel. — Mais, Excellence, est-ce que nous allons faire tous les restaurants de nuit. Je vous assure que c’est si peu dans mes habitudes.
Le Duc. — Eh ! bien, ça vous en fait sortir ! Il est bon de sortir quelquefois, ça fait prendre l’air.
Chandel. — Je ne vous dis pas, Excellence.
Le Duc, hélant un garçon qui passe. — Garçon ! (Le garçon passe sans répondre. Marjolet qui était resté à causer avec Durand je lève et se dirige vers le lavabo. Durand reste seul à sa table.) Puis enfin, votre proviseur ne vous a-t-il pas délégué pour seconder mes recherches ?…
Chandel. — Je ne vous dis pas, mais il faut partout absorber un tas de consommations !
Le Duc. — Nous ne pouvons cependant pas entrer dans les restaurants pour commander un cure-dents. Ca ne se fait pas. Par Dieu le père ! Ca n’est pas terrible de boire.
Chandel. — Mais je n’ai pas soif !
Le Duc. — Eh ! Bien, c’est la supériorité de l’homme sur l’animal de pouvoir boire quand il n’a pas soif.
Chandel. — Qu’est-ce que vous voulez, Excellence, c’est que je me rapproche de l’animal. Tout ce que je sais, c’est que ces mélanges !… tout ça me tourne !… me tourne !…
Le Duc. — Dans quel sens ?…
Chandel, le cœur sur les lèvres. — Comme ça.
Il imprime un mouvement tournant à sa main, à hauteur de ses yeux.
Le Duc. — Eh ! bien, faites quelques tours dans l’autre sens, ça rétablira l’équilibre. Garçon !
2e Garçon, sans s’arrêter. — Voilà, Monsieur, voilà !…
Le Duc. — Est-ce que vous croyez que je fais donc une fois ça pour mon plaisir ?… Eh bien !… Mais il y a des circonstances qui comportent des obligations. Garçon !…
Motchepoff qui, pendant ce qui précède, a réglé son addition et auquel le chasseur a remis son vestiaire et passé son pardessus, s’apprête à sortir.
Motchepoff, reconnaissant le Duc. — Eh ! Pitchenieff.
Il va à lui en passant entre la 1re et la 2e rangée de tables.
Le Duc. — Je ne me trompe pas ! Motchepoff !
Ils se serrent la main par-dessus la. table.
Motchepoff. — Eh ! par notre Père, quelle surprise ! Et dites-moi, Excellence, comment vous allez ?
Il s’assied sur la chaise qu’occupait Clorinde.
Le Duc, s’asseyant sur la chaise face à celle qu’occupait l’Inspecteur, tournant par conséquent à moitié le dos au public. — Je vais, mais très heureux, Monseigneur, que je vous vois. (A un garçon qui s’est approché pour prendre la commande.) Merci, rien !…
Le garçon se retire.
Motchepoff. — Quelle chose en vérité, et que venez-vous ?… (Parlant orcanien.) Poniakoff, madieff, pouckine moï pouvaloffs tiene molk, petites femmes, eh ? (comme intonation :) "Ah ! je vous y prends, mon cher, vous venez ici pour retrouver des petites femmes, eh ? "
Le Duc, se défendant. — Nadié, nadié, nadié ! moï Novalis bebelponief, moï Krani orlowo chez Maxim ! (Intonation :) Mais non ! mais non ! mais non !… vous ne me voyez pas, moi, allant faire la noce chez Maxim !…
Motchepoff, sceptique. — Moio ! Moio ! Moio ! (Intonation :) Allons ! allons ! allons !…
Le Duc, rit, puis apercevant Chandel qui est remonté entre les tables 1 et 2 et est arrivé jusqu’à eux, redevenant sérieux. — Je vous prie, monsieur Pion.
Chandel, vexé, maugréant. — "Monsieur pion !…"
Le Duc. — Allez donc circuler des yeux dans le bar pour moi.
Chandel. — Bon.
Il salue Motchepoff qui se lève poliment et fait le geste de saluer.
Le Duc, voyant le manège, à Motchepoff, avec désinvolture. — Rien !… pion !
Motchepoff, trouvant inutile de saluer. — Ah !
Chandel, remonte. — Oh ! mais il m’agace avec son Monsieur Pion !
Motchepoff, passant entre les deux tables et s’asseyant à la place de Marjolet. — Et dites-moi que devîntes-vous, Excellence, depuis que je ne vous vis ?
Chandel se souvenant de la recommandation du Duc, tout en remontant fait un tour sur lui-même.
Le Duc. — J’ai donc fait mariage. J’ai épousé une française très belle, je peux dire. (Nouveau tour de Chandel.) Elle est aujourd’hui une fois ma moitié.
Motchepoff. — Je vous complimente. (Nouveau tour de Chandel, après quoi il disparaît.) Et vous avez apporté la Duchesse à Paris ?
Le Duc, tirant un porte-cigarettes de sa poche. — Oui, cela j’ai fait. (Il tend son porte-cigarettes à Motchepoff qui refuse, puis en prend une pour lui.) Mais la Duchesse si n’est pas avec moi à l’ambassade, du moins jusqu’à demain. J’ai pensé qu’elle serait une fois plus confortable en descendant au Palace, pendant que je m’occuperais d’aménager son appartement. Cette séparation lui était douloureuse, je comprends !… mais j’ai promis que je la salue demain, après midi.
Motchepoff. — Aha !
Le Duc, allumant une allumette au porte-allumettes qui est sur la table à sa gauche. — Et ce soir, pour la distraire, je l’ai envoyée avec quelques officiers de ma suite dans un théâtre de musique… (Il allume sa cigarette.) aux Folies-Bergère !
Motchepoff. — Oh ! très intéressant ! (Se levant.) Bien, donc vous présenterez mes hommages.
Le Duc. — Je ferai… mais… (Retenant Motchepoff dont il n’a pas lâché la main mais qui est passé à gauche.) Je suis ravi que je vous rencontre (le faisant, tout en parlant, asseoir sur la chaise qu’il occupait précédemment et s’asseyant sur celle où était Motchepoff.) Je devais justement vous demander une entrevue de la part de mon gouvernement au sujet du prochain mariage en question, pour notre jeune roi avec votre princesse héritière.
Motchepoff. — Ah ! oui ! oui ! et… vous pensez que ce mariage plairait à Sa Majesté ?…
Le Duc. — Ah ! ça, je ne saurais dire, mais je sais qu’il plaît à votre souverain, le Tzar, ce qui est le principal. C’est pourquoi je crois qu’il serait utile dans l’intérêt de nos deux pays…
Motchepoff. — Mais je ne demande pas mieux, donc, que d’en conférer avec vous, seulement… (Se levant.) c’est l’heure où tous les soirs quand je suis à Paris, je vais chez "la Chaufferette" Venez donc avec moi.
Le Duc, se levant. — Quelle est cette "Chaufferette" ?…
Motchepoff. — C’est une femme qu’on appelle Chaufferette… (Bien naïvement.) Je crois que c’est un surnom. Elle tient un bar, boulevard Malesherbes… très agréable. Venez donc, nous serons très bien chez la Chaufferette pour converser des affaires de l’État.
Le Duc, sans se faire prier. — Je vais donc !…
Chandel, qui est rentré en faisant un tour sur lui-même, voyant le Duc qui s’en va en compagnie de Motchepoff. — Je n’ai vu personne, Excellence.
Le Duc, qui. a passé au-dessus de Chandel, se retournant. — Ah ! Eh ! bien, pion, vous allez donc m’attendre ici ; vous ferez surveillance en prenant quelque chose au bar, je vous prie… Je reviendrai dans une heure moins trois quarts.
Chandel. — Dans un quart d’heure ?
Le Duc, le regard légèrement interloqué. — C’est la même chose. Si un inspecteur de police me demandait, vous lui diriez que je suis en conseil… chez la Chaufferette, n’est-il pas vrai ?
Marjolet revenant du lavabo regagne sa place.
Chandel. — J’ai entendu, Excellence !…
Le Duc. — Bien, allez donc boire, monsieur pion ! (A Motchepoff.) Venez, cher ! (Tout en partant.) Bonio popolskoir, raki nadieff titcheieff Kowali.
Motchepoff. — Etchim, moie, tchim ! slavo mawi la chaufferette, yougomeleff modi. (Lui envoyant une bonne tape sur le dos avec un gros rire.) Ah ! la boyani Pitchenieff !
Ils sortent avec de gros rires joyeux. Pendant ce qui précède et pendant ce qui suit, les consommateurs qui étaient partis pour voir la dispute, reviennent en riant, mais pas en bloc, tantôt deux, tantôt trois, comme dans la réalité.
Chandel, qui s’est affalé à la place laissée vacante par Eglantine. — Quel métier ! Mon Dieu ! Quel métier !
Marjolet, à Clorinde qui revient. — Eh ! bien, cette dispute ?
Clorinde. — Ca s’arrange.
Marjolet. — Ah ?
Chandel. — Boire, encore boire, j’en ai déjà jusque-là !…
Clorinde, à Marjolet. — Ils ont échangé des cartes et on est en train de constituer des témoins.
Marjolet. — Ah ! ça va bien.
Chandel. — Garçon ! un lait chaud.
Les tziganes attaquent une valse.
Scène III
modifierLes Mêmes, Arnold, Le Maître d’hôtel
Arnold, habit et gardénia, le melon en cascadeur sur la tête, gros cigare dans la bouche, très ohé ohé. — Maître d’hôtel ! Une table et des femmes !
Chandel. — Ah ! Bastien !…
Arnold, tombant de son haut. — Ah ! Chandel ! c’est pas possible ! En voilà un endroit pour un maître d’études ! Je te croyais bouclé ! Qu’est-ce que tu fais là ?…
Chandel, triste. — On me fait faire la noce. Oh ! mon ami, dire qu’il y a des gens qui n’y sont pas forcés, qui font ça par plaisir.
Arnold, enthousiaste. — Ah ! tu ne sais pas ce qui est bon ?
Chandel. — Au fait, dis donc, et les courses ? Nous avons gagné ?
Arnold, triomphant. — Tu parles ! tiens ! voilà ton bénéfice… (Il tire une liasse de billets de banque, qu’il fait tomber de haut sur la table.) Douze cents balles.
Chandel, n’en croyant pas ses yeux. — Douze cents francs ! Mais… mais j’ai jamais eu ça !…
Arnold. — Tu parles…, en travaillant !
Chandel, très ému, lui serrant les mains avec effusion. — Ah ! mon vieil ami !… Eh bien ! tu sais… tu sais, quand tu auras encore un coup comme ça !… eh ! bien, tu peux compter sur moi.
Arnold, riant avec une révérence. T’es bien bon ! (S’asseyant sur le coin de la table.) Et maintenant, comme je te l’ai dit, c’est la noce !… ohé ohé. A moi les femmes de joie ! On devient homme du monde ! on va se soûler !…
Chandel, riant. — Oh ! bien, s’il n’y a que ça. Je sens que je le suis déjà à moitié….homme du monde !… Mais dis donc, à propos d’homme du monde, et la femme du monde que tu devais lever, comme tu dis !…
Arnold. — Ah ! mon ami, j’ai cru un moment que ça y était !… Tout à l’heure aux Folies-Bergère, dans une avant-scène une femme épatante, mon cher ! du linge ! des bijoux !… avec des bonzes derrière elle, en habit noir. On sentait que c’était chic et faubourg !… Pour rigoler je me suis dit : je vais lui faire de l’œil. J’espérais rien, mais enfin ça occupe les entr’actes. Mais mon vieux, c’est qu’elle marchait très bien !
Chandel. — Pas possible !
Arnold. — Absolument ! Et aïe donc ! moi ! et aïe donc, elle ! on a échangé comme ça des œils toute la soirée.
Chandel. — Eh bien ! les hommes qu’est-ce qu’ils disaient ?
Arnold. — Ils ne comprenaient pas !… C’étaient des étrangers !… Oh ! c’est égal, c’est dommage. Je lui aurais bien touché deux mots ! Allons, viens-tu prendre quelque chose au bar en attendant de souper ?
Il se lève.
Chandel, se levant aussi. — Oui, mais alors, c’est moi qui régale !
Arnold. — Si ça peut te faire plaisir !…
Chandel, les bras autour du cou d’Arnold. — Allons-y donc ! Et ma foi, on en sortira homme du monde, tout à fait, ou l’on dira pourquoi !
Arnold. — C’est ça !
Ils se croisent au moment de sortir, avec Eugène qui revient du bar.
Eugène, qui marche la tête tournée dans la direction du bar, maugréant après les combattants qu’il a dû séparer. — Chameaux, va !
Chandel, qui se trouve juste là, pour recevoir cette apostrophe. — Chameaux !
Arnold. — Qui ça donc ?
Eugène, tournant la tête vers eux à leur interruption et très bon enfant : — Oh ! rien… Des clients !…
Il passe devant eux.
Arnold. — Ah ! bon !
Eugène. — Ces chameaux-là, ils ne peuvent pas se pocharder convenablement. Il faut toujours que ça finisse en pugilat.
Arnold. — C’est la vie !… Allons, Chandel, tu y es ?…
Chandel. — Allons !
Ils sortent bras dessus, bras dessous, direction du bar.
Une Soupeuse, au fond, au chef des Tziganes. — Eh ! Ratz ! (Remplacer Ratz par le nom du chef des tziganes que l’on aura.) La gomme !
Tous. — Oui, oui, la gomme !
Les Tziganes attaquent la valse : "Oh ! la gomme ! ", (musique d’Alfred Kaiser. Froment éditeur.)
Scène IV
modifierLes Mêmes, Chaflard, Chauvel, Saint-Etienne, Viroflan
Chaflard, qui revient du bar. — C’est rigolo tout de même, ces batailles !
Il reprend sa place à table.
Eugène. — Oui, dans les autres établissements, mais pas dans le mien.
Il remonte. Ces deux répliques de Chaflard et Eugène occupent la ritournelle de la valse.
Tous, chantant sur l’air de la valse :
Oh ! la gomme !
Oh ! la gomme !
Aussitôt les deux "Oh ! La gomme ! ", Chauvel paraît, suivi de Saint-Etienne et de Viroflan, Ils reviennent du bar et gagnent le milieu de la scène entre la 1re et la 2e rangée de tables.
Chauvel. — Allons-y, les enfants, nous allons régler ça !… et sérieusement, si on peut !…
Viroflan. — Mais nous ne sommes que trois, il nous manque un témoin !
Chauvel. — Ah ! diable, c’est vrai !…
Il cherche des yeux un témoin tout en prenant par habitude le verre laissé à moitié plein par l’inspecteur.
Tous, chantant :
Oh ! la gomme !
Oh ! la gomme !
Chauvel, apercevant Chaflard et se dirigeant vers lui, son verre toujours à la main. — Eh bien ! Chaflard ! v’là notre affaire !
Chaflard, pincé. — Monsieur ?…
Chauvel. — Chaflard, t’es témoin ! On a. besoin d’un témoin !
Chaflard, sec. — Pardon, Monsieur !… Je vous prie une fois pour toutes…
Chauvel. — Allons, Chaflard, fais pas la moule ! Tu rognonnes parce que je t’ai dit que t’avais une sale gueule ? Je peux pourtant pas te dire que tu ressembles à Cléo de Mérode.
Chaflard - Je ressemble à qui je veux !
Chauvel. — Ca, mon vieux, la gomme ! Tu te mets le doigt dans l’œil.
Chaflard. — Et puis, je vous ferai remarquer que je ne vous tutoie pas.
Chauvel. — Eh bien ! ne me tutoie pas, et viens !… Quoi, je suis un bon bougre… et toi aussi, on est fait pour s’entendre. (Donnant un vigoureux coup de poing sur la table qui fait sursauter Chaflard.) Et puis, il s’agit d’une affaire d’honneur, nom de Dieu ! t’as pas le droit de refuser. Tiens, donne-moi la main. On est amis… Comme Chaflard !…
Il lui prend la main.
Tous, le motif de la valse revenant, chantent, y compris Chauvel, Viroflan et Saint-Etienne, ce qui ahurit Chaflard :
Oh ! la gomme !
Oh ! la gomme !
Chaflard, maussade, mais radouci. — Enfin, si vous trouvez que c’est des façons d’aller dire aux gens…
Chauvel. — Eh bien ! t’est belle, là, tu ressembles à Cléo de Mérode ; es-tu content ? Allons, on va rigoler, tu seras témoin, on boira du champagne ! C’est les clients qui payent.
Chafard, impuissant à résister. — Oh ! je suis trop bête !
Chauvel. — Oui, là !… tu vois si je suis accommodant !
Viroflan va s’asseoir à la table sur la chaise, dos au public, à la droite de Chaflard.
Chaflard. — Et puis enfin, je ne les connais pas, moi, ces deux types. Pour lequel suis-je témoin ?
Chauvel. — Celui que tu voudras, on ne peut pas mieux dire ! Veux-tu le pochard ?
Chaflard. — Non.
Chauvel. — Eh bien ! t’auras l’autre ! (Moue de Chaflard.) Mais, nom de Dieu ! je ne peux pas t’en offrir un troisième. Ils ne sont que deux.
Chaflard. — T’es brute, mais t’es drôle !
Chauvel, le coiffant de son melon et le lui enfonçant d’une tape jusqu’aux oreilles. — A la bonne heure ! Tu deviens parisien ! (Remontant au-dessus de la table, il prend la main gauche de Chaflard, tandis que Viroflan, 1er plan, lui prend la main droite ; à l’assistance.) Mesdames et Messieurs, je vous présente le colonel Chaflard.
Chaflard, protestant. — Moi ? Je ne suis pas colonel ! Je ne suis rien, rien du tout.
Chauvel, corrigeant. — Je vous présente le rien du tout Chaflard.
Tous, lui faisant ovation. — Ah !
Chauvel. — Criez : "Vive Chaflard ! "
Tous. — Vive Chaflard !
Chauvel, à Chaflard. — T’es content, bébé ?… (On rit.) Et maintenant, assez rigolé, vous autres !… Vous voyez des gens qui vont régler une affaire d’honneur !… Trêve de blagues, je vous prie, et respect aux choses sérieuses. Garçon, un jéroboam et de quoi écrire. (Ils s’installent autour de la table. Chauvel prend un porte-allumettes, allume une allumette avec laquelle il met le feu à tout le porte-allumettes qu’il pose sur sa tête tout enflammé, et avec une pose à la Napoléon Ier.) Messieurs, je vous écoute !…
Brouhaha général. On crie, on chante : "Oh la gomme ! " Les bouchons sautent, le champagne coule. Pendant ce temps, les garçons enlèvent la deuxième rangée de tables pour permettre de danser. Effectivement, des couples se mettent à danser dans l’espace obtenu par la suppression de la rangée de tables dont les occupants, à la prière des garçons, sont allés les uns s’installer au fond, les autres prendre les tables du 1er plan. Atténuer le bruit sans le cesser à l’entrée de la Duchesse.
Scène V
modifierLes Mêmes, La Duchesse
Elle a paru à la porte de la loggia. Elle descend comme une femme qui hésite, gagne cependant le 1er plan devant les tables ; elle est très emmitouflée dans un grand manteau du soir. Elle est en toilette de soirée, un chapeau tout en fleurs sur la tête.
La Duchesse. — C’est fou ce que je fais là… Bah ! qui le saura ? Et puis la tentation était trop forte !… (Se dilatant.) Enfin, mon Maxim, mon vieux Maxim ! Je te retrouve ! Ah ! c’est bon ! je respire ! je vis ! je suis chez moi !
Le Chasseur, qui s’est approché, se découvrant. — Si Madame veut donner son manteau au vestiaire ?
La Duchesse, enlevant son manteau et le jetant sur l’épaule du chasseur. — Tiens, mon vieux !… (Gagnant le milieu de la scène.) Et allez donc, c’est pas mon père !
Quelques Habitués, qui depuis un, instant la considéraient comme une personne qu’on hésite à reconnaître. — Ah ! mais c’est la môme !
Un Consommateur. — La môme Crevette !
La Duchesse. — Vous l’avez dit, les copains, la môme Crevette !
On se précipite vers elle de toutes parts. — Ah ! la môme ! Comment, c’est toi ? Ah bien ! ma chère ; si je m’attendais ! Voilà quatre ans !
La Duchesse, répondant à tout le monde à la fois. — Oui, hein ! ma chère ! Ah ! il y a longtemps !… Mais oui, quatre ans ! comme ça passe !
Le Consommateur, tapant sur l’épaule de Chauvel, occupé à régler son affaire d’honneur. — Eh ! Chauvel ?
Chauvel. — Quoi ?
Le Consommateur. — T’as vu la môme ?
Chauvel. — Quelle môme ?
Le Consommateur. — La môme Crevette.
Chauvel, bondissant. — Ah ! nom de Dieu ! (Courant à elle.) La môme Crevette !
La Duchesse. — Mais oui, mon vieux !
Il l’embrasse sur les deux joues.
Chauvel. — Ah ! mes enfants ! mon mouchoir que je m’essuie. La môme Crevette ! C’est Crevette ! Et allez donc, c’est pas mon père !
La Duchesse. — Et allez donc ! Ah ! ce vieux Chauvel, toujours le même !
Chauvel. — Comme les cocottes. On change pas.
Clorinde. — Qu’est-ce qu’on m’avait dit ? Que tu avais fait ton beurre, que tu étais mariée, je ne sais où…
La Duchesse, souriant avec sous-entendu. — Oui, enfin… il y a de ça !… Je suis sortie de la circulation, quoi !
Chauvel. — Oh ! que ça doit te manquer, par instant.
La Duchesse. — Tu parles !…
Chauvel. — Parbleu ! je le vois.
La Duchesse. — Aussi, quand je me suis revue à Paris, ç’a été plus fort que moi, comme une démangeaison de revoir mon Maxim, mes milieux d’autrefois.
Mathilde. — Ah ! que je comprends ça !
La Duchesse. — Ainsi, ce soir, j’étais en femme sérieuse dans une avant-scène aux Folies-Bergère. Eh bien ! j’avais des envies de m’élancer dans les couloirs, de me frôler à tous ceux d’autrefois !… Et là, à l’orchestre même, comme s’il m’avait devinée, un monsieur très chic, tu sais !… une de ces gueules de maître d’hôtel comme en ont les gens chics… qui me faisait de l’œil… Ah ! d’abord, j’ai essayé de me tenir…
Chauvel. — Ah ! maman !
La Duchesse. — Mais ça m’attirait quand même, ça me fouettait le sang !… Ah ! il ne saura jamais ce qu’il a manqué celui-là, si l’occasion l’avait permis.
Clorinde. — Oui, oui !… Oh ! je connais ça. Ca arrive toujours quand on ne peut pas !
La Duchesse. — Ah ! mes amis, que je suis heureuse !
Chauvel. — Ah ! ma. petite môme, va !… Allons, tiens !… Sur mes épaules ! Au pavois !…
Tous. — C’est ça ! C’est ça ! (Deux ou trois consommateurs l’aident à grimper sur les épaules de Chauvel. L’un lui fait un étrier de ses deux mains, les autres lui donnent l’élan nécessaire.) Une ! deux et trois !… Ah !
Chauvel. — Et vous, tas d’empotés ; un ban à la môme !
Tous. — Un ban !… (Tapant des mains.) Pan ! panpan ! panpan !… pan ! panpan ! panpan !… pan ! panpan ! panpan ! hip ! hip ! hip ! hourrah !
Clorinde a pris une main de la duchesse, Mathilde a pris l’autre, et pendant le ban, Chauvel tourne sur lui-même et les deux femmes suivent le mouvement autour comme des chevaux de bois.
La Duchesse, à cheval sur les épaules de Chauvel et après le ban. — Ah ! mes amis, ça me rappelle ma première communion.
Chauvel. — Ca n’a pourtant aucun rapport.
La Duchesse. — Si ! J’ai eu une émotion comme celle-là !
Tous. — Vive la môme !
Pendant que tout le monde crie "Vive la Môme ! ", paraît Arnold venant du bar et suivi de Chandel complètement ivre.
Scène VI
modifierLes Mêmes, Arnold, Chandel
Chandel, gris, suivant Arnold. — Tu comprends, mon vieux : si la terre est carrée…
Arnold. — Ah ! laisse-moi tranquille ! (Stupéfait en apercevant la Môme sur les épaules de Chauvel.) Ah ! la dame des Folies-Bergère !
La Duchesse. — Mon béguin de ce soir ! (Arnold, gêné, esquisse un salut. La Duchesse, très femme du monde, lui rend le salut. Arnold, encouragé, salue plus franchement, ce que voyant, Chauvel répond par des révérences de tout son corps qui donnent un mouvement de tangage à la Duchesse qui, toujours sur les épaules, rend salut pour salut, puis.) Il me semble, Monsieur, que j’ai eu le plaisir de vous voir ce soir.
Arnold, très homme du monde. — En effet, Madame, aux Folies-Bergère, je crois.
La Duchesse, très femme du monde. Aux Folies-Bergère, c’est ça. Parfaitement !
Chandel, qui, pendant les saluts, saluait sans savoir pourquoi, revenant à ses moutons. — Tu comprends : si la terre était carrée, elle tournerait pas…
Arnold, lui donnant une poussée. — Ah ! toi !… fous-moi la paix !…
Chandel. — Et elle tourne !
Arnold. — Eh ! bien, c’est bon. Va m’attendre au bar.
Chandel, se dirigeant vers le bar. — Oh ! oui, elle tourne !
Il a pris le porte-allumettes de la table de Chaflard et le porte à sa bouche, ainsi qu’un verre. Il part avec.
Mathilde, à mi-voix, à la Duchesse. — Mais alors, ma chère, c’est lui ?
Clorinde, très émoustillée, à Mathilde. — C’est lui, ma chère !
Arnold, revenant, à la Duchesse. — Je m’attendais si peu à avoir le plaisir de vous retrouver.
Chauvel. -… Sur mes épaules !… Dis donc, là-haut ! faudrait pas cependant les prendre non plus pour un salon de réception !
On rit.
La Duchesse. — Eh ! bien, descends-moi, Chauvel ! (Chauvel la dépose. La plupart des consommateurs vont se rasseoir aux tables qui restent. Seule, la table 2 reste vide. Une fois à terre :) Et… présente-moi à Monsieur.
Chauvel. — Lui ? Je ne le connais pas, mais ça ne fait rien ! (A Arnold.) Comment que tu t’appelles ?
Arnold. — Arnold.
Chauvel, avec aplomb. — Mon ami, le comte Arnold ! La môme Crevette ! (Arnold et la Môme se font des saluts cérémonieux.) Et maintenant vous êtes unis. (Leur coupant leurs saluts et les poussant l’un contre l’autre, ce qui leur donne un mutuel renfoncement.) Pan ! pan ! allez vous coucher.
La Duchesse, vexée. — Ah ! Chauvel, que tu es vulgaire ! (A Arnold.) Vraiment, Monsieur, vous allez penser…
Arnold. — Mais rien du tout, Madame.
Mathilde, qui est remontée au-dessus, les séparant. — Ah ! et puis, à quoi bon ce chichi, je vais vous mettre à l’aise, moi. Tu vois, Madame. Eh bien ! elle a un béguin pour toi.
Arnold. — Non ! C’est vrai ?
La Duchesse, se défendant mollement. — Allons, voyons, Mathilde !
Mathilde. — Ah ! moi, j’aime les situations nettes. Au moins, maintenant, vous savez sur quel terrain marcher.
Arnold. — C’est vrai, madame, ce qu’à dit Madame ?
La Duchesse, baissant les yeux. — Puisqu’e1le l’a dit.
Arnold. — Ah ?… Alors…
Il l’embrasse dans le cou.
La Duchesse. — Allons, voyons !…
Tous. — Ah !
Arnold, à la Duchesse. — Alors, on va être tout à fait gentille, on va souper avec moi.
La Duchesse. — Je veux bien.
Arnold. — Et après ?… Ah ! ah ! après…
La Duchesse, se dégageant. — Allons ! allons ! ne dis pas de bêtises !
Elle va rejoindre Chauvel.
Arnold, emballé. — Elle est exquise !… (Appelant.) Maître d’hôtel ! (Celui-ci s’avance sans qu’Arnold le remarque, tout à son emballement.) C’est un ange !
Prosper. — Oui, Monsieur !
Arnold. — Hein ? Oui, mais c’est pas pour ça que je vous ai appelé ! Maître d’hôtel ! Du champagne et un souper ! Un !
Prosper. — Bien, Monsieur.
Arnold, rattrapant Prosper. — Et quelque chose de chic, hein ! le tralala ! Vous pouvez y aller, il y a de la galette là-dedans !… Tenez, regardez.
Il tire des billets de banque.
Prosper, discret. — Oh ! mais je n’en doute pas, Monsieur.
Arnold. — Non, mais enfin, c’est pour dire, la vraie noce ! quoi ! pas une noce de domestique.’
Prosper, avec un sourire de supériorité. — Ici, Monsieur, on ne fait pas de noces de domestiques.
Arnold, interloqué. — Hein ! Oui,’ évidemment, je sais bien… non, je dis ça… c’est parce que… enfin, oui, je me comprends.
La Duchesse, qui est assise sur la table n° 3, à côté de Chauvel assis de même et la tenant par la taille. — Eh bien ?
Arnold, courant à la Duchesse. — Me voilà…, mon ange ! Me voilà !
Il va s’asseoir à sa droite, également sur la table.
La Duchesse, qui mange Arnold des yeux, lui prenant le menton et à Chauvel. — Hein ?… Crois-tu qu’il a une jolie petite gueule ?
Chauvel. — Oh ! exquise !… Tu m’en laisseras.
Arnold, riant et lui envoyant une bourrade dans l’estomac par dessus la Duchesse. — Est-il bête !
Chauvel, se redressant avec une dignité jouée et comique. — Non, mais je vous en prie, Monsieur.
Dans un mouvement, il a pris la chaise qui est devant la table et s’apprête à s’y asseoir à califourchon.
Les Témoins, qui ont déjà, depuis quelque temps, regagné leur place. — Eh bien ! voyons, Chauvel !
Chauvel, toujours à califourchon sur sa chaise, gagnant leur table au petit galop d’un cheval imaginaire. — Quoi ?
Chaflard. — Eh bien ! ce duel, quoi ?
Chauvel, envoyant promener sa chaise sur Viroflan. — Ah ! la gomme !… Quoi ? Vous ne pouvez pas mettre : "Hier, rencontre chez Maxim, deux gifles ont été échangées sans résultat ? "
Tous, protestant. — Oh ! allons, voyons !
Chauvel. — Ah ! zut !… Eh bien ! on y va, là ! (Allant chercher Arnold et la Duchesse qui marivaudent à la table et les prenant comme un seul bloc.) Allons, venez là, Roméo et Juliette !
La Duchesse et Arnold. — Où ça ?
Chauvel, derrière eux, les poussant dans le dos. — Prendre un verre avec les copains. Vous n’êtes pas de trop. On règle une affaire d’honneur !… Plus on est de témoins, plus on rit.
Arnold, se laissant entraîner ainsi que la Duchesse. — Quel type !
Scène VII
modifierLes Mêmes, Serge, Chopinet, Kirschbaum
A ce moment, on entend un bruit à l’extérieur, et par la porte de la loggia, font irruption en monôme, Serge, Chopinet et Kirschbaum.
Serge, Chopinet, Kirschbaum. — Une, deux ; une, deux ; une, deux.
Ils traversent la scène au-dessus de la 1re rangée de tables, et arrivés au bout, redescendent devant la 1re rangée.
Les Consommateurs, leur faisant ovation. — Ah !… Vive les potaches !
Chauvel, qui s’est retourné au bruit, allant à leur rencontre au milieu de la scène. — Arrive ici ! et embrasse-moi.
Serge. — Marche !
Chauvel embrasse Serge.
Les Consommateurs, leur faisant ovation. — Ah !
Presque tous ont quitté leurs places et forment une baie entre les principaux personnages et la 1re rangée de tables qu’ils dissimulent, ce qui permet aux garçons de les enlever sans que le public y prête attention. Il ne reste seulement de la 1re rangée que la table de Chaflard et la dernière du rang (n° 5) que l’on retourne, profil au public.
Serge, se trouvant face à face avec la Duchesse qui s’est rapprochée, suivie d’Arnold, pour voir ce qui se passe. — Nom d’un chien, la jolie fille !
La Duchesse, à part. — Mon Dieu, mais c’est le roi.
Chauvel, qui est entre eux deux. — Elle te plaît ? Je te la donne.
Serge, pendant que l’assistance rit. — Je veux bien !
Arnold - protestant en riant. — Eh bien ! dites donc !
Chauvel. — Quoi ? Tu mangeras pas tout ! (Présentant.) Ma sœur de la main gauche ! Mon petit frère ! (On rit. Serge salue la Duchesse qui rend le salut, visiblement très troublée.) N’êtes pas du même lit, mais facile à réparer, pan ! pan ! Allez vous coucher.
Il les cogne l’un contre l’autre en les renvoyant à sa gauche.
Arnold. — Mais qu’est-ce que je fais là, moi alors ?
Chauvel. — Toi, tu éclaireras. (Rires.) Tiens, gosse, passe-moi ta tunique, tu vas voir comme je suis bien en uniforme !
Serge. — Ca colle.
Il va à Chauvel qui lui prend son képi et le met. Tous deux enlèvent, Serge sa tunique, Chauvel son habit.
La Duchesse, qui a gagné l’avant-scène droite, à part. — Mon Dieu, quand il me verra demain à l’ambassade ! Oh ! je n’ai qu’une façon de lui donner le change, c’est d’être aussi délurée ce soir que je lui collerai de tenue demain.
Les Consommateurs, pendant que quelques-uns aident Chauvel à enfiler sa tunique. — Oh ! hisse ! Oh ! hisse ! Oh ! hisse !
Chauvel. — Là ! J’ai douze ans !…
Il se fait tout petit et tourne sur lui-même un doigt dans son nez.
Arnold, lui prenant son mouchoir qui sort de son gilet, fait semblant de le moucher, puis. Dis donc, moutard, présente-nous, au moins.
Chauvel. — Comment donc ! (Présentant.) Le comte Arnold ! (A Serge.) Et toi ?
Serge, hésitant. — Euh !… (Vivement, un doigt sur sa bouche, faisant signe à ses camarades d’avoir à ne pas le trahir, puis avec aplomb.) Antoine !
Chauvel, présentant. — Mon petit frère Antoine ! (Ils se saluent, indiquant Chopinet.) Son compagnon !
Rires.
Chopinet. — Ah ! bien, dites donc !
Serge. — Et maintenant, garçon !… Du champagne à tout le monde !… c’est moi qui régale !
Tous. — Vive le potache !
Kirschbaum, courant à lui, suivi de Chopinet. — Mais, Sire…
Serge, vivement à Kirschbaum. — Oh ! pas de Sire ici ! Ne compromettez pas la couronne. Appelle-moi Antoine.
Kirschbaum. — Mais, Antoine, il n’y a plus de galette.
Serge, passant entre eux deux et gagnant la table 6 que les principaux personnages entourent. — Eh ! bien, on s’en passera. (Au garçon.) Allez, garçon, versez !
Les garçons versent du champagne aux différentes tables.
Kirschbaum. — Eh ! bien non, s’il jette comme ça l’argent par les fenêtres !
Chopinet. — Qué qu’ça te fait ? On se mettra dessous.
Serge, tendant une coupe à la Duchesse, montée sur une chaise au-dessus de la table. — Et maintenant, à la plus belle !
Tous. — A la plus belle !
A ce moment, l’orchestre attaque une czarda.
Chauvel. — Ah ! mes enfants ! la czarda ! Vas-y, la môme ! C’est ton triomphe !
Tous. — La czarda !
La Duchesse. — La czarda !
Les assistants reculent et forment cercle ; la Duchesse s’élance et commence la danse, seule. Pendant ce qui suit, les spectateurs rythment la danse en battant dans leurs mains. De temps en temps, on entend des : "Tiou ! " stridents comme font les Russes dans ce genre de danse.
Tous. — Bravo, la môme !
Serge. — La czarda, ça me connaît !
Il s’élance et fait vis-à-vis à la môme.
Tous. — Bravo, la môme ! Bravo, le potache !
Scène VIII
modifierLes Mêmes, Le Duc
Au plus fort de la danse, le Duc, arrivant de la loggia, paraît. Il descend en scène, veut se frayer un passage en perçant la haie qui entoure les danseurs. Un mauvais coucheur, mécontent d’être bousculé, lui donne une poussée qui l’envoie au milieu de la scène.
Le Duc, s’apprêtant à revenir sur la personne qui l’a bousculé. — Ah ! par Dieu le père !
La Duchesse, qui danse un peu au fond en ce moment, reconnaissant son mari de dos. — Ciel ! mon mari !
Ne trouvant rien de mieux à faire, elle bondit sur le dos de Pitchenieff et une fois sur lui, lui bouche les yeux de ses mains.
Ensemble.
Le Duc. — Ah !
Tous. — Ah !
Arnold. — Qu’est-ce qu’il y a ?
Le Duc, tournant sur lui-même avec la Duchesse sur son dos. — Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?… qu’est-ce que c’est ?
On rit.
Serge, reconnaissant le Duc. — Sapristi ! l’ambassadeur ! Ah ! quelle idée ! l’électricité !
Il disparaît un instant par la porte de service 1er plan droite. A peine est-il sorti que la scène s’éteint.
Tous. — Ah !
On voit dans l’obscurité les garçons qui courent, les consommateurs amusés font les plaisanteries coutumières de ce genre d’incident. Bruit de baisers, petits cris effarouchés, etc.
La Duchesse. — Ah ! bienheureuse obscurité ! (Elle saute à bas du Duc et entraîne Arnold.) Vite ! Sauvons-nous !
Arnold, entraîné. — Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Ils disparaissent.
Le Duc, qui est descendu 1er plan droit. — Mais, mon Dieu, qu’est-ce que cela signifie ?
Serge, entendant sa voix, s’adressant à lui en dissimulant sa voix. — Excellence, c’est le roi Serge que vous cherchez ?
Le Duc, à part. — Oh !… L’homme de la police ! (Haut.) Oui. Eh bien ?
Serge. — Vite, courez. Vous trouverez Sa Majesté à la Porte Jaune.
Le Duc. — A la Porte Jaune ! Mon Dieu, je cours ! C’est loin ?
Serge. — A deux pas, à Vincennes !… Tout de même, prenez une voiture.
Le Duc. — Ah ! merci ! (Serge court rallumer pendant que le Duc sort en répétant pour se remémorer :) Porte Jaune !… Vincennes !… (La lumière reparaît. Tout le monde fait : Ah !) Très étrange, ce Maxim !… Porte Jaune. Vincennes.
Eugène, qui arrive juste du bar au moment où la lumière est revenue. — Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a eu donc ?
Serge, rejoint par Kirschbaum et Chopinet. Tout ce qui suit, très chaud. — Et maintenant, filons ! Ma tunique, mon képi !
Chopinet et Kirschbaum. — La tunique ! le képi !
Serge. — Ah ! mon Dieu ! c’est Chauvel qui l’a !
Chopinet et Kirschbaum. — Chauvel ! Où est Chauvel ?
Serge. — Tant pis, filons comme ça !
Ils s e sauvent.
Eugène, qui est à gauche de la scène, à hauteur de l’extrémité droite de la loggia, les arrêtant au passage. — Comment, filons !… Et votre addition ?
Serge. — Ah ! zut ! une autre fois, l’addition ! Nous n’avons plus le sou !
Eugène. — Pas du tout ! Vous ne sortirez pas sans m’avoir payé.
Il les retient.
Serge. — Voulez-vous me laisser ! Voulez-vous me laisser !
Eugène, s’efforçant de leur faire une barrière de son corps. — Oh ! mais pas du tout ! Mais pas du tout ! Garçons, les agents ! (Les garçons sortent en courant. Les jeunes gens continuent à protester et Eugène à ne rien vouloir entendre. A ce moment paraissent Chauvel et Chandel, bras dessus bras dessous. Chauvel a la redingote et le chapeau de Chandel ; celui-ci, ivre-mort, a le képi et la tunique de Serge. Ils entrent en chantant :) "Oh ! la gomme ! Oh ! la gomme ! "
Serge. — Le pion !
Il se sauve ainsi que les deux autres vers la petite loggia de droite.
Chauvel, lâchant Chandel. — Oh ! zut ! t’es trop saoûl !
Serge, en s’élançant ainsi, affolé, est allé donner dans un groupe qui barre le passage. Quelqu’un l’a repoussé, ce qui l’a envoyé en plein dans les bras de Chandel.
Chandel. — Ah ! le petit prince !
Il le tient par chaque côté du col de son habit.
Serge, à part. — Il m’a reconnu !
Chandel. — Tu sais, ce soir, c’est toi le pion et c’est moi le roi !
Serge, cherchant à se dégager. — Oui, m’sieur ! Oui, m’sieur !
Chandel. — Allons ! crie avec moi : (Ouvrant de grands bras.) Vive le toi d’Orcanie !
Serge, se trouvant lâché par le fait et apercevant les agents. — Oh ! les agents !
Il file comme un cerf dans la loggia de droite.
Les agents, précédés d’Eugène et suivis des garçons traversent la scène rapidement et disparaissent dans la loggia de droite.
Tout le Monde. — Ah !
Chandel, poursuivant son idée fixe. — Vive le roi d’Orcanie !
L’Inspecteur, qui, pendant ce qui précède, est revenu chez Maxim, s’avançant à ce cri, suivi de l’agent en bourgeois. — Hein ? Qu’est-ce que vous dites ? Le roi d’Orcanie ? Où ça, le roi d’Orcanie ?
Chandel, immense d’envergure. — Moi !
Ce "moi" doit être prolongé comme s’il y avait : Moa-a-a-a-a !
L’Inspecteur. — Vous !
Il retire vivement et respectueusement son chapeau.
Chandel, lui tombant dans les bras, ivre-mort, et le coiffant de son képi. — Ah ! mon pauvre vieux, que je suis malade ! (On rit.) Allez, vous autres, criez : "Vive le roi d’Orcanie ! "
Tous, riant et complaisants. — Vive le roi d’Orcanie !
L’Inspecteur, aidé de son agent, emmenant Chandel, avec toutes sortes de précautions et de prévenances. — Allons ! Je crois que je le tiens, mon avancement !
A ce moment, de la loggia de droite, paraissent Serge, Kirschbaum et Chopinet, entraînés par les agents aidés des garçons, malgré leur résistance, et leurs protestations. Les agents les bourrent de coups de pied et de coups de poing. Pendant ce temps-là, les tziganes jouent avec furie la czarda que Chauvel dirige avec un pain et une louche. Brouhaha général.
RIDEAU
Acte III
modifierUn salon chez les Slovtichine. Le décor est construit de façon à épouser la forme du précédent et pouvoir s’y enchâsser rapidement. Il présente donc l’aspect d’une pièce principale avec une baie au fond droit, soit, à gauche, suivant le mouvement de la loggia du 2e acte. Un pan de mur avec porte donnant sur les appartements de Constantin Slovitchine (le battant gauche de la porte est fixe) puis, formant coude à angle droit, un pan de mur face au public avec au centre une cheminée surmontée de sa glace : Nouveau coude du mur perpendiculaire au dernier et parallèle au premier, au centre duquel une porte donnant sur l’antichambre au fond de laquelle, visible au public, est la porte d’entrée praticable et donnant sur l’escalier (cette porte est munie d’une vraie serrure et d’une chaîne de sûreté non accrochée au lever du rideau…) Côté droit de la scène, au 1er plan, porte à deux battants ; 2e plan, dans la baie, une fenêtre dont les rideaux sont fermés ; sur la cheminée, sa garniture, et deux photographies encadrées, dont l’une représente un homme et une femme en tenue de mariés. Devant la cheminée, de chaque côté, un fauteuil ; devant celui de droite, un tabouret de pied. A droite de la scène, une table ; sur la table un buvard, un encrier, des petits bibelots, un paquet de lettres et de journaux. Toutes les portes sont munies de vraies serrures et ont un battant fixe.
Scène I
modifierArnold, La Duchesse
Au lever du rideau la scène est vide et dans l’obscurité. La porte donnant sur le vestibule est ouverte à deux battants. On entend un bruit de voix derrière la porte d’entrée.
Voix d’Arnold, dominant l’autre voix. — Mais oui, mais attendez-donc, il faut bien que je trouve le trou de la serrure !… (Bruit de clé.) Là !…
La porte s’ouvre, La Duchesse entre en trombe suivie d’Arnold, tenant d’une main une allumette "cinq minutes", de l’autre son parapluie mouillé. Tous deux sont trempés.
La Duchesse. — Ah ! non, non, non !… On n’a pas idée ! Quand il y a tant de fiacres dans Paris, aller juste choisir le seul dont le cheval devait s’abattre et nous laisser en plan au milieu des Champs-Elysées par une pluie battante !…
Arnold, qui a accroché la chaîne de sûreté pendant ce qui précède, descendant en scène. — Est-ce que je pouvais savoir ?
La Duchesse. — Eh bien ! on devine !
Arnold. — Allons, du calme, voyons.
La Duchesse. — Ah ! du calme ; oui, je voudrais vous y voir !
Arnold. — Mais j’y suis ! Est-ce que je n’ai pas comme vous… (Voyant la Duchesse qui fait le geste de s’asseoir sur un des fauteuils.) Oh ! prenez garde !
La Duchesse. — Quoi ?
Arnold. — Vous êtes trempée !
La Duchesse. — Ah ! la belle affaire ! maintenant que la robe est perdue !
Arnold. — Ce n’est pas pour la robe, c’est pour le mobilier.
La Duchesse, allant à lui. — Ah ! bien, le mobilier, vous savez…
Arnold. — Oui, mais pas moi.
La Duchesse. — Tenez, regardez donc plutôt votre parapluie qui inonde le tapis.
Arnold. — Ah ! c’est vrai ! Ce qu’il rigole !
La Duchesse, amère. — Il choisit bien son moment.
Arnold. — Qu’est-ce que vous voulez ?… Il ne sait pas.
Il va ranger le parapluie contre la cheminée.
La Duchesse. — Ah ! c’est très drôle !
Arnold, redescendant. — Mon Dieu, c’est drôle, et ce n’est pas drôle.
La Duchesse. — Ah ! et puis, c’est sinistre ici ! éteignez donc votre allumette.
Elle souffle elle-même dessus et l’éteint.
Arnold. — Oui !
Il souffle machinalement sur l’allumette éteinte.
La Duchesse. — Et tirez les rideaux, il doit faire clair à cette heure-ci.
Arnold, conciliant. — Tout ce que vous voudrez. (Il tire les rideaux.) Mon Dieu, déjà le jour ! Comme il est matinal.
La Duchesse. — Parbleu ! il ne passe pas ses nuits dehors, lui !
Arnold. — Il ne sait pas ce qu’il perd.
La Duchesse. — Ah bien ! si je l’avais imité !
La Duchesse va pour se laisser tomber sur le fauteuil.
Arnold, prévenant le mouvement. — Hep !
La Duchesse. — Quoi ?
Arnold.. — Ne vous asseyez pas !
La Duchesse, retroussant rageusement ses jupes qu’elle rejette sur le dossier du fauteuil. — Ah ! mais vous m’ennuyez avec votre fauteuil !
Arnold, au-dessus de son fauteuil et la secouant légèrement par les deux épaules. — Allons, voyons ! Mimi !… Chérie Mimi ! (Il fait le tour du fauteuil à croupeton et va se mettre à genoux devant elle.) Qui est-ce qui va être bien gentille avec son petit Nonold ?
La Duchesse, se levant. — Moi ? Ah ! bien ! plus souvent, par exemple !
Arnold, ahuri, toujours à genoux. — Comment ?
La Duchesse. — Ah ! bien ! je suis bien en train ! Merci !
Arnold. — Mais alors ?… Quoi ?…
La Duchesse. — Mais alors, rien !…
Arnold, se levant. — Ah ! mais ça ne se fait pas, ces choses-là !… Vous m’avez accompagné et quand une femme accompagne un homme !… eh ben !… eh ben !… enfin, il y a des usages, que diable ! il y a des usages.
La Duchesse. — Eh bien ! je les enjambe.
Arnold. — C’est ça ! et vous trouvez que c’est des façons d’agir ! Mais fallait me dire ça avant, j’en aurais pris une autre.
La Duchesse. — Il en aurait pris une autre !
Arnold. — Mais absolument ! Vous me perdez ma soirée !… je ne suis pas de bois, moi !… Ah ! bien, c’est du propre ! quelles mœurs ! (La Duchesse hausse les épaules. Un temps pendant lequel Arnold maussade, ronchonne en dedans, sans trop savoir que faire, puis revenant à la charge.) Voyons, chérie Mimi, ça n’est pas sérieux !
La Duchesse. — Ah ! ben !
Arnold, stupéfiant. — Une fois !… rien qu’une fois ! (La Duchesse fait non de la tête.) T’as tort !… Tu ne sais pas ce que tu refuses !… Moi, tu sais, c’est comme sur les affiches : m’essayer, c’est m’adopter.
La Duchesse, ne pouvant s’empêcher de rire. — T’es bête !
Arnold. — Mais oui, je suis bête !… Mais tu verras, tu verras ! (Voyant la Duchesse qui a le frisson.) Tiens, tu vois, rien que d’y penser tu frissonnes !
La Duchesse. — Moi ? non. Je suis gelée, voilà tout.
Arnold, parcourant la scène comme un homme affolé à cette idée. — Tu es gelée ?… Elle est gelée ! Pauvre petite. Mais c’est vrai, avec ces vêtements mouillés !… Je suis bête de n’y avoir pas pensé. Mais retire ça, retire ta robe, mets-toi à l’aise. Je vais te passer un peignoir à madame.
La Duchesse. — Comment, "à madame" ! t’es marié ?
Arnold. — Hein ?… Oui.
La duchesse, faisant mine de s’en aller. — Oh ! mais alors !…
Arnold. — Euh ! c’est-à-dire non ! . : . c’est… c’est… mon frère.
La Duchesse. — Et ils habitent ici ?
Arnold. — Oui.
La Duchesse, même jeu que précédemment. — Oui ? Oh ! alors !…
Arnold. — Mais non ! mais non, n’aie donc pas peur… Ils habitent, mais ils n’y sont pas,… sans ça, tu penses bien !… Non, non, ils sont nouveaux mariés et en voyage de noces.
La Duchesse, rassurée. — Ah ! bon, je disais, aussi !
Arnold. — Parbleu !… Et alors, c est un peignoir à elle que… Va, enlève ça.
La Duchesse, commençant à se déshabiller. — Ah ! bien, c’est pas de refus !… parce que vraiment, trempée comme je suis ! (Changeant de ton.) Non, mais tout de même, mettre un peignoir à ta belle-sœur, je ne sais vraiment pas si je dois.
Arnold. — Bah ! Tout ça, c’est des conventions, et puis j’irai pas lui dire.
La Duchesse, très femme du monde. — Ecoute, sérieusement, ton frère n’aurait qu’à l’apprendre, il ferait une gueule !…
Arnold. — J’en prends la responsabilité (Avec extase, voyant la Duchesse déshabillée.) Ah ! nom d’un chien ! quelles épaules ! (Il la lutine.)
La Duchesse, se défendant. — Allons ! allons ! voyons !
Arnold. — Mais c’est un crime, de cacher ça !… Si j’en avais de comme ça, je les montrerais à tout le monde.
La Duchesse, qui est allée poser sa robe et son corsage sur le fauteuil près de la cheminée. — Ca leur enlèverait leur valeur. Allons ; va chercher le peignoir à la dame.
Arnold. — C’est ça, attends-moi, je ne serai pas long… (Il gagne la droite, fausse sortie…) Dis donc ! Tu peux t’asseoir sur le fauteuil maintenant.
La Duchesse, près de la cheminée. — Tu es bien bon ! (Arnold sort à droite en laissant la porte ouverte.) C’est gentil ici. Je n’avais pas fait attention d’abord. (Haut.) Dis donc, tu es joliment meublé, tu sais ?…
Elle retire son chapeau, qu’elle dépose sur la cheminée.
Voix d’Arnold. — Tu trouves ?
La Duchesse, avisant la photographie des mariés sur la cheminée. Ah ! qu’est-ce que c’est que ces mariés en photographie ?
Voix d’Arnold. — Quels mariés ?
La Duchesse. — Là, sur la cheminée.
Voix d’Arnold. — Ah ! bien justement, c’est…
La Duchesse. — Ton frère et sa conjointe ?…
Voix d’Arnold. — C’est ça !… voilà
La Duchesse, qui gagne lentement la table de droite tout en tenant la photographie à la main. — Quelle drôle d’idée de se faire photographier comme ça, en queue de pie et en fleurs d’orangers. Il n’y a plus que les larbins qui font ça.
Arnold, revenant, il a ôté son habit et passé un veston d’appartement, il tient à la main un peignoir de femme. — Qu’est-ce que tu veux ?… Mon… mon frère est vieux jeu. Tiens, voilà le peignoir.
La Duchesse, distraitement, sans quitter des yeux la photographie pour enfiler le peignoir qu’Arnold lui présente. — Merci.
Arnold. — J’en ai profité pour me mettre à l’aise, moi aussi.
La Duchesse. — Mais dis donc, c’est pas possible, je le connais, ton frère !
Arnold, inquiet. — Tu le connais ?
La Duchesse, debout. — Mais oui, c’est Stanislas !… Je te crois que je le connais !… Il y a quatre ans, on a… on a été à soi.
Arnold. — A soi !
La Duchesse. — On s’a eu, quoi ?
Arnold. — Vous deux ?
La Duchesse. — Si je le connais ! Ah ! oui !… c’est un joli coco !… Il m’a posé un de ces lapins !… (Arnold rit.) Oh ! tu peux rire !… N’empêche que je lui ai gardé longtemps un chien de ma chienne… (Gentiment.) Ah ! le cochon !… (Poétique elle met le genou sur la chaise). Ah ! c’est loin, tout ça !
Arnold, même jeu. — Tout passe ! (Changeant de ton, et lui passant les bras autour de la taille.) Mimi, chérie Mimi ! (Voyant la Duchesse qui se frappe le creux de l’estomac avec le bout de ses doigts réunis.) Qu’est-ce qu’il y a ?
La Duchesse. — J’ai faim !
Arnold. — Elle a faim ! tu as faim ! elle a faim ! Pauvre petite !
La Duchesse. — Follement. Tu n’as rien à manger ?
Arnold. — Attends, je crois qu’à la cuisine, il y a un demi-poulet et un restant de salade de pommes de terre.
La Duchesse. — De la salade de pommes de terre ! Ah ! rien que d’y penser, mon creux augmente ! Va ! va !
Arnold. — C’est ça. Et en même temps, je vais mettre ta robe sur le fourneau.
Il prend la robe.
La Duchesse, rieuse. — Eh là ! à côté !
Arnold. — A côté ! à côté !
Il rit et sort avec la robe.
Scène II
modifierLa Duchesse, le regardant partir. — Drôle de pistolet ! Je ne sais pourquoi, mais il me hante, ce mâtin-là ! (Prenant la photographie et l’examinant de plus près.) Que c’est curieux, maintenant que je sais qu’ils sont frères, je trouve bien un air de famille… là, dans les yeux, mais à première vue, jamais je n’aurais dit.. ! Stanislas est le plus distingué, mais lui est plus mâle. (Elle a reposé la photographie et machinalement, elle manie le paquet de lettres qui est sur la table. Par distraction, lisant l’adresse.) "Monsieur Stanislas Slovitchine…" Ah ! Il s’appelait Slovitchine ! (Lisant une seconde enveloppe.) "Monsieur et Madame Slovitchine." Encore pour lui et madame. (Réfléchissant.) Slovitchine… Où ai-je donc entendu ce nom-là ?… (Lisant une 3e lettre.) "Monsieur Constantin Slovitchine." Ah ! Constantin ? Alors, c’est lui !… mais pourquoi m’a-t-il dit… Arnold !… (Continuant sa lecture.) "Premier secrétaire à l’Ambassade d’Orcanie." C’est pas possible !… j’ai mal lu !… Ambassade d’Orcanie, premier secrétaire !… Lui !… Et c’est avec lui que… (Brusquement,) Ma robe !… Où est ma robe ? Ah ! je suis dans de beaux draps !… Oui !… Je suis dans de beaux draps !… (Voyant Arnold qui revient avec une table servie à deux couverts.) Lui !
Scène III
modifierLa Duchesse, Arnold
Arnold, allant porter la table devant la cheminée. — Voilà du bon nanan !…
La Duchesse, allant droit à lui et le faisant pivoter avec sa table. — Répondez-moi franchement : Stanislas Slovitchine, c’est votre frère ?
Arnold, interloqué. — Mais… oui !
La Duchesse. — Et alors… Constantin ?
Arnold. — Constantin ?
La Duchesse. — Constantin, premier secrétaire de l’Ambassade d’Orcanie, c’est vous ?
Arnold, embarrassé. — Euh !
La Duchesse. — Répondez !
Arnold. — Eh ! bien, oui, là ! (A part, pendant que la Duchesse redescend.) Après tout, ça me pose !
La Duchesse, ne demandant pas à en savoir davantage et sur un ton sans réplique. — Où est ma robe ?
Arnold, abandonnant la table et allant à elle. — Quoi ?
La Duchesse, en retirant son peignoir. Je ne veux pas rester une minute de plus dans cette maison !
Elle remonte vers le fond.
Arnold, se précipitant entre elle et la porte. — Hein ! Mais non ! Mais en voilà une idée !… V’là que ça vous reprend, alors !…
La Duchesse, redescendant. — Oh ! vous allez me faire le plaisir de me laisser partir !
Arnold, redescendant à sa suite. — Mais pourquoi, pourquoi ? Parce que je vous ai dit que je m’appelais Constantin !… Eh bien ! puisque ce nom vous déplaît, je ne m’appelle pas Constantin, là !…
La Duchesse. — Oh ! trop tard ! . : . N’essayez pas de faire de la diplomatie avec moi.. J’en vends !… alors, vous comprenez !…
Arnold. — Quoi ?
La Duchesse. — Vous allez sur-le-champ me rendre ma robe que je puisse m’en aller.
Arnold. — Mais en voilà une idée ! Comment, au moment où je vous avait fait revenir à d’excellentes dispositions !
La Duchesse, très hautaine. — Hein ? Plaît-il ? D’excellentes dispositions ? Vous vous méprenez, je crois !… Vous avez pu supposer, parce que des raisons… que je n’ai pas à vous donner m’ont fait consentir à vous accompagner jusqu’ici !… Mais vous êtes témoin qu’il ne s’est rien passé entre nous ?
Arnold, navré. — Mais c’est ce que je déplore !
La Duchesse, idem. — Il n’a jamais d’ailleurs été dans mes intentions qu’il se passât quelque chose.
Arnold, grivois. — Oho !
La Duchesse, sur un ton qui n’admet pas de réplique. — Non !
Arnold. — Ah bien, ça, par exemple !
La Duchesse, très grande dame. — Enfin, M. Constantin Slovitchine, je compte que j’ai affaire à un galant homme. Il se peut que nous nous rencontrions dans… dans le monde, j’espère que vous aurez le bon goût de ne pas manifester un étonnement qui sera déplacé et que vous aurez le tact de ne pas me reconnaître.
Arnold. — Ah ! bien, en voilà bien une autre !
La Duchesse. — Sur ce, je m’en vais ! Donnez-moi ma robe et mon chapeau.
Elle fait mine d’aller à la cheminée chercher son chapeau.
Arnold, s’interposant entre elle et la cheminée. — Ah ! jamais, alors, jamais !
La Duchesse. — Vous me retiendrez de force ?
Arnold. — Sûr !
La Duchesse, faisant un crochet et gagnant l’autre côté de la cheminée en contournant la table. Ah ! bien, c’est ce que nous verrons !
Arnold, prévoyant l’intention de La Duchesse et s’emparant du chapeau en étendant le bras au-dessus de la table.
La Duchesse, revenant à lui et essayant de reprendre le chapeau. — Voulez-vous me donner ça ?
Arnold, défendant le chapeau. — Jamais de la vie !
La Duchesse. — Voulez-vous me donner ça ?
Arnold. — Voyons, voyons ! C’est pas possible ! Ecoutez-moi… Mimi.. ma chérie Mimi !
A ce moment on entend une sonnerie.
Arnold et La Duchesse, cloués sur place. — Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il se regardent inquiets. On entend des bruits de voix, homme et femme, à l’extérieur.
Arnold, à La Duchesse. — Chut ! (Il va sur la pointe des pieds ouvrir la porte du fond du salon et écoute, on distingue alors la voix de Stanislas dominant celle de Sabine : "Mais comment veux-tu ?… la chaîne, etc…", refermant la porte et affolé.) Nom de Dieu ! les patrons !
La Duchesse. — Quoi ?
Arnold, pendant qu’à l’extérieur le bruit de voix continue, accompagné de sonneries prolongées et de coups de poing dans la porte. — Mon frère et sa dame !… Fous le camp !
La Duchesse. Le ménage Stanislas !… Sauve qui peut ! (Elle s’élance vers la porte de gauche et essaie de l’ouvrir, mais elle résiste.) Allons bon !
Arnold. — C’est le bois qui a joué. Attends ! (Il court à la porte et l’ouvre en donnant une pression sur la partie supérieure du battant, en même temps qu’il tourne le bouton de l’autre main.) Là, file… (La Duchesse disparaît ; apercevant le peignoir.) Oh ! (Il le jette dans la chambre puis court au fond, laisse la porte du salon ouverte et va ouvrir la porte d’entrée dont il décroche la chaîne.)
Scène IV
modifierArnold, Stanislas, Sabine, tous deux en costume de voyage.
Stanislas. — Nous ne pouvions pas entrer, Arnold, vous aviez mis la chaîne.
Arnold. — Ah ! oui,… Monsieur, vous comprenez,… quand on est seul… la prudence !… (Changement de ton.) C’est Monsieur et Madame !… Ah ! bien, je suis bien content !… C’est Monsieur et Madame !… Monsieur et Madame vont bien ?
Sabine. — Merci, Arnold.
Arnold. — Moi aussi, pas mal, merci…
Stanislas, en prenant le manteau de sa femme qu’il va déposer sur le fauteuil gauche de la cheminée. — Allons, tant mieux ! Nous n’avions pas demandé de vos nouvelles, mais ça ne fait rien.
Arnold. — Non, Monsieur. (S’apercevant qu’il a toujours le chapeau de la Duchesse dans la main.) Oh ! (Il le dissimule derrière son dos et profitant que Stanislas est occupé à enlever son propre manteau et Sabine ne le regardant pas, il va Jusqu’à la cheminée, cherche des yeux un endroit pour cacher le chapeau, enfin le met, ainsi qu’une corbeille, au centre de la table, puis regarde le public en ayant l’air de dire : Et voilà !)
Stanislas, à Arnold qui revient à lui et tout en lui remettant son manteau pendant que Sabine retire son chapeau qu’elle dépose sur la table. — Ah ! dites-moi !…
Arnold, empressé, — Monsieur ?…
Stanislas, regardant le coin de feu que porte Arnold, — Ah, çà ! mais qu’est-ce que vous avez donc là ?… C’est mon coin de feu neuf ?
Arnold, avec aplomb. — Non !… Hein ? Oui.
Stanislas. — Qu’est-ce ça signifie ?
Arnold. — Je vais dire à Monsieur !… C’est, c’est exprès… pour… pour le fatiguer !… Je le fatigue ainsi que Monsieur le voit…
Stanislas. — Oui !… Eh bien ! dorénavant, vous me le laisserez fatiguer moi-même ! Trop de zèle, mon garçon ! Faites-moi le plaisir d’aller enlever ça et de passer un veston à vous.
Arnold. — Comme Monsieur voudra, mais si Monsieur veut bien se renseigner, tout le monde lui dira…
Stanislas. — C’est bon !… et allez monter les sacs.
Arnold. — Ah ! non !
Il a une mimique expressive signifiant : "Merci et l’autre qui est là".
Stanislas. — Quoi ?
Arnold. — Hein ?… euh ! oui, Monsieur… (A part.) Mon Dieu !… et impossible de la faire filer.
Stanislas. — Eh bien ! allez ! Qu’est ce que vous faites-là, sur place ?
Arnold. — Oui, Monsieur. (A part.) Il n’y a qu’une fenêtre au troisième étage. Je ne peux vraiment pas lui demander un pareil sacrifice.
Il sort.
Stanislas, à Sabine. — Eh bien ! ma chérie, comment ça va ?
Sabine. — Bien, merci.
Stanislas. — Le chemin de fer ne vous a pas trop fatiguée ?
Sabine. — Oh ! vous me dites "vous" comme en plein jour.
Stanislas. — C’est vrai, on est si peu habitué à être debout à pareille heure,…. et sans ce voyage… Ah ! maudite dépêche de mon frère qui, en nous forçant à rentrer, à troublé notre gentille lune de miel.
Sabine. — Elle l’a fait changer de place, voilà tout.
Stanislas. — Elle était si bien où elle était ! (Quittant Sabine et remontant au-dessus de la table pour redescendre à droite et tout en prenant les lettres à son adresse qu’il parcourra des yeux par la suite, tout en parlant.) Aussi, cet animal de Constantin, je lui avais assez dit : "Avec ta manie d’automobile, tu conduis comme une mazette, ça te jouera une mauvaise farce." Non, il a fallu qu’il fasse ce tour de France avec son Ambassadeur et les autres secrétaires de la Légation, soi-disant pour son avancement. (Les yeux au ciel.) "Son avancement" ! Il est bien avancé, en effet !… Les v’là tous les quatre sur le flanc, l’Ambassadeur, Constantin et les autres secrétaires, pour avoir pris un mur pour une route, nationale. Résultat : c’est mon pauvre Stanislas qui est obligé de s’improviser diplomate et de revenir dare dare à Paris pour se mettre à la disposition de l’envoyé extraordinaire du royaume d’Orcanie. Tout ça parce que toute la légation est sur le dos. Ah ! je la retiens, celle-là, oui ! (Il met son courrier dans sa poche.) Enfin si tu me dis que tu n’es pas trop fatiguée ?
Sabine. — Vous savez bien que vous m’avez habituée aux nuits blanches.
Stanislas, touché. — Chérie !… (Il l’embrasse. Dans ce mouvement ils pivotent tous les deux sur place, ce qui met Stanislas 1 et Sabine 2, gagnant la gauche de la scène.) Ah ! le voilà, le vrai bonheur ! Les voilà, les vraies joies !…
Arnold, entrant avec les sacs. — Voilà les sacs !
Stanislas. -… les voilà !
Arnold, croyant qu’on lui parle des sacs. — Oui, Monsieur, les voilà !
Stanislas. — Quoi ?
Arnold. — Les sacs.
Stanislas. — Eh bien ! c’est bon, je m’en fiche.
Arnold, à part. — Eh bien ! alors, pourquoi qui m’le demande ?
Stanislas. — A quelle heure avez-vous reçu ma dépêche ?
Arnold, les sacs toujours à la main. — Quelle dépêche ?
Stanislas. -… où je vous dis de nous attendre, que nous arrivons cette nuit ?
Arnold. — Je n’ai pas reçu de dépêche.
Stanislas. — Comment, vous n’avez pas reçu de dépêche ? Alors qu’est-ce que vous faites ici ?… Comment se fait-il que nous vous trouvions là à nous attendre ?…..
Arnold, interloqué. — Comment il se fait que…
Stanislas. — Oui.
Arnold. — Oui, oui j’entends bien.
Stanislas. — Vous n’avez pas pu deviner que nous arrivions.
Arnold. — Evidemment, non… non !… J’attendais ; par intuition.
Stanislas, à gauche de la table. — Il est fou !… Et ce souper… ce souper à deux couverts, est-ce aussi par intuition ?
Arnold, à droite de la table et au-dessus. — Ah ! non !… non, ça, je vais dire à Monsieur, j’ai rêvé comme ça que Monsieur et Madame allaient revenir, alors, n’est-ce pas, j’ai… j’ai préparé cet en-cas… en cas… qu’en cas…
Stanislas, — Eh ! bien, vous pouvez vous vanter d’avoir la double vue !… Il est même très bien servi, ce souper ; regarde donc, Sabine !
Sabine, qui est remontée près d’eux pendant ce qui précède. — Oh ! en effet ! et la jolie corbeille !
Arnold, redescendant un peu à droite. — Aïe !…
Stanislas, avec conviction. — Sont-elles belles, ces fleurs ! C’est à croire qu’elles sont fausses !…
Sabine. — C’est vrai. (Elle les touche.) Oh ! mais… elles sont fausses !
Stanislas. — Hein ?
Sabine, prenant le chapeau en main. — Ah ! c’est un chapeau.
Stanislas. — Un chapeau ?
Arnold, descendant près du bureau. — Pincé !… (Affectant de rire.) Ah ! ah ! ah ! oui…
Stanislas. — Délicieux !… Et ces fleurs, regardez-moi ça, sont-elles belles !… On jurerait qu’elles sont vraies !
Sabine, ravie. — Je l’emporte.
Elle se dirige vers la porte droite, en passant au-dessus de la table bureau.
Arnold, à part. — Ca y est ! Raflé, le chapeau à la cocotte.
Stanislas. — Tu ne veux pas manger quelque chose ?
Sabine, à droite du bureau. — Non, je n’ai pas faim ! Ce que je prendrais avec plaisir, c’est un bain !
Arnold, dressant l’oreille. — Hein ?
Stanislas. — Un bain ?
Sabine. — Oui, je sens que cela me délasserait tout à fait.
Elle sort.
Stanislas. — Un bain ! Madame veut prendre un bain !… Vite, allons préparer le bain…
Arnold, vivement, s’élançant entre Stanislas et la porte. — Non.
Stanislas : — Comment, non ?
Arnold. — Non ! Monsieur me laissera faire cet ouvrage tout seul.
Stanislas. — Je l’entends bien ainsi ! Allez, mon garçon !
Arnold, à part. — Ah ! bien, voilà encore une heureuse idée !
Stanislas, voyant Arnold qui n’a pas changé. — Eh bien ! vous n’êtes pas encore parti ?…
Arnold. — J’y vais.
On sonne.
Stanislas, étonné. — On sonne !
Arnold, à part. — Allons bon ! qu’est-ce que c’est encore ?
Stanislas. — A cette heure-ci ! Qui ça peut-il être ?
Arnold. — Ah ! Monsieur, je ne vois pas.
Stanislas. — Eh bien ! allez ouvrir !… C’est le meilleur moyen de savoir.
Arnold, riant d’un rire forcé. — Evidemment !… Evidemment, c’est. le… (Remontant.) Quelle nuit ! Mon Dieu ! (Il sort en emportant les sacs et en laissant le battant de la porte ouvert, dépose ses sacs dans l’antichambre et ouvre la porte donnant sur le palier ; apercevant le Duc, il se précipite affolé dans le salon.) Le Monsieur de chez Maxim !
Stanislas. — Quoi ?
Arnold. — Hein ! Non, rien, je ne sais pas !
Il se fait aussi petit que possible, dos au public, entre la porte du salon et la fenêtre ; Pendant ce qui précède on a vu le Duc fermer la porte d’entrée sur l’escalier, puis descendre en scène.
Scène V
modifierLes Mêmes, Le Duc
Le Duc, il est dans la tenue du 2e acte, il a un parapluie à manche recourbé dans la main. Pendant qu’il descend en scène, Arnold ferme la porte du salon derrière lui. — Monsieur Stanislas Slovitchine ?
Stanislas. — C’est moi, Monsieur.
Le Duc, s’incline, cherche des yeux où déposer son parapluie, aperçoit le bras d’Arnold qui, dos au public, fait une pantomime de désespérance et y accroche son parapluie. Mouvement suivi d’un regard d’étonnement d’Arnold sur l’objet qui lui est poussé sur le bras.
Le Duc. — Je suis donc le Duc Pitchenieff.
Stanislas. — Ah ! parfaitement ! Excellence, asseyez-vous donc.
Il indique la chaise à gauche de la table.
Le Duc. — Je vous prie…
Stanislas, qui est allé chercher le fauteuil qui est à droite de la cheminée, à Arnold. — Laissez-nous et préparez ce que vous savez.
Arnold, pendant que Stanislas redescend avec le fauteuil. — C’est ça, Monsieur, c’est ça. (A part.) Courons l’avertir.
Pour passer sans être reconnu, il ouvre le parapluie et se dissimule derrière, il entre dans la chambre où est La Duchesse après un jeu de scène avec le parapluie qui, grand ouvert, ne veut pas passer.
Le Duc, une fois la sortie d’Arnold. — Faites excuse, je vous conjure, que je me présente à une heure aussi indue, mais les affaires d’État ne souffrent aucun retard.
Stanislas. — Vous êtes tout excusé.
Le Duc. — Je vous rends grâce ! Il paraît que c’est vous qui avez la complaisance de nous tenir lieu de légation, puisque toute la légation a trouvé spirituel de se mettre en capilotade.
Stanislas. — En effet, j’ai mission.
Le Duc. — Est-ce assez ridicule, qu’on aille s’amuser à se casser les reins pour le plaisir,… et cela tous ensemble, même pas à tour de rôle ! Enfin, cela est, que cela soit donc ! Et puisque pour Ambassade, je n’ai qu’une compote, il faut que vous m’en teniez lieu et que vous joigniez vos efforts aux miens pour venir à bout d’une situation qui, si elle se prolongeait, tournerait au scandale. Eh bien ! c’est terrible à dire, je ne sais point où est Sa Majesté.
Stanislas. — Est-ce possible ?
Le Duc. — Foi de gentilhomme !… Elle a filé du collège et je suis arrivé juste à temps pour la voir escalader les toits et depuis… impossible de mettre la main dessus.
Stanislas. — Oh !
Le Duc. — Quel scandale ! Quand les Cours étrangères ont les yeux fixés sur nous. Est-il possible qu’à la réception officielle, ce soir à l’Ambassade, le roi ne paraisse pas… et que je sois obligé de répondre : "Je ne sais pas où je l’ai mis ! " Ce serait une honte nationale et la ruine de ma carrière.
Stanislas. — En effet.
Le Duc, se levant. — Alors, je viens vous prier, si cela ne vous dérange, de passer tout à l’heure vers les 8 heures à l’Ambassade ; nous aviserons, avec les quelques attachés qui sont encore entiers, à ce qu’il y a à faire.
Stanislas, remontant avec son fauteuil qu’il remet en place. — C’est entendu, Excellence !
Le Duc, qui est remonté également. — Sur ce, je ne veux pas vous déranger une fois plus longtemps. (Fausse sortie.) Ah ! seulement, je vous demanderai encore un service. Je suis entré comme vous le supposez, dans l’hôtel de l’Ambassade ainsi que dans un moulin. Quand l’exemple vient d’en haut, les maîtres absents, le personnel avait fait comme les maîtres !… Je vous serai donc bien obligé de me prêter ce soir votre maître d’hôtel, qui a, m’a-t-on dit, l’habitude de servir aux réceptions d’ambassade.
Stanislas. — Entendu.
Le Duc. — Il pourra indiquer ce qu’il y a faire au personnel de location que je suis obligé de prendre. (Caustiquement railleur.) Il est regrettable qu’il n’y ait pas aussi des diplomates de location, pour remplacer les manquants, cela nous rendrait grand service. Malheureusement, on ne fait point ces choses. Allons, adieu. (Voyant Stanislas qui gagne l’antichambre pour lui ouvrir la porte d’entrée.) Ne vous dérangez pas.
Stanislas. — Je vous prie.
Le Duc. — Et à tout à l’heure.
Stanislas. — A tout à l’heure, Excellence. (Le Duc sort, Stanislas referme la porte d’entrée sur lui, entre dans le salon, referme la porte du salon, puis.) Arnold !… (Un temps.) Arnold !
Scène VI
Stanislas, Arnold, puis Sabine
Arnold, sortant vivement de gauche. — Monsieur m’appelle ?
Stanislas, sans le regarder allant vers son bureau : — Oui ! vous servez ce soir à l’Ambassade.
Arnold. — Moi ?
Stanislas, se retournant à cette réponse. — Naturellement vous, pas moi ! Il y a grande réception : habit et culotte courte.
Il redescend à gauche du bureau.
Arnold. — Bien, Monsieur. (A part) Zut !
Sabine, en matinée élégante, le chapeau de La Duchesse sur la tête, elle est de l’autre côté du bureau. — Regarde comme il va bien !
Stanislas, par-dessus le bureau. — Exquis ! (A Arnold sans le regarder et sans quitter des yeux le chapeau dont il redresse quelques fleurs.) Qu’est-ce que vous avez payé ça, Arnold ?
Arnold. — Euh !… vingt… vingt-cinq francs.
Sabine. — Vingt-cinq francs ! et il vient de chez Reboux ! c’est à n’y pas croire.
Arnold. — C’est qu’ils nous font des rabais… comme domestiques.
Sabine. — Dorénavant, c’est vous qui m’achèterez mes chapeaux, Arnold !
Arnold, estomaqué. — Ah ?
Stanislas. — Dites donc, vous le marquerez sur votre livre.
Arnold. — Oui, Monsieur.
Sabine. — Mon bain est-il prêt ?
Stanislas. — Ah ! oui, au fait, le bain ?
Arnold. — Le bain ?
Stanislas. — Oui.
Arnold, sans bouger et comme en refrain. — Le bain, le bain, le bain.
Stanislas. — Eh ! bien, oui, quoi, le bain.
Arnold. — Madame tient à prendre son bain ?
Stanislas. — En voilà une question ! puisqu’on vous a dit d’en préparer un.
Arnold. — C’est que voilà,… c’est… c’est pas possible !… la… la ville a coupé l’eau.
Stanislas. — Qu’est-ce que vous me chantez-là ? La ville a coupé l’eau !… Nous allons bien voir ça.
Mouvement.
Arnold, qui lui barre la route. — Non, n’y allez pas !…
Stanislas. — Parce que ?…
Arnold. — Parce que ! parce que… il n’y a pas que ça !… on ne peut pas respirer par là, il y a une fuite de gaz à tomber asphyxié.
Stanislas, à Sabine, qui s’est rapprochée. — Une fuite de gaz !
Arnold. — Oui.
Stanislas. — Mais raison de plus pour y aller ! Une fuite de gaz !…
Arnold..- Non, non, quand je dis une fuite de gaz,… une petite fuite,… c’est grand comme… (Il montre l’extrémité de son doigt.) Pas la peine d’en parler !… Tenez, je vais apporter la baignoire dans le salon.
Stanislas et Sabine. — Dans le salon !
Arnold. — Là, ça ne sent pas le gaz ; Madame sera bien plus grandement pour se baigner.
Stanislas, se dirigeant vers la chambre de La Duchesse, — Allons, allons, vous déraisonnez.
Arnold, énergiquement s’interposant. — Non ! n’y allez pas !
Stanislas. — Quoi ?
Arnold. — Il y va de votre santé !… Madame, empêchez Monsieur !
Sabine. — Stanislas ! puisqu’il vous dit…
Stanislas. — Eh !… il est fou !
Arnold, suppliant. — Monsieur.
Stanislas. — Ah ! à la fin, laissez-moi tranquille !
Il le fait pirouetter et l’envoie à 3.
Sabine, inquiète. — Stanislas, pas d’imprudence !
Stanislas, se précipitant dans la chambre. — N’aie donc pas peur !
Arnold, à part. — Ca y est, pincé.
Voix de Stanislas, dans la chambre. — Oh !… Nom d’un chien !…
Sabine. — Mon Dieu !… il a crié.
Arnold. — Patatras !
Stanislas reparaît, la mine effarée, les cheveux hérissés, il referme brusquement la porte sur lui et s’affale contre elle.
Sabine, voyant sa mine et s’élançant vers lui. — Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a ?
Stanislas, la ramenant en scène et voulant jouer l’indifférence. — Rien, rien, il n’y a rien ! qu’est-ce que tu veux qu’il y ait ?
Sabine. — Comment, rien ? Vous avez une mine.
Stanislas, s’efforçant de rire. — C’est… c’est le gaz !…Il avait raison, c’est irrespirable, j’ai cru être asphyxié.
Sabine. — Ca vous fait rire.
Stanislas, même jeu, — Oui. (Devenant brusquement sérieux.) Non.
Arnold, ahuri, à part. — Comment ? Il y a donc vraiment une fuite ?
Stanislas. — Il n’y a pas à songer à prendre un bain par là. On va t’apporter la baignoire dans le salon, c’est une excellente idée. Allez, Arnold, allez la chercher.
Arnold, passant devant eux. — J’y cours !… (A part avant de sortir.) Ah ! bien, si je m’attendais !…
Il sort à gauche.
Sabine. — Vous n’êtes pas souffrant ? Vous avez la mine à l’envers.
Stanislas. — Moi, non, du tout.
Sabine : — Vous auriez dû écouter Arnold quand il vous disait…
Stanislas. — Oui… en effet ; j’aurais dû. Ah ! oui, j’aurais dû. (Haut.) Mais ça ne sera rien. (Se dirigeant vers la porte de droite.) Tiens, va t’apprêter… pendant qu’Arnold et moi, nous allons prendre des brocs et chercher de l’eau à la cuisine pour préparer le bain.
La porte de droite s’ouvre à deux battants et Arnold paraît apportant la baignoire.
Arnold. — Voilà la baignoire.
Il la dépose au milieu du salon et va refixer le battant gauche de la porte et refermer l’autre.
Stanislas. — Tiens ! tu vois, voilà la baignoire. C’est ça qui va être gentil de prendre un petit bain-bain dans le salon. C’est original, ça ne se voit pas tous les jours.
Sabine. — En effet.
Stanislas. — Nous, nous allons chercher de l’eau, n’est-ce pas, Arnold ?
Arnold. — Oui, Monsieur.
Stanislas. — Va !… va !… (Il la fait entrer, s’assure qu’elle est bien partie, puis courant vivement à Arnold qui, gardant toujours la porte, le voit arriver à lui avec anxiété.) Qu’est-ce qu’elle vient faire ?
Arnold, qui ne sait que dire. — Mais…
Stanislas. — Du scandale, hein ? Me faire chanter… sous prétexte que nous avons été autrefois…
Arnold. — Du…
Stanislas. — C’est bien ça ! Elle a attendu que je fusse marié… et maintenant elle se dit qu’elle tient le bon bout.
Arnold, qui pendant ce qui précède a deviné la situation, éclairé peu à peu sur le parti qu’il y a à en tirer, à part. Oho ! (Haut.) Je ne sais pas bien ses intentions ; tout ce que sais c’est qu’elle est entrée ici comme chez elle !… Elle disait : "Ah ! ce Stanislas quel… ! " - je ne dirai pas le mot - "Ah ! il m’a posé un lapin !…"
Stanislas, effrayé de le voir parler si fort. — Chut ! plus bas ! plus bas !
Arnold, à voix basse. — Ah ! il m’a posé un lapin.
Stanislas, montrant le poing à la porte. — Oh ! ces femmes de joie !
Arnold, le singeant. — Oh ! ces femmes de joie !… Et impossible de la faire déguerpir ! C’est à ce moment que Monsieur et Madame sont arrivés, alors je n’ai eu que le temps de… (Il fait le geste de la faire passer dans la chambre.)
Stanislas. — Oui ! je comprends maintenant. C’est pour que vous paraissiez troublé, brave garçon. Mais il allait me faire des signes, me faire comprendre…
Arnold. — C’est que je ne sais pas bien les signes qu’on peut faire pour expliquer une situation pareille.
Stanislas. — C’est vrai. Oh ! mais il faut éviter le scandale à tout prix ! Je ne veux pas voir cette femme.
Il tire son portefeuille.
Arnold, trop heureux de cette solution. — Non ! il ne faut pas que Monsieur la voie.
Stanislas. — Voilà vingt-cinq louis.
Arnold. — Merci, Monsieur.
Stanislas. — Vous les lui donnerez.
Arnold, déconfit. — Ah !
Stanislas. — Obtenez son silence à tout prix et dites-lui que l’attendrai demain à quatre heures dans la petite garçonnière de mon frère, 17, rue de Milan.
Arnold. — 17, rue de Milan. C’est compris.
Stanislas. — Allez. Pendant que vous négocierez, moi je vais à la cuisine préparer les brocs. Vous viendrez m’avertir dès qu’elle sera partie. Soyez prudent !
Il sort.
Arnold. — Oui, oui. (Une fois Stanislas sorti.) Admirable ! il croit que c’est pour lui que !… Quelle bonne idée il a eu de lui poser un lapin, il y a quatre ans. Et maintenant, expédions-la. (Il ouvre la porte. A la Duchesse.) Vite, venez !
Scène VII
Arnold, La Duchesse, puis Sabine
La Duchesse, revenant toujours déshabillée. — Il n’y a pas de danger ?
Arnold. — Non ! tout va bien ! il croit que c’est pour lui que vous êtes venue ! Tenez, il m’a dit de vous donner vingt… (Se reprenant.) dix louis. Avez-vous quinze louis à me rendre ?
La Duchesse. — Dix louis ! Pour qui me prenez-vous ? Gardez ça pour vos pauvres !
Arnold. — Dieu vous le rendra. (Il empoche le billet.) Et maintenant, filez !!!
La Duchesse. — Mais il me faut ma robe, je ne peux pas sortir comme ça.
Arnold. — C’est vrai ! Attendez-moi ! je cours la chercher.
La Duchesse. — Vite ! (A part.) Quelle histoire ! Je me rappelle m’être trouvée une fois dans une situation pareille. C’était il y a quatre ans chez un docteur Petypon…
Arnold, revenant avec la robe. — Voilà la robe.
Sabine, sortant de sa chambre. — Stanislas !
La Duchesse, voyant Sabine, — Oh !
Elle se précipite dans la pièce où elle était précédemment.
Sabine, poussant un cri de surprise. — Oh !
Arnold. — Nom d’un chien !
Il se précipite et sort à la suite de la Duchesse.
Sabine, remontant et appelant. — Stanislas ! Stanislas !
Scène VIII
modifierSabine, Stanislas, puis Arnold
Stanislas, accourant, deux brocs pleins d’eau à la main.
Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Sabine. — Stanislas ! Une femme ! une femme en jupon, ici !…
Stanislas, à part, déposant ses brocs. — Elle l’a vue !
Sabine. — Dans le salon, là !… (Voyant Arnold qui revient sans la robe.) Arnold !… Arnold !…
Arnold, accourant. — Madame.
Sabine. — Vous avez vu cette femme ?
Arnold, faisant l’étonné. — Cette femme ?
Sabine. — Qu’est-ce que c’est ?
Stanislas, enjambant la baignoire pour se mettre entre eux. — Eh bien ! voilà, je vais te dire toute la vérité…
Arnold, à part, — Quel mensonge va-t-il coller ?
Sabine. — Parlez, vous m’inquiétez.
Stanislas. — Eh ! bien, voilà ! je voulais te le cacher parce que dans ton état…
Sabine. — Quel état ? je ne suis dans aucun état !
Stanislas, affectant le ton badin. — Le premier mois de mariage, on ne sait jamais,… il y a toujours des chances…
Sabine. — N’importe, si ce n’est que ça !…
Stanislas. — Après tout, il vaut mieux que tu saches tout… d’autant que, somme toute, il n’y a rien là de bien terrible ! N’est-ce pas, Arnold ?
Arnold. — Oh ! rien du tout, Monsieur.
Stanislas. — Eh bien ! cette femme,… c’est même pour ça que nous ne voulions pas que tu entres par là…
Arnold, appuyant. — Oh ! rien que pour ça.
Sabine. — Pour ça, quoi ?
Arnold. — Euh !… euh !… Monsieur va le dire à Madame ?…
Stanislas, qui avait cru un instant à une planche de salut, hausse les épaules vers Arnold. — Eh bien ! voilà…. cette femme… - car l’histoire du gaz, c’était pure imagination - (Riant plus que de raison.) il n’y a jamais eu la moindre fuite, tu sais… N’est-ce pas Arnold ?
Arnold. — Aucune !… Ah ! là ! là !… Pas plus de fuite que dans mon œil.
Sabine. — Bon, bon, cette femme ?
Stanislas. — Eh ! bien, cette femme… (Faisant passer Arnold au 2.) Tenez, expliquez donc ça vous-même à Madame.
Arnold. — Ah ! bon, bon.
Sabine. — Eh ! bien, voyons !…
Stanislas. — Oh ! comme tu es pressée.
Arnold, à part. — Ah ! il trouve, maintenant… ! (Haut.) Eh ! bien, voilà… ! C’est… c’est une femme…
Sabine. — Ah ! oui, ça !…
Arnold. -… une malheureuse femme qui a des crises de somnambulisme.
Sabine. — Non !
Arnold et Stanislas. — Oui ! oui !
Arnold. — Elle est connue pour ça dans le quartier. Et alors, ce matin, tout endormie, selon l’usage des somnambules, dans un simple appareil, elle se promenait le long des gouttières quand je l’ai aperçue, et j’ai profité du moment où elle passait sur le rebord de nos fenêtres pour la happer au passage et éviter ainsi peut-être un accident funeste. Voilà !
Stanislas. — Voilà !
Sabine. — Oh ! mais c’est terrible Vous avez bien fait, Arnold.
Arnold. — C’est alors que Monsieur et Madame sont arrivés et pour ne pas frapper Madame, moi…
Sabine. — Mais on ne peut pas la laisser comme ça. Il faudrait l’éveiller.
Stanislas. — Jamais !… (Eprouvant le besoin de donner une explication à ce cri du cœur.) Jamais éveiller une somnambule.
Arnold. — Jamais !
Sabine. — En tout cas, il faut chercher un médecin. Il saura ce qu’il y a à faire. Vite, courez !…
Stanislas. — Ah tu crois que…
Sabine. — Oui, oui, on n’a pas le droit de laisser son prochain…
Stanislas. — Eh bien ! alors toi, tu vas t’enfermer chez toi, pendant que nous…
Sabine, les poussant vers le fond. — Oui, mais allez ! allez ! ne perdez pas de temps !
Stanislas. — Nous allons ! nous allons !… Venez Arnold. Toi, rentre !
Sabine. — Mais oui, mais oui, allez ! allez ! (Ils sortent. Redescendant.) Quelle aventure ! une somnambule, ici… (A ce moment la Duchesse n’entendant plus de bruit, sort de la chambre. Elle est rhabillée.) Oh ! la somnambule !
Elle la regarde, acculée contre le bureau et comme hypnotisée.
Scène IX
modifierSabine, La Duchesse, puis Le Duc
La Duchesse, à part. — Elle !… Ah, bien ! attends un peu ! (Haut, singeant la somnambule.) Ma gouttière ?… Qu’a-t-on fait de ma gouttière ?
Elle avance à pas cadencés en passant devant la baignoire pour remonter par la suite entre celle-ci et Sabine.
Sabine. — La pauvre femme ! comme c’est triste !
La Duchesse, apercevant son chapeau sur la tête de Sabine, à part. — Mais, ma parole elle a mon chapeau !
Elle se dirige vers Sabine.
Sabine, transie de peur. — Mon Dieu, elle vient sur moi.
La Duchesse, toujours en somnambule. — Pardon, Madame ! (Elle enlève les épingles à chapeau du chapeau et se le pique dans la tête, tandis que Sabine clouée sur place, n’ose bouger ni articuler un son. Elle remonte en reprenant son ton lamento : "Ma gouttière ! qu’a-t-on fait de ma gouttière ? " Elle arrive ainsi, suivie à distance par Sabine comme magnétisée, jusque dans le vestibule, elle ouvre la porte d’entrée et s’apprête à s’échapper, quand elle pousse un cri.) Oh !
Sabine, poussant un même cri par répercussion. — Oh !
Elle se précipite dans sa chambre dont la porte reste grande ouverte.
La Duchesse. — Mon mari ! voilà, mon mari ! (Elle se précipite vers la porte de gauche et veut ouvrir la porte ; le double battant résiste faute d’une pression à la partie supérieure.) Oh ! sacrée porte, va ! (Affolée elle jette des yeux éperdus à droite et à gauche, puis, avisant la baignoire.) Oh ! quelle idée !…
Elle ramasse ses jupes, se précipite à genoux parallèlement à la baignoire et à une distance correspondant à la hauteur de ladite baignoire, de la main gauche appuyée sur le rebord, elle la couche sur le côté, puis de la main droite appuyée sur le rebord opposé, la passe au-dessus de sa tête, la main gauche ne quittant pas l’autre rebord sur lequel elle fait pression, elle renverse sur elle la baignoire qui la couvre entièrement.
Le Duc : — Pardon, j’ai oublié mon parapluie. Personne !… Tiens !… qui est-ce qui a donc renversé cette baignoire dans ce salon ?
Il veut relever la baignoire.
Voix de la Duchesse, sous la baignoire. — On n’entre pas !
Le Duc. — Oh ! pardon. C’est occupé. (A ce moment la baignoire se met en marche et se dirige vers la chambre de Sabine.) Par Dieu le Père, elle marche !
La baignoire entre dans la pièce occupée par Sabine, la baignoire n’a pas plutôt disparu qu’on entend un cri poussé par Sabine qui paraît, l’air d’une folle.
Scène X
modifierLe Duc, Sabine, puis Stanislas, puis Arnold
Sabine, affolée et gagnant vers la gauche à reculons, le bras tendu vers la cheminée. — Ah ! mon Dieu ! la baignoire !… la baignoire qui marche !
Le Duc, la recevant dans ses bras. — Madame ! madame !
Sabine, apercevant un inconnu dans les bras de qui elle est, et poussant un grand cri. — Ah ! (Elle se précipite dans la pièce de gauche et disparaît.) Au secours ! Au secours !
Le Duc. — Mais qu’est-ce que cela signifie ?
Stanislas, accourant. — Qu’y a-t-il ? Qui crie au secours ? (Apercevant le Duc.) Vous ?
Le Duc. — Mais je ne sais ! je reviens pour chercher mon parapluie, je rencontre des femmes affolées, des baignoires automobiles !…
Stanislas, frappé d’une inspiration. — Ah ! — Excellence, vous pouvez être mon sauveur ; et m’éviter une grande catastrophe dans mon ménage.
Le Duc. — Eh ! mon Dieu, quoi donc, je vous prie ?
Stanislas. — Je suis victime d’un chantage odieux. Une ancienne maîtresse à moi dont vous avez peut-être entendu parler, la Môme Crevette, est ici pour faire un scandale !… Elle a appris mon mariage, et alors !… Je vous en prie, voyez-la, parlez-lui, obtenez à prix d’or qu’elle se taise, dites-lui que je la prie de venir demain à quatre heures, dans ma garçonnière, 17, rue de Milan, et emmenez-la !
Le Duc. — Mais parfaitement ! ce sont de ces services qu’on se doit entre hommes. Et où la trouverai-je ?
Stanislas, il indique la pièce de gauche. — Tenez, dans cette pièce, Vous la reconnaîtrez à un déshabillé d’un déshabillé plus que déshabillé. Allez ! emmenez-la, supprimez-la et je vous devrai mon bonheur !… J’attends par là !… (Il indique la salle à manger.) Aussitôt que vous l’aurez fait filer, venez me prévenir.
Le Duc. — Entendu. (Stanislas court dans la salle à manger.) Allons, il ne s’agit que d’être diplomate…
Il ouvre carrément la porte qu’on lui repousse vigoureusement au nez.
Voix de Sabine. — On n’entre pas.
Le Duc. — N’ayez pas peur, je ne vous veux pas de mal. Je suis chargé de vous parler de la part de Monsieur Stanislas Slovitchine.
Sabine, paraissant et passant carrément 2. — Stanislas, de sa part ?… (S’apercevant qu’elle est à moitié déshabillée.) Oh !
Elle croise pudiquement ses mains sur sa poitrine.
Le Duc. — Ca ne fait rien ! Je ne regarde pas… Tenez, mettez ça.
Il lui passe le manteau de voyage qu’elle avait en arrivant.
Sabine. — Comment, Stanislas ?… Mais où est-il donc ? Pourquoi vous envoie-t-il ? C’est lui que je veux.
Le Duc, avec autorité. — Inutile ! vous ne le verrez pas.
Sabine. — Comment, je ne le verrai pas ?…
Le Duc, d’un ton qui n’admet pas de réplique. — Ecoutez ! je sais tout !… Laissez-moi vous dire que ce que vous voulez faire est une mauvaise action.
Sabine. — Une mauvaise action ?
Le Duc, comme un homme à qui on ne saurait en raconter. — Allons, allons ! Slovitchine m’a tout dit, vous êtes sa maîtresse, môme Crevette !
Sabine, bondissant. — Qu’est-ce que vous dites ?
Le Duc. — Oui, et vous venez donc le relancer, parce que vous savez qu’il est marié.
Sabine, sursautant, — Qu’est ce que j’apprends, mon Dieu.
Le Duc, se radoucissant, — Vous ne le saviez pas ?… Tant mieux !… ceci rachète. Eh ! bien, oui, il est marié… et il vous supplie de ne pas faire de scandale, de partir avec moi, sans bruit, sans esclandre et demain, il vous attendra dans sa garçonnière, 17, rue de Milan.
Sabine, au comble de l’indignation. — Sa garçonnière ! Oh ! le misérable ! le misérable !
Elle remonte.
Le Duc, remontant également. — Mais non, mais non, il vous expliquera. Allons, venez avec moi !… Môme Crevette !
Sabine, elle prend son chapeau sur la table et le piquant nerveusement. — Oh ! oui, je viens. Oh ! oui, je viens, et demain, il me trouvera 17, rue de Milan.
Le Duc, avec conviction, — C’est ça !… Ca lui fera plaisir. Vous êtes une bonne fille, môme Crevette !
Sabine. — Ah ! je lui montrerai que je suis une bonne fille !
Le Duc. — C’est ça ! Passez devant !… Je vous suis.
Sabine, dans l’antichambre. — Oh ! le menteur !… le menteur !…
Elle sort.
Le Duc, revenant de l’antichambre et allant à la salle à manger. — Eh !
Stanislas, anxieux du résultat, passant la tête. — Eh bien ?
Le Duc, triomphant. — Ca y est !… elle part.
Stanislas, — Ah ! merci, vous me sauvez !
Le Duc. — Laissez donc ! A tout à l’heure.
Il sort.
Stanislas. — Enfin, allons tranquilliser ma femme ! (Ouvrant la porte de droite.) Viens, ma chérie.
Il gagne la scène en passant devant le bureau.
La Duchesse. — Ah ! c’est pas trop tôt.
Stanislas, se retournant. — La môme Crevette ! Vous ! vous ici ?
La Duchesse. — Oh ! vous ! fichez-moi la paix !
Elle lut envoie un soufflet et sort.
Stanislas, se frottant la joue. — Oh !… chameau !…
Arnold, sortant de la salle à manger. — Monsieur m’appelle ?…
RIDEAU
Acte IV
modifierA l’ambassade d’Orcanie. Le grand salon classique aux trois grandes baies au fond ouvrant sur les salons officiels. Ces baies se ferment à doubles portes vitrées, garnies de stores à l’italienne et de brise-bise, de façon à ce que, lorsque les portes sont fermées, on ne puisse qu’entrevoir, par l’interstice des stores et des brise-bise, le monde qui circule dans les salons. A droite et à gauche 2e plan, porte à deux vantaux. A droite de la scène, un grand. bureau Louis XV à ornements de bronze doré. De chaque côté un fauteuil. Sur le bureau, un téléphone. Au fond, quatre chaises, une aux deux coins extrêmes du décor, une de chaque côté de la baie du milieu. De chaque côté de cette baie, également, girandole d’appliques. Un lustre au plafond. Dans le salon du fond sur la baie vitrée de gauche, on aperçoit, en sifflet, l’extrémité du buffet servi. Buissons de plantes vertes dans le coin gauche, au-dessus du buffet et également dans le coin droit au fond.
Scène première
modifierBérézin, Tziganes, Domestiques, Jardiniers, puis le Duc, puis Arnold
Au lever du rideau, les Tziganes placés dans la pièce du fond contre la porte vitrée de droite achèvent de répéter l’hymne orcanien. Dans le fond, des domestiques en grande tenue, mais en veste de travail, dressent le buffet. Un d’eux donne un coup de balai aux détritus de fleurs et de branchages, tombés des plantes qu’un jardinier est en train d’arranger. Debout, devant le bureau, Bérézin est en train de parler au téléphone.
Bérézin, téléphonant pendant que les musiciens répètent. — Oui, Monsieur le Préfet de Police !… Comment ?… Oh !… c’est inconcevable !… mais a-t-on bien perquisitionné partout ?… Ah ! les garnis, les bals publics ! Eh bien ! et dans les… Aha ! rien ?… Cré nom d’un chien !… (Avec un soupir.) Enfin, qu’est-ce que vous voulez, Monsieur le Préfet, je transmettrai à Son Excellence. Il va être dans tous ses états !… (Saluant comme si le Préfet pouvait le voir.) Votre serviteur, Monsieur le Préfet. (Il raccroche le récepteur.) Eh bien ! nous sommes bien ! pas plus de roi que dans mon œil !… Une majesté ne s’égare pourtant pas comme un parapluie.
Le Duc, entrant de gauche l’air ravi, une dépêche à la main. Il descend à gauche de la scène. — Ah ! Bérézin, mon ami
Bérézin, allant à lui. — Excellence ?
Le Duc. — Lisez la dépêche que je viens de recevoir.
Bérézin. — Bonne ?
Le Duc. — Admirable ! Somptueuse ! Le roi, mon cher, le roi est retrouvé.
Bérézin. — Est-ce possible ?
Le Duc. — Cela est ! Ah ! comme je respire… (Tendant la dépêche.) Tenez, voyez.
Bérézin, prenant la dépêche. — Pardon (Lisant.) "Confidentiel". "J’ai l’honneur d’aviser Votre Excellence que Sa Majesté Serge III est saine et sauve sous mon toit…" (Tous deux se regardent et poussent un soupir de soulagement ; reprenant sa lecture :) "… où elle repose d’un sommeil réparateur. Si j’ai cru devoir ainsi me permettre de recueillir Sa Majesté chez moi, c’est que j’ai eu l’honneur de la rencontrer dans un tel état d’ébriété…" (Parlé, s’inclinant avec un sourire.) Ah !
Le Duc, avec une dignité superbe. — La tradition, mon cher ! Un roi doit savoir boire.
Bérézin, s’incline en matière d’acquiescement, puis poursuivant : "Sa Majesté daignait être tellement. (Répétant comme un homme qui ne peut lire le mot suivant)… tellement ?…
Le Duc, très simplement. — Soûle.
Bérézin. -… "Soûle". Oui ! Oui ! "que l’intérêt de sa sécurité, comme aussi de sa dignité royale me recommandait cette mesure. Une nuit aura vite fait de dissiper ses augustes vapeurs et j’aurai dès lors l’honneur de ramener demain Sa Majesté à Son Excellence. J’ai l’honneur d’être, de Votre Excellence, le respectueux serviteur. Loustalin, inspecteur de la Sûreté, 7, rue Gît-le-Cœur, Paris."
Le Duc, avec conviction. — Le brave homme ! Que lui dois-je ?
Bérézin, se méprenant. — Hein ! Pour ça ?… Oh ! je crois qu’en lui donnant…
Le Duc - Non, je parle moralement…
Bérézin. — Ah ! "que ne lui dois-je pas", alors !
Le Duc. — Si vous voulez !… Songez donc, cher ami, moi qui craignais déjà pour la vie de Sa Majesté ! Elle n’était que pleine ! Dieu soit béni !
Bérézin. — Eh bien ! il n’était que temps !… Le Préfet en était déjà à donner sa langue au chat.
Le Duc, le regarde, puis. — Quel chat ?
Bérézin. — C’est une expression pour dire que l’on renonce.
Le Duc. — Ah ! très parisien ! Oui ; mais ce n’est pas tout cela, il s’agit d’agir. Ce n’est donc pas demain qu’il faut que l’on ramène Sa Majesté, c’est une fois tout de suite. Bérézin, je vous en prie, rendez-moi ce service,
Bérézin. — A vos ordres, Excellence.
Le Duc. — Je vais vous faire donner un des uniformes du roi, vous prendrez le landau de Sa Majesté et vous galoperez jusque chez ce Loustalin. Brave homme ! Vous prierez Sa Majesté d’endosser l’uniforme et dare-dare, Sa Majesté et vous… (Apercevant Arnold dans la salle du fond qui donne des indications au personnel et remontant un peu.) Maître d’hôtel !… hep !…
Il redescend à gauche, sans attendre la réponse d’Arnold.
Bérézin, faisant de l’empressement. — Eh ! maître d’hôtel !
Arnold. — Monsieur ?
Bérézin. — Son Excellence vous appelle.
Arnold, se retournant du côté du Duc. — Son Excell… (Le reconnaissant et sursautant.) Lui !
Le Duc. — Dites-vous ?
Arnold. — Hein ? Non, je dis… ni… Monsieur, me dit que son Excellence… Alors je dis ni… ni…
Bérézin. — Eh bien ! ce n’est pas une façon de répondre, on ne dit pas "ni, ni", on dit : "Excellence ! "
Le Duc. — Allez donc une fois, je vous prie, dans la chambre de Sa Majesté et descendez à Monsieur l’uniforme du Roi.
Arnold. — Bien, Excellence. (Indiquant la porte de gauche.) C’est l’appartement du premier ?
Le Duc, confirmatif. — C’est le. (Comme s’il y avait : "c’est lui")
Arnold, s’incline et en sortant, à part. — Excellence !… Mon rival !… comme Paris est petit !
Il sort.
Le Duc, allant à Bérézin. — Ah ! je suis bien heureux, Bérézin.
Bérézin. — Moi aussi, Excellence.
Le Duc. Oui, mais je suis plus que vous !
Bérézin, courtisan. — Evidemment, Excellence, c’est hiérarchique !
Le Duc. — Oui ! (Remontant au seuil de la baie du milieu et voyant les tziganes.) Ah ! Messieurs les tziganes, bonjour. Vous répétiez tout à l’heure, j’ai entendu notre hymne national. Je vous félicite !… Vous avez bien compris les instructions ?… A l’entrée du Prince : une deux… (Sur l’air de l’hymne.) Tata !… tata ! tatata !… Vous attaquez, n’est-ce pas ?… ta ! ta ! ta ! ta ! tatata ! S’il vous plaît encore une fois que je m’en rende compte. (Le chef des tziganes s’incline et attaque la ritournelle de l’hymne.) Bien, très bien.
Chantant à mi-voix, en battant la mesure avec ses mains ouvertes pour indiquer le vrai mouvement aux tziganes.
Pravnié swani
Moyanieff
Bogustaff, Etienepaff
Trable vouja Yegorvi
Awedine Kowanoff
Yowané !
Yowané !
Séni wadia Wladénieff
Immédiatement parlé.
C’est très bien, messieurs ! Je suis ravi. (A Bérézin.) C’est étonnant, ces hymnes nationaux, comme c’est une chose rengaine au pays natal, et comme cela vous émeut sur territoire étranger.
Les Mêmes, Arnold
Arnold, apportant 1’uniforme enveloppé dans une toile. — Voici l’uniforme, Excellence !
Le Duc. — Ah ! merci. (Indiquant Bérézin.) A monsieur. (Arnold remet le paquet à Bérézin.) Allez, Bérézin, et surtout ramenez-nous Sa Majesté !
Bérézin. — Je fais diligence, Excellence.
Il sort.
Le Duc. — Car Sa Majesté est retrouvée, vous ne savez pas ?
Arnold, indifférent. — Ah !
Le Duc. — Cela a l’air de vous être égal ! Vous n’avez pas d’amour pour la dynastie ?…
Arnold, entre les dents et bon enfant. — M’en fous !
Le Duc. — Dites-vous ?
Arnold. — Hein ? Je dis ! fou… un amour fou !
Le Duc. — Ah ! cela est très bien !… Et fort convenable pour un maître d’hôtel d’Ambassade, surtout en extra. (On entend à ce moment, dans la cour, des commandements militaires : "Halte ! Portez armes !… Reposez armes !…" suivis d’un roulement des crosses sur le pavé. Le Duc qui, ainsi qu’Arnold a prêté l’oreille.) Qu’est-ce que c’est ?
Arnold. — C’est la garde d’honneur qui vient prendre son poste.
Le Duc. — La garde d’honneur ! Et je ne suis pas terminé. (A Arnold.) Vite, maître d’hôtel. Allez me chercher mon uniforme.
Arnold. — Oui, Excellence.
Il sort.
Le Duc. — Mon Dieu ! Et la Duchesse aussi qui n’est pas terminée ! Elle n’est jamais terminée, la Duchesse ! (Il remonte.) Eh ! par Dieu le père ! Voici déjà mes officiers de la mission.
Scène III
modifierLe Duc, les trois Officiers Orcaniens en grande tenue, puis La Duchesse, puis Arnold
Le Duc, sur le seuil de la baie du milieu, aux officiers qui arrivent de droite. Ils se présentent en ligne et militairement. — Eh ! tchiwania, nedelerouck bosnie kosnobieff trani. (Signification pour l’intonation : "Eh ! vous voilà ! ah ! parbleu, vous arrivez bien ! ")
Les officiers, qui sont arrivés à la baie du milieu, saluant bien ensemble de la main. — Lambouskaye kohanoff ! ("Salut Excellence.")
Le Duc, rendant le salut. — Lambouskaye ! Mehani ! ("Salut, messieurs.") (Il leur serre la main.) Chivolsk Kobolt. Yabojé sivani tepataf négof hoknival gemolosk bonlei ! ("Vous ne savez pas la grande nouvelle ? Notre bien-aimé souverain a enfin été retrouvé.")
Les Officiers, heureux. — Nietchebei ! ("Est-il possible ! ")
Le Duc, radieux. — Tchin ! Tchin ! boyanoff peteneff ! Yo gomate reganoff un nommé. Loustalin, inspecteur de la Sûreté. ("Oui, oui, figurez-vous cette nuit par une espèce de policier, un nommé Loustalin, etc…"
1er Officier. — E Kémanioff pétonieff bouyano pelotchin ? ("Et l’on est venu alors vous en aviser tout de suite ? ")
Le Duc. — Tchin ! ("Oui.")
2e Officier. — E bara popolokoff evadine ituri monteskieff ? ("Et notre souverain honorera la soirée de sa présence ? ")
Le Duc. — Tchin !
3e Officier. — Et stawani aplada moutchinieff Komeya ? ("Et nous aurons la joie de le voir tout à l’heure ? ")
Le Duc. — Tchin !
Tout ceci très précipité et presque l’un sur l’autre. Ensemble.
1er Officier. — Tokomaya Kohanoff higonala, homidieff.
("J’espère que Votre Excellence doit être satisfaite,")
2e Officier. — Pobesol reminieff titinet obolensk.
("Ah ! je suis heureux de cette heureuse nouvelle.")
3e Officier. — Comesva talavé la moutchin emeskoff.
("Quel poids de moins vous devez avoir sur le cœur.")
Le Duc. — Tchin ! Tchin !
1er Officier, indiquant la Duchesse qui entre de gauche. Elle est en grande toilette de soirée. — Sawania ! ("La Duchesse.")
Le Duc, se retournant du côté de la Duchesse et allant à elle. — Ah ! La Duchesse ! Enfin terminée ! Soyez la bienvenue ! .
La Duchesse, s’avançant en souriant et très grande dame. — Messieurs !
Elle passe au 2.
Les Officiers, saluant. — Lambouskayé sawania.
La Duchesse, saluant de l’éventail. — Lambouskayé Mehani.
1er Officier. — Li kohanoff ditche nof chevaloff Kobolt y aboye Kivani tepataff negoff Kockni-wall. ("Son Excellence nous a appris que notre bien-aimé Seigneur avait, Dieu merci, été retrouvé dans des circonstances singulières.")
Tous. — Tchin ! Tchin ! ("Oui, oui ! ")
La Duchesse. — Nietchebei ! ("Est-il possible.")
Le Duc, triomphant. — Tchin ! Tchin !
La Duchesse. — Ah ! yanolutch merovnisk ébanoff. ("Ah ! voilà qui est pour remplir notre âme de joie.")
Le Duc. — Tchin ! Tchin ! (Ravi.) Oui, figurez-vous donc, c’était le gâchis !… Le Préfet de Police avait même déjà fait manger sa langue au chat !
Tous, se regardant. — Par un chat ?
1er Officier. — Quelle drôle d’idée ! Pourquoi faire ?
Le Duc. — Non, c’est… (Il échange avec la Duchesse un sourire comme pour dire : "Ils ne savent pas", puis allant aux officiers en passant au-dessus de la Duchesse, avec une bonhomie où perce une certaine suffisance.)… C’est une expression parisienne. Quand vous ne savez plus que faire pour une chose, vous dites : "Je fais manger ma langue par un chat."
Les Officiers. — Ah ! que c’est drôle !
Le Duc, en appelant à la Duchesse. — N’est-ce pas ?
La Duchesse, avec un sourire indulgent. — A peu près.
Le Duc, apercevant Arnold. — Ah ! vous ! c’est pas dommage !
Arnold, venant de gauche et apportant l’uniforme du Duc, — Voici, Excellence.
La Duchesse, qui s’est retournée, se trouvant nez à nez avec Arnold. — Oh !
Arnold. — Oh !
La Duchesse, à part. — Le secrétaire de l’Ambassade !
Arnold, en laissant tomber d’ahurissement l’uniforme par terre. — Ma cocotte d’hier soir !
Le Duc, passant au 2. — Eh ! bien, quoi ?… Qu’est-ce que vous avez ?
Arnold. — Hein ?… Rien, rien.
Le Duc. — Est-ce que c’est une façon de flanquer mes affaires par terre ?
Arnold, ramassant les vêtements sans quitter la Duchesse des yeux et à part. — Mais qu’est-ce qu’elle fiche ici ?
Il continue à considérer la Duchesse avec ahurissement et, machinalement, pour se donner une contenance, il mouille sa main libre à sa langue, puis la passe sur le col de l’uniforme, la reporte à sa langue et ainsi de suite.
La Duchesse, à part. — Lui !… C’était à prévoir !
Le Duc, à Arnold, — Eh ! bien, quoi ? Quand vous lècherez mon uniforme !… Vous connaissez donc madame ?
Arnold. — Moi ? .. Euh !… Oui… non.
Le Duc. -. Enfin, quoi ? Vous connaissez la Duchesse ?
Il lui prend des mains son uniforme qu’il enfile.
Arnold. — Ah ! c’est la… ! Pas du tout !…
La Duchesse, respirant. — Ouf !
Arnold, à part. — Comment la Duchesse ?…
Le Duc. Ah ! vous avez l’air de venir de Kobolensk, vous !
Arnold. — De Kobo… ?
Le Duc. — C’est une bourgade de chez nous. On dit ça pour les abrutis.
Arnold. — Ah ?… Son Excellence m’honore.
Le Duc. — Allez donc faire mettre vos collègues en livrée, il est temps.
Arnold. — Oui ! Excellence !
La Duchesse, qui pendant ce qui précède a gagné la droite jusque près du bureau à part. — Ses collègues !… Ah ! çà ! pour qui le prend-il ?
Arnold, à part, remontant en passant devant le Duc. -Ma cocotte, Duchesse !… Qu’est-ce que ça veut dire ?…
Le Duc, le regardant partir comme on regarde un phénomène, puis redescendant vers la Duchesse. — Quelle chose que cet homme ?
La Duchesse, remontant un peu à lui. — Mais qui donc croyez-vous que c’est ?
Le Duc. — Comment, "qui je crois ? " C’est le maître d’hôtel que m’a prêté Stanislas Slovitchine.
La Duchesse. — Lui ? Lui ? Mais non, ce n’est pas le maître d’hôtel !
Le Duc, avec un recul. — Ce n’est pas le maître d’hôtel ?
La Duchesse. — Lui ?… Mais c’est notre premier secrétaire d’Ambassade, c’est monsieur Constantin Slovitchine.
Le Duc, bondissant. — Dites-vous ?
La Duchesse. — Mais tous ceux qui le connaissent vous le diront.
Le Duc. — C’est trop fort !
Les trois Officiers, étonnés. — Oh !
Ils sont tous trois remontés entre la baie gauche et celle du milieu.
La Duchesse. — Comment ne l’avez-vous pas reconnu ?
Le Duc. — Mais parce que… parce que je ne le connais pas ! Mais vous-même, comment ?…
La Duchesse, un peu interloquée. — Moi ?… Mais… n’ai-je pas longtemps vécu à Paris avant de vous épouser ? Et alors souvent, dans le monde…
Le Duc, qui réfléchit depuis un instant sans écouter les explications de la Duchesse. — Constantin Slovitchine en maître d’hôtel ! Pourquoi ?
La Duchesse, avec un geste d’ignorance. — Ah !… çà !
Le, Duc, profond et diplomate, à ses officiers. — Cela doit cacher quelque intrigue ! Quelque manœuvre de notre ambassadeur. Un premier secrétaire d’ambassade en domestique, cela n’est pas naturel. (Redescendant à la Duchesse.) Merci, Duchesse, de m’avoir éclairé. Par Dieu le père ! Je voyais bien qu’il y avait quelque chose. En vous reconnaissant, il s’est troublé !… Ah ! Il n’est pas encore assez diplomate pour m’en remontrer.
1er Officier, au fond, indiquant Arnold qu’on ne voit pas encore. — Le voici, Excellence.
Le Duc, remontant. — Lui ! Attention, messieurs, et de l’empressement !… (Arnold passe au fond, un plateau chargé de verres vides à la main.) Eh ! arrivez donc, cher ami ! (Voyant Arnold qui s’arrête et regarde derrière lui à qui cette interpellation s’adresse.) Arrivez donc !
Arnold, redescendant légèrement. — Plaît-il
Les Officiers, à gauche de la baie saluant militairement. — Lambouskayé Méhano.
Arnold. — Quoi ?
Le Duc, à droite de la baie. — Que faites-vous avec ce plateau ?
Arnold. — Ca ?… C’est des verres pour les sirops.
Le Duc, le faisant descendre, — Vous n’y pensez pas ! Vous, porter de la vaisselle !… Messieurs, je vous en prie, prenez le plateau.
Arnold, défendant le plateau contre les officiers qui s’empressent pour le débarrasser. — Mais non, mais non !…
Les Officiers. — Mais si ! mais si !…
Le plateau reste aux mains d’un des officiers qui le conserve pendant ce qui suit.
Arnold, à part, ahuri. — Ah, çà ! qu’est-ce que ça veut dire ?
Le Duc, indiquant la Duchesse près du bureau. — Vous… connaissez la Duchesse ?
Arnold. — Hein ?… non… oui… Je ne sais pas.
Le Duc. — Ne vous troublez pas. Elle vous connaît.
Arnold. — Ah ? Elle…
La Duchesse, allant au-devant d’un impair possible. — C’est-à-dire, j’ai rencontré quelque fois monsieur dans le monde.
Arnold, ne sachant que répondre. — Ah ! vraiment madame ?… (A part.) Eh bien ! elle en a un toupet !…
Le Duc, avec infiniment de courtoisie. — Et il y a des gens, quand on les a vus une fois !… Mais asseyez-vous donc !… (Aux officiers.) Messieurs, une chaise, je vous en prie. (Les officiers obéissent avec empressement, celui qui tient le plateau le remet à un valet de pied qui passe et chacun redescend avec une chaise. Arnold, ahuri, regarde le manège pendant que le Duc dit à mi-voix à sa femme.) Pas assez fort pour m’en remontrer.
Arnold, aux officiers qui viennent comme un seul homme lui présenter leurs trois chaises littéralement accolées les unes aux autres, confus et ne sachant laquelle prendre. — Pardon ! Pardon !
Il s’assied moitié sur celle de gauche, moitié sur celle du milieu, puis voyant le Duc aller à lui avec l’intention de s’asseoir, se fait tout petit à l’extrême bout de celle de gauche.
Le Duc, s’asseyant franchement près de lui, tandis que la Duchesse se rapproche du groupe et que les trois officiers descendent à gauche. — Et maintenant, causons comme deux collègues.
Arnold. — Avec moi !… moi, un simple…
Le Duc, très diplomate. -…maître d’hôtel. Oui, je sais, mais souvent, sous la peau du maître d’hôtel, se cache un diplomate avisé !
Arnold, à part. — Qu’est-ce qu’il chante ?
Le Duc, machiavélique. — Savez-vous que vous ressemblez furieusement à quelqu’un de notre connaissance.
Arnold. — Ah ! vraiment !… A qui donc ?
Le Duc, brusquement, et les yeux dans les yeux. — A monsieur Constantin Slovitchine.
Arnold. — Moi ?
Le Duc, vivement. — Vous vous troublez !
Arnold. — Moi ? Ah ! bien !
Le Duc, rapidement, pour ne pas lui donner le temps de réfléchir - Ne seriez-vous pas, par hasard, Monsieur Constantin Slovitchine ?
Arnold. — Moi ?… moi ?… Ah ! bien, celle-là, par exemple (Changeant de ton malicieusement.) Ah ! je vois ce que c’est ! C’est Madame qui vous a dit…
Le Duc, très matois. — Madame ?
Arnold, riant. — Oui.
Le Duc, brusquement. — Et pourquoi m’aurait-elle dit ?
Arnold, interloqué. — Mais… mais…
Le Duc, comme un juge d’instruction. — Vous reconnaissez donc que vous êtes monsieur Slovitchine.
Arnold. — Mais jamais de la vie ! En voilà une idée !
La Duchesse, intervenant. — Mais pourquoi ne voulez-vous pas avouer ?
Arnold. — Mais parce que… (A part.) Ah ! la mâtine. (Haut.) Mais parce ne je ne le suis pas.
Le Duc, redevenant diplomate. — Ah !… Bien ! Bien !… C’est entendu. Vous n’êtes pas monsieur Slovitchine.
Arnold, à part. — C’est pas malheureux !
Le Duc, d’un air détaché comme un homme qui ne saurait insister. — Parlons donc d’autre chose ! Qu’est-ce que vous pensez du projet de mariage pour notre jeune Majesté ?
Arnold. — Ah ! Il y a un projet ?
Le Duc, gouailleur. — Naturellement, vous l’ignorez ! Toute l’ambassade le sait, mais vous !…vous l’ignorez. Arnold, riant en voyant les officiers rire. — Qu’est-ce que vous voulez, Excellence ?
Le Duc. — Bien !… Bien !… Je vous l’apprends donc. Je vais même vous apprendre autre chose.
Arnold. — Ah !
Le Duc, sur un ton profondément confidentiel. — Banadieff poveline moraw… héké sponloff omanoff !
Arnold, qui l’a écouté en ouvrant de grands yeux, à part. — Allons, bien !… s’il se met à parler sa langue.
Le Duc, plus mystérieux encore. — Regonoloff papéjine boyouchi.
Arnold. — Ah ?… Tchin !… Tchin !… (A part.) C’est tout ce que je sais.
Le Duc, avec un petit rire de triomphe. — Ah ! Yobinieff tadesquival popimoff bovin !
Arnold, à la bonne franquette. — Tchin ! Tchin
Le Duc, triomphant se levant. — Ah ! Tchin ! Tchin !
Arnold, riant. — Yes !
Le Duc. — Mais vous comprenez joliment bien l’orcanien pour un maître d’hôtel.
Arnold, bon enfant. — Oh ! Je dis : "Tchin ! Tchin ! ". Voilà tout.
Le Duc. — Naturellement !… vous dites : "Tchin ! Tchin ! " voilà tout !… Parbleu ! vous restez dans votre personnage.
Il se rassied près de lui.
Arnold, à bout d’arguments, à part. — Non ! Il est épatant ! Quand il a une idée dans le coco
Scène IV
modifierLes Mêmes, Un Valet de Pied, Stanislas
Le 1er Valet de Pied, entrant et annonçant. — Monsieur Stanislas Slovitchine.
Arnold, se dressant, à part, — Le patron !
La Duchesse. — Lui ! (Pivotant sur ses jambes pour filer.) Oh ! là ! là ! là ! là !
Le Duc, à Arnold, le faisant asseoir. Restez donc, cher ami. (Se retournant sans lâcher Arnold et voyant la Duchesse qui détale.) - Eh bien ! bien, quoi donc, Duchesse ?
La Duchesse, traversant la scène pour sortir de droite. — Voilà ! Voilà ! Voilà !
Le Duc, voyant Arnold qui fait des efforts pour se lever. Mais restez donc ! Ca va être très drôle.
Arnold, assis, — Ah ! Je ne crois pas.
Il se fait tout petit contre Le Duc.
Le Duc, assis près d’Arnold et l’abritant de son corps pour le dissimuler à Stanislas, tandis que de la main droite il tapote la chaise libre près de lui pour inviter Stanislas à s’asseoir. — Venez, mon cher monsieur Slovitchine, j’avais hâte de vous voir.
Stanislas, s’asseyant sans avoir vu Arnold. — Ah ! Excellence, je viens d’apprendre que vous aviez enfin retrouvé le roi.
Le Duc, malicieux. — Le roi ! oui, oui ! . Nous en causions justement avec une personne de votre connaissance.
Stanislas. — Vraiment ! Qui donc ?
Le Duc, soulevant son bras droit dont il barrait Arnold, et la tête de celui-ci se dégageant de dessous son aisselle. — Monsieur.
Stanislas, se dressant. — Ah ! (A Arnold.) Eh ! bien, qu’est-ce que vous faites-là, vous ?
Arnold, penaud et sans bouger de place. — Il me tient !
Le Duc, passant familièrement son bras autour du cou d’Arnold, — Vous voyez, nous causions, monsieur votre frère et moi.
Arnold, à part. — Aïe !
Stanislas ; qui ne comprend pas. — Mon frère ?
Le Duc, serrant familièrement Arnold contre sa poitrine. — Mais lui ! ce cher ami !…
Stanislas. — Lui ! Mais c’est mon valet de chambre !
Le Duc, se reculant instinctivement. — Valet de chambre !
Stanislas et Arnold.- Mais oui !
Le Duc, revenant à son idée. — Ah ! Oui ! Oui ! C’est convenu ! Tchin ! Tchin ! c’est très drôle ! Eh bien ! non ! c’est pas la peine, on ne nous la fait pas, à nous.
Stanislas. — Comment, on ne vous la fait pas ? Mais je vous donne ma parole d’honneur Excellence. (Tirant son portefeuille de son habit.) Et tenez, je dois avoir dans mon portefeuille un portrait de mon frère.
Le Duc. — Un portrait de votre frère ?
Stanislas, qui a tiré le portrait tout en parlant… Tenez, jugez par vous-même.
Le Duc, regardant le portrait, puis Arnold avec méfiance. — C’est votre frère, ça ?
Stanislas. — Absolument.
Le Duc, avec l’air profond d’un juge qui confond un coupable. — Mais… il ne lui ressemble pas.
Stanislas. — Non !
Le Duc, se dégageant d’Arnold qui se lève. — Mais alors !… (A Arnold en lui donnant une forte tape sur l’épaule, ce qui le fait tomber assis sur une chaise qu’il vient de quitter.) Ah çà ! qu’est-ce que vous faite ici, vous ?
Stanislas, très troublé. — Mais…
Le Duc, l’empoignant entre le cou et l’épaule ; le soulevant littéralement en l’air et le faisant tomber à sa gauche. — Allons, debout, misérable serf !
Arnold, à part au milieu de la scène. — Comment m’appelle-t-il ?
Le Duc, marchant sur lui et dans le blanc des yeux. — Dans mon pays, je t’aurais fait une fois appliquer le knout !… sur les reins !… et sur les fesses !… Sais-tu un peu ce que c’est ?
Arnold. — Les fesses ?
Le Duc. — Non, le knout !
Arnold. — Non.
Le Duc, le forçant à remonter en marchant sur lui. — Eh bien ! Je regrette de ne pouvoir te l’apprendre.
Il redescend légèrement.
Arnold, à part. — Est-il gentil !
Le Duc, se retournant et voyant Arnold toujours là. — Allons, à l’office !
Arnold, remontant. — Oui, Excellence.
Le Duc. — Misérable serf !
Il gagne la gauche.
Arnold, sur le point de sortir, entre ses dents. — Je veux bien, mais s’il y en a un des deux qu’on peut traiter de cerf !… Eh ! bien, mon vieux !…
En même temps qu’Arnold, les officiers sont remontés et ont gagné la salle du fond. Les portes se referment.
Scène V
Le Duc, Stanislas, puis au fond quelques Invités, Un Valet De Pied à chacune des portes, extérieurement, puis Bérézin
Le Duc, à Stanislas. — Je suis confus vraiment d’avoir pris cet esclave pour votre frère.
Stanislas. — Oh ! Excellence.
Le Duc. — Je ne sais où la Duchesse est allée chercher, ma parole !… Cet animal, quelle bourrique !…, (Lui indiquant la place où était assis Arnold.) Prenez donc sa place.
Stanislas, sans s’asseoir. — Merci, Excellence.
Le Duc. — Mais qu’est-ce que vous avez ? Vous avez l’air préoccupé. !
Stanislas. — Très !… Figurez-vous, Excellence, je ne sais plus ce qu’est devenue ma femme.
Le Duc. — Est-ce possible ?
Stanislas. — C’est comme je vous le dis. Après votre départ, il m’a été impossible de la retrouver dans l’appartement. Personne ! Rien qu’un mot, sur une table : "Ne m’attendez pas cet après-midi, j’irai ce soir de mon côté à la réception de l’Ambassade." Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?
Le Duc, profond. — Dame ! ça me paraît… qu’elle viendra toute seule.
Stanislas. — Ah ! ça ! évidemment. Ah ! je tremble qu’elle n’ait entendu quelque chose, qu’elle n’ait des soupçons.
Le Duc. — Ah ! que vous mettez tout de suite les choses au pire !
Stanislas, gagnant la droite. — Ah ! sacrée môme Crevette, elle avait bien besoin…
Le Duc. — Ca !
Stanislas, arrivé près du bureau, se retournant. — Mais à propos, Excellence !… Je voulais vous demander… Vous n’êtes donc pas partis ensemble ?
Le Duc. — Pourquoi ça ? Si !… C’est-à-dire : on s’est suivi, quoi ! On s’est retrouvé dans l’escalier. Au fait, ne manquez pas d’être demain à quatre heures, rue de Milan, n’est-ce pas ? Elle y compte.
Stanislas. — Oh ! non, vous pensez.
Le Duc. — A la bonne heure, ça arrangera tout.
Stanislas. — Dieu vous entende.
A ce moment deux valets de pied ouvrent les portes par lesquelles on aperçoit un certain nombre d’invités et viennent ranger les chaises à leurs places primitives.
Le Duc, se retournant à leur entrée. — Eh ! Par Dieu le père ! déjà des invités plein les salons ! Et on ne me prévient pas. (Il remonte pour gagner les salons, quand Bérézin paraît au fond, essoufflé et effaré. Les valets, une fois leurs chaises rangées, sortent du fond en refermant les portes.) Ah ! Bérézin ! (Remarquant la mine effarée de Bérézin.) Eh ! bien, quoi ! qu’est-ce qu’il y a ? Sa Majesté ?
Bérézin. — Elle arrive, Excellence ! mais une chose épouvantable… !
Le Duc, flairant une catastrophe. — Quelle ?
Bérézin. — Sa Majesté n’a pas dessoûlé depuis hier soir.
Le Duc, bondissant. — Qu’est-ce que vous dites ?
Bérézin. — Sa majesté demandait tout le temps du champagne et cet abruti d’inspecteur de police n’osait pas lui refuser, parce que c’était un roi !
Le Duc. — Quel idiot ! (A ce moment, on entend au lointain : "Portez armes ! Présentez armes ! " Tous trois restent comme cloués sur place. En même temps, on entend l’orchestre tzigane attaquer l’hymne national orcanien, et l’on voit s’ouvrir tout grand les trois portes du fond. Par ces portes on aperçoit les invités dont le nombre a grossi, massés au fond et regardant dans la direction de droite.) Mon Dieu, c’est le Roi !
Stanislas. — Le Roi ?
Une Voix, au lointain. — Sa Majesté le Roi !
Le Duc, comme fou, allant de l’un à l’autre. — Le Roi, c’est le Roi ! Vite ! Le chandelier ! Où est le chandelier ?
Bérézin remonte et fait signe au valet de pied qui arrivait avec le chandelier à cinq branches.
Une Voix, plus rapprochée. — Sa Majesté le Roi !
Le Duc. — Mais il est impossible que nous laissions voir le prince dans cet état. Vite, Bérézin, descendez et dites que l’on fasse passer Sa Majesté par l’escalier privé et qu’on la mette au lit ! Nous, nous dirons n’importe quoi.
Bérézin. — Oui, Excellence.
Il remonte vivement, mais se trouve arrêté par l’arrivée du cortège.
1er Officier, Paraissant en tête et annonçant. — Sa Majesté le Roi !
Le Duc, avec un mouvement de nerfs. — Ah !… trop tard !…
Il prend le chandelier des mains du valet de pied qui sort aussitôt, et, le front courbé, attend l’entrée de son Roi. Il est ainsi un peu à gauche, à distance de l’entrée du milieu. Pendant ce jeu de scène, on a vu les invités se ranger à mesure de façon à former la haie à l’arrivée du Roi. Paraît Chandel en tenue royale. Il est absolument ivre et avance la main à sa coiffure comme pour saluer et en essayant de marcher droit entre les deux officiers qui l’enserrent de leur corps, pour tâcher de dissimuler son état à l’assistance. L’orchestre joue toujours l’hymne, le recommençant au besoin pour ne cesser que lorsque le Duc, plus loin, leur en donnera l’ordre.
Les Invités, étonnés. — Ah !
Le Duc, s’inclinant. — Sire !
Chandel, qui, toujours entre les officiers, est descendu en scène et arrive jusqu’à lui. — Ah ! mon pauvre vieux, que je suis malade.
Le Duc, relevant la tête. — Qu’est-ce que c’est que ça ? (Reconnaissant Chandel.) Mais c’est le pion !… (Il passe le chandelier à Bérézin et court aux tziganes :) Arrêtez les tziganes, là-bas ! Arrêtez l’hymne ! On s’est trompé de Roi, ce n’est pas le Roi ! (L’hymne s’arrête. Effarement général des invités. Les portes se referment. Redescendant à Chandel qui n’a pas cessé de marmotter des choses inintelligibles.) Le pion ! Le pion à la place du Roi, et dans son uniforme ! Quelle hérésie ! Allez ! Enlevez cet ivrogne et déshabillez-le !
Un Officier. — Oui, Excellence !
Chandel. — Tu comprends, mon pauvre vieux, si le suffrage universel !…
Le Duc. — Oui, c’est bon ! Allez !… Allez-vous en !
Bérézin, faisant la police. — Allez ! allez ! enlevez ça !
Le Duc. — Et quand ce sera fini, vous lui entonnerez un verre d’ammoniaque.
Chandel, entraîné par les officiers. — Deux ! Deux !
Bérézin. — Enlevez ! Enlevez !
Sortie de Chandel et des officiers.
Le Duc, furieux, à Bérézin qui s’apprête à sortir à leur suite. — C’est ça que vous me ramenez, vous ! Vous ne connaissez pas le Roi ?
Bérézin. — Je connais Sa Majesté régnante, mais pas le prince héritier.
Le Duc, avec un geste d’honneur. — Ah ! (Bérézin sort ; allant à Stanislas.) Ah ! ben ! nous sommes dans de jolies couvertures. Qu’est-ce que nous allons faire ? Où retrouver le prince, maintenant ?
Stanislas. — Ca !…
Le Duc. — Non, non ! Ce n’est pas une existence si cela doit recommencer tous les jours ! Et étant donné l’âge du prince et les dispositions qu’il montre, il est évident que nous sommes exposés à chaque instant…
Stanislas. — Ah ! Evidemment ! Et… pas moyen de l’empêcher de faire la noce !
Le Duc. — Non, c’est inconstitutionnel. Mais attendez donc ! Il me vient une idée, Slovitchine.
Stanislas. — Oui ?
Le Duc. — Nous ne pouvons pas enrayer la noce du prince, mais nous pouvons peut-être l’endiguer.
Stanislas. — Comment ça ?
Le Duc. — Si nous avions dans notre manche une femme assez séduisante pour captiver le prince et l’empêcher de se dépenser ailleurs ; une femme qui serait bien à nous.
Il cherche.
Stanislas, réfléchissant de son côté. — Bien à vous !…
Le Duc. — Seulement, voilà ! Cette femme, je ne l’ai pas.
Stanislas. — Eh ! mais j’ai ce qu’il vous faut.
Le Duc, avec une lueur d’espoir, — Vous l’avez ?
Stanislas. — La môme Crevette !
Le Duc. — Madame Crevette !… Est-ce possible ? Voulez-vous que je vous dise, j’y pensais !
Stanislas. — Eh ! bien, alors, je m’en charge. Et je vous parie que demain verra la môme Crevette entre les bras de Sa Majesté dans la petite garçonnière que je mets à votre disposition, 17, rue de Milan.
Le Duc. — Ah ! c’est un service national, Slovitchine, que vous nous rendez. Que vous dois-je !
Stanislas, riant. — Mais… rien du tout. C’est gratuit.
Le Duc, riant. — Pardon, je m’exprime mal, je sais. "Que ne vous dois-je pas ? "
Stanislas. — Je vous en prie, trop heureux !
Scène VI
modifierLes Mêmes, puis Bérézin, Les Invités, Les Officiers, Serge, Chopinet, Kirschbaum
A ce moment, même jeu de scène qu’à l’entrée de Chandel. On entend au loin : "Portez armes ! Présentez armes ! " Les portes du fond s’ouvrent toutes grandes, l’orchestre attaque l’hymne. Par les portes ouvertes, on voit les officiers traverser la scène en courant pour aller au-devant du Roi. En même temps, Bérézin accourt de gauche.
Le Duc, écoute un instant, n’en croyant pas ses oreilles, puis avec explosion, — Le Roi, c’est le Roi !
Une Voix, au lointain. — Sa Majesté le Roi !
Le Duc. — Mon Dieu, pourvu que ce soit vrai, cette fois ! Le chandelier, vite le chandelier !
Une Voix, plus rapprochée. — Sa Majesté le Roi !
Le Duc. — Et la Duchesse qui n’est pas là, qui nous laisse nous pétriner tout seul. (A Bérézin.) Bérézin, voyez donc la Duchesse. Dites que le Roi arrive, que c’est de la dernière inconvenance…
Bérézin. — J’y cours, Excellence.
Il sort à droite.
1er Officier, au seuil de la baie du milieu. Sa Majesté le Roi !
Le Duc. — Sa Majesté !
Il prend le chandelier des mains du valet de pied. Même place et même jeu de scène que pour l’entrée de Chandel. Entrée solennelle du Roi. Les invités forment la haie. Paraît Serge dans la tenue qu’il avait lorsqu’il a été arrêté au second acte, mais toute déchirée et poussiéreuse. Son faux-col qui a perdu son bouton de chemise ne tient plus que par derrière. Tout ceci ne l’empêche pas d’avancer avec majesté en saluant de la main les invités qui s’inclinent ou, font la révérence suivant leur sexe. Il est suivi des deux officiers, et immédiatement après, viennent Chopinet et Kirschbaum, comme Serge, boueux et en lambeaux.
Les Invités, étonnés. — Ah !
Serge, au fond, à ses invités. — Mesdames et Messieurs, soyez les bienvenus sur ce territoire orcanien. (Chacun s’incline ou fait la révérence de cour ; descendant en scène et allant au Duc.) Bonjour, Duc !
Le Duc, s’inclinant profondément. — Sire ! (Relevant la tête et voyant la tenue du Prince.) Ah ! mon Dieu ! Sire, dans quel état !
Serge, souriant. — Vous trouvez !
Chopinet et Kirschbaum, au fond, se chamaillant avec les officiers qui veulent les empêcher d’entrer. — Mais nous sommes avec Sa Majesté !
Serge, se retournant à leurs voix et voyant ce qui se passe. — Oui ! Laissez passer ! Ce sont mes ministres !
Tout Le Monde, étonné. — Ah !
Le Duc, à part, ahuri. — Ses ministres !
Chopinet, enchanté et passant fièrement devant l’officier. — Aïe donc ! Colle-toi ça pour ton rhume !
Il descend en scène.
L’officier, s’inclinant et laissant passer. — Excusez, Excellence !
Kirschbaum, très dédaigneux. — Oui ! C’est bon ! C’est bon !
Il descend en se dandinant, les officiers descendent à leur suite et restent un peu au-dessus ; les portes se referment. Les officiers au dessus, 5 et 6.
Le Duc. — Mais par Dieu le Père, d’où peut revenir Votre Majesté pour être dans un pareil état ?
Serge, riant. — Ah ! ah ! ça vous intrigue ! On a passé la nuit au dépôt !
Tous, sauf Chopinet et Kirschbaum. — Hein !
Le Duc. — Au dépôt ! Quel dépôt ?
Chopinet, à la j’m’en fiche. — La prison !
Le Duc, sursautant. La prison ?
Serge, rieur. — Eh ! oui.
Le Duc. En prison !… Sa Majesté !… On a osé !
Serge. Si on a… ? Un peu !… On nous y a même passé à un de ces tabacs !
Le Duc. — Au tabac ?… Quel tabac ?…
Serge. — Celui qu’on prise à la Préfecture. (Faisant de la boxe et de la savate, dans le vide.) Pan ! pan ! et aïe donc là ! messieurs les agents !
Le Duc, scandalisé. — On a osé… ce lèse-majesté ?
Serge, philosophe. — Laissez-donc ! Il faut se conformer aux usages des pays où l’on est. Le principal, c’est que l’on m’ait fait élargir.
Le Duc, qui ne comprend pas, de plus en plus scandalisé.
— Elargir !… On a osé ! (A Chopinet.) Qu’est-ce que ça veut dire élargir ?
Chopinet. Relâcher.
Le Duc, respirant à l’aise. — Ah ! relâcher, relâcher, oui, oui. Mais Votre Majesté ne peut pas rester ainsi, son uniforme l’attend, ne désire-t-elle pas l’endosser ?
Serge. — Je veux !
Le Duc, remontant et entr’ouvrant la porte de la baie. — Eh ! Maître d’hôtel ?
Scène VII
modifierLes Mêmes, Arnold
Arnold, paraissant. — Excellence !
Le Duc. — L’uniforme de Sa Majesté !
Arnold. — Oui, Excellence.
Serge. — Ah ! le comte Arnold.
Il s’avance vers lui, la main tendue.
Arnold, allant, à lui en passant devant le Duc. — Antoine !… Ca va bien, mon vieux ?
Le Duc, bondissant. — Qu’est-ce que vous dites ?
Arnold, en manière d’explication.- C’est Antoine !
Tout le monde. — Antoine ?
Le Duc. — Malheureux !… A Sa Majesté ! Vous osez !…
Arnold. — Sa Majes… hein ! lui ! Ant…
La voix s’étrangle dans sa gorge. Il jette des yeux effarés de Serge au Duc et réciproquement, il a deux ou trois gestes d’affolement, puis part comme un fou.
Serge, riant, au Duc. — Mais qu’est-ce que c’est donc ?
Le Duc, indigné. — C’est le maître d’hôtel !
Serge. — Hein ! (Riant à Chopinet.) Ah ! dis donc, Chopinet !… (Au Duc.) Nous avons fait la noce toute la nuit avec lui.
Chopinet et Kirschbaum, se tordant de rire. — Oui.
Le Duc. — Quelle abomination ! Avec Sa Majesté, cet esclave ! il faut lui couper la tête !
Serge, riant. — Croyez-vous ! Ce serait peut-être beaucoup ! Allons ; calmez-vous, duc ! Tout ceci est sans importance : et venez plutôt me conduire. (Aux officiers.) Suivez-moi, messieurs.
Les officiers s’inclinent. Serge sort le premier, suivi du Duc.
1er Officier, à Kirschbaum et à Chopinet. — Passez, Excellences !
Chopinet. — Comment donc !
Il passe devant les officiers avec une hauteur comique.
Kirschbaum. — Si je me serais jamais douté qu’on m’appellerait un jour Excellence !
Pour sortir au lieu de remonter à angle droit, il décrit en marchant une ligne arrondie pour se donner du champ et sort en grand seigneur. Les officiers suivent. Stanislas, qui a gagné la gauche, s’incline et demeure. Les tziganes attaquent une valse.
Scène VIII
modifierStanislas, Bérézin, Sabine, puis La Duchesse, Un Colonel
Bérézin, dans la salle du fond, accompagnant Sabine. Ils viennent de droite : — Tenez, Madame, monsieur Slovitchine, le voici.
Ils franchissent le seuil de la baie du milieu.
Stanislas, s’élançant vers sa femme. — Toi ?
Sabine, elle le toise d’un regard de glace qui le laisse interdit, puis gracieusement à Bérézin. — Merci, Monsieur.
Bérézin s’incline et regagne les salles du fond.
Stanislas, après avoir bien attendu le départ de Bérézin. — Qu’est-ce que tu as, ma chérie ?
Sabine, descendant. — Oh ! je vous en prie ! épargnez-moi ces petits noms d’amitié.
Stanislas, affectant Un air détaché. — Je… ne comprends pas !
Sabine, caustique. — Non ? Eh bien ! vous allez comprendre d’un mot. (Martelant chaque syllabe.) Je sais tout.
Stanislas. — Tu sais tout ! quoi tout ?
Sabine. — Je la connais, votre somnambule ?
Stanislas. — Ma somnambule ?
Sabine, passant devant lui et gagnant la gauche. — Oui, la sauvée. des gouttières ! C’était votre maîtresse, la môme Crevette !
Stanislas, la suivant de près tout en se disculpant. — Non, mais tu es folle ! (Avec un rire qui sonne faux.)
La môme Crevette, ma maîtresse, mais est-ce que je la connais, cette femme ?
Sabine, qui est arrivée à l’extrême droite, faisant demi-tour. — A d’autres, je vous prie.
Stanislas, même jeu. — Ah ! bien, elle est bonne, celle-là ! ma maîtresse, la môme, Crevette ! Je ne l’ai jamais vue !
Sur ces dernières paroles, un valet de pied a ouvert la porte de la baie de droite et la Duchesse paraît.
Stanislas, la reconnaissant, — Elle ! Nom d’un chien !
Eperdu, il pivote sur lui-même. et se précipite pour disparaître à gauche.
La Duchesse, à part. — Stanislas !
Sabine, ahurie. — Eh bien ! quoi ? (se retournant du côté de la Duchesse.).La môme Crevette !
La Duchesse, à part, reconnaissant Sabine. — Et sa femme ? (Elle se dirige carrément et le sourire aux lèvres vers Sabine.) Madame ?
Sabine, bondissant. — Vous ! vous ici !… Vous ?
La Duchesse, n’ayant pas l’air de prêter attention à l’apostrophe de Sabine. — Madame Slovitchine, peut-être ?
La Duchesse, très femme du monde, accablant Sabine d’amabilités exagérées, sans lui laisser le temps de placer une parole. A chaque phrase, Sabine a un recul de stupéfaction, et on l’entend répéter à mi-voix, par la suite, la fin de chaque phrase de la Duchesse : "son invitation… Son ambassade… Le Duc…". — Ah ! c’est très aimable à vous, chère Madame, d’avoir bien voulu accepter notre invitation et honorer notre Ambassade de votre présence. C’est toujours une joie pour une maîtresse de maison de pouvoir offrir à ses invités la vue d’une jolie femme et je crois pouvoir dire qu’en cette circonstance, je les gâte. Mon mari, le Duc, sera enchanté de faire votre connaissance. (Appelant Bérézin qui passe au fond dans un groupe.) Monsieur Bérézin.
Bérézin, empressé. — Duchesse !
Sabine, à part. — Duchesse !
Duchesse, indiquant Sabine, qui absolument pétrifiée est restée clouée sur place. Offrez donc le bras à Madame.
Bérézin, offrant son bras droit. — Madame !…
Sabine prend le bras machinalement, toute hypnotisée qu’elle est par la Duchesse, qu’elle ne quitte pas du regard.
La Duchesse, à Sabine. — Vous permettez ? (A part, gagnant la droite.) Elle m’a reconnue, jouons serré ! (Apercevant le colonel dans l’embrasure de la porte du fond droit, laissée ouverte.) Oh ! colonel, que c’est aimable à vous !
Elle va à lui.
Bérézin, à Sabine qui se laisse conduire comme un être privé de volonté. — Nous avons eu une bien belle journée, n’est-ce pas, Madame ?
Sabine, pas du tout à la conversation. Très belle, en effet, Monsieur. (A part.) Ce n’est pas possible, une ressemblance pareille !
Bérézin. — On aspirait tellement après le beau temps.
Ils entrent par la baie du milieu dans la salle de fêtes et se dirigent vers la droite, les portes centrales de droite restent ouvertes.
Scène IX
Stanislas, puis Le Duc, puis Sabine, La Duchesse et Madame Homelskoff
A mesure que Sabine et Bérézin s’éloignent, la porte par laquelle est sorti Stanislas s’ouvre avec précaution, et Stanislas, le corps collé contre le battant, avance la tête, et suit du regard sa femme qui s’en va.
Stanislas, une fois Sabine disparue, allant s’affaler sur la chaise entre les baies 1 et 2. — La Môme Crevette ici,… la môme à l’Ambassade !… Comment ? Pourquoi ? C’est fou !… Et elle emmène ma femme ! Ma femme et la môme Crevette ensemble !… Ma tête éclate !
Le Duc, arrivant de gauche et apercevant Stanislas se livrant à une pantomine désespérée. Eh ! Qu’est-ce, que vous avez ?
Stanislas. — Ah ! Excellence, à mon secours, je sens que je perds la tête !
Le Duc. — Eh ! mon Dieu, qu’y a-t-il encore ?
Stanislas, se levant et avec désespoir. — Ma femme ! Ma femme sait tout !
Le Duc. — Aïe !:.. Aïe !… Aïe !…
Stanislas. — Et pour comble, la môme Crevette ! La môme Crevette est ici !
Le Duc, stupéfait. — Madame Crevette, ici ?… Qu’est-ce que vous dites ?
Stanislas. — Absolument !
Le Duc. — Vous l’avez donc invitée ?
Stanislas. — Moi ! (Avec un rictus amer.) Ah ! bien !
Le Duc. — Mais moi non plus ! non, vraiment cet aplomb de cette madame Môme ! S’introduire ici ! Je vais immédiatement lui faire dire… (Il passe au 2 en faisant mine de sortir, puis changeant d’idée.) Ou plutôt, non ! puisqu’elle est là, si donc j’abordais avec elle la fameuse question.
Stanislas. — Ma foi, Excellence.
Le Duc, ne pouvant se rendre à la réalité. — Mais vous devez vous tromper ! La môme Crevette, ici, ce n’est pas possible.
Stanislas. — Je me trompe ?… Tenez. (Prenant le Duc de dos par les deux épaules et l’amenant dans 1’embrasure de la baie du milieu pour lui indiquer un groupe qu’on ne voit pas. On sent qu’il se fait petit dans le dos du Duc pour ne pas être reconnu.) Jugez vous-même. Vous voyez ces trois dames ?
Le Duc. — Où ça ?
Stanislas. — Là ! là ! qui se dirigent de ce côté.
Le Duc. — Eh ! Par Dieu le père, mais oui ! (La Duchesse, madame Homelskoff et Sabine descendent en scène par la baie de droite et gagnent de biais le milieu de la scène. Le Duc et Stanislas, pour ne pas être vus par elles, gagnent furtivement et d’une enjambée la baie de droite en passant rapidement derrière le pilier, afin de pouvoir toujours se dissimuler derrière s’il le faut. Dans ce mouvement Stanislas a pris le 2 et le Duc, le 1. Le Duc, dans l’embrasure de la baie de droite, continuant pendant que les trois femmes bavardent à voix presque inintelligible.) Mais oui, c’est elle qui cause avec la Duchesse, parole.
Stanislas, regardant madame Homelskoff. — Ah ! c’est la Duchesse qui…
Le Duc, très fier. — Oui ! jolie femme, n’est-ce pas ?
Stanislas, par complaisance. Très jolie. (A part.) Un peu tapée.
Le Duc. — Et une dame que je ne connais pas.
Stanislas, avec émotion. — C’est ma femme !
Le Duc, même erreur que Stanislas. — Aha ! charmé. (A part.) Elle est mûre. (Haut à Stanislas.) Eh bien ! donc, nous allons leur parler.
Stanislas, pivote pour s’éclipser. — Oh ! alors !
Le Duc. — Mais vous n’êtes pas de trop, Slovitchine.
Stanislas. — Me trouver avec ma femme et la môme… Ah ! non !
Il disparaît à droite.
Le Duc, souriant. — En a-t-il peur, de sa vieille !
La Duchesse, à madame Homelskoff. — Mais faites donc, chère Madame.
Madame Homelskoff fait la révérence et sort au fond. Les deux femmes descendent un peu en scène.
Le Duc, indiquant madame Homelskoff, Et elle ne reste même pas ! (Les portes se referment. Le Duc descendant brusquement entre les deux femmes.) Ah ! c’est vous, Mesdames !
La Duchesse, à part. — Le Duc !
Elles se sont simultanément écartées en éventail.
Le Duc. — Duchesse, je suis au regret d’interrompre votre conversation, mais j’aurais deux mots à dire à la môme Crevette.
Les Deux Femmes. — Hein ?
La Duchesse, très troublée. — A la… à la môme Crevette ?
Sabine, à part. — Elle s’est troublée. C’est elle !
Le Duc. — Eh ! bien, quoi ?
La Duchesse. — Mais je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je ne connais pas cette personne, je…
Le Duc, avec un air de malice auquel se méprend la Duchesse. — Oh ! Evidemment ! cette réponse ne me surprend pas, mais je vais bien vous étonner, en vous disant, moi, que vous la connaissez.
La Duchesse. — Mais je vous assure…
Sabine, au Duc. — Inutile d’intriguer plus longtemps Madame. (A la Duchesse.) La môme Crevette, c’est moi !
La Duchesse. — Hein !
Le Duc, à la Duchesse. — Positivement !
Sabine. — Excusez-moi, Madame, d’avoir oublié un instant la distance qui nous sépare.
La Duchesse. — Oui, oui ! (Affolée, à part, en descendant à gauche.) Ah, çà ! qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que je deviens. folle ?
Le Duc, remarquant l’émoi de la Duchesse. Qu’est-ce que vous avez, Duchesse ?
La Duchesse. — Ce n’est rien !… la… la surprise.
Le Duc. — En effet, oui, oui !… (Changeant brusquement de ton et attaquant la question. Tout ce qui suit doit être joué tantôt vers la Duchesse, tantôt vers Sabine afin que les deux femmes, soient également mêlées à la conversation. A Sabine.) Eh ! bien, donc, môme Crevette, ne vous scandalisez pas de ce que je vais vous dire. Il s’agit de notre jeune Roi ! Nous voudrions l’empêcher de courir à droite, à gauche, ce qui est plein de danger pour une Majesté. Alors,… nous avons pensé à lui trouver… une favorite…
La Duchesse, à part. — Hein ?
Sabine, très calme. — Ah !
Le Duc. — Mais voilà, pour cette favorite, je voudrais trouver quelqu’un dont je puisse être sûr, une femme, comme je l’expliquais à Slovitchine… (Appuyant sa main sur l’avant-bras de la Duchesse.)… qui fût bien à moi. (Vers Sabine.) Alors, je vous avoue qu’il m’a tout de suite dit : "La môme Crevette."
Sabine, avec ironie. — Vraiment ?
La Duchesse, à part. — Mais il est fou !
Sabine, idem. — Ah ! je crois qu’il ne pouvait pas trouver mieux ! Qu’en pensez-vous, Madame ?
La Duchesse, décontenancée. — Mais… je ne sais… (A part.) Elle se moque de moi.
Le Duc. — Et alors, si vous vouliez, et si cela agréait à Sa Majesté, vous pourriez dès demain avoir une entrevue ! Monsieur Slovitchine veut bien mettre sa garçonnière à notre disposition.
Sabine. — Aha !… (D’une voix sifflante.) Sa garçonnière ?
Le Duc. — Oui, 17, rue de Milan. Vous devez la connaître ?
Sabine. — Non, celle-là pas.
Le Duc, lui prenant amicalement les deux mains. — Allons ! dites-moi que la Môme Crevette ira au rendez-vous ?
Sabine, avec ironie. — Oh ! , La Môme Crevette manquerait à tout son passé en repoussant une distinction pareille. (Regardant narquoisement la Duchesse de côté.) Elle ira !
La Duchesse, entre ses dents et regardant Sabine de même. — Mais ne m’en défie pas, tu sais !
Le Duc, à la Duchesse. — Ah ! je suis bien heureux ! (A Sabine.) Et demain… ?
Sabine, avec une ironie pleine de sous-entendus. — Vous le serez encore plus !
Le Duc remonte, ravi.
La Duchesse, à part. — Ah ! non, il y en a vraiment, quand ils sont cocus, qui ont bien fait tout ce qu’il allait pour ça.
Fin de la valse des Tziganes. A ce moment, la porte de droite s’ouvre avec précaution. C’est Stanislas qui passe la tête ; apercevant les deux femmes il pousse un "Oh ! " et referme brusquement la porte.
Le Duc, qui a vu le jeu de scène. — Eh ! Slovitchine ! Venez donc, cher ami, il n’y a plus de danger ! (Il va ouvrir lui-même la porte que Stanislas retient à lui, ceci une ou deux fois, enfin, tirant plus fort, il entraîne Stanislas accroché au bouton.) Mais venez donc, voyons !
Scène X
modifierLes Mêmes, Stanislas
Stanislas paraît, très penaud.
Stanislas, à part. — Mon Dieu, encore ensemble !
Le Duc, avec une indulgente bonté à Sabine, tout en ramenant Stanislas qui n’ose avancer. — Il a peur de sa femme !
Sabine, avec indifférence, dédaigneuse. — Ah ! il a bien tort.
Stanislas, avec une lueur d’espoir,,- Ah ! vraiment !
Sabine le toise avec dédain et gagne la droite, près du bureau.
Le Duc, retenant Stanislas, qui esquissait le mouvement d’aller vers sa femme. — Slovitchine, mon ami, tout est arrangé. Je viens de causer avec la Môme Crevette. Elle accepte.
Stanislas, regardant la Duchesse et approuvant de la tête. — Ah !
Sabine, narquoise, de l’autre côté du bureau. — Eh ! oui, elle accepte !…
Stanislas, étonné, se retourne, regarde sa femme ; puis ne sachant que dire. — Ah ! (A part.). Comment, ma femme s’en mêle ?
Le Duc. — Ah ! vous avez eu une fière idée en me proposant la Môme Crevette.
La Duchesse, entre ses dents, à elle-même. — Ah ! oui !
Le Duc. — Mais cela vous sera compté, car ce seul fait ne suffit-il pas à rassurer votre femme ?…
Sabine, avec ironie. — Certes !
Stanislas. — Non, vraiment ? (Avec des yeux de chien couchant.) Alors, tu es satisfaite ?
Sabine, avec ironie. — Très.
Le Duc, intervenant, en se méprenant au sens de leurs propos, tout en rattrapant Stanislas comme précédemment. — Elle est enchantée.
Scène XI
modifierLes Mêmes, 1er Officier, Serge, en grande tenue royale
1er Officier, arrivant de gauche. — Sa Majesté le Roi.
Le Duc. — Sa Majesté !… Vite !… (Voyant Stanislas qui fait mine d’aller à sa femme.) Restez, Slovitchine. (Slovitchine fait une grimace de mauvaise humeur, mais reste. Aux deux femmes.) Laissez-moi un instant, Mesdames, que je touche un mot de la chose à Sa Majesté.
Sabine sort fond droit, la Duchesse, fond gauche. Stanislas remonte pour suivre des yeux sa femme qui s’en va.
Serge, paraissant, le bonnet d’astrakan gris à aigrette blanche dans le bras gauche, achevant de mettre ses gants. — Là, je suis prêt.
Il va s’asseoir contre le bureau sur lequel il dépose son bonnet.
Le Duc, tout ému. — Ah ! Sire, que je suis heureux de revoir Votre Majesté ! Si vous saviez par quelles émotions Votre Majesté m’a fait passer.
Serge. — Bah ! Ne me grondez pas. J’ai fait la noce, c’est de mon âge.
Le Duc. — Mais, évidemment, c’est de l’âge de Votre Majesté ! C’est ce que je disais, tenez, précisément à Monsieur. (Il indique Stanislas qui a fait le tour au fond et se tient discrètement à distance.) M. Stanislas Slovitchine, un de vos fidèles serviteurs, qui m’a donné des témoignages précieux de son dévouement à Votre Majesté.
Serge. — Ah ! Monsieur.
Il lui tend la main de haut, la paume en bas. Stanislas qui s’est avancé, s’incline profondément en portant la main du Roi à son front. Le Roi s’assied dans le fauteuil à gauche du bureau.
Le Duc, revenant à ses moutons. — Mais, Sire, un Roi ne court pas comme un vulgaire ! Il ne s’expose pas à Dieu sait quoi ! Et pour ces petites choses en question, eh bien ! mon Dieu il a… il a ses ministres…
Serge, avec un profond ahurissement. — Hein ?
Le Duc, — Qui… qui se chargent de lui trouver une favorite.
Serge, tranquillisé, — Ah ! bon !
Il je lève et se rappuie contre le bureau.
Le Duc. — Mais c’est toujours ainsi qu’il en est. Voyez l’histoire, Louis XIV, Louis XV ! et chez nous Ladislas V et même… votre auguste père Yvan VII
Serge, enchanté. — Ah !… papa… il ?…
Le Duc, très important. — Mais toujours ! Ne voudriez-vous donc pas suivre l’exemple de vos ancêtres ?
Serge. — Ah ! . sur ce chapitre, tu parles !… euh ! vous parlez…
Le Duc, souriant, très courtisan. — Je parle ! oui !… Et alors justement, nous avions jeté des vues, Monsieur et moi, sur une personne qui, à notre goût, aurait toutes les chances.
Serge, très allumé. — Allons donc ! Vous l’avez ?…
Le Duc, insinuant et tentateur. — Si Votre Majesté daignait la recevoir. La vue n’engage à rien. Nous n’aurions pas bien loin à l’aller chercher.
Serge, idem. — Si je veux ! Mais je crois bien que je veux !
Le Duc, saisissant la balle au bond. — Oh ! Monsieur Slovitchine, soyez assez bon…
Il le pousse vers le fond pour l’inviter à aller chercher la femme en question ; pendant ce temps, Serge décroche son sabre et son ceinturon et les dépose sur la table.
Stanislas, empressé. — J’y vais, Excellence.
Il sort fond gauche, et referme la porte.
Le Duc, — Et maintenant, Sire, je sens que ma présence ne saurait que gêner Votre Majesté en un pareil moment.
Serge, enchanté. — Comment donc, allez, allez !
Le Duc, sur le pas de la porte du milieu, avec majesté. — Dieu protège Votre Majesté !
Serge, bon garçon. — Merci, merci.
Le Duc sort.
Scène XII
modifierSerge, puis Stanislas, La Duchesse
Serge, redescendant en gambadant, — Ah ! On fournit les femmes aussi ! Ca va bien ! (Pris d’une inquiétude.) Pourvu qu’on ne m’amène pas une vieille toupie !… Non ! généralement, pour les Rois, on choisit bien !… Pour les maîtresses, je parle, parce que, pour les légitimes !… Pouah !… (il fait une grimace significative. Apercevant Stanislas qui entre.) Ah ! voilà !
Stanislas. — Voici, Sire.
Serge, remontant curieusement. — Ah ! voyons ! (Entre la Duchesse qui fait une révérence.) La môme Crevette ! Ah !…
La Duchesse, à part. — Il m’a reconnue.
Serge, courant à Stanislas, le poussant dehors avec des gestes de gamin qui est pressé d’aller jouer. — Merci, merci, laissez-nous. (Stanislas sort. Revenant à la Duchesse et tout joyeux.) Ah ! ma petite môme, si je m’attendais, après cette nuit, qu’aujourd’hui…
Il lui prend les mains.
La Duchesse, faisant la révérence. — Sire !
Serge, interloqué. — Quoi ?
La Duchesse. — Votre Majesté m’a fait l’honneur de me faire demander et je suis l’humble servante de Votre Majesté ; mais je ne saurais m’expliquer le nom étrange dont elle daigne me gratifier.
Serge, ahuri. — Comment ?
La Duchesse. — Votre Majesté ne serait-elle pas victime de quelque confusion qui la ferait me prendre pour une autre.
Serge. — Ah çà ! voyons, qu’est-ce que tu chantes ? Tu as mal entendu. "La Môme ! la môme Crevette ! " j’ai dit.
La Duchesse, faisant celle qui ne comprend pas. — La môme Crevette !
Serge. — Tu n’est pas la môme Crevette ?
La Duchesse. — Je n’ai pas cet honneur.
Serge. — La môme que j’ai vue cette nuit ?
La Duchesse. — Hélas !
Serge. — Oh !
La Duchesse. — Je n’en bénis pas moins une ressemblance qui me vaut d’être tutoyée par Sa Majesté.
Serge. — Ah çà ! est-ce que je suis idiot ? (Revenant à la charge.) Voyons, si nous sommes là, en tête-à-tête, vous savez, pourquoi ?… C’est le Duc…
La Duchesse, entre ses dents, avec un rictus moqueur. — Le Duc ?
Serge. — C’est le Duc qui a organisé cela pour que… enfin… si nous nous plaisions… que… que… (Lui donnant un coup de coude significatif.) Enfin, oui.
La Duchesse, résumant. — Oui.
Serge, s’emballant. — Et vous ne seriez pas cette délicieuse môme Crevette dont le souvenir me trotte dans la cervelle depuis près de vingt-quatre heures ?…
La Duchesse, flattée. — Ah !
Serge. — Et puis, ma foi, tant mieux si vous n’êtes pas la môme, car j’aurai plus de force pour vous dire combien je l’ai profondément désirée hier soir. Ah ! Si elle n’avait pas été avec un imbécile !
La Duchesse, riant sous cape. — Arnold ?
Serge. — Quoi ?
La Duchesse. — Rien.
Serge. — Si vous saviez quel chic, quel entrain ! Elle avait des yeux ! les vôtres, tenez ! Ah ! j’en ai rêvé de ses yeux… au dépôt !…
La Duchesse, à part. — Il est gentil, le petit roi.
Pendant ces dernières répliques, l’orchestre tzigane a attaqué la czarda du 2e acte.
Serge. — Et tenez, cette czarda qui arrive là comme un fait exprès, elle l’a dansée. Ah ! avec quelle grâce ! Et je lui ai fait vis-à-vis. (Il esquisse le pas. La Duchesse le regarde, et, peu à peu gagnée par le rythme de la musique, elle indique d’abord à peine la danse par de légers haussements de corps, et petit à petit elle accentue. Le Roi, ravi, l’entraîne en accompagnant la danse de battements de mains. Ils finissent par danser ensemble jusqu’au moment où Serge éclate :) Mais avoue donc que c’est toi, je serais si heureux !
Il tend les bras pour l’enserrer.
La Duchesse, avant de se laisser aller, mais déjà dans les bras du Roi. — Si Votre Majesté engageait sa parole royale de garder son bonheur pour elle toute seule.
Serge, l’étreignant. — Ah ! ma petite môme !
La Duchesse riant, très émoustillée. — Ah !… Antoine ! (Elle se jette dans ses bras.) Mais pas un mot à personne !
Serge, gagnant, accouplé avec la Duchesse, le bureau de droite. — C’est juré !… Ah ! ma chérie !
Ils se tiennent embrassés. A ce moment, venant de gauche, paraît Chandel à moitié dégrisé, il est en chemise et en caleçon, enveloppé pudiquement dans un rideau de fenêtre ou un tapis quelconque,
Scène XIII
modifierLes Mêmes, Chandel, puis Le Duc, les Invités
Chandel, descendant à l’avant-scène gauche. — Ah çà ! Pourquoi suis-je dans cette tenue dans un endroit que je ne connais pas, et pourquoi ai-je dans la bouche un goût de table de nuit ? (Un bruit de baiser le fait retourner. Il reconnaît le Roi et pousse un cri strident.) Ah !
Serge, et La Duchesse, sursautant. — Ah !
La Duchesse se dégage et gagne la droite, Serge remonte un peu.
Chandel, se précipitant au fond, ouvrant la porte d’une poussée de la main et appelant d’une voix triomphante. — Venez ! Venez tous ! Je l’ai retrouvé !
Serge. — Qu’est-ce qui lui prend ?
La Duchesse. — C’est un fou !
Tout le monde accourt affolé, le Duc en tête.
Le Duc et Tous. — Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Chandel, entraînant le Duc et lui indiquant du bras tendu le Roi. — Là ! là ! celui-là !… C’est lui ! C’est le roi !
Brouhaha général.
Le Duc. — Mais il est fou !… mais c’est un fou !…
Il le fait pirouetter et le temps de dire ouf ! aidé des officiers on le sort par la gauche.
Chandel, entraîné. — Eh bien ! quoi donc, puisque je vous dis que c’est le roi !… Puisque je vous dis que c’est le roi !
Le Duc. — Oh ! non ! Quel scandale ! Quelle soirée ! (Allant à Serge.) Oh ! excusez ce crétin ! Majesté, je suis confus.
Serge, souriant. — Laissez donc, je le connais.
Le Duc. — C’est égal, une histoire pareille ! (Se rappelant, voyant le roi, ce dont il a été question entre eux.) Au fait, Sire, vous avez vu la personne ?
Serge, les yeux brillants. — Oui, oui !
Le Duc. — Elle vous plaît ?
Serge. — Si elle me plaît !
Il cherche des yeux la Duchesse qu’il n’aperçoit plus à droite.
Le Duc. — Eh bien ! soit. Elle aura donc l’honneur d’attendre Votre Majesté, demain, dans un appartement à la disposition de Votre Majesté, 17, rue de Milan.
La Duchesse, qui pendant ce qui précède a fait le tour au fond et redescend à gauche. — Bien.
Serge, lui serrant la main. — Ah ! Duc, vous êtes précieux !
Le Duc, très ému de ce témoignage de satisfaction. — Oh !… Votre Majesté me comble !… (En relevant la tête, il aperçoit la Duchesse à sa droite.) Ah !… et maintenant, daignez me permettre de présenter à Votre Majesté la Duchesse Pitchenieff, ma femme !
Serge, ahuri. — Non !
Le Duc, avec satisfaction. Mon Dieu, oui !
Serge, s’effondrant dans le fauteuil, de stupéfaction, tandis que la Duchesse, un doigt sur la bouche, en appelle à sa discrétion : — Ah !…
RIDEAU
Acte V
modifier17, rue de Milan. La garçonnière de Constantin Slovitchine. La scène est divisée en deux par une cloison double, de façon à donner une épaisseur de mur. Cette cloison sépare le salon, à droite, de la chambre à coucher, à gauche, et est percée entre le 1er et le 2e plan d’une ouverture que ferme une porte à un seul vantail, ouvrant de l’avant-scène vers le fond, dans la chambre à coucher, et un tambour en cuir rouge ouvrant de même façon dans le salon. Une vraie serrure ferme la porte de la chambre à coucher, mais la clef est mise du côté extérieur : la porte tambour n’a pas de serrure.
Côté droit de la scène : un salon fumoir, pièce carrée, meublée à l’anglaise. Au fond, à gauche, la cheminée avec glace et sa garniture. A droite de la cheminée, porte à deux vantaux donnant sur le vestibule, dont la porte d’entrée non visible au public est à droite. A droite, grand panneau de mur orné de panoplies, et contre lequel s’adosse un de ces grands canapés anglais en cuir rouge. 2e plan, fenêtre. De chaque côté de la cheminée un fauteuil. Devant le canapé, mais assez distante pour permettre à une personne de passer entre, une table carrée anglaise en acajou. A droite de la cheminée, une poire pneumatique à un tube de caoutchouc longeant la glace, puis la corniche, jusqu’à la cloison qu’elle traverse, et aboutissant dans la pièce de gauche à un instrument qui laisse échapper un lamento lugubre et prolongé chaque fois que l’on presse sur la poire pneumatique.
Côté gauche de la scène. La chambre à coucher. 1er plan une alcôve d’où émerge le pied d’un lit de milieu. Au fond, face au public, une armoire en laqué blanc, dont tous les rayons sont chargés de linge, de cartons à chapeaux ; une rangée de bottines sur le rayon du bas. Contre le mur du fond, à gauche de l’armoire, un miroir accroché au mur. Contre la cloison, entre l’avant-scène et la porte de séparation, une table à coiffer avec sa psyché et sa garniture ; une chaise devant la table. Un tout petit canapé canné adossé au pied du lit. Contre le petit panneau du mur qui précède l’alcôve, une chaise. Dans ledit panneau, un bouton de sonnette électrique. Tout le mobilier est laqué blanc Louis XVI. Sur le petit canapé, la robe de ville et le chapeau que la Duchesse vient de quitter.
Scène première
modifierStanislas, La Duchesse
La Duchesse, en peignoir de dentelles très élégant est assise à la coiffeuse en train de se coiffer, tout en suivant les explications de Stanislas qui est au fond devant l’armoire dont il tient les battants ouverts. Le public ne doit pas se douter que l’armoire est truquée, comme on le verra plus tard.
Stanislas, terminant une explication qu’il était en train de donner. — Et voilà, c’est pas plus malin que ça !… Grâce à ce moyen aussi simple qu’ingénieux, ni vu ni connu ! Un mari peut venir, ffutt !… passez muscade, la colombe est envolée.
Il referme les battants.
La Duchesse, assise. — C’est très ingénieux !
Stanislas, allant à elle. — Surtout précieux pour les femmes du monde !… Pour toi, évidemment !…
La Duchesse. — Non, mais je t’en prie !…
Stanislas. — Enfin, quoi ! tu n’as pas la prétention… La Duchesse, lui envoyant un baiser. — Oui, amour ! Stanislas, souriant. — Va pour amour ! Et tiens ! c’est pas tout ! En cas d’alerte !… (Passant dans l’autre pièce dont il laisse les portes ouvertes et pressant sur la poire.) Ecoute ça !
Il se dégage un son plaintif et prolongé.
La Duchesse. — Oh ! là ! là ! qu’on a donc du chagrin, madame !
Stanislas ; rentrant toujours sans fermer les portes. — Eh bien ! ça veut dire : " Sauvez-vous, v’là, le mari ! "
La Duchesse. — Tout est prévu !
Stanislas. — Ah ! qu’est-ce que tu veux ! Si on veut marcher dans la femme mariée, ça exige un matériel de prudence. Je te montre tout ça à titre de curiosité, parce que pour toi… avec le Roi…
La Duchesse. — Evidemment !…
Stanislas. — Mais, dis donc, à propos de roi, Sa Majesté ne saurait tarder. (Blagueur.) Je ne te ferai pas les dernières recommandations de la mère à la mariée, tu n’en es pas à ton premier conjungo !… (Remontant au-dessus du lit et tapant sur le sommier,) Ca !… tu sais que c’est ?… C’est un lit !…
La Duchesse, qui est remontée au pied du lit. — T’es bête !
Elle gagne l’extrême gauche.
Stanislas. — Maintenant, pour le service, tu n’as qu’à sonner, j’ai, fait venir mon valet de chambre. (Avisant les vêtements de la Duchesse.) Tiens ! même, sonne donc, qu’on lui fasse enlever tes vêtements de ville, là, qui traînent ! (La Duchesse sonne. Stanislas descend en scène.) Le roi doit s’imaginer aller à une conquête. Il ne faut pas lui laisser voir qu’on a d’avance déposé les armes.
Il remonte au pied du lit, face à la porte.
Scène II
modifierLes Mêmes, Arnold
Stanislas, apercevant Arnold qui est entré dans le salon. — Ah ! vous voilà ! venez !
Arnold, entrant franchement. Monsieur ?
Stanislas, prenant les vêtements sur le canapé. — Tenez, Arnold, vous allez…
La Duchesse et Arnold, se reconnaissant. Ah !
Stanislas, se retournant. — Quoi ?
La Duchesse, à part. — Constantin !…
Arnold, à part. — La Duchesse des Folies-Bergère !
Stanislas, les regardant tous deux. — Qu’est-ce qu’il y a ?
La Duchesse, indiquant Arnold. — Mais c’est ton frère !
Arnold, entre ses dents. — Boum !
Stanislas. — Allons, bon ! toi aussi ?… C’est une manie, alors !… C’est mon valet de chambre.
La Duchesse. — Hein ! lui ?
Arnold, ne sachant que dire, baisse la tête.
Stanislas. — Mais dame !
La Duchesse. — Un valet de chambre ! Et c’est avec lui que…
Stanislas. — Que quoi ?
La Duchesse, se reprenant. — Rien ! rien !…
Arnold, confus. — Je vais expliquer à Madame…
La Duchesse, vivement et avec dignité. — Quoi ? quoi ? Je ne vous comprends pas ! Vous n’avez rien à expliquer.
Arnold. — Ah ! bon. (A part.) Vraiment, je suis dans une situation fausse.
Stanislas, à part, les regardant. — Ah, çà ! qu’est-ce que ça veut dire ? (A Arnold.) Tenez, emportez les vêtements par là.
Arnold. — Oui, Monsieur. (il prend les vêtements et le chapeau et en sortant.) Si j’avais su !… (Fermant la porte.) Tout ça pour un raté !…
La Duchesse, passant, à elle-même. — Oh ! non, non !… un valet de chambre !… Le comte Arnold !…
Stanislas. — Eh ! bien, qu’est-ce que tu as ?
La Duchesse. — Rien, rien. (A part.) Enfin, heureusement un roi tout à l’heure ! Ca fera une moyenne.
Elle s’assied à la coiffeuse. On sonne.
Stanislas. — On a sonné !… Ce doit être Sa Majesté ! Vite, toi, sous les armes !… Tous les charmes en avant ! Moi, je vais recevoir.
Il sort, referme la porte et le tambour, et pendant ce qui suit, la Duchesse s’arrange devant la glace.
Scène III
modifierLa Duchesse, dans la pièce de gauche ; Stanislas, Arnold, Le Duc
Arnold, annonçant. — Son Excellence !
Stanislas, s’élançant à sa rencontre. — Excellence !
Le Duc - Ah ! vous êtes donc là, Slovitchine ?… C’est très bien.
Stanislas. — Oui, Excellence ; tout est prêt et Sa Majesté peut venir. Si vous voulez vous rendre compte par vous-même.
Le Duc. — Inutile ! Je me rapporte à vous ! D’ailleurs, je suis déjà venu visiter ce matin. Vous pensez, ayant la responsabilité de Sa Majesté, il était de la plus élémentaire prudence !…
Stanislas. — Oui, oui, oui !
Le Duc. — Tout est très bien.
Stanislas. — Parfait !… Quant à la môme Crevette…
Il se dirige vers la porte dont il tire déjà le tambour.
Le Duc. — N’en ayez point souci, elle monte derrière moi.
Stanislas, ahuri. — Comment ?
Le Duc. — Je dis : elle monte derrière moi.
Stanislas, laissant retomber le tambour. — Comment, elle monte derrière vous ?
Le Duc. — Oui ! comme elle avait une grosse émotion - vous comprenez, son premier roi !… - alors je lui ai dit : prenez donc l’ascenseur avec mes officiers, moi, je vais à pied.
Stanislas, riant sous cape. — Mais voyons, Monseigneur, ce n’est pas possible. (Le Duc le regarde.) Voilà une demi-heure qu’elle est ici.
Le Duc. — Quoi ? quoi, ici ? Qu’est-ce que vous dites ?
Stanislas, même jeu. — Avec moi, parfaitement.
Le Duc. — Allons, Slovitchine, vous battez la breloque, mon ami ! Elle ne peut pas être ici, puisque je l’ai amenée avec… (Sonnerie.) Et la preuve, tenez, la voici !
Il remonte et va ouvrir la porte du salon.
Stanislas. — Ah bien ! ça, par exemple !
Voix d’Arnold, dans le vestibule. — Ah Madame !
Sabine entre en coup de vent suivie des trois officiers.
Scène IV
modifierLes Mêmes, Sabine, Les Officiers
Ceux-ci se rangent au fond droit.
Stanislas. — Ma femme !
Sabine, descendant. — Mon mari !… Très heureuse !
Le Duc, qui est descendu. — Qu’est-ce que vous dites ?
Stanislas. — Toi ! Toi ! Ici ? Qu’est-ce que tu viens faire ?
Sabine. — Ce que vous venez faire vous-même ! Vous venez y retrouver votre maîtresse ; moi, je viens y retrouver mon amant !
Stanislas, bondissant. — Qu’est-ce que tu dis ?
Le Duc, l’attrapant par son bras levé. — Mon Dieu, quoi ? Qu’est-ce que c’est ?…
Stanislas, au Duc se dégageant d’un mouvement brusque. — Ah ! laissez-moi ! (A Sabine.) Ton amant ? Où ? Qui ? Quel amant ?
Sabine, froidement et martelant chaque mot. — Sa Majesté le roi d’Orcanie !
Stanislas. — Le roi d’Orcanie !
Sabine. — Demandez à Son Excellence.
Stanislas, faisant le geste de lever la main sur elle. — Malheureuse !
Le Duc. — Mais alors, ce n’est pas la môme Crevette ?
Stanislas. — Ah ! vous avez fait un joli coup, vous ! (A sa femme.) Allons, voyons, c’est une plaisanterie !
Sabine. — Laissez-moi, monsieur ! Tout est fini entre nous !
Elle remonte.
Stanislas, la suivant. — Sabine, voyons, laisse-moi t’expliquer !
Sabine, sèchement. — Rien.
Elle sort au fond.
Le Duc, qui est remonté à leur suite, mais par l’autre côté de la table. — Ecoutez, mon cher, je suis désolé !…
Stanislas. — Ah ! laissez-moi tranquille ! (Courant après sa femme.) Sabine ! Ecoute-moi, Sabine !
Il sort.
Le Duc, aux officiers. — Eh bien ! en voilà une histoire !… Mais alors, quelle donc est-elle, cette môme Crevette ?… Par Dieu le Père, je suis curieux !…
Il frappe à la porte de la Duchesse.
La Duchesse, qui est debout devant le miroir près de l’armoire. — Entrez !…
Le Duc. — Je vous demande pardon, Madame…
La Duchesse, se retournant à la voix de son mari. — Dieu !
Le Duc. — Ma femme ! (Il bondit sur elle.) Vous !… vous ici !… misérable !
Il l’entraîne comme un fauve dans le salon.
La Duchesse. — Mon Dieu ! mon Dieu ! laissez-moi !
Le Duc. — Taisez-vous !
Il repousse la Duchesse qui tombe à genoux.
Les Officiers, inversement et essayant de retenir le Duc. — Au nom du ciel, Excellence !…
Le Duc, les faisant taire. — Et vous aussi !… (A la Duchesse tout en essayant de se débarrasser des officiers qui le retiennent.) Criminelle ! trompeuse ! Un pistolet !… Un poignard, que je la tue !
1er Officier, revenant pour l’exhorter au calme. Obanef ropati teteloff popolski Koneti.
Les deux autres officiers, sur un ton suppliant. — Tchin ! Tchin !
Le Duc, ne voulant rien écouter. — Je veux la tuer, je vous dis, je veux la tuer !
La Duchesse. — Au secours ! au secours !
Deux des officiers, retenant le Duc. — Excellence ! Excellence !
1er Officier, relevant la Duchesse. — Sauvez-vous, madame, sauvez-vous !
Il la fait passer dans la pièce de gauche où elle s’affale épuisée contre la coiffeuse en comprimant les battements de son cœur, tandis que lui reste devant la porte, prêt à toute éventualité.
Le Duc, brusquement, reprenant possession de lui-même. — Vous avez raison ! Puisque dans ce pays on n’a donc pas le droit de se faire justice soi-même. (Il s’est dirigé vers la porte que garde le 1er officier, celui-ci voulant essayer de la barrer, le Duc l’écarte sèchement :) Allez ! (L’officier obéit.) J’aurai donc recours à la loi. (Il ouvre le tambour et de la serrure de la porte il tire la clé après avoir donné un double tour, puis mettant la clé dans sa poche, martelant chaque mot.) Je vais chercher le commissaire de police.
Tout ceci vivement, presque l’un sur l’autre :
1er Officier. — Excellence ! Excellence ! pensez au scandale.
2e Officier. — Au nom du ciel, Excellence !
3e Officier. — Excellence, réfléchissez !
Le Duc, qui a traversé la scène. — Oh ! la misérable ! la misérable !
Il s’effondre sur le canapé, la tête dans ses mains, les officiers se tiennent respectueusement silencieux. A ce moment on voit la Duchesse relever la tête, on sent qu’une idée subite a éclairé son cerveau ; elle regarde l’armoire, puis, prenant un grand parti, elle s’élance vers elle, ouvre le battant, pousse sur un des rayons et tout le fond tourne sur charnière, entraînant les rayons avec ce qu’ils supportent et livre passage sur le vestibule. La Duchesse traverse l’armoire et aussitôt en referme le fond, les deux battants de devant, bien entendu, demeurent ouverts.
Le Duc, après un long temps de silence dans lequel il a ruminé l’état des choses. — Non, non, qui aurait pu supposer ?…
1er Officier, essayant de le calmer. — Voyons, Excellence ! Un peu de courage. Vous êtes un homme, un soldat !
Le Duc. — Non, laissez-moi ! C’est une trompeuse, je vous dis, c’est une trompeuse !… C’est une adultérine !…
2e Officier, essayant de le convaincre. — Pistoie labouski seporel karejan.
Le Duc, ne voulant rien entendre. — Nadié ! nadié !
3e Officier, enchérissant sur l’autre. — Biblinef kon détat oïvsoff alaneff !
Le Duc. — Nadié ! Nadié !
1er Officier. — Borajin medelskoff tontonné goletzin !
Le. Duc, frappant du poing sur la table de façon à leur imposer silence. — Nadié ! (Puis après un temps.) Une adultérine, je vous dis, une adultérine ! (Se levant.) Allons ! pas de faiblesse ! Je vais chez le commissaire.
Il passe devant la table, puis arrivé à gauche s’apprête à remonter quand paraît Arnold.
Scène V
modifierLes Mêmes, Arnold, puis La Duchesse
Le Duc, voyant entrer Arnold, avec nerfs. — Vous ! quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ? Allez-vous-en !
Arnold. — Mais, Excellence, c’est madame la Duchesse qui demande Votre Excellence.
Le Duc. — La Duchesse, quoi ? Quelle Duchesse ?
Arnold. — Mais Madame la Duchesse à Monsieur.
Le Duc. — Comment "ma Duchesse ? " Qu’est-ce que vous dites, idiot ?… (Arnold accueille l’épithète avec le sourire d’un homme qui commence à y être habitué. Le Duc, indiquant la chambre de gauche) Puisqu’elle est là, ma duchesse ! Comment voulez-vous ?…
Arnold, sur un ton supérieurement détaché. — Je suis désolé de contredire Son Excellence ! Mais madame la Duchesse ne peut pas être là, puisqu’elle est là.
Il indique le vestibule.
Le Duc. — Ah ! par Dieu le père, il y a un de nous deux qui est fou !
Arnold, sans avoir l’air d’y toucher. — Ce n’est pas moi.
Le Duc. — C’est trop fort ! Eh bien ! donc, eh bien ! voyons, faites entrer la Duchesse.
Il gagne l’extrême gauche du salon.
Arnold, s’inclinant, puis remontant jusqu’au vestibule. — Si madame la Duchesse veut entrer.
La Duchesse parait dans les vêtements qu’on avait vus au lever du rideau sur le canapé. Elle est coiffée comme au Ier et au IVe actes ; elle a son chapeau, ses gants, sa voilette et son en-tout-cas.
Le Duc et les officiers. — Ah !
La Duchesse, allant à son mari. — Bonjour, mon ami.
Le Duc, la voix étranglée, n’en revenant pas. — Vous !… Vous !… C’est vous !
La Duchesse, du ton le plus naturel. — Quoi ?
Arnold, au-dessus de la table, triomphant. — Eh ben… hein ?
Le Duc, passant au 2e et à Arnold. — Ah ! vous ! allez vous promener !
Arnold. — Oui.
Le Duc, tout en retournant à la Duchesse. — Misérable !…
Arnold. -…serf ! (Souriant et à part en s’en allant,) Est-il gentil !
Il sort.
Le Duc, à la Duchesse lui prenant la main. — Vous, vous, c’est vous !… Est-ce possible ? Mais alors, tout à l’heure, vous n’étiez donc pas…
Il indique de la tête la pièce de gauche.
La Duchesse. — Je n’étais pas ?…
Le Duc, quittant la Duchesse. — Non, rien… (A part.) Est-il croyable ? Une telle ressemblance. Par Dieu le père, si je n’avais pas la clé dans ma poche.
La Duchesse. — Mais qu’est-ce que vous avez ?
Le Duc. — Non, vous ne pouvez comprendre !… Mais comment se fait-il que vous soyez ici ?… Qu’est-ce que vous venez faire ?
La Duchesse. — Mais j’attends que vous me le disiez.
Le Duc. — Dites-vous ?
La Duchesse. — C’est votre ami, Monsieur Slovitchine qui, hier, à l’Ambassade m’a dit de votre part qu’il vous serait agréable que je vinsse ici aujourd’hui.
Le Duc. — Dieu ! je comprends ! (Remontant.) Parbleu ! Le malheureux, il a été victime, comme nous, de cette incroyable ressemblance !… (La regardant.) Le fait est que c’est miraculeux !… (Aux officiers.) N’est-ce pas, Messieurs ?
Les officiers. — Miraculeux !
La Duchesse, qui est remontée par la gauche de la table. — Quelle ressemblance ?
Le Duc, allant à elle. — Non, ne cherchez pas ! (il redescend et à lui-même.) Mon Dieu !… la pauvre femme !… dire que j’ai failli l’étrangler… à coups de poignard !… Mon Dieu ! elle doit être dans tous ses états !…
Il est remonté et a tiré le tambour de la porte de gauche, pour écouter s’il entend quelque chose ; ce voyant, la Duchesse, qui est près de la cheminée, presse plusieurs fois la poire pneumatique qui fait entendre comme un long gémissement dans la pièce de gauche.
Le Duc, se méprenant au son qu’il entend. — Comme elle pleure ! mon Dieu, comme elle pleure ! (Sans refermer le tambour, il retourne à la Duchesse qui, aussitôt abandonne la poire et prend l’air le plus naturel du monde.) Allez, Duchesse, tout cela est le résultat d’une confusion qui ne s’explique que trop et que je vous dirai ce soir. Qu’il vous suffise de savoir, que je suis heureux ! Ah ! bien heureux de vous voir là.
La Duchesse, touchée. — Oui, mon ami ?
Le Duc, sur le même ton. — Allez-vous en.
La Duchesse, interloquée. Ah ! Si vous voulez, mon ami.
Le Duc, empressé. — Je vais vous reconduire. (Croyant avoir affaire à une sonnette, il va presser sur la poire. Mêmes gémissements de l’appareil.) Comme elle pleure, mon Dieu, comme elle pleure !… (Changeant de ton et avec impatience.) Mais qu’est-ce qu’il fait donc, ce serf ? Il n’entend pas que je sonne.
Il réappuie sur la poire qui rend un nouveau gémissement.
La Duchesse. — Oh ! d’ailleurs, je n’ai que faire de quelqu’un, je trouverai bien la porte toute seule.
Le Duc. — Eh ! bien, alors, faites donc ! (Très galamment et en lui baisant les mains.) Allez, Duchesse ! Allez ! et à ce soir ! (Les officiers s’inclinent. La Duchesse sort. Le Duc referme la porte, puis descendant vers les officiers.) Hein ! Croyez-vous ? Est-ce possible ?
1er Officier. — C’est à n’y pas croire !
Le Duc. — A n’y pas ! Mon Dieu, j’ai déjà entendu dire que tout homme avait dans le monde son sosie absolument identique, mais je n’aurais jamais cru qu’à ce point !…
L’Officier. — Ca !…
Le Duc. — Et cette coïncidence, — n’est-ce pas curieux, qui les fait juste se rencontrer ici !… Voyez donc ce qui aurait pu en résulter si je n’avais pas été calme ! Ah ! je remercie le ciel de m’avoir évité un malheur !
Scène VI
modifierLes Mêmes, La Duchesse
A ce moment le fond de l’armoire de la chambre s’ouvre à nouveau, la Duchesse revêtue de son peignoir comme au début de l’acte, surgit du meuble. Elle referme le fond d’abord, puis les deux battants de l’armoire et allant tomber, épuisée sur le canapé.
La Duchesse. — Ouf !
Le Duc. — Pauvre Duchesse !… moi qui déjà l’accusais !… Et l’autre, la malheureuse, que j’ai bousculée !… vraiment, j’ai été d’un sauvage ! et je ne sais comment je vais pouvoir m’excuser. (Croyant que les officiers ont parlé.) Dites-vous ?
Les Officiers, comme si on les tirait d’un rêve, relevant la tête, puis. — Rien, Excellence.
Le Duc. — Ah ! pour ça je n avais pas besoin de vous !… Eh ! mon Dieu, je n’ai qu’une chose à faire, c’est de lui présenter mes excuses.
Il va frapper à la porte de la pièce de gauche.
La Duchesse, à part. — C’est lui ! (Haut, la voix entrecoupée de sanglots.) en-en-trez !
Le Duc, tout en introduisant la clé dans la serrure. — Pauvre femme, comme elle pleure !
Il entre.
La Duchesse, jouant l’effroi. — Ah ! Mon Dieu ! au secours ! au secours !
Elle s’est précipitée à l’extrême gauche.
Le Duc que, son cri a fait sursauter au moment où il fermait la porte, allant à elle. — Ne craignez rien, au nom du ciel, Madame !…Je viens au contraire vous dire combien je suis une fois confus de l’incident de tout à l’heure.
La Duchesse, comme insuffisamment rassurée. — Oui ?
Le Duc. — Foi de gentilhomme !… je vous assure. Il s’est passé une chose tellement extraordinaire !… Figurez-vous, Madame… (Se laissant prendre à son émotion et avec sollicitude.) Mais je vous en prie, asseyez-vous ! vous tremblez !
La Duchesse, se laissant conduire au fauteuil devant la coiffeuse. — Ah ! Excellence, vous m’avez fait bien du mal.
Le Duc. — Eh ! je ne le vois que trop !… Mais aussi pourquoi ressemblez-vous tellement à la Duchesse, ma moitié ?
La Duchesse, jouant l’ignorance. — Ah ! vraiment, je…
Le Duc. — C’est invraisemblable !… même figure, mêmes traits, même taille, même voix… C’est-à-dire que, mettez-vous devant la glace, c’est la Duchesse que vous verrez.
La Duchesse. — A ce point ?
Le Duc. — Et alors vous comprenez, quand je vous ai vue tout à l’heure aussi ressemblante, j’ai cru que c’était la Duchesse, mon sang n’a fait qu’un tour, j’ai bondi !… Et alors… Ah ! vous avez de la chance d’être encore en si bon état.
La Duchesse. — Et voilà comme on accuse sa femme sur une simple présomption !
Le Duc, très contrit. — Oui !… Oh ! je ne suis qu’un daim.
La Duchesse. — C’est vous qui le dites !… Allez, vous n’avez qu’une chose à faire, c’est de lui demander pardon en lui offrant un beau bijou.
Le Duc. — Oh ! oui, et à vous aussi.
La Duchesse, souriant et avec malice. — Ca en fera deux.
Le Duc. — Positivement !… Alors, vous pardonnez ?
La Duchesse. — Je pardonne !… mais, au moins, que ça vous serve de leçon et, à l’avenir, ne croyez donc plus ce que vous voyez.
Le Duc. — Je vous le promets ! (Au public.) Elle est exquise !… (A la Duchesse.) Môme Crevette, voulez-vous que je vous dise une chose confidentielle ?
La Duchesse. — Allez !
Le Duc. — Eh ! bien, cette ressemblance, je trouve ça excitant.
La Duchesse. — C’est vrai ?
Le Duc. — Positivement.
La Duchesse, à part. — Eh bien ! mon vieux !
On sonne.
Le Duc, revenant à la réalité très vivement. — On a sonné ! Vous permettez ? Cela doit être Sa Majesté !
La Duchesse. — Allez !
Le Duc. — C’est cela ! Arrangez-vous ; que l’on ne voie pas que vous avez pleuré, et surtout. pas un mot à Sa Majesté.
La Duchesse. — Tu parles !
Le Duc. — Merci !
La Duchesse. — Ouf ! je l’ai échappé belle !
Scène VII
modifierLes Mêmes, Arnold, puis Serge, Chandel, Chopinet, Kirschbaum, les trois Officiers
Arnold, accourant comme un fou le chandelier allumé à la main. — V’là le Roi ! C’est le Roi !
Le Duc. — Sa Majesté ! Vite, le chandelier !
Il prend le chandelier des mains d’Arnold, Les officiers se rangent au fond.
Arnold, rangé à côté de la porte du fond. — Sa Majesté !
Entre Serge, suivi de Chopinet, Kirschbaum et Chandel.
Serge, entrant carrément. — Bonjour, Messieurs !
Le Duc, le chandelier à la main. — Sire, je suis heureux et fier de vous souhaiter la bienvenue au seuil de ce petit… de ce petit…
Serge, souriant et achevant pour lui. -…t’aimoir… Vous êtes bien aimable ! (Descendant à droite de la table.) Et… (Faisant signe au Duc d’approcher.) on m’attend ?…..
Le Duc, à mi-voix. — Oui, Sire !
Serge, à Kirschbaum et Chopinet. — Allons, mes amis, vous avez bien voulu m’accompagner jusqu’ici. Je vous remercie de votre conduite, mais vous devez comprendre que je n’ai plus besoin de vous.
Kirschbaum et Chopinet, s’inclinant. — Sire !…
Serge. — Quant à vous, brave Chandel, vous m’avez ému par vos doléances. Je vous ai fait perdre votre situation, je vous dois une compensation ! Je vous nomme recteur de l’Université du Royaume d’Orcanie.
Chandel. — Moi ? Sire ! Est-il possible ? Un tel honneur ! A mon âge !
Serge. — Eh bien ! quoi ?
Chandel. — C’est qu’en général, c’est parmi les doyens de la profession…
Serge, avec une désinvolture toute royale. — Eh ! bien, je vous nomme doyen, voilà tout !
Chandel. — Ah ! Sire, vous me comblez ! Ma mère va être bien heureuse !
Serge. — Allons tant mieux ! Allez, Messieurs, allez !
Ils s’inclinent et sortent ainsi que les officiers.
Le Duc, remontant vers la porte de la chambre. — Et maintenant, si Votre Majesté daigne entrer.
Serge, sourit, se mord les lèvres, avec un petit dilatement des narines, boutonne le dernier bouton de son veston, puis, avec une pointe de grivoiserie. — Allons ! (Arrivé au Duc, il est arrêté par la présence du chandelier.) Oh ! cinq, c’est beaucoup !
Le Duc, qui ne comprend pas. — Plaît-il ?
Serge, gentiment blagueur. — Je vous en prie, posez ce chandelier.
Le Duc. — Mais, Sire, le Protocole !
Serge, insistant dans le même ton. — Je vous en prie, ça me gêne.
Le Duc, soumis. — Oh ! alors !… (Il dépose le chandelier sur la cheminée, puis, allant ouvrir la porte, fait un signe à la Duchesse assise sur la chaise extrême-gauche d’avoir à se lever, après quoi il annonce avec toute l’étiquette de cour.) Sa Majesté !
Le roi entre et va à la Duchesse qui fait la révérence, fait un profond salut, puis restant dans cette position sans relever la tête, il la tourne simplement pour regarder par-dessus son épaule gauche si le Duc ne va pas bientôt s’en aller.
Le Duc, comprenant et avec la plus grande discrétion. — Je me retire !
Serge, sans changer de position lui faisant un petit oui de la tête, puis. — C’est ça. (Le Duc s’incline et sort. Une fois le Duc sorti, se redressant, et tendant les bras à la Duchesse.) Ma petite Môme !
La Duchesse, se précipitant dans ses bras. — Antoine !
Ils s’asseyent sur le canapé.
Le Duc, allant prendre son chapeau sur la table. — C’est très excitant ! Décidément, quand le Roi en aura assez, il faudra que je me paie cette petite femme-là.
Il remonte pour sortir.
La Duchesse. — Et allez donc !… (Indiquant Serge.) C’est pas mon père !
RIDEAU