Le Rouge et le Noir (édition Martineau, 1927)/01/Préface

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome Ip. i-xx).

PRÉFACE DE L’ÉDITEUR

En 1830, Henri Beyle vient d’avoir 47 ans. Et c’est cette année même que, sous le pseudonyme de Stendhal, il publie le premier de ses deux ou trois plus indéniables chefs-d’œuvre. Depuis neuf années il habite Paris presque continuellement. Il y était bien obligé par la police du gouvernement autrichien qui lui avait interdit le séjour de sa chère Italie. Dans ses Souvenirs d’égotisme nous trouvons le tableau fidèle de sa vie sous la Restauration. Au café il rencontre chaque jour un petit nombre d’amis fidèles, et il fréquente avec assiduité les principaux salons littéraires où il fait figure de causeur plein de verve, parfois très caustique. Lors des premières escarmouches du romantisme il a montré dans ses deux brochures sur Racine et Shakespeare qu’il savait être un polémiste redoutable. Au surplus, celui que l’Empire avait vu adjoint aux Commissaires des guerres, auditeur au Conseil d’État, inspecteur du Mobilier et de la Couronne, n’est plus qu’un dilettante, un passionné d’opéra, de peinture, de lettres, de politique. Les idées lui plaisent pour elles mêmes. Déjà il s’est fait connaître par divers ouvrages (Vie de Haydn, Mozart et Métastase, 1814 ; Histoire de la peinture en Italie, 1817 ; Rome, Naples et Florence, 1817 ; Vie de Rossini, 1824) qui purent rendre des services aux touristes comme à ceux qui goûtent la musique et les arts plastiques, mais qui ne sont pour les trois quarts, il le reconnaît lui-même, que « des extraits judicieux des meilleurs ouvrages » publiés sur les questions auxquelles ils se rapportent.

Stendhal ne s’aveuglait donc pas sur ses « plagiats ». Mais sans emploi de 1815 à 1830, il ne lui restait à peu près que sa plume pour vivre. Le retour des Bourbons le fit écrivain plus encore peut-être que ses goûts. Il n’eut jamais une grande vanité littéraire, bien qu’il appréciât justement sa valeur et qu’il sût annoncer avec une étonnante prescience sa gloire posthume. Du moins il n’attendait pas de son seul génie de grands succès d’argent, en quoi il fut sage. Au contraire il pensait assez naïvement se faire de précieuses ressources avec les divers travaux de librairie qu’il entreprenait sans se lasser, et dont il enrichissait les pages copiées de trésors puisés dans sa seule observation, sa seule raison, son seul esprit. Du jour où la Révolution de Juillet lui permit de briguer un nouvel emploi public et qu’il devint consul à Trieste, puis bientôt à Civita-Vecchia, ayant son pain quotidien assuré, il n’écrira plus que pour son plaisir. Il pourra bien emprunter le thème de ses romans et ses nouvelles, du moins on ne pourra plus sans injustice lui en tenir rigueur.

Certes, en 1822, son recueil de réflexions et d’anecdotes sur l’amour renfermait assez de traits originaux, de vues générales et profondes, d’observations aiguës et d’effusions poétiques d’autant plus fraîches qu’elles jaillissent comme une source imprévue, pour faire la célébrité d’un homme. Toutefois ce petit livre battit le record des insuccès de librairie et un premier roman, Armance, fut généralement considéré comme incompréhensible.

L’auteur n’accordait pas grande importance à tout cela. Il se faisait la main et se plaignait plus de sa pauvreté que de son manque de succès.

Le petit cercle des lettrés cependant reconnaissait sa valeur et David d’Angers venait de modeler son médaillon, l’année même qu’il fit paraître ses Promenades dans Rome (1829). Son cousin très dévoué, Romain Colomb, qui avait été pour cet ouvrage son collaborateur occasionnel avait durant bien des mois remarqué sur son bureau un dossier qui dormait, avec, en gros caractères, un seul nom pour titre sur la couverture : Julien.

C’était l’ébauche ou tout au moins le premier projet du Rouge et Noir.

Dans une note liminaire qui figurait sur la première édition et qu’à l’encontre de ce qu’ont fait presque tous les éditeurs, j’ai cru devoir rétablir dans celle-ci, Stendhal affirme que cet ouvrage fut écrit en 1827 et qu’il ne contient aucune allusion politique aux événements de 1830. Simple précaution d’un esprit prudent et qui ne trompera personne. À la page suivante du reste l’auteur donne pour sous-titre à son livre : « Chronique de 1830 », et contrairement à son allégation de nombreuses allusions à des faits immédiatement contemporains militent en faveur de cette dernière date. Aussi bien le fait-divers qui, comme nous allons le voir, servira de support à l’œuvre d’Henri Beyle ne dut lui être connu avec quelques détails que par la lecture de la Gazette des Tribunaux dont il était friand et qui le relatait dans ses numéros des 28, 29, 30 et 31 décembre 1827. Peut-être même le romancier ne lut-il ces numéros qu’avec quelques mois de retard et il n’est pas impossible, si l’on en croit une note écrite de sa main sur un exemplaire des Promenades dans Rome, que l’idée première du roman lui soit venue dans la nuit du 25 au 26 octobre 1828.

Quoi qu’il en soit, ce ne dut être qu’après avoir terminé les Promenades dans Rome et probablement au début de 1830 que Stendhal rouvrit le dossier qui dormait sous le titre de Julien, et le mit au point avec la rapidité qu’il apportait d’ordinaire à la rédaction de ses livres.

Par un traité en date du 8 avril 1830, il avait cédé pour 1.500 francs à l’éditeur Levavasseur le droit d’en donner deux éditions de 750 exemplaires chacune : la première, in-8 en 2 volumes, et la seconde, in-12, en 4 volumes. Mais il avait à peine fini de revoir ses épreuves qu’il était nommé Consul à Trieste, et que laissant à l’éditeur le soin de relire les derniers cartons, il se mettait en route le 6 novembre pour aller prendre possession de son consulat.

Il laissait derrière lui — avec ce fatalisme et ce détachement qui chez lui n’étaient point feints mais qu’il montra toujours pour tous ses écrits — ces deux volumes qui devaient mettre leur auteur au rang des premiers romanciers psychologues non seulement de son temps et de son pays, mais de tous les âges el de toutes les littératures.

Outre l’intérêt propre du roman, son titre pique notre curiosité. Stendhal, raconte Romain Colomb, le trouva subitement et comme sous le coup de l’inspiration. Ce n’était peut-être qu’une concession à la mode du temps qui était aux noms de couleurs ; mais on a voulu y voir aussi une allusion aux hasards de la destinée analogues à ceux du jeu et le très érudit stendhalien Pierre Martino a retrouvé deux ouvrages anglais antérieurs à celui de Beyle et qui portent ce même titre pris dans cette acception très nette. D’autres ont émis l’hypothèse que ces couleurs soulignaient le conflit des idées de la gauche libérale avec les menées des prêtres et de la Congrégation sous le règne de Charles X. Beyle, de son côté, aurait donné une explication aussi plausible : Le Rouge signifierait que venu plus tôt Julien Sorel eût été soldat, mais, que dans l’époque où il vécut, il dut se faire prêtre, de là Le Noir. C’est dans une intention analogue que Stendhal, quelques années plus tard, racontant l’histoire de Lucien Leuwen, l’a voulu successivement appeler l’Amaranthe et le Noir, puis le Rouge et le Blanc. Le premier titre eût symbolisé les tenues portées tour à tour par son héros : l’uniforme des lanciers puis l’habit des maîtres des requêtes ; le second eût marqué l’opposition des sentiments libéraux et des sentiments légitimistes qui se heurtent dans plus d’un chapitre de son livre.

Au lecteur de choisir sa version, mais si le titre demeure obscur, les sources du roman sont mieux connues et permettent de bien comprendre comment Stendhal composait et quelle était d’ordinaire sa méthode de travail.

On a voulu soutenir que son don d’invention était à peu près nul parce que l’anecdote dont il part, presque toujours, est prise par lui, sans y changer grand’chose, ou dans un vieux livre ou dans une gazette récente. Il est vrai que pour Stendhal le thème initial importait peu. Ce qu’il voulait, ce n’était que la vérité absolue dans l’ordre des idées. Et s’il n’avait pas l’imagination des faits, du moins avait-il celle des sentiments à un degré où bien peu surent atteindre. Le sujet pour lui est ce noyau central autour duquel il va cristalliser tout à son aise. Si la comparaison ne semblait irrespectueuse, nous dirions qu’il fait ses romans comme on fabrique les perles japonaises. Au centre, le petit morceau de nacre ou d’écaille n’a plus grande importance. Il a bientôt disparu sous les couches concentriques d’une matière sans prix et d’un orient idéal. Ainsi, par ce don qu’il a d’expliquer perpétuellement la pensée et la vie, Stendhal a su créer des types immortels.

Pourquoi a-t-il écrit Armance ? En apparence parce qu’il avait été séduit l’année précédente par un sujet assez scabreux que, d’après un roman allemand, Mme  de Duras puis Henri de la Touche avaient traité tour à tour. Stendhal prit le même sujet et traita à son tour ce cas exceptionnel d’un jeune héros si disgracié de la nature qu’il était empêché de témoigner l’amour qu’il ressentait. Mais tout aussitôt il en fit une œuvre personnelle et qui n’appartient réellement qu’à lui.

On sait de même que l’idée première et parfois tout le plan de l’Abbesse de Castro, comme des Chroniques Italiennes, ou de la Chartreuse elle-même, sont puisés dans de vieux ouvrages italiens.

Le Rouge et Le Noir, quant à lui, n’est qu’un fait divers romancé. Antoine Berthet, fils d’artisan pauvre est distingué par son curé à cause de sa vive intelligence. Il entre au séminaire, mais sa mauvaise santé l’en fait sortir. M. Michoud lui confie l’éducation de ses enfants ; il devient l’amant de Mme  Michoud, âgée de trente-six ans et d’une réputation jusque-là intacte. Il entre ensuite au grand séminaire de Grenoble où on ne le garde pas. Il trouve alors une nouvelle place de précepteur chez M. de Cordon. Il a une intrigue avec la fille de la maison. Congédié de nouveau, aigri de n’être toujours qu’un domestique, il jure de se venger. Et dans l’église du curé de Brangues, son bienfaiteur, le 22 juin 1827, il tire pendant la messe un coup de pistolet sur Mme  Michoud. En décembre, il passe devant la cour d’assises de l’Isère ; il est condamné et porte sa tête sur l’échafaud le 23 février 1828. Il avait vingt-cinq ans.

Ce canevas si sec, l’ai-je emprunté au roman de Stendhal ? Non point : ce fait passionnel est rigoureusement authentique, et les lecteurs de la Gazette des Tribunaux ont pu le lire à l’époque dans leur journal. Mais changeons, si vous le voulez bien, quelques noms. Berthet deviendra Julien Sorel ; Mme  Michoud sera Mme  de Rénal, et son amie, Mme  Marigny, Mme  Derville ; M. de Cordon s’appellera le marquis de La Mole et Mlle de Cordon : Mathilde de La Mole. Le village de Brangues sera baptisé Verrières. Voilà ce qu’a fait Stendhal. À part cela, il n’a rien changé au fait divers lui-même et si dans un roman le lecteur n’est curieux que de savoir comment l’histoire finit, le compte rendu des assises de l’Isère en décembre 1827 lui a dit tout ce qui peut l’intéresser. Il n’a plus besoin d’ouvrir l’œuvre du romancier.

Ceux qui se soucient au contraire de la vraisemblance des actions humaines, du ressort des grandes passions, de la logique des caractères et du merveilleux spectacle d’une volonté qui sait triompher de difficultés en apparence invincibles, par le seul mérite de sa force, de sa souplesse et de son application constante, ceux-là reconnaîtront, en Stendhal, le maître le plus incontestable du roman moderne.

Car si Stendhal a utilisé abondamment l’anecdote que lui fournissait le procès Berthet, s’il a suivi les grandes lignes du drame et respecté, dans leurs linéaments, les caractères des principaux protagonistes, il y a du moins tellement ajouté au moyen de son expérience propre qu’il a vraiment recréé ce drame. Non seulement il enchaîne, explique, rend logiques tous les actes de ses personnages, les montrant conformes à leur tempérament et à leur éducation, mais surtout il construit, avec toute la rigueur de son esprit logicien, sur le terrain solide de sa perspicace observation.

Stendhal avait à vaincre d’autant plus de difficultés pour mener son roman à bien qu’il ne s’écarta pas d’un pouce des événements qui l’avaient inspiré. Il faut bien reconnaître qu’en plus d’un point cette rigide armature le gênait et le blessait, et tout particulièrement dans les dernières pages. Du reste il ne se dissimulait pas cette faiblesse, si nous en croyons Arnould Frémy qui, dans la Revue de Paris du 1er  septembre 1853, écrivait ceci : « Personne ne dira plus de mal du dénouement du Rouge qu’il n’en disait lui-même. » Lié par son modèle il ne voulait pas concevoir pour Julien une autre fin que celle d’Antoine Berthet. Avec quelle adresse alors il lui fit exécuter son crime comme sous l’empire d’une impulsion somnambulique. Quel psychiatre, quel observateur un peu familier avec les sursauts instinctifs et pleins de contradictions du cœur humain, quel lecteur attentif des faits divers passionnels viendra nier la vraisemblance de l’acte homicide de Julien Sorel et de ce retour d’adoration sentimentale pour sa victime qui en est le couronnement logique ? L’exaltation grandiloquente de Mathilde de La Mole peut paraître moins naturelle, mais Stendhal a toujours adoré ces étrangetés révélatrices des caractères durement trempés. Il devait s’en permettre un nouvel exemple bien autrement significatif en imaginant plus tard le personnage de Lamiel.

Stendhal a écrit avec Le Rouge et Le Noir un roman de mœurs et un tableau politique en même temps qu’un roman psychologique. Il a rapporté les conversations qu’il avait entendues dans les salons. Et il a mis en scène, sous leur nom ou sous un nom supposé, bien des habitants de Grenoble, comme l’abbé Chélan, le géomètre Gros, son condisciple Chazel, le libraire Falcon et le bibliothécaire Ducros, tous personnages dont il nous parle plus abondamment dans la Vie d’Henri Brulard.

Par ailleurs il nous montre des personnalités politiques, comme M. Appert, membre influent de la société des prisons, ou divers ministres de la Restauration. Que le comte Altamira soit en réalité son ami di Fiori, que M. Valenod ait été copié sur Michel Faure, directeur du dépôt de mendicité à Saint-Robert (Isère), voilà ce qui aujourd’hui est absolument prouvé et su. Sur bien d’autres points il reste de la besogne pour les chercheurs ; et sur la ressemblance de Fouqué et de Bigillion, du Père Pirard et de l’abbé Raillanne, sur les traits empruntés par Stendhal à son propre père pour en doter tantôt M. de Rênal et tantôt le père de Julien, il y a toute une étude patiente à écrire et dont les grandes lignes se trouvent déjà tracées dans l’introduction historique ou dans les notes que M. Jules Marsan a ajoutées aux volumes du Rouge et Noir parus dans l’excellente édition critique des œuvres de Stendhal que nous devons aux soins éclairés de MM. Paul Arbelet et Edouard Champion.

Mais surtout, et comme tous les grands écrivains, Stendhal a rempli ses livres de lui-même. C’est toujours de son propre cœur qu’un auteur tire les traits les plus profonds.

Flaubert, avec ses grandes moustaches et sa voix bourrue, répondait volontiers quand on lui demandait quelle femme avait servi de modèle pour Mme  Bovary : « Mme  Bovary, c’est moi. » La boutade était renouvelée de Stendhal qui aimait affirmer que Julien Sorel avait été peint d’après lui-même. Le petit Julien, en effet, près de Mme  de Rênal, les premiers soirs, ne montre-t-il pas cette même timidité dont Beyle ne sut jamais se débarrasser devant les femmes et qu’il témoigna six mois à Louason, six ans à la comtesse Marie ? Est-ce encore Julien Sorel écrivant sa première lettre pour M. de La Mole ou Stendhal, commis de Pierre Daru, qui a écrit cela avec deux l ? Mais surtout il a donné à Julien ses idées, sa sensibilité et toutes ses réactions dans la vie.

N’est-ce pas de même le jeune Beyle si candide et si vite hostile qui nous est peint dans Armance, quand un observateur dit d’Octave de Malivert : « Il dédaigne de se présenter dans un salon avec sa mémoire ; et son esprit dépend des sentiments qu’on fait naître en lui. » Nous pourrions ainsi multiplier les exemples, et, dans tous les romans de Stendhal, relever de nombreux traits qui expliquent autant l’auteur que le personnage. Mais il est certain qu’entre tous ses héros, c’est Julien Sorel qui lui ressemble le plus.

Il a été bien diversement apprécié, ce petit paysan, dont l’âme est si brûlante et l’apparence de glace. Beaucoup le tiennent pour une âme méchante. Suivant l’expression même de l’auteur, il est l’homme malheureux en guerre avec la société. On l’a traité d’hypocrite, d’ambitieux avide, de bête de proie. Il n’a cependant pas la cruelle perfidie de Valmont, ni la sécheresse de cœur d’un Rastignac ou d’un Marsay, ni la curiosité sadique et froide d’un Robert Greslou, ni l’ignoble bassesse de Bel-Ami. C’est un jeune homme dont la sensibilité trop vibrante n’est plus maîtrisée par une morale sans valeur à ses yeux. Il demeure, malgré tout, un jeune être sentimental dont les circonstances autant que l’ambition ont fait un roué. Il a le goût du risque et veut s’affranchir à la fois de la catégorie des classes sociales et du pouvoir de l’argent. Il est naturel qu’il paie de sa tête la folle gageure qu’il ne pouvait gagner. Mais ne devons-nous pas le plaindre ? Le plaindre, et lui être reconnaissant aussi de nous avoir enseigné la maîtrise de soi dans la passion, et cet art de demeurer lucide au sein même de l’action. Il est charmant au surplus, et a fait verser bien d’autres larmes que celles qu’il a tirées des beaux yeux des deux femmes qui, la veille de son supplice, se disputent encore son cœur. Comme le disait ce délicieux Alain Fournier : « Combien de jeunes femmes sont des amoureuses inconsolées de Julien Sorel ! » Bien peu, quand elles sont tout à fait sincères, ne reconnaissent pas son attrait et combien les étonnent et les séduisent sa dure fermeté et son dressage de Mathilde de La Mole. Le moins qu’on puisse reconnaître à ce petit hypocrite si plein d’énergie, dans la poitrine duquel bat un cœur aussi tendre qu’ardent, c’est un intérêt toujours nouveau, d’autant plus que ce visage inquiet et volontairement un peu sombre est encore mis en valeur par les deux figures féminines qui lui font un perpétuel cortège : Mme  de Rênal, d’une admirable tendresse pudique, Mathilde de La Mole, dont l’orgueil cherche en vain à combattre l’amour insensé, s’affrontent toutes deux en une contradiction constante. Elles sont parmi les peintures les plus achevées de notre littérature romanesque avec celles précisément de la Sansévérina et de la douce et cornélienne Clélia Conti que nous devons encore à Stendhal, mais qui jouent leur rôle dans la Chartreuse de Parme, cet autre chef-d’œuvre.

Stendhal, en effet, doit nous sembler encore admirable pour cette intuition de l’âme féminine qui lui permet de tout nous montrer de la perpétuelle agitation du cœur de ses héroïnes, ces continuelles amoureuses, qui ne le sont pas moins aux heures où elles résistent à la passion envahissante qu’à la minute où elles y succombent pour toujours, sans jamais regarder en arrière.

Le Rouge et Le Noir était paru environ la fin de novembre 1830. La critique distingua bien vite ce qu’il y avait de mérites nouveaux, exceptionnels même, dans ce livre si loin de toute banalité. Mais les tendances politiques exprimées, la satire des mœurs et des institutions, ne laissaient pas d’inquiéter les mieux disposés.

Le public ne se montra pas moins choqué de tant de cynisme. Le reproche d’immoralité courut sur toutes les bouches. Les amis de Stendhal se montraient les plus susceptibles. « Vu que Julien est un coquin et que c’est mon portrait, on se brouille avec moi », écrit-il de Trieste, le 19 février 1831, à Mme  Alberthe de Rubempré. Les femmes surtout lui reprochaient de les avoir mises en scène. Il charge l’une d’elles, Mme  Virginie Ancelot, de le défendre : « Grand dieu ! est-ce que jamais j’ai monté à votre fenêtre par une échelle ? Je l’ai souvent désiré sans doute, mais enfin, je vous en conjure devant Dieu, est-ce que j’ai jamais eu cette audace ? » Mais sa réputation était définitivement établie, ses protestations n’y pouvaient plus rien. Tout autant que sa conversation caustique, ce livre n’avait pas peu contribué à classer son auteur parmi les cœurs secs et les hypocrites dangereux. Il n’y a pas bien longtemps que ses commentateurs et ses admirateurs récents l’ont pu laver de ces reproches immérités.

Avec ce mélange de courage et d’indifférence qu’il témoignait à l’égard de son œuvre littéraire, Stendhal se remit bientôt au travail et pensa moins désormais à ce livre de son passé qu’à tout ce qu’il projetait d’écrire encore, voulant seulement profiter de son expérience pour réussir davantage s’il se pouvait les petites drôleries à paraître. De temps à autre, lors de ses loisirs, il lui arrivait cependant de reprendre le Rouge, notamment en 1831, en 1835, en 1838 et en 1840. Il inscrivait en marge de l’exemplaire qu’il relisait les corrections qui venaient sous sa plume. Il s’approuvait parfois : « Very well, séminaire », écrit-il par exemple. Par ailleurs il jugeait son style saccadé, sec, dur, et indiquait les passages où il fallait ajouter des mots pour aider l’imagination à se figurer.

Ces corrections, ces additions, ces réflexions, on les trouvera dans l’édition Champion qui a utilisé l’exemplaire interfolié et corrigé de la main de l’auteur que Stendhal possédait dans sa bibliothèque de Civita-Vecchia et qu’il laissa par testament à son ami Donato Bucci.

Déjà l’édition de Michel Lévy, en 1854, pour les œuvres complètes, donnait en réalité au lecteur un texte nouveau qui malheureusement fut reproduit depuis lors par presque tous ceux qui ont réédité le roman fameux. Des fautes typographiques pures, des mots sautés, intervertis ou estropiés, une mauvaise ponctuation en faussent trop souvent le sens. Et ces défauts se sont multipliés à mesure que se succédèrent les tirages. Nous n’avons pas à y insister. Mais d’autres corrections ont été délibérées. On a voulu manifestement améliorer le style et supprimer les expressions fautives et les provincialismes. Ainsi, quand on voit le mot : rapidement, qui revient à chaque page sous la plume de Stendhal, remplacé une cinquantaine de fois par un adverbe différent, ne doit-on pas soupçonner les soins du méticuleux Romain Colomb ? Mais doit-on retrouver encore une nouvelle marque du même goût, un peu gourmé et choqué de certaines audaces, dans d’autres changements plus caractéristiques ? La première édition disait : « Des flots de fumée de tabac s’élançant de la bouche de tous », et l’édition Lévy porte : s’échappant. De même elle imprime : « Toujours l’envie de devenir pair gagnera les ultras », tandis que la première version était : galopera. Ce n’est pas tout, une épigraphe quelque part fut substituée à celle que Stendhal avait publiée et des phrases nouvelles ajoutées au texte original (notamment au chapitre VI du tome II). Est-il prudent d’accuser Colomb seul de ces tripatouillages ? Je sais qu’il vivait à une époque où l’on n’avait pas encore le respect absolu de la pensée et de l’écriture des maîtres, et qu’il agissait de très bonne foi pour la plus grande gloire de son cousin. Cependant plusieurs de ces corrections ont un tour vraiment stendhalien[1], et si l’on me permet une hypothèse je penserai que Colomb a eu entre les mains des indications manuscrites, laissées par Henri Beyle en vue d’une nouvelle édition, et analogues à celles utilisées par M. Jules Marsan pour l’édition Champion.

Quel que soit le sort que l’avenir réserve à ces hypothèses, j’ai cru néanmoins devoir suivre ici presque continuellement le texte de la première édition. À peine l’ai-je abandonné deux ou trois fois lorsque manifestement une faute typographique avait trahi la pensée de l’écrivain.

C’est qu’au risque d’accepter quelques négligences de forme, il est bien préférable de lire le Rouge et le Noir, avant toute retouche tel qu’il sortit, tumultueux, comme une lave, du cerveau de Stendhal.

Henri Martineau.

  1. Je n’en donnerai qu’un exemple : Édition originale : « Mademoiselle de La Mole promenait ses regards sur les jeunes Français. » Édition Lévy : « Mademoiselle de La Mole regardait les jeunes Français. »