Le Roman social en Angleterre
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 894-926).
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LE ROMAN SOCIAL


EN ANGLETERRE.




LES ROMANS DE MISTRESS GASKELL.


I. — Mary Barton,, a tale of Manchester life, 2 vol. in-8o ; London, Chapmann and Hall.

II. — Ruth, by the author of Mary Barton, 3 vol. ; London, 1853, Chapmann and Hall.




L’instabilité et la fragilité des affaires de ce monde tiennent moins peut-être à la faiblesse de la nature humaine qu’au morcellement, si l’on peut s’exprimer ainsi, de cette même nature humaine et au règne successif et tyrannique de chacune des facultés qui la composent. Chaque siècle a une force qui lui est propre, chaque génération possède au moyen d’action qui lui est particulier, et dont elle se sert à l’exclusion de tous les autres. De là résulte à toute époque une grande exagération de principes, la tyrannie morale d’un seul instinct ou d’une seule faculté. L’équilibre des passions, des sentimens et des facultés de l’esprit est rompu ; l’âme de l’homme devient toute intelligence, ou toute volonté, ou toute passion. Les choses les meilleures, la foi par exemple, lorsqu’elle est l’unique mobile de l’âme humaine et que l’intelligence et le discernement ne sont pas en équilibre avec elle, devient fanatisme ; la volonté séparée de la sympathie devient opiniâtreté et cruauté ; l’intelligence séparée de la foi et de la conscience n’enfante que scepticisme et désespoir. On peut suivre dans l’histoire les ravages que ce morcellement de la nature humaine et ces exagérations successives des diverses facultés ont accomplis, les malheurs qu’ils ont amenés en même temps que les grands résultats qu’ils ont obtenus. Au XVIe siècle, la volonté prévalait dans l’âme humaine sur toutes les autres facultés : le caractère des hommes de cette époque était supérieur à leurs idées et même à leurs croyances ; la force de la volonté imprimait à toutes ces idées un cachet particulier et unique de dureté ; elle transformait les églises en partis poliltques, les philosophes en polémistes, et les gouvernemens, dont le rôle naturel et le seul légitime est de chercher partout les moyens termes et les transactions, en défenseurs opiniâtres et cruels d’idées fixes et de systèmes invariables. Il n’y a pas un seul homme à cette époque dont le caractère ne domine les idées. Au XVIIIe siècle au contraire, les idées étaient supérieures aux mœurs, et les écrits valaient mieux que les hommes. L’âme de Voltaire ne valait pas son intelligence, et l’Encyclopédie, quelque jugement qu’on porte sur elle, vaut mieux que la vie de ses rédacteurs, que les réunions et les soupers où elle fut projetée, que les salons où elle fut prônée et les boudoirs où elle fut lue. Toutefois cette prédominance exclusive d’une seule faculté sur toutes les autres produit des résultats qu’il faut savoir reconnaître. Au XVIe siècle, si le caractère des hommes eût été moins fort que leurs idées, la réforme eût partout été vaincue ou n’eût remporté que de stériles victoires ; elle se serait évanouie après avoir brillé un instant comme un météore philosophique, ou bien elle se serait établie partout, mais sans jeter de racines profondes nulle part. Elle serait devenue une simple opinion religieuse et philosophique soumise au caprice du public changeant des générations, mais ne se serait pas transformée en systèmes politiques, en gouvernemens traditionnels protégés par des armées, garantis par des traités. C’est donc grâce au caractère des princes et des chefs politiques que la réforme, au lieu de n’enfanter que des pamphlets théologiques et des prêches en plein vent, a pu contracter des emprunts, avoir des budgets, solder et nourrir des cavaliers, fondre des canons, établir une nouvelle civilisation dans la moitié du monde, tandis que le catholicisme restait la religion dominante dans l’autre moitié. De même, si au XVIIIe siècle l’intelligence n’avait pas été supérieure aux mœurs, s’il y avait eu autant de probité morale que d’activité intellectuelle, jamais n’aurait pu se former ce mélange singulier de scepticisme et de confiance, d’impiété et de crédulité, de cynisme et de candeur, qui distingue les hommes de cette époque, et qui était nécessaire pour que la révolution française, avec ses destructions réelles et ses espérances chimériques, fût accomplie.

Nous n’avons pas à insister sur ces exemples ; qu’il nous suffise de constater ce fait, que chaque époque a une force qui lui est propre, qui domine tyranniquement. Quelle est donc la force propre au siècle dans lequel nous vivons ? Ce n’est certainement pas, comme au XVIe siècle, la volonté, ni comme au XVIIIe, l’intelligence ; c’est une force très obscure, très difficile à nommer, et pour laquelle les langues humaines n’ont pas encore trouvé de nom, quelque chose qui nous dirige à notre insu, et semble un défi jeté a notre infirme nature. Ce souffle puissant et vague qui court partout dans notre siècle et qui fait rendre aux cœurs et aux âmes de si étranges, de si dissonantes mélodies, nous l’appellerons, faute d’un autre mot, la force de sentiment. Il serait curieux d’écrire son histoire et de suivre ses différentes manifestations dans la littérature, les mœurs et les évènemens politiques de notre époque. Contentons-nous d’en faire la description et d’en indiquer les principaux caractères. Rien n’est bizarre comme la manière dont elle éclate et se fait jour : elle s’insinue, se glisse, s’infiltre pour ainsi dire partout, dans un écrit politique, dans un roman, dans un article de journal. Vous lisez, plein d’ennui et de fatigue, tel ou tel livre pétri de lieux communs, rempli de banalités, et vous êtes prêt à le jeter de dégoût, lorsque tout à coup, à l’improviste, un petit courant d’eau claire et vive jaillit subitement et abat toute cette poussière. Combien de fois, dans les livres contemporains, n’avons-nous pas été surpris de rencontrer des accens naturels mêlés aux sottises les plus rebattues, et n’avons-nous pas été tenté de retourner ainsi le mot de Molière : « Où donc les sentimens vrais vont-ils se nicher ? » Vous vous parquez dans un parti, vous êtes bien résolu à le défendre, vous vous posez a vous-même des limites que vous ne franchirez pas, vous vous dites que telle tendance est dangereuse, quoiqu’elle soit légitime, et que pour le moment il est politique et prudent de ne pas l’encourager. Vains efforts : au bout de votre plume se pressent tous les sentimens que vous vous refusiez à exprimer, et ceux que vous vouliez proscrire sont souvent ceux qui deviennent l’objet de toutes vos préoccupations. Observez aussi la contradiction qui existe entre les idées et les sentimens des livres de notre époque. Les théories qu’ils exposent sont fausses de tout point, ou bien sont tellement équivoques et mélangées, qu’il faudrait des volumes de commentaires pour les débrouiller, et que la petite parcelle de vérité qu’il serait possible d’en faire sortir ne vaudrait pas le temps qu’on mettrait à l’extraire de ce chaos ; si au contraire vous vous en tenez au sentiment général qu’ils expriment, au souffle qui les traverse, vous pourrez être récompensé de vos peines et tirer de votre lecture non pas une instruction précise sur un point donné, mais une matière pour vos réflexions et un point de départ pour vos inductions personnelles. Il n’y a aucun d’eux qui ne vous fasse apercevoir que si les nouveaux principes exposés ne valent rien, les anciens principes n’en ont pas moins besoin d’être exposés sous une nouvelle lumière ; qu’il y a beaucoup d’élément dans la vie humaine qui, négligés, abandonnés, laissés sans aliment, aujourd’hui, n’en persistent pas moins à vivre. Le plus mauvais de ces livres ne vous enseigne-t-il pas que l’homme n’est pas seulement une machine à production matérielle, qu’il n’est pas fait pour l’absolutisme et l’anarchie, qu’il n’a pas été destiné, comme les uns veulent le faire croire, à l’esclavage, et, comme les autres le donnent à penser, à la révolte, mais qu’il a été prédestiné à un but plus noble et plus complet, à être soumis et indépendant tout ensemble, raisonnable et religieux tout ensemble, dévoué à ses semblables et inflexible dans la juste revendication et la libre possession de ses droits. L’homme du XIXe siècle sent qu’il marche de travers, voilà ce qu’il y a de meilleur en lui et même de tout à fait excellent ; mais ne lui demandez pas de vous donner des méthodes nouvelles pour marcher droit. L’astrologie judiciaire, la mnémotechnie, l’alchimie et le magnétisme sont des prodiges de génie et des inventions sensées en comparaison des réponses que vous obtiendrez.

Il est remarquable que de notre temps les hommes ont peu de confiance aux systèmes qui leur sont offerts, et qu’ils y résistent ouvertement, mais qu’en général ils sont moins invincibles en face de cette puissance vague que nous avons essayé d’expliquer sans trouver de mots pour la définir. Il y a une expérience que chacun a pu faire : placez dans une société quelque peu nombreuse un homme à théories et à systèmes préconçus, et vous obtiendrez immédiatement un chaos de récriminations, de réfutations, de discussions. Au lieu de ce théoricien, placez dans la même société un homme qui n’ait pas d’idée fixe égoïste et de système exclusif à faire triompher, qui, en un mot, n’ait pas besoin, pour sauver sa vanité, d’avoir raison, laissez-le exposer en termes simples et vrais quelque fait impossible à nier, quelque maladie morale qui soit visible à tous les yeux, quelque oubli des principes éternels ; laissez-le mettre résolument la main sur quelqu’une de nos plaies, et voyez l’effet qu’il produira. Ses paroles ne soulèveront ni discussions, ni récriminations ; un silence complet lui répondra, à moins qu’il ne se trouve dans cette société quelque incorrigible pédant. Ce silence, qui accueillera ses paroles, en témoignant de leur vérité, témoigne aussi de la force invincible du sentiment chez l’homme moderne.

Cette puissance vague, obscure, indécise, favorise certains arts et en repousse certains autres ; ceux qu’elle favorise vivent encore et ceux qu’elle dédaigne meurent lentement et s’éteignent faute d’alimens. Les nobles arts de la peinture et de la sculpture, impuissans à exprimer les sentimens contemporains, dégénèrent peu à peu, essaient infructueusement d’élargir leurs cadres et prodiguent en vain leurs couleurs pour reproduire quelque chose de la vie moderne, ou bien, ne pouvant plus parler à l’âme, ils s’efforcent de parler aux sens et flattent leurs nombreuses convoitises. Arts essentiellement limités, fruits de la réflexion, amans des choses précises, ils ne peuvent reproduire l’incohérence, la confusion, la spontanéité des sentimens modernes, la multiplicité de nos désirs. Quel est donc l’art réellement vivant encore aujourd’hui, et qui, bien qu’éclipsé pour un moment, brillera de nouveau et régnera de plus en plus sur les autels déserts de la peinture et de la sculpture ? C’est la musique. Sous la forme flottante et obscure des sons, nous retrouvons nos flottantes et obscures pensées : passions désordonnées, gaieté maladive, exaltation sans but, brillantes sensualités, larmes faciles, accès de sympathie pour nos semblables suivis d’accès de misanthropie, dédain de l’action et du bon sens pratique, prostrations morales suivies d’incroyables aspirations, tout ce monde de pensées et de sentimens qui s’agitent en nous et dont nous entendons les bégaiemens, semblables aux murmures des âmes dans les limbes avant leur incarnation, nous le retrouvons dans la musique, art cosmopolite, démocratique et réunissant en lui toutes les bonnes et les mauvaises qualités du siècle présent. La peinture et la sculpture sont des arts aristocratiques et traditionnels, inventés pour embellir le présent et pour perpétuer le passé. Lorsque je contemple un tableau ou une statue, je me sens dominé par l’idée du passé ; je comprends que ma génération n’est que le dernier anneau nouvellement forgé de la chaîne du temps. Alors le présent parait mesquin et chétif en face de ce glorieux passé, et l’on hésite à penser qu’il pourra encore y avoir dans l’avenir une telle suite de dieux, de héros et de saints. L’effet contraire est produit par la musique : à ses sons, le passé s’écroule, le présent lui-même disparaît ; l’avenir seul déroule ses splendeurs lointaines, et notre âme n’a plus que des pensées d’espérance et d’appréhension. Nous devenons tout aspiration, tout désir. La musique, qui échappe ainsi au temps, échappe aussi à l’espace. Pour elle, il n’y a pas de nationalité, de patrie et de religion ; elle n’a pas, comme la peinture et la sculpture, sa source dans la vie locale, elle est comprise par les hommes de toutes les races et sous toutes les latitudes ; elle ne demande pas pour être appréciée les longues méditations de l’étude, une culture nationale traditionnelle, la fréquentation dès l’enfance des choses belles, une vie noble si familiarisée avec tout ce, qui est élevé et grand. Elle n’est pas la propriété exclusive des lettrés, des nobles, des rois et des sages : c’est l’art véritablement moderne, le seul qui soit en rapport avec notre vie actuelle. Si la musique est l’art qui s’accorde le mieux avec la vie moderne, avec la force occulte et irrésistible du sentiment, quel est en littérature le genre dans lequel nos pensées et nos passions trouvent le mieux à s’exprimer ? Ce que les générations actuelles demandent à l’écrivain, c’est bien plus de raconter et d’expliquer ce qu’il a vu que d’exposer ce qu’il pense. Les théories socialistes sont risibles, et n’ont jamais acquis un ami sincère au peuple ; mais une statistique bien nourrie de faits, un rapport exact d’un médecin ou d’un ministre du culte nous frappent et nous effraient. De là en littérature le règne presque exclusif du roman. Le roman (bien entendu quand il n’est pas perverti et qu’il n’a pas pour but particulier de défendre une théorie) n’agit directement que sur les sentimens : il expose des faits, il trace des tableaux, il n’est pas pédantesque de sa nature ni exclusif ; les divers côtés de la vie humaine l’intéressent également ; il n’a pas de dédains poétiques pour les objets vulgaires et bas ; il est une sorte d’histoire naturelle de la société humaine. Si la musique est l’art qui reproduit le mieux l’idéal vague que nous avons en nous, le roman est le genre littéraire qui reproduit le mieux la réalité confuse au milieu de laquelle nous vivons. Le roman a pour ce qui est purement abstrait et intellectuel un éloignement que ne partagent ni la poésie, ni le théâtre, ni aucun des autres genres littéraires. Lui seul peut nous offrir une image du monde moderne avec sa multiplicité de faits et de caractères, ses incohérences, ses contrastes, ses souffrances. Le romancier n’est pas obligé, comme le poète dramatique, à une marche rapide, et pour lui l’unité du plan n’est qu’une condition secondaire ; il peut commenter ce qui semblerait inexplicable, analyser ce qui est anormal, suivre pas à pas l’origine et le développement des caractères, des passions et des intérêts, et tout cela le théâtre ne peut le faire. Le roman est donc le genre littéraire qui s’accorde le mieux avec notre vie et nos mœurs ; c’est le seul qui nous amuse, nous intéresse et nous touche, et dont l’influence en bien et en mal soit irrésistible, parce que au lieu d’idées il nous expose des faits, et qu’au lieu de chercher à nous régenter du haut d’une chaire, nous sceptiques, dont l’intelligence est involontairement railleuse, il frappe droit à notre cœur, qui est très susceptible, et à notre conscience, toujours pleine d’appréhensions, en faisant passer sous nos yeux les images grimaçantes de nos mœurs et des désastres auxquels elles donnent naissance.

Cette puissance absolue du sentiment, la seule force qui nous reste, demanderait un contrôle, et malheureusement elle n’en a aucun. Son contrôle naturel serait la patience, et la patience n’est pas une vertu de l’âge révolutionnaire où nous sommes. Si nous sommes plus susceptibles que les hommes d’autrefois, si nous avons un sentiment plus vif de l’injustice, si nous savons supporter avec moins de froideur le spectacle des douleurs humaines, il faudrait en même temps que nous fussions aussi résignés que nos ancêtres, que nous eussions confiance au triomphe invincible du bien, que notre jugement corrigeât les erreurs de notre cœur en nous montrant les barrières, les limites infranchissables à tout autre pouvoir que le temps. Cette force de sentiment ne devrait agir qu’à l’intérieur, ne s’adresser qu’à l’âme même, n’altérer que les vices intimes, et n’opérer d’autres révolutions que des révolutions morales. C’est sur l’opinion publique qu’elle devrait se borner à agir pour la changer lentement et la métamorphoser, au lieu de s’attaquer, comme elle l’a tant fait de nos jours, aux choses extérieures, aux institutions politiques, aux lois et aux formules des lois. Ces institutions extérieures sont renversées, et le mal est toujours le même, car rien n’a été changé dans les dispositions morales des esprits ; quelques institutions matérielles, qui n’avaient pas leur vie en elles-mêmes et dont l’existence dépendait précisément de cette opinion publique qu’il fallait transformer, ont été seules abattues. Si la patience venait modérer cette vivacité de sentiment, quels résultats cependant ne pourrait-on pas obtenir ? La persistance de cette force instinctive, qui survit à toutes les perturbations, qui résiste à tous les raisonnemens, montre assez ce qu’elle gagnerait à se placer sous la fortifiante autorité d’une règle. Aujourd’hui même, privée de ce salutaire appui, c’est le roseau qui courbe sa tête et la relève sous l’influence des vents contraires, mais qui ne peut être déraciné.

Nous faisions toutes ces réflexions en lisant le livre de mistress Gaskell intitulé Mary Barton, où cette force du sentiment éclate et jaillit de toutes parts, et nous n’avons pu nous défendre d’un sentiment de tristesse en pensant que cette vertu, la patience, que nous réclamions pour notre siècle, sans laquelle toutes nos qualités ne peuvent plus être que des instrumens de destruction, l’heureuse Angleterre la possédait en même temps que cette force de sentiment propre à tous les peuples modernes. Mary Barton est un livre rempli de faits navrans, de détails repoussans, un livre plein de reproches et d’avertissemens à l’adresse de la société pour laquelle il a été écrit. Mistress Gaskell y raconte, sans mêler à son récit aucune déclamation, aucun système de sa façon, la détresse du pauvre, les horreurs de la prostitution, les épidémies engendrées par le travail des manufactures et les habitudes de la misère, la sourde colère des prolétaires, l’indifférence des heureux du monde. On ne sort d’un atelier asphyxiant, rempli de poussière de coton, que pour entrer dans une cave humide, séjour du typhus et de la fièvre. On frissonne auprès du foyer sans feu, on voit se dégarnir peu à peu la modeste chambre de l’ouvrier de tout son ameublement, et le petit luxe du ménage, les porcelaines chéries, les cadeaux de noce, les robes du dimanche de la femme, passer à la boutique du prêteur sur gages, pendant que l’enfant affamé, sans jouets pour tromper sa faim, crie, que le père grogne, et que la fille, assise dans l’attitude du désespoir, poursuit d’étranges pensées. Je ne me rappelle pas avoir vu nulle part une exposition plus crue des souffrances populaires ; les tableaux succèdent aux tableaux sans aucun commentaire, comme les chapitres d’une statistique, et dans le fait, ce livre n’est guère autre chose qu’une statistique animée, dramatique. Il n’y a même pas de personnage principal qui concentre sur lui l’intérêt ; l’action ne se passe pas dans une seule famille, mais tour à tour dans une douzaine de foyers successifs. Mistress Gaskell semble avoir voulu éviter de résumer en un seul groupe de personnages toutes les douleurs qu’elle a observées. Comme si elle eût craint que le lecteur léger ne vît dans ces misères ainsi concentrées qu’une exception, elle a multiplié ces misères, elle les a réparties entre un grand nombre de personnages, et a donné à chacun sa part du fardeau à porter, elle n’a pas appuyé spécialement sur un point, la famine ou la maladie, c’est-à-dire sur les malheurs les plus irrémédiables, sur les plus grosses souffrances : elle a enregistré aussi les douleurs délicates, les accidens et les cas possibles de détresse. On demeure effrayé, après avoir lu Mary Barton, des fléaux physiques et moraux qui peuvent fondre sur le pauvre ; mistress Gaskell en décrit une variété infinie : c’est la tentation du vol, c’est la séduction, la cécité, l’ivrognerie, sans compter les malheurs qu’engendrent les instincts naturels, la coquetterie chez les femmes, l’énergie chez les hommes, car c’est là un des plus tristes côtés de la vie du pauvre, les instincts naturels deviennent facilement des sources de mal : cette coquetterie innée engendre le vice, cette énergie virile, pousse à la révolte. Ajoutez des dépravations morales de tout genre : l’insolence et l’hypocrisie envers les supérieurs, les rancunes invétérées, la brutalité engendrée par le mécontentement. Tel est le tableau qu’a tracé mistress Gaskell. Mary Barton est donc non pas tant un roman qu’une sorte de miroir où se réfléchit la vie des villes manufacturières dans toute sa variété, un Manchester tout entier en miniature. C’est l’histoire non d’une pauvre famille, mais d’une cité entière.

Si un pareil livre eut paru chez nous à l’époque où s’agitaient toutes ces déplorables questions de socialisme et de droit au travail, quels orages il aurait soulevés ! Il n’y aurait pas eu assez de colères d’un côté, assez d’éloges de l’autre, pour anathématiser ou louer un pareil livre, et il est probable qu’il aurait été digne de ces colères et de ces éloges ; car probablement il aurait été saupoudré d’invectives violentes et d’esprit révolutionnaire, orné et embelli d’une douzaine de théories plus ou moins subversives. Essayer de guérir un fait douloureux par un remède immoral, (elle a été la tendance constante des novateurs français du jour. Rien de pareil n’existe dans les livres anglais qui traitent de ces sujets pénibles. La simple exposition des faits, sans aucun alliage de système préconçu, les remplit seule. Aussi manquent-ils de cette qualité si chère à tous les esprits hypocrites et subtils, qui aiment la discussion comme l’aimaient les Grecs du bas-empire et préfèrent un syllogisme bien fait à une bonne action : ils ne concluent pas. Perdent-ils pour cela quelque chose de leur valeur ? Non. Ils y gagnent au contraire d’être plus sincères et de n’exprimer absolument que les choses qui sont familières à l’auteur et dont il a une connaissance précise. Ils y gagnent aussi d’être presque irréfutables. On peut avoir une opinion sur un système, on peut l’accepter ou le rejeter : il est impossible d’avoir une opinion sur des faits ; lorsqu’ils se présentent à nous, il n’y a pas moyen de les éluder, et l’on n’a que deux partis à prendre, ou bien les affronter résolument, ou bien fermer les yeux pour ne pas les voir. En France, nous avons peur des faits, et nous n’avons pas peur des idées. Il y a toujours parmi nous une foule de gens sensés qui craindraient d’abolir un abus ; mais les théories révolutionnaires, nous ne les craignons pas, il est même remarquable que le plus souvent les mêmes hommes qui reculent et ont reculé devant la plus petite réforme dans l’ordre matériel ont dans l’ordre moral l’esprit le plus révolutionnaire, le plus factieux, le plus anarchique qu’il soit possible d’imaginer. Plus d’un grand homme du jour, plus d’un illustre contemporain en est la preuve vivante. Le contraire a lieu en Angleterre ; les Anglais, peuple pratique et nullement matérialiste, comme on l’a dit souvent à tort, n’ont point peur des faits, mais ils redoutent surtout les théories, les formules et tout ce qui est abstrait. Ils savent que la véritable anarchie est l’anarchie morale, et qu’un fait malheureux est plus facile à changer qu’une fausse opinion. Il est plus aisé en effet de faire une bonne réforme administrative, d’établir une bonne police et d’abattre des logemens insalubres que de faire revenir au bon sens un phalanstérien et un communiste : avec de la patience et de la bonne volonté, on vient à bout de museler, de dompter et de détruire un fait mauvais. Aussi ne craignent-ils pas d’appuyer vivement sur certaines misères que chez nous on oserait à peine nommer. Chaque jour, les organes les plus conservateurs de la presse anglaise retracent, et souvent avec les expressions les plus fortes, certaines souffrances populaires. Quant aux livres, plus ou moins empreints d’esprit radical et démocratique, qui se succèdent depuis quelques années, ils sont accueillis avec empressement par un public aristocratique, riche, lettré ; ils ne descendent guère parmi le peuple. C’est qu’ils ne sont pas composés pour enflammer les passions du peuple ou satisfaire les ambitions d’un parti, mais pour appeler l’attention sur certains dangers, donner une information correcte et détaillée de certains faits. Ils s’adressent à un public qui a plus de sensibilité que de passion et qui se détermine plus par devoir et par nécessité que par caprice et par colère. Ajoutez à la modération et à la prudence de ces livres la patience proverbiale des Anglais, et vous comprendrez comment les sentimens qui chez nous deviennent un mal par suite de trop de présomption et de rapidité en sont rarement un chez eux. Grâce à cette patience, il n’y a pas de peuple qui ait plus compté sur l’avenir et qui se sacrifie davantage pour lui, qui fait préparé et le prépare d’une manière plus persévérante. « Les meilleurs temps à venir ! — better times to come ! » telle est la devise de tout Anglais qui porte un noble cœur, et ils attendent cet avenir, non comme un visionnaire attend un Eldorado chimérique, mais comme un laboureur attend que la moisson qu’il a semée ait germé et mûri ; ils ont préparé cet avenir, et ils sont certains qu’il viendra. Tels sont les résultats qu’on obtient lorsqu’on sait affronter courageusement les faits, qu’on n’a pas peur d’entendre la vérité, et qu’on réserve toute sa haine pour les spéculations oiseuses.

Ce livre de Mary Barton n’est pas seulement un exemple de cette modération, de ce courage devant les faits et de cette haine des idées abstraites : il est aussi un exemple de cette puissance de sentiment que nous avons signalée comme le principal caractère du temps actuel. Publié pour la première fois dans l’orageuse année 1848, au milieu de ces dangers dont on put croire un moment que l’Angleterre elle-même ne serait pas exempte, et dégagé de toute déclamation révolutionnaire, il eut son retentissement, non pas, comme chez nous on eût pu s’y attendre, parmi ceux qui avaient intérêt au bouleversement de l’ordre social, mais parmi ceux qui avaient intérêt à sa conservation. Ce n’est point par système que mistress Gaskell a écrit ce livre, c’est pour ainsi dire par nécessité ; elle l’a écrit, sous l’empire de circonstances douloureuses où les chagrins d’autrui trouvaient naturellement un écho dans le cœur de l’auteur.

Mistress Gaskell. femme d’un esprit remarquable, mariée à un ministre d’une des communions dissidentes les plus avancées, n’avait, malgré son talent, jamais rien écrit et n’avait été possédée de l’idée de rien écrire. La perte d’un enfant qu’elle chérissait la jeta dans une douleur profonde ; le spectre de l’être chéri et séparé d’elle à jamais ne cessait d’obséder sa pensée. Tous les secours de l’art médical avaient été vains, lorsque son médecin, qui connaissait toutes les ressources de son esprit, lui conseilla l’exercice des facultés intellectuelles comme dérivatif à ses souffrances morales. Le conseil fut accepté ; mais quel sujet choisir, et sur quelle matière était-il possible d’écrire dans l’état de son âme ? Elle choisit celle qui avait le plus de rapport avec sa situation, et écrivit un récit plein de larmes et de douleurs. Tous les affligés lui étaient alors naturellement sympathiques ; tous ceux dont les yeux avaient été éteints à force de pleurs et le cœur brisé sous les coups répétés du malheur lui furent chers comme ses chagrins eux-mêmes ; entre elle et eux, il y avait communauté de souffrances, et qu’était-ce alors que la différence d’éducation et d’instruction qui les séparait ? Bien plus, elle se prit à plaindre. non-seulement les affligés ; mais ces êtres, plus malheureux encore, qui sont devenus la proie du vice et du crime, se rappelant sans doute que le Christ ne guérissait pas seulement les paralytiques et les aveugles, mais ne dédaignait pas aussi de guérir les possédés du démon, et de donner des paroles de paix même à la Samaritaine, à la Cananéenne et à la femme adultère. S’il est un mot du livre saint que les récits de mistress Gaskell remettent en mémoire, Ruth encore plus que Mary Barton. — c’est bien celui-ci : Allez et ne péchez plus. Seulement, comme l’imperfection et l’exagération se glissent en toutes choses, même dans les plus vraies et les plus simples, on peut dire qu’il y a une trop grande abondance de malheurs et presque un encombrement de cercueils dans ce livre : la mort y apparaît toujours, non comme l’hôte à la fois inattendu et inévitable que les poètes et les artistes de tous les temps nous ont représenté, mais comme l’hôte familier de nos demeures. Cette idée fixe de la mort nous semble l’unique défaut du livre.

Mary Barton est un récit parfaitement composé ; la fable et l’intrigue du roman n’en absorbent pas l’intérêt, n’y dépassent pas l’analyse des caractères ; elles sont ordonnées de façon à amener une succession de tableaux plutôt qu’une suite de péripéties et d’événemens. Le but de l’auteur était de présenter une image aussi fidèle et aussi variée que possible de la vie du pauvre ; il ne fallait donc pas que l’intérêt se portât, exclusivement sur une fiction oiseuse, comme dans beaucoup de livres qui traitent de la vie populaire ; Les folles herbes parasites, les coquelicots et les bleuets, sont charmans à voir dans un champ ensemencé, mais ils ne doivent pas être assez épais pour étouffer la moisson, et, quelque charmans qu’ils soient, ils sont incapables de faire du pain. Ainsi, dans Alton Locke, l’auteur, malgré toutes ses sympathies pour le peuple, s’était laissé détourner maladroitement quelquefois de sa tâche ; la partie romanesque de son œuvre y dépassait la partie réelle, et l’intérêt du livre était loin d’y gagner. Outre ce mérite de composition, Mary Barton en a un autre inappréciable ; surtout dans un tableau de la vie des classes pauvres : il est exempt de toute pruderie ; et de toute hypocrisie de langage. Mistress Gaskell ne craint pas de donner au langage de ses personnages sa couleur propre : le vice, la colère, la misère, parlent leur idiome avec une irréprochable pureté. L’auteur n’a pas de dédain pour le jargon populaire et ne se bouche pas les oreilles en entendant un juron ; c’est un mérite auquel les écrivains anglais ne nous ont pas toujours habitués et dont nous devons savoir gré à l’auteur. Cette absence de pruderie donne à ses récits encore plus de vérité, et ne leur fait rien perdre en honnêteté.

Il y a deux parties bien distinctes dans Mary Barton : l’une est un tableau des misères industrielles de Manchester et de la vie du peuple, l’autre est une histoire de cour d’assises. Cet épisode judiciaire contient une leçon qui peut servir dans tous les pays, et sur laquelle beaucoup de gens peuvent méditer ; les égoïstes eux-mêmes, ceux qui cherchent avant tout leur repos, pourront y apprendre la prudence et la circonspection. Il démontre d’une manière terrible le danger qu’on court à ne pas rendre strictement justice à tout le monde. Le siècle présent est quelquefois railleur et sceptique. Ne lui dites pas, par exemple, que la justice doit être toujours rendue, parce que, si vous refusez de la rendre, Dieu s’en chargera, et d’une manière terrible : il rirait de vos menaces ; mais dites-lui qu’il est imprudent de ne pas rendre la justice, que cela est impolitique, et qu’il y a du danger à être injuste ; vous éveillerez son attention. L’histoire est pleine d’incidens qui démontrent la vérité de notre assertion. Une parole légère, un mot dur et égoïste ont souvent causé les rébellions les plus sanglantes. Ceux qui ont suivi avec attention les évènemens politiques depuis 1848 savent combien de fois un mot imprudent parti de la tribune ou de la presse a occasionné de débats et de récriminations. Le mot attribué à Marie-Antoinette : « Eh bien ! s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche, » circula, comme on sait, à travers toute la France, et le manufacturier Réveillon dut peut-être à l’opinion qu’on lui prêtait sur le salaire des ouvriers de voir sa maison réduite en cendres. L’épisode raconté par mistress Gaskell se rattache aux célèbres émeutes de Manchester.

Une crise industrielle éclate, les ateliers se ferment un à un ; ceux qui restent encore ouverts ne reçoivent plus que quelques malheureux que la faim condamne à travailler à moitié prix. Peu à peu la misère accourt ; c’est d’abord la privation, puis la détresse. Dans un tel état de choses, les esprits, au lieu de se pacifier, s’irritent, le jugement des masses devient de plus en plus obscur et vacillant ; l’obstination devient de la rage. Les ouvriers des manufactures pensent au parlement et envoient à Londres une députation chargée de remettre une pétition. Le parlement refuse d’accepter la pétition et d’entendre les délégués ; nouveau désappointement, nouvelles fureurs. Cependant la crise industrielle pourrait cesser, si les cœurs étaient moins irrités et si la fureur laissait aux esprits quelque clairvoyance. De vastes commandes inattendues sont venues de l’étranger ; mais il est nécessaire de les exécuter le plus rapidement possible et au plus bas prix possible, afin de vaincre la concurrence étrangère, très en éveil à ce moment et très au courant des embarras de l’industrie de Manchester. Il faut que les ouvriers consentent à travailler au plus bas prix, afin d’attendre des jours meilleurs et que la crise soit passée. Ceci est la justice même, et il n’y a pas de fureurs qui puissent rien changer à ce triste, mais inexorable fait. Malheureusement Les maîtres se considérant comme les seuls juges de la situation, évitent d’informer leurs ouvriers de tous les détails, et lorsqu’ils proposent, à ceux-ci de travailler à un prix modique, le soupçon, qui est toujours sur le qui-vive dans l’âme du peuple, se réveille, les vieux mots d’exploitation recommencent à avoir cours, les vieux contrastes entre le pauvre et le riche servent de thème aux vieilles déclamations connues. Les maîtres ont fixé un salaire, les ouvriers en fixent un autre, et la guerre continue. Pendant ce temps, les pauvres ouvriers mourant de faim dans toutes les parties du Lancashire sortent de leurs retraites et accourent en foule à Manchester, pour travailler aux prix proposés ; mais alors un nouveau et effroyable combat s’engage : les ouvriers de Manchester, excités par les comités des trade’s Unions (association des métiers), se ruent sur leurs malheureux frères, accourus tout simplement pour ne pas mourir de faim, et, en dépit de la police et des tribunaux, le sang coule. Enfin les maîtres proposent une réunion dans laquelle ils entendront les délégués des métiers et où des explications pourront être échangées. Le jour fixé arrive, les délégués se présentent. Ce sont de pauvres diables affamés, la mine longue, les yeux creux, les habits en lambeaux. Un des jeunes maîtres qui composent l’aréopage des patrons, M. Harry Carsons, fils d’un riche manufacturier, imprudent et courageux, un de ceux qui poussent le plus à la résistance, comme le font les hommes qui n’ont pas eu le temps et l’occasion d’apprendre à être patiens, — voyant devant lui ces cinq ou six fantômes hagards, vrais types de Callot ou d’Hogarth, — prend une feuille de papier et dessine leurs singuliers profils, leurs pommettes saillantes, leurs os proéminens, leurs traits avalés, leur barbe en désordre. Le dessin fini, il l’enjolive de quelques vers de Shakspeare, le fait passer au voisin, et de main en main la feuille de papier arrive à un dernier patron qui, plus sérieux ou moins imprudent, le froisse dans sa main et le jette au feu. Malheureusement le fatal papier n’a pas été brûlé, et les rires des jeunes gens, à mesure que le dessin passait entre leurs mains, ont été remarqués par un des délégués qui, aussitôt après la sortie des maîtres, rentre dans la salle et s’empare du papier. Cette caricature, circulant dans un meeting tenu le même soir par les ouvriers en grève, y produit l’effet que vous pouvez sans peine imaginer. — Et ainsi ce n’est pas assez, viennent-ils dire tous alternativement, comme un chœur de furies qui réclament leur vengeance, ce n’est pas assez de nos misères, il faut encore qu’on y ajoute la raillerie ? Alors, au milieu de l’obscurité et du silence le plus profond, un serment terrible est prononcé, une victime est marquée, et le sort est sommé de désigner un meurtrier. Quelques jours après, au coin d’une ruelle, on relève M. Harry Carsons baigné dans son sang. Et maintenant, comme disait, Bossuet, erudimini qui judicatis terram. L’homicide est affreux ; mais l’imprudence qui peut donner l’occasion à de pareils attentais de se produire n’est-elle pas folle et coupable ? Que penseriez-vous d’un homme qui, pour éteindre un incendie, verserait sur le feu de l’huile ou de l’alcool ?

Rendons toujours la justice à chacun, quel qu’il soit, une justice stricte, inflexible, mais sérieuse, et surtout au peuple. Pauvre peuple ! Placé entre les déclamations des uns et les quolibets des autres, entre des phrases sentimentales et des plaisanteries, que voulez-vous que devienne sa pauvre et ignorante cervelle ? Ce n’est pas moi qui songerai à m’étonner des sottises qu’il a faites et qu’il fera, et des embarras qu’il a donnés et qu’il donnera probablement encore aux sociétés. Et pourtant combien est simple la règle de conduite à tenir envers lui ! Si ce qu’il demande est juste, examinez-le et accordez.-le-lui ; si ses exigences sont absurdes, faites-le taire. Le peuple doit savoir, et malheureusement on ne le lui a pas assez dit ni fait connaître, qu’il n’est ni au-dessus ni au-dessous de la justice. Elle doit lui être rendue inflexiblement, strictement, et il ne doit réclamer rien qui lui soit contraire. À proprement parler, rendre la justice au peuple, n’est-ce pas l’objet essentiel des sociétés et des états ? Pourquoi donc sont institués les gouvernemens, les magistratures, si ce n’est à cette seule fin de faire droit aux réclamations, de les examiner, de les constituer en droits, titres et privilèges, de les maintenir et de les protéger ? Et pourquoi est instituée l’artillerie, la force armée, sinon pour s’opposer à la force brutale et anarchique et l’empêcher de violer la justice ? Apprenez au peuple qu’il ne peut avoir affaire qu’à la justice, qu’elle sera équitable pour lui s’il l’invoque, et impitoyable pour lui s’il se met au-dessus d’elle. Cela vaudra mieux que toutes les lamentations, les sentimentalités, les génuflexions démocratiques devant sa majesté souveraine. Surtout soyez sérieux avec lui, ne faites pas de charges artistiques, de bons mots de salon, de plaisanteries de littérateur. N’imiter pas M. Harry Carsons, et profitez de la leçon contenue dans le roman de mistress Gaskell.

Sortons un peu de ces salutaires, mais terribles réflexions. Ce que j’aime à trouver dans Mary Barton, et ce que j’y trouve en abondance, ce sont les sentimens profonds, ardens, inaltérables des âmes populaires ; j’aime à y trouver l’esprit de charité des misérables, l’esprit de bienfaisance des infortunés. Ce roman nous a confirmé dans une opinion arrêtée depuis longtemps : c’est que les malheureux seuls sont charitables et sympathiques aux souffrances humaines. Nous nous délions des gens trop heureux, et nous avons toujours pensé que notre célèbre chansonnier avait commis une grosse erreur le jour où il à écrit ce joli mot : « Le plaisir rend l’âme si bonne. » C’est possible ; mais ne vous adressez jamais aux gens heureux qu’au moment où ils viennent d’éprouver une joie nouvelle. Tombez sur eux à l’improviste, à la minute précise où ils sont plongés dans l’extase du contentement, et craignez d’arriver trop tard, quelques secondes de plus ou de moins importent beaucoup à l’affaire. Ceux au contraire qui ont été une fois malheureux n’ont plus ainsi d’heure précise à laquelle il vous faille les rencontrer ; vous les trouverez toujours, à toutes les heures du jour et de la nuit. Tout homme, pour peu qu’il soit doué de l’esprit d’observation, a pu remarquer mille fois qu’il y a entre les malheureux une sorte de franc-maçonnerie qu’on ne retrouve pas dans les différentes catégories de gens heureux, excepté dans les grandes aristocraties. Cette franc-maçonnerie toute morale et sympathique, cette charité toujours prête à s’exercer, ont été parfaitement saisies par mistress Gaskell ; on en jugera par quelques scènes que nous allons citer et que nous choisissons parmi les moins navrantes de ce roman, où l’auteur s’est peu soucié d’épargner aux lecteurs délicats de notre époque le spectacle des plus cruelles misères, de la fièvre grelottante, de la paille humide, des sueurs de l’agonie.

Mary Barton, témoin dans le procès criminel qui a suivi la mort d’Harry Carsons, arrive en toute hâte à Liverpool afin d’avertir un matelot sur le point de s’embarquer qu’il aura à témoigner de l’innocence de l’accusé. Elle se jette dans un bateau et accomplit sa triste mission. Surprise par le froid, par l’humidité, elle tombe tout à coup dans un état de prostration physique et morale complète, perd la mémoire pour un instant et s’évanouit presque en sortant du bateau, sur la rive même de la mer. La nuit tombe, les pêcheurs et les bateliers se retirent un à un ; la malheureuse fille reste presque seule sur la jetée, hébétée par l’excès du désespoir et ayant perdu tout souvenir des lieux où elle doit loger. Le batelier qui l’a conduite, le vieux Ben Sturgis, un homme bourru et peu sentimental, mais excellent, s’approche d’elle, la questionne ; puis, voyant qu’il n’en peut tirer aucune réponse : « Venez avec moi, » dit-il. Et il la conduit à sa demeure, où elle s’évanouit dès son arrivée.


— Qui est-elle, Ben ? demanda la femme tout en frictionnant ses mains qui n’offraient aucune résistance et que la force semblait avoir entièrement abandonnées.

« — Comment puis-je le savoir ? répondit son mari d’un ton rechigné.

« — C’est hon, c’est bon, dit-elle comme en se parlant à demi à elle-même et avec un doux son de voix pareil à celui qu’on a coutume d’employer avec les enfans en colère, je pensais seulement que vous deviez le savoir, puisque vous l’avez amenée ici. Pauvre créature ! nous n’avons pas besoin de savoir autre chose sur elle, sinon qu’elle a besoin de notre secours. Je voudrais bien avoir mes sels ici, mais je les ai prêtés à mistress Burton le dernier dimanche à l’église, car elle ne pouvait lutter contre le sommeil pendant le sermon. Bonté divine ! comme elle est pale !

« — Voyons, tenez-la un peu soulevée, dit le mari.

« Elle fit comme il le désirait, se parlant toujours à elle-même et sans paraître s’inquiéter des brèves et âcres interruptions de son mari, car en vérité les mots les plus rudes de son compagnon tombaient sur son vieux cœur plein de tendresse comme des perles et des diamans ; car il avait été l’époux de ses jeunes années, et même alors, tout brusque et bourru qu’il fût, il était secrètement adouci par le son de la voix de sa femme, quoique pour le monde entier il n’eut voulu laisser rien paraître de l’amour caché sous sa rude enveloppe.

« — Mais que fait donc le vieux camarade ? dit-elle en se courbant pour relever la tête de Mary, qui retombait toujours. Il prend ma plume à écrire, la meilleure que j’aie eue depuis cinq ans. Eh ! bonté divine, il la brûle ! Ah ! je vois maintenant ; il a son intention : l’odeur de la plume brûlée est toujours bonne pour les évanouissemens. Mais cela ne la fait pas revenir, la pauvre fille ! Eh bien ! qu’est-ce qu’il fait donc maintenant ? Très bien, très bien ; il est ingénieux, mon vieux homme ! Dire que je n’ai pas pensé à cela ! s’écria-t-elle en lui voyant tirer une bouteille carrée pleine d’esprit, achetée de contrebande et étiquetée golden Wasser, du coin d’un buffet placé dans leur chambre. Cela va la ranimer, dit-elle en voyant que la dose qu’il avait versée dans la bouche ouverte de Marie la faisait tressaillir et tousser. Pauvre cher homme ! il n’y a que lui pour être si tendre et penser ainsi à tout.

« — Pas du tout ! grommela-t-il, tout en étant réjoui de voir la couleur qui revenait aux joues de Marie, ses yeux qui s’ouvraient et son regard étonné et sensible ; pas du tout ! je n’ai jamais été aussi fou que vous le dites.

« Sa femme aida Marie à se lever et la plaça sur une chaise.

« — Cela va bien maintenant, jeune femme ? demanda le batelier avec inquiétude.

« — Oui, monsieur, je vous remercie. En vérité, monsieur, je ne sais comment vous remercier, dit Marie d’une voix tremblante et douce.

« — Allez au diable, vous et vos remerciemens. — Et il se leva, prit sa pipe et sortit sans ajouter un seul mot, laissant sa femme tristement préoccupée de savoir quels pouvaient être le caractère et l’histoire de l’étrangère qu’ils avaient reçue dans leur demeure.

« Marie vit le batelier quitter la maison ; alors, tournant ses yeux pleins de tristesse vers son hôtesse, elle essaya de se lever dans l’intention de partir et d’aller… elle ne savait où.

« — Eh bien ! eh bien ! qui que tu sois, tu ne partiras pas, car tu n’es pas capable de sortir dans la rue. Peut-être, dit-elle en baissant un peu la voix, es-tu une pauvre créature dégradée ? Je me défie presque de toi, tu es si jolie ! Mais bah ! bah ! ce sont les mauvais qui ont le cœur brisé, cela est trop sûr : les bons ne sont jamais complètement abattus, parce qu’ils ont toujours mis leur espoir dans le Seigneur ; ce sont les pécheurs qui accumulent les plus amers chagrins dans leurs cœurs en ruines, les pauvres âmes, et c’est pour cela que ce sont eux que nous devons le plus plaindre et secourir. Elle ne sortira pas de la maison cette nuit, qu’elle soit ce qu’elle voudra, et quand bien même elle serait la pire femme de Liverpool, elle ne sortira pas. J’aurais voulu seulement savoir où le vieux l’avait dénichée, et c’est tout.

« Marie avait prêté L’oreille à ce soliloque, et essaya de satisfaire la curiosité de son hôtesse ; elle lui dit avec des phrases hachées, prononcées d’une voix faible :

« — Je ne suis pas une mauvaise créature, madame. Votre mari m’a conduite sur la mer à la poursuite d’un vaisseau qui avait mis à la voile. Il y a dans ce vaisseau un homme qui peut sauver la vie d’un innocent dans une affaire criminelle qui doit être jugée demain. Le capitaine n’a pas voulu le laisser venir, mais il dit qu’il viendra dans le bateau du pilote. — Elle se mit à sangloter à la pensée de ses espérances épanouies, et la vieille essaya de la consoler en commençant, selon sa coutume, par un : — Bien ! bien ! il viendra, j’en suis sure ; je sais qu’il viendra. Ainsi rassurez-vous, ne vous tourmentez pas plus longtemps de cela, il reviendra certainement. — oh ! je crains, je crains qu’il ne revienne pas, cria Marie, consolée néanmoins par les assertions, quoique peu fondées qu’elles fussent, de la vieille femme. »


N’est-ce pas là un tableau complet, une vive peinture de ce que nous appelions tout à l’heure la charité des pauvres et la bienfaisance des malheureux ? Nous citerons encore un très court épisode, dans lequel Mary Barton est cette fois le personnage bienfaisant. C’est au milieu des angoisses les plus mortelles qu’elle accomplit cet acte de charité avec l’irrésistible sympathie que tous les malheureux ressentent pour leurs semblables.

« Et Marie sortit de la maison et traversa les rues encombrées, affairées, où déjà des crieurs publics vendaient au prix d’un demi-penny de grands placards contenant le récit du terrible meurtre, l’enquête du coroner, et illustrés d’un grossier portrait du prévenu Jem Wilson.

« Mais Marie ne fit pas attention et n’entendit pas. Elle chancelait comme en proie à un cauchemar. La tête basse et la démarche incertaine, elle choisit instinctivement le chemin le plus court pour arriver à cette demeure qui maintenant, dans l’état présent de son esprit, ne lui représentait pas autre chose que l’image de quatre murailles, entre lesquelles elle pourrait se cacher et pleurer tout à son aise, loin des yeux et des remarques d’un monde Indifférent et méchant, mais où ne l’attendaient ni bienvenue, ni tendresse, ni larmes sympathiques.

« A deux minutes de distance peut-être de sa maison, elle fut arrêtée dans sa course impétueuse par un léger attouchement, et se retournant à la hâte, elle vit un petit garçon italien avec sa pauvre boite, contenant un rat blanc ou quelque autre chose de semblable. Le soleil couchant jetait sa rouge lumière sur sa figure, sans cela son teint d’un brun d’olive aurait paru entièrement pâle, et des larmes étincelaient retenues entre les longs cils de ses paupières ; avec sa douce voix, ses regards supplians et dans son charmante incorrect anglais, il dit :

« — J’ai faim ! j’ai si faim !

« Et, comme pour aider par le geste à l’effet de ce mot solitaire, il montra du doigt sa bouche dont les lèvres étaient blanches et tremblantes.

« Marie lui répondit avec impatience :

« — Oh ! mon garçon, la faim n’est rien, rien du tout.

« Et elle passa rapidement ; mais son cœur lui reprocha une minute après cette dure parole, et alors elle entra précipitamment chez, elle, prit les maigres restes de son repas que contenait le buffet et retourna vers la place où le petit étranger abandonné s’était affaissé sous la poids de la solitude et de la faim à côté de son muet compagnon, marmotte ou rat blanc, il versait des larmes en se plaignant dans une langue étrangère et en poussant d’une voix faible des cris qui semblaient appeler une personne éloignée : Mamma mia !

« Avec l’élasticité de cœur qui appartient à l’enfance, il se leva soudainement en voyant la nourriture que lui apportait la jeune fille, dont la figure douce et bienveillante même au milieu de sa douleur l’avait poussé d’abord à s’adresser à elle. Avec la gracieuse courtoisie de son pays, il la regarda et sourit en lui baisant la main, puis l’accabla de remerciemens et partagea ses dons avec son petit compagnon, son cher gagne-pain. Elle s’arrêta un moment, oubliant la pensée de son propre chagrin à la vue de cette joie enfantine : puis, se baissant et embrassant son joli front, elle le laissa pour retourner une fois encore dans la solitude et dans la douleur. »


Nous ne pouvons multiplier les citations d’un livre où abondent ainsi les épisodes pathétiques et les tableaux douloureux. En regard de ces scènes choisies parmi les plus simples et les moins tristes, nous voudrions toutefois en placer une tout à fait déchirante, afin que l’on put parcourir à peu près cette longue gamme de chagrins. En voici une où apparaît la réalité la plus crue, la nudité du vice, car, nous l’avons dit, mistress Gaskell ne recule pas, comme ses compatriotes, devant certaines peintures, elle n’a aucune hypocrisie de langage, rien du cant et de la pruderie britannique. Il y avait donc autrefois dans le ménage Barton une tante de Marie, sœur de sa mère, jeune fille coquette et légère et qui aimait tant à se promener et à courir, que le rude John Barton l’en avait souvent réprimandée et lui avait donné ce terrible avertissement : « Vous aimez tant à vous promener que vous finirez par devenir une promeneuse des rues, Esther, et que quelque beau jour nous vous retrouverons sous les réverbères. » Vains avertissemens ! La jeune fille disparut un jour, et pendant de longues années on n’entendit plus parler d’elle. Quels événemens remplirent pour elle ces années ? La séduction, le plaisir, puis la douleur, et successivement le déshonneur, l’infamie et la honte. Un soir pourtant, au coin d’une rue, son spectre apparaît à un de ses anciens compagnons d’enfance qu’elle est venue prévenir de certains dangers que courait Mary Barton, confiante et inexpérimentée comme elle l’avait été. Elle fait à son ancien compagnon la confession complète de ses erreurs passées et de sa honte présente, et ce dernier, cherchant à la ramener dans les voies du bien, lui offre un asile dans sa famille. Ici se place la terrible conversation qu’on va lire.


« — Esther, vous pouvez compter que je ferai pour Marie tout ce que je pourrai ; j’y suis bien déterminé. Et maintenant, écoutez-moi : vous abhorrez la vie que vous menez, où autrement vous n’en parleriez pas comme vous faites. Venez avec moi à la maison, venez chez ma mère ; elle et ma tante Alice vivent ensemble. Je veillerai à ce qu’elles vous reçoivent bien, et demain nous verrons s’il n’y a pas moyen de vous trouver quelque honnête moyen de vivre. Venez avec moi.

« Elle resta silencieuse pendant une minute, et il espéra qu’il l’avait déterminée. Puis elle dit : — Dieu vous bénisse, Jem, pour les paroles que vous venez de prononcer ! Quelques années auparavant, vous auriez pu me sauver, comme j’espère et je compte que vous sauverez Marie ; mais il est trop tard maintenant, trop tard, ajoute-t-elle avec l’accent d’un profond désespoir.

« Pourtant il ne lâcha pas encore prise. — Venez avec moi, dit-il.

« — Je vous le dis, je ne puis pas : je ne pourrais pas mener une vie vertueuse, si je le voulais ; je ne pourrais que vous faire honte et pitié. Si vous voulez tout savoir, dit-elle en le voyant disposé à renouveler ses instances, il faut que je boive : c’est la seule chose qui nous détourne du suicide. Si nous ne buvions pas, nous ne pourrions pas perdre un seul instant la pensée de ce que nous sommes et de ce que nous avons été. Je puis me passer de pain ou d’abri, mais il me faut mon verre de gin. Oh ! si vous saviez les terribles nuits que j’ai passées en prison parce que je ne l’avais pas ! dit-elle en frissonnant et en regardant autour d’elle, avec des yeux pleins de terreur, comme si elle eût craint de voir quelque créature spirituelle, revêtue d’une forme effrayante, debout auprès d’elle.

« — Il est si terrible de les contempler, dit-elle avec des chuchotemens pleins d’éclat, quoique murmurés très bas ; ils tournent toute la nuit autour de mon lit, ma mère tenant par la main la petite Annie (comment ont-elles pu se rencontrer dans l’autre monde ? Je l’ignore), et puis Marie, et tous me regardent avec des yeux tristes et qui sont comme de la pierre. Oh ! Jem, c’est terrible, et ils ne s’en vont pas, mais ils passent par derrière mon chevet, et je sens leurs yeux qui sont fixés sur moi de tous côtés. Si je cache ma tête sous les draps, je les vois, et, ce qui est plus affreux, — elle prononça ces mots comme avec un sifflement d’épouvante, — ils me voient. Ne me parlez pas de mener une vie meilleure, il faut que je boive : je ne puis passer la nuit sans boire, je n’ose pas.

« Jem resta silencieux, atterré par la profonde pitié qu’il ressentait. Oh ! lui était-il donc impossible de rien faire pour elle ? Elle reprit la parole, mais avec moins d’agitation, quoique encore terriblement excitée :

« — Je vous fais de la peine, je le vois beaucoup mieux par votre silence que si vous me le disiez ; mais vous ne pouvez rien faire pour moi. Je suis maintenant hors de tout salut. Cependant vous pouvez sauver encore Marie. Vous le devez ; elle, est innocente, sauf cette grande faute d’aimer quelqu’un qui est au-dessus d’elle par sa position. Jem, vous la sauverez ?

« Jem promit de tout cœur et de toute âme, quoique en peu de mots, que si quelque chose pouvait être fait pour la sauver, il le ferait. Alors elle le remercia et lui souhaita bonne nuit.

« — Arrêtez un instant, dit-il comme elle était sur le point de partir, j’ai encore un mot à vous dire. J’ai besoin de savoir où vous trouver : où demeurez-vous ?

« Elle se prit à rire d’une manière étrange : — et pensez-vous que quelqu’un d’aussi avili que moi ait une demeure ? Les gens honorables et de bonnes mœurs ont des demeures ; nous, nous n’en avons pas. Si vous avez besoin de me parler, venez à la nuit et regardez aux coins des rues, tout autour d’ici. Plus la nuit sera froide, sombre, pluvieuse, plus vous serez sûr de me trouver, car, ajouta-t-elle en achevant ses paroles par un son plaintif, c’est si froid de dormir dans les allées ou sur le seuil des portes, et alors j’ai besoin de boire plus que jamais. »

Un mot encore sur le caractère que mistress Gaskell a donné à ses personnages populaires. Ils ne sont pas philosophes ou théoriciens, ils sont tisseurs, forgerons, pêcheurs ; marins. Ils ont l’esprit peu raisonneur, parlent assez peu de leurs droits et de leurs devoirs, et quand ils se soulèvent, ce n’est point par respect pour les droits de l’homme, c’est pour assouvir leur colère et exercer leur vengeance ni plus ni moins que des insurgés du moyen âge. Il y a là autre chose qu’une preuve de bon sens donnée par l’auteur, il y a un des traits caractéristiques de la nature des classes populaires anglaises, qui conservent plus que chez nous la physionomie du peuple d’autrefois. Quand elles murmurent, c’est qu’elles sont mécontentes ; quand elles se soulèvent, c’est qu’elles sont furieuses, et elles n’ont pas de théorie pour justifier leur soulèvement. Il est dans la nature du peuple de se soulever lorsqu’il est furieux, c’est là un fait vieux comme le monde, et qui n’est pas dangereux lorsque le peuple n’a pas été perverti, oserai-je dire, comme il l’a été chez nous ; mais la révolte réduite en art, l’insurrection passée à l’état de science, le soulèvement de sang-froid, l’émeute conduite avec calme, dextérité, persévérance, voilà qui est tout nouveau et qui ne s’est jamais vu que chez nous. Ces insurgés du Lancashire qui assomment des ouvriers comme eux, tirent au sort une victime et se contentent, dans leur colère, de donner et de recevoir des coups, m’expliquent très bien un des côtés par lesquels l’Angleterre a échappé et échappe aux révolutions modernes. Ces insurgés-là ressemblent aux paysans révoltés du temps de Richard II ou aux ouvriers flamands du moyen âge : leur colère passée, leurs sujets de plainte disparus, ils ne penseront plus à la révolte ; mais nourrir la pensée de la révolte, et l’entretenir en soi pendant des années entières, — attendre patiemment dix ans une occasion de se révolter, bien choisir son moment, — voilà ce que ces pitoyables insurgés ne sauront jamais faire. Les hommes de la force physique, quelques membres de la jeune Irlande et du parti chartiste, gens plus cosmopolites et moins insulaires, mieux informés des choses du continent, avaient bien essayé d’introduire quelque art et quelques innovations dans l’insurrection ; ils ne s’étaient guère attachés cependant qu’aux points les plus grossiers, verres cassés, vitriol, etc., à quelques détails vulgaires et odieux. L’art de l’émeute est tout autre chose. Quel pays arriéré que cette Angleterre, — si arriéré que, tandis que chez nous on a enseigné au peuple à savoir se modérer pour s’insurger avec plus de chances de succès, une foule d’écrivains anglais radicaux, très amis du peuple, comme l’auteur de Mary Barton, s’efforcent de lui apprendre à se modérer pour ne plus se soulever du tout.

Les personnages qu’elle met en scène sont des insurgés non par système, mais par colère, et en cela ils nous semblent vrais et parfaitement conformes à la nature et au caractère populaire. Ils ne sont pas non plus raisonneurs ; l’ouvrier philosophe est une invention de radicaux aristocratiques et de romanciers qui ne se sont jamais rendu bien compte de la tournure d’esprit du peuple. Et cependant ces personnages ne dédaignent pas l’instruction et la science, il s’en faut bien. Aussitôt que le travail de chaque jour est achevé, et que la dure nécessité leur laisse quelques minutes de répit, ils prennent un livre et tâchent de s’initier aux mystères du monde dans lequel ils vivent. Mais que lisent-ils et qu’étudient-ils ? Les sciences d’application, les arts pratiques, les lois d’observation et de faits, l’histoire naturelle, la botanique, la chimie, tout ce qui peut leur enseigner quelque chose de certain, et peut les rendre plus habiles dans leur métier, tout ce qui peut en un mot plutôt satisfaire leur curiosité par des résultats incontestables que la piquer et l’aiguillonner par des problèmes douteux. Le vieux Job Legh de Mary Barton est le vivant exemple de ces instincts scientifiques et pratiques particuliers au peuple ; il a une bibliothèque, mais composée de livres d’histoire naturelle, de dictionnaires de botanique, d’atlas géologiques et anatomiques. Dans sa maison, rangée avec soin et meublée avec un certain luxe, il y a quelques objets curieux et quelques chinoiseries d’un genre particulier : chauves-souris d’une espèce rare, empaillées ou disséquées, scorpions et serpens exotiques conservés dans L’esprit-de-vin, squelettes d’animaux, vestiges de races disparues, tout cela acheté de ses minces économies. Job a aussi des collections non d’éditions ou de gravures, mais d’insectes, de papillons et de plantes. La création de ce personnage de Job Legh fait honneur au bon sens et à l’esprit d’observation de mistress Gaskell. Le peuple en effet a une répugnance invincible pour tout ce qui est purement spéculatif et pour tous les travaux qui relèvent directement et exclusivement de la méditation abstraite. Il ne s’inquiète pas de philosophie ni de problèmes moraux, et c’est pour cela que la religion, même aujourd’hui, a toujours conservé sur lui un grand empire, parce qu’elle lui présente ces problèmes à l’état de faits palpables et de règles pour guider sa vie. Il comprend encore moins la haute métaphysique politique et constitutionnelle, et il est à remarquer qu’il s’est toujours très mal débrouillé dans toutes ces complications ; lorsqu’il a été consulté, il est toujours allé tout droit aux faits les plus simples, à l’alpha et à l’oméga de la politique, — la dictature ou la révolte. On n’aperçoit jamais le peuple, dans l’histoire, qu’au commencement ou à la fin des dynasties et des systèmes politiques ; il disparaît pendant toute la durée de l’espace intermédiaire. Les hautes sciences mathématiques n’ont jamais eu non plus beaucoup d’attrait pour lui. Platon, dans l’antiquité, refusait de faire descendre la géométrie et l’astronomie de leurs hautes sphères ; il défendait à ses disciples de laisser les sciences se dégrader en devenant utiles, en servant aux usages communs de la vie, en s’appliquant aux arts populaires. Archimède se reprochait d’employer à des procédés utiles au salut de sa patrie la science mathématique. Tous ces grands génies faisaient une distinction entre les arts des esclaves et la science pure, faite pour les aristocrates et les philosophes ; le peuple a semblé de tout temps être de leur avis. Il leur a laissé les hautes spéculations métaphysiques, et il a poursuivi des arts pratiques et moins orgueilleux. Aujourd’hui même que l’on parle tant de la tendance du peuple à s’élever et à s’instruire, regardez quelles sont les sciences qu’il recherche et cultive de préférence : ce sont les arts mécaniques et les sciences naturelles ; pas d’idéologie, comme disait le roi du peuple, Napoléon. Il sait des arts plastiques ce qu’il en faut savoir pour bien lever un plan et faire avec netteté et exactitude le dessin d’une machine. Il n’y a qu’un art élevé qui ait trouvé grâce devant le peuple, et cet art, c’est, ainsi que nous l’avons dit, le plus populaire de tous, la musique. Mais aujourd’hui les arts du peuple remportent sur la science des philosophes, l’observation et l’application pratique ont remplacé la spéculation et la métaphysique. On peut dire sans se tromper que dans ce triomphe, maintenant complet, de la science utile, de la science préférée du peuple, il y a plus de démocratie que dans tous les événemens révolutionnaires des dernières années.

Mary Barton, écrit dans le sentiment très démocratique particulier à Carlyle, porte pour épigraphe cette boutade du célèbre écrivain : « Comment sais-tu, peut s’écrier dans sa détresse le pauvre fabricant de romans nouveaux, que je suis le plus insensé des mortels existans ? Eh ! qui t’a dit que cette biographie imaginaire, écrite par moi, pauvre créature aux longues oreilles, n’atteindra pas les oreilles plus longues encore de quelques-uns de mes semblables, et ne peut pas être, avec l’aide de la Providence, le moyen d’insinuer et d’inspirer quelque chose ? Nous répondons : Personne ne le sait, personne ne peut le savoir avec certitude ; c’est pourquoi écris, digne frère, écris comme il te sera possible, avec les moyens qui t’ont été donnés. » Cette épigraphe exprime parfaitement le but de l’auteur, et résume bien l’idée morale du livre. L’auteur ne s’est pas proposé de développer un système et d’attaquer un ordre de choses particulier ; il n’a voulu qu’appeler l’attention sur certains faits, et, comme le dit Carlyle, insinuer quelque chose. L’épigraphe de Ruth, empruntée au poète Phinéas Fletcher, n’est pas moins significative : « Coulez, coulez, larmes trop lentes, et baignez ces pieds adorables qui transportèrent du ciel le prince de la paix, messager des nouvelles de paix. Ne cessez pas, ô mes yeux humides, d’implorer sa clémence, car nos péchés ne cesseront jamais de crier vengeance et d’appeler sa colère ; noyez dans vos flots incessans nos fautes et nos craintes, et que son œil ne puisse voir le péché qu’à travers mes larmes ! » Cette épigraphe dit par avance le sujet du roman, c’est le récit d’une expiation, l’histoire d’un long repentir. Les sentimens violens exprimés dans Mary Barton n’existent pas dans Ruth ; mais les sentimens de résignation, de mansuétude et de clémence y coulent à pleins flots. Les personnages de ce roman sont tous entourés d’une atmosphère de douce tristesse : les larmes y tombent dans la solitude, les douleurs y sont paisibles et n’éclatent jamais en sanglots. Il y a entre Ruth et Mary Barton le même contraste qu’entre une froide journée d’hiver, avec ses vents glacés courant en tourbillons sur les plaines nues, ses fleurs de givre suspendues aux branches dépouillées des arbres, et une de ces journées d’automne à l’air transparent et fin, aux couleurs délicates et tendres, où jaunissent les dernières feuilles, où verdit le dernier gazon, ou chantent les derniers oiseaux sous les rayons tièdes et déjà épuisés des derniers beaux soleils.

Dans ce roman, mistress Gaskell s’attaque à ce vice si connu de la société anglaise, le cant. Toutes les sociétés, à dire le vrai, sont plus ou moins pharisaïques ; elles ont pour tout ce qui est légalement admis l’indulgence la plus grande, et pour toute action commise en dehors de leurs habitudes la plus sévère proscription. Commettez un crime, et vous pourrez être absous, s’il ne blesse pas les apparences de la bienséance mondaine ; — ne vous avisez pas de commettre une étourderie, vous seriez perdu à jamais : telle est trop souvent la justice du monde. Mais ce pharisaïsme qui se retrouve à doses diverses au fond de toutes les sociétés est plus fort que partout ailleurs en Angleterre et semble inhérent à la société anglaise. Il est là plus difficile à combattre et à guérir qu’en aucun pays, car il résulte beaucoup, à notre avis, du caractère du peuple même, et on ne doit pas l’attribuer, comme on l’a toujours fait, à certaines hypocrisies religieuses, à certaines habitudes protestantes. Allez au fond du caractère anglais, cherchez la raison de sa silencieuse gravité, de sa gaucherie de manières, de sa raideur. Le peuple anglais est le plus timide de tous les peuples, celui qui, chose étrange à dire, se défie le plus de ses forces et craint le plus de les mesurer avec celles de ses adversaires. Chez lui, vous ne trouverez rien des qualités et des défauts de l’esprit celtique, agressif, satirique et présomptueux. Les Anglais sont les hommes les plus inoffensifs du monde, mais ils ne le sont pas naïvement, car, ainsi qu’on nous le faisait remarquer récemment, nul peuple n’a eu plus à souffrir depuis des siècles des plaisanteries du continent et n’a été informé plus clairement par les quolibets de l’Europe de ses défauts, de ses travers, des points faibles de sa nature. Ayant donc instinctivement la conscience de sa timidité, dépourvu de toute arme agressive, l’Anglais se tient toujours sur la défensive et cherche à ne pas donner prise à ses adversaires. De là pour lui-même une grande sévérité, un soin scrupuleux de sa personne, une réserve constante et en un mot l’emploi de tous les moyens qui peuvent l’entourer des apparences de la respectabilité, dans laquelle il se retranche comme dans une forteresse. De là aussi une défiance constante d’autrui, l’exigence de ces mêmes formes extérieures de respectabilité chez les individus qui l’approchent et l’entourent, la peur involontaire d’être pris pour dupe. Posséder pour soi la respectabilité, c’est posséder une cuirasse, être à l’abri de toute attaque ; exiger d’autrui cette même respectabilité, c’est désarmer ses voisins, les mettre hors d’état de nuire. De là résultent dans la société anglaise le triomphe complet et presque indestructible des formes extérieures, des apparences, et dans le caractère anglais une certaine dureté qui engendre quelquefois de criantes injustices. Cependant il ne faut jamais oublier qu’au fond ce pharisaïsme n’est qu’une sorte de cuirasse extérieure servant à protéger la race d’hommes la plus timide, la plus inoffensive et même la plus tendre qui se rencontre sur notre globe.

L’histoire de Ruth est d’une extrême simplicité. Nous sommes dans une ville d’assises [assize town) d’un des comtés de l’est, dans l’atelier de mistress Mason, où Ruth Hilton, une jeune orpheline, presque un enfant, apprend son futur métier. Dans un bal, où leur maîtresse a conduit ses apprenties, chargées de réparer les désordres causés aux toilettes des jeunes misses du grand monde par les valses trop tourbillonnantes et les accidens imprévus des contredanses, Ruth a été remarquée par un jeune homme élégant, M. Bellingham. Les entretiens succèdent aux entrevues, les rendez-vous aux entretiens, les promenades aux rendez-vous, et les serremens de main aux rapides regards échangés en passant. La séduction est inévitable ; comment Ruth lutterait-elle contre les premiers sentimens du cœur, les premiers murmures de la jeunesse, la complaisance et la politesse de M. Bellingham, un jeune gentleman d’une telle obligeance, qu’il consent à faire plusieurs milles pour accompagner la jeune fille dans une visite aux lieux de sa naissance et au jardin témoin de ses premiers jeux ? Ce n’est pas que les avertissemens manquent à Ruth ; les voix secrètes de la conscience lui parlent doucement, mais leur murmure, est si faible, que la confiante enfant peut les entendre à peine. Parvenue, avec son élégant compagnon au terme de sa promenade, elle a reçu de ses anciens voisins bien des rapides conseils de prudence, entre autres du vieux Thomas, qui jadis avait coutume de la prendre sur ses genoux et de lui raconter, en guise de contes de fée, les histoires allégoriques du Pilgrim progress, les combats du fidèle chrétien, les sottises de M. Wordly Wiseman, et les choses merveilleuses et terribles que l’on voit dans la vallée de l’ombre de la mort : « Eh ! eh ! c’est ton amoureux, je pense, a-t-il dit en désignant M. Bellingham : un très beau garçon, ma foi ; » mais, sur la réponse négative de Ruth, le vieillard a secoué la tête, s’est éloigné, et les a regardés longtemps du haut d’une montagne. Vains avertissemens : la destinée de Ruth est marquée, et sa première imprudence est accompagnée immédiatement de son châtiment. En revenant de cette promenade si désirée, Ruth se trouve sur le bord du chemin face à face avec mistress Mason, sa maîtresse ; elle reçoit son congé avec mille injures et défense de remettre jamais les pieds dans la maison de cette chaste et respectable personne. Tous ces débuts de la séduction sont décrits par mistress Gaskell avec fraîcheur, et son récit, pendant les cent premières pages, est charmant comme une matinée d’avril avant les dernières gelées.

Ainsi exclue du seul asile qui lui fût ouvert, privée de l’unique protection sur laquelle elle put compter, l’asile et la protection de sa revêche maîtresse, Ruth se tourne naturellement vers M. Bellingham, qui se trouve devenu son seul appui ; et comme M. Bellingham ne peut être un tuteur désintéressé, qu’il n’en a ni la force ni la volonté, l’œuvre de séduction commencée est bientôt complète. Les deux amans vont cacher leur bonheur dans le pays de Galles, bonheur mêlé d’ennui chez M. Bellingham, d’appréhensions chez Ruth. Peu à peu M. Bellingham commence à être moins aimable ; sa nature sèche, égoïste, qui ne se révélera que plus tard, après la première fleur et les grâces de la jeunesse, se trahit par instans. L’ennui, l’inévitable ennui, ce terrible châtiment des liaisons illicites, le tourmente ; par momens il demanderait presque à Ruth de l’amuser. « Savez-vous jouer aux cartes, Ruth ? » Et sur la réponse négative, de Ruth, il devient maussade et plus ennuyé que jamais. Avec le caractère que l’auteur a donné à M. Bellingham, le dénoûment de la première partie de l’histoire serait même probablement le plus vulgaire et le plus commun de tous : ce serait l’abandon brutal, si un accident imprévu ne venait donner, à la destinée de Ruth une autre direction. M. Bellingham tombe malade ; l’hôtelier du pays de Galles chez lequel il loge avertit sa mère ; mistress Bellingham arrive en toute hàte, et remplace au chevet du lit de son fils la pauvre Ruth, obligée dès lors de s’enfermer et de vivre cachée. Cependant une nuit celle-ci n’y tient plus ; elle sort sans bruit de sa chambre, erre silencieusement le long des corridors, s’arrête palpitante à la porte de son amant, se rencontre face à face avec mistress Bellinghal, et sans préambule, tremblant de tous ses membres, laisse tomber ces paroles : Comment va-t-il, madame ? Ces paroles, si passionnées dans leur simplicité et leur gaucherie sans artifice, sont une révélation soudaine pour mistress Bellingham, qui, quelque temps après, dès les premiers jours de la convalescence de son fils, se hâte de l’enlever aux maléfices et aux sortilèges de Ruth, laissant après elle, pour la jeune fille, avec une lettre insultante, le don plus insultant encore d’une somme d’argent, prix raisonnable, pense-t-elle, de son déshonneur.

Ruth, abandonnée encore une fois, rencontre un protecteur dans un pauvre ministre dissident, M. Benson, alors en voyage dans le pays de Galles, un gentleman contrefait, d’une extrême faiblesse physique, d’une nature morale timide à l’excès, animé de l’esprit de douceur de l’Evangile beaucoup plus que de l’implacable justice de la bible, et qui, de tous les attributs de Dieu, ne comprend guère que l’infinie miséricorde et l’infinie bonté. Avec lui demeure sa sœur, miss Faith Benson, d’un caractère infiniment plus mâle que le sien, plus décidée dans ses actions, et dont toute la nature peut se révéler par cette petite particularité, qu’elle siffle comme un garçon chaque fois qu’elle est embarrassée ou qu’elle médite de prendre un parti. M. Benson mande sa sœur dans le pays de Galles, lui raconte l’histoire de Ruth et lui fait part de son projet de la recevoir chez lui. Miss Benson, après avoir murmuré, hoché la tête, siffloté entre ses dents, y consent, lorsqu’un nouveau fait, plus triste encore et plus embarrassant que tous les autres pour le ménage du pauvre ministre, se découvre : Ruth est enceinte. Comment agir dans une telle circonstance ? sous quel titre présenter à ses paroissiens, à ses amis, la pauvre pécheresse ? Cas embarrassant, et qui demanderait pour être résolu toute la subtilité d’un casuiste et toute l’audace de charité d’un saint ; mais l’honnête et le timide M. Benson n’est ni un saint, ni un casuiste, il n’est qu’un homme charitable et faible, vivant dans une société pleine de défiances et qui ne pardonne guère. Il se décide à faire un mensonge innocent, ce qu’on nomme en anglais d’un mot charmant, a white lie, un blanc mensonge. Ruth sera présentée aux habitans d’Eccleston, la paroisse de M. Benson, comme une jeune veuve du nom de mistress Denbigh, dont le mari vient de mourir dans le pays de Galles. Cette petite fourberie ne fera de mal à personne, sauvera l’honneur à l’enfant qui va naître, donnera à Ruth un moyen plus facile de se réhabiliter et de reconquérir dans le monde une place honorable.

Ce blanc mensonge est, à proprement parler, le nœud véritable du roman ; il en est le trait caractéristique et l’intérêt principal. Lorsque le roman de Ruth a paru en Angleterre il y a quelques mois, tous les journaux qui en ont rendu compte se sont longuement étendus sur ce mensonge innocent : les uns l’ont condamné, les autres excusé par des raisons qui n’étaient guère concluantes et qui ne pouvaient pas l’être. Ces dissertations font incontestablement honneur à la moralité de l’esprit anglais, encore très-peu fort, paraîtrait-il, sur la casuistique. Le mensonge de M. Benson, à proprement parler, n’est qu’une sorte de voile jeté sur la vie antérieure de Ruth pour la dérober aux regards malveillans. Cette doctrine détestable : la fin justifie les moyens, n’est pas employée par lui dans ce cas particulier ; car il ne poursuit pas un but incertain, il veut sauver l’honneur, la réputation et la vie d’une personne dont l’innocence et la parfaite candeur lui sont parfaitement connues. Il a donc à choisir entre ces deux choses : ou conserver intacte et sans tache pour lui-même sa respectabilité en sacrifiant au pharisaïsme d’autrui l’honneur et la vie d’une créature humaine, ou faire le sacrifice de l’intégrité de cette même respectabilité pour sauver son innocente protégée. Lequel des deux termes de ce dilemme vous semble préférable ? Il se pourrait bien que dans la situation où M. Benson est placé, dire la vérité fût faire précisément acte de pharisaïsme. Chacun de nous a pu reconnaître mille fois dans sa vie qu’il y a des actes et même des crimes qui échappent au jugement de l’homme et qui ne peuvent être absolument justiciables que de Dieu. Le mensonge de M. Benson rentre exactement, si petit qu’il soit, dans cette catégorie de fautes exceptionnelles et qui ne relèvent pas du tribunal des hommes. Mais en Angleterre, pays d’absolue légalité, toute infraction à l’ordre et à la coutume établie soulève des récriminations sans fin, et voilà pourquoi le mensonge de M. Benson y a excité tant de discussions. Deux sentimens, — l’un très honorable, le respect de la légalité, — l’autre détestable, le respect de la coutume établie, quelle qu’elle soit, — se sont accordés pour se récrier contre ce péché véniel.

Quoi qu’il en soit, on ne prend jamais impunément une décision de cette nature, et bientôt M. Benson et sa sœur s’aperçoivent qu’ils se sont placés dans cette situation si bien décrite par un homme plus expert qu’eux en fait de mensonge, le cardinal de Retz ; dans cette situation où nous nous trouvons placés par notre propre choix, où le sort n’a rien fait pour nous conduire, et dont nous ne pouvons plus sortir alors qu’en faisant faute sur faute. Après un premier mensonge, il en faut un second, puis un troisième ; chaque matin, il faut répéter celui de la veille. Le mensonge de M. Benson n’a pu tromper la vieille servante Sally, qui commence à grommeler entre ses dents qu’il est temps pour elle de partir, puisque maintenant on remplit la maison de gens douteux et qui lui sont suspects à plus d’un titre. Un soir, Sally entre dans la chambre de Ruth. — Miss ou mistress, dit-elle, je ne sais lequel de ces deux noms vous convient ; vous êtes veuve, parait-il ; où est votre anneau de mariage, et pourquoi portez-vous encore, malgré votre deuil, ces longues boucles flottantes ? Je ne souffrirai pas que pour vous M. Benson et sa sœur deviennent la fable des environs. Je ne le souffrirai pas. — Et, s’armant de ses ciseaux, elle coupe les longues tresses de la chevelure de Ruth, qui la laisse faire avec patience et résignation et sans souffler mot. Cette douceur, en confirmant les soupçons de Sally, gagne en même temps son cœur, et à partir de ce moment Ruth compte un soutien de plus dans la maison des Benson.

Ce personnage de Sally est un des plus intéressans et des plus originaux du livre. Nous l’avons tous vu dans notre enfance, il y a quelque vingt ans, lorsque, en dépit de deux révolutions, les vieilles mœurs de la France se conservaient encore dans quelques familles, au fond de provinces où depuis la civilisation a passé. Aujourd’hui que nous sommes tous atteints de cette contagion du progrès et de la civilisation, ce personnage ne se retrouve plus guère. Vous vous rappelez les vieux domestiques ridés, goutteux, atteints de rhumatisme, ne faisant plus qu’à demi leur service, grommelant toujours, faisant des remontrances au maître, reprenant et grondant les enfans, ne quittant la maison que pour aller dans leur dernière demeure accompagnés de leurs maîtres reconnaissons. N’avez-vous jamais été charmé, comme nous l’avons été en lisant les mémoires du XVIIIe siècle, de cette rapide apparition de la servante du coutelier Diderot, qui fait cinquante lieues à pied pour porter au jeune philosophe affamé les petites économies de sa tendre mère, et cette pauvre fille du peuple ne vous a-t-elle pas fait oublier pour un moment les beaux esprits et les salons du temps, l’Encyclopédie et les tragédies de Voltaire ? Sally appartient à cette catégorie de serviteurs à peu près disparus aujourd’hui. Assise au pied du lit de Ruth pendant les jours de son accouchement, elle l’amuse et l’endort par ses interminables histoires de puddings trop cuits il y a quarante ans de cela, et d’amoureux qu’elle a refusés en mariage du vivant de la mère de M. Benson, afin de ne pas quitter la famille. Toute la science de Sally consiste dans sa Bible et dans l’Almanach du bonhomme Richard, qu’elle n’a jamais lu, mais dont elle a suivi instinctivement les conseils ; elle sait, par exemple, qu’un penny économisé par jour fait vingt-quatre shillings par an, et elle a si bien mis sa science à profit, qu’en quelque quarante années elle a amassé une cinquantaine de livres sterling qui doivent, après sa mort, passer par testament à M. Benson, et le ministre, qui a voulu augmenter ses gages malgré elle, sera bien attrapé. Elle n’a qu’un reproche à faire à ses maîtres, pourquoi sont-ils dissidens ? Sally appartient à l’église d’Angleterre, et elle s’en fait gloire ; lorsque M. Benson s’avise de lui citer un verset de la Bible, elle lui réplique par une citation contraire, car, ainsi qu’elle le dit avec triomphe, elle n’a pas lu assidûment sa Bible pendant cinquante années pour se laisser prendre au piège par un dissident. Quant au temps présent, Sally est très sceptique et très pessimiste. « Eh ! eh ! dit-elle, les choses allaient autrement lorsque j’étais jeune ; le prix des oeufs était de trente pour un shilling, et le beurre se vendait seulement six pence la livre. Mes gages, lorsque je vins ici, n’étaient d’abord que de trois livres, et je me suffisais avec cela, et j’étais toujours propre et bien vêtue, ce que plus d’une fille ne peut se vanter de faire aujourd’hui avec ses sept ou huit livres de gages, et on buvait le thé dans l’après-midi, et le pudding était toujours servi au dessert, et, par-dessus tout, les gens payaient mieux leurs dettes. Eh ! eh ! nous allons à reculons, et nous nous figurons que nous marchons en avant. » Tel est ce personnage de Sully, qui mérite bien, tant pour sa rareté aujourd’hui que pour son originalité, de figurer dans une galerie populaire.

Les années se passent : la douleur de Ruth se calme, mais ne cesse pas. Elle se change en une mélancolie inépuisable qui communique à ses traits cet air de noblesse et de suprême distinction que la souffrance morale imprime à ses victimes, Ruth vit paisiblement au sein du ménage monotone des Benson, s’employant de son mieux, gagnant avec ses doigts un mince salaire, afin d’être le moins possible à la charge de ses hôtes. Cependant un des paroissiens de M. Benson, M. Bradshaw, riche commerçant et Anglais formaliste de la tête aux pieds, se met en tête de donner Ruth pour gouvernante à ses filles. Nouvelle épreuve pour la sincérité de M. Benson. Révélera-t-il à M. Bradshaw la vie passée de Ruth, ou continuera-t-il à taire la vérité ? Son choix est fait encore une fois, et Ruth entre en qualité de gouvernante chez M. Bradshaw. Dès lors elle se partage tout entière entre ses nouveaux devoirs et l’expiation de sa vie passée. Elle refuse courageusement la proposition de mariage que lui fait son ancien amant, aujourd’hui membre du parlement pour Eccleston, et avec lequel elle a une dernière et solennelle entrevue ; elle résiste non moins courageusement à l’amour qu’elle a inspiré à un hôte de M. Bradshaw, et demande pardon à Dieu pour la tendresse que sa personne inspire à tous ceux qui l’approchent ; mais l’expiation n’est pas complète encore, elle doit être plus terrible et se rapprocher davantage du martyre.

Enfin le terrible secret est révélé, et M. Bradshaw chasse avec des injures la pauvre Ruth de sa demeure : « Si vous ou votre bâtard vous avisez, de franchir désormais le seuil de ma maison, je vous en ferai expulser par la police, » lui dit-il. Ici nous devons insister sur le caractère le plus curieux et le plus anglais du livre, et qui forme avec le caractère de M. Benson un parfait contraste, M. Bradshaw est la respectabilité anglaise elle-même incarnée ; il ne marche jamais qu’environné d’une auréole d’honneur qu’il se plaît à montrer avec ostentation. Il pourrait prier Dieu, comme le pharisien de l’Evangile, et le remercier de n’être pas un pauvre pécheur comme le publicain qui prie à côté de lui. Il s’en tient à la légalité stricte, et lorsque, à propos de Ruth, M. Benson, qu’il a accablé d’outrages, lui répond dignement : « Je me mets du côté du Christ contre le monde, » il fait à peine attention à ses paroles. Du reste, M. Bradshaw est tout prêt à appliquer cette sévérité hébraïque non-seulement aux étrangers, mais à ses proches et à ses enfans eux-mêmes. Quelque temps après l’expulsion de Ruth et la rupture avec M. Benson, son fils Richard s’est rendu coupable, par suite de dérèglemens de jeunesse, d’un vol, compliqué de faux, au préjudice du ministre dissident lui-même, et alors a lieu cette conversation, trop caractéristique pour que nous ne la rapportions pas.


« — Vous dites que vous n’avez pas écrit ces mots, dit M. Bradshaw en montrant la signature d’un doigt ferme et sans trembler ; je vous crois : c’est Richard Bradshaw qui les a écrits.

« — Mon cher monsieur, mon cher vieil ami, s’écria M. Benson, vous tirez des conclusions qui, j’en suis convaincu, n’ont aucun fondement ; il n’y a pas de raisons de supposer…

« — Il y a des raisons, monsieur. Ne vous troublez pas ; je suis parfaitement calme. — Ses yeux mornes comme la pierre et sa figure impassible prirent un aspect rigide.- Ce que nous devons faire maintenant, c’est punir le crime. Je n’ai pas deux poids et deux mesures pour moi et les miens et pour le reste du monde : si un étranger avait imité ma signature, j’aurais considéré comme mon devoir de le poursuivie ; vous devez poursuivre Richard en justice.

« — Je ne le ferai pas… dit M. Benson ; je ne poursuivrai pas Richard, non pas parce qu’il est votre fils, mais parce que j’hésiterais à prendre contre tout autre homme dont je connaîtrais la vie dans tous ses détails, comme je connais celle de Richard, des mesures semblables qui flétriraient son caractère pour le reste de ses jours, et détruiraient les bonnes qualités qu’il peut avoir.

« — Et quelles bonnes qualités lui reste-t-il ? demanda M. Bradshaw ; il m’a trompé, il a offensé Dieu.

« — Ne l’avons-nous pas tous offensé ? dit M. Benson à voix basse.

« — Il est inutile de parler, monsieur. Vous et moi nous ne pouvons nous accorder sur ces matières. Encore une fois, je désire que vous poursuiviez Richard, qui n’est pas plus longtemps mon fils.

« — Monsieur Bradshaw, je ne le poursuivrai pas ; je vous le dis une fois pour toutes : demain, vous serez heureux de mon refus ; je ne pourrais que vous offenser en en disant davantage à présent.

«… M. Bradshaw se dirigea silencieusement vers la porte ; mais au moment de partir il se retourna et dit :

« — S’il y avait plus d’hommes comme moi et moins d’hommes comme vous, il y aurait moins de mal dans le monde ; c’est vous autres sentimentalistes qui entretenez le péché. »


Ceci est bien anglais. Voilà certes le pharisaïsme poussé à son dernier degré de beauté morale, d’esprit de stricte et impartiale justice, de respect pour l’ordre et la légalité, mais il n’en reste pas moins le pharisaïsme pour cela, et ce même M. Bradshaw, qui livrerait sans sourciller son fils à la justice et le déshéritera par haine du mal et du crime, s’évanouira cependant en apprenant que ce fils détestable a failli perdre la vie dans un accident de chemin de fer. Par esprit de justice, il lui ferait subir plus que la mort, le déshonneur, et pourtant les sentimens naturels et invincibles du cœur de l’homme bouleversent son terrible caractère à la pensée d’une éternelle séparation.

Maintenant cette simple et naïve histoire touche a son dénoûment. Ruth, chassée de la maison de M. Bradshaw, cherche avec une résignation toute chrétienne les moyens les plus rigoureux d’expier sa faute et d’obtenir de Dieu son pardon. La fièvre typhoïde fond sur les environs. Médecins, gardes-malades, tout le monde s’éloigne à l’envi. Ruth se dévoue ; elle soigne les malades dans les hôpitaux, reçoit les derniers soupirs des mourans, essuie les sueurs de l’agonie, calme les fureurs du délire et meurt comblée de bénédictions par tous les pauvres, réconciliée avec tous ceux qui l’avaient injuriée, avec le dur M. Bradshaw lui-même. Elle meurt victime d’un dernier et admirable dévouement, après avoir soigné à son insu, pendant la période ascendante de sa maladie, son ancien amant. M. Bellingham. Ce dernier apparaît le jour même des funérailles de Ruth, pour prouver par son exemple combien l’égoïsme non-seulement est odieux, mais encore bête et grossier. Cet homme bien élevé, qui ne manquerait certainement pas de rendre un coup de chapeau ou de faire une visite obligée, parle tout de travers devant le cadavre de Ruth, offre à Sally qui fond en larmes un souverain pour consoler sa douleur, et, finalement mis à la porte par M. Benson, s’en va en murmurant : « Un vieux puritain mal élevé ! Maintenant j’ai fait mon devoir, et je partirai d’ici aussi rapidement que je pourrai. J’aurais pourtant bien désiré que le dernier souvenir de ma belle Ruth n’eût pas été mêlé à ces gens-là. » Telle est l’oraison funèbre prononcée sur la tombe ouverte de Ruth par l’auteur de tous ses chagrins et de sa mort même. Ainsi finit ce joli récit, un peu long pourtant, un peu prolixe, un peu trop plein de douceurs, et où le pharisaïsme de la société anglaise, si battu en brèche depuis quelques années, est attaqué avec esprit et sincérité, mais peut-être avec un peu trop de clémence et de candeur.

Le sentiment qui s’échappe de tous les livres anglais contemporains est profondément moderne. La morale qu’ils enseignent est toute nouvelle : ils reposent sur des principes dont ne se doutaient point les générations antérieures ; ils posent des questions qui n’avaient encore jamais préoccupé la société anglaise, ou même qu’elle avait étouffées dans leur germe et refusé de tout temps d’examiner. Tous emploient cette force du sentiment, que nous avons analysée et expliquée en commençant, comme le levier pour remuer les cœurs et les disposer à une vie nouvelle. Sursum corda, pourriez-vous écrire comme épigraphe en tête de tous ces livres. Dépouillez le vieil homme ; soyez moins des hommes traditionnels que des hommes du XIXe siècle, avec des sentimens du XIXe et non du XVIIIe ou du XVIIe siècle ; ayez un esprit de justice en rapport avec votre temps, un esprit de charité en rapport avec les nombreuses souffrances de votre époque. Il n’y a pas de pays où les sentimens tout à fait modernes commencent à prendre plus d’empire qu’en Angleterre et où le passé disparaisse plus sensiblement, malgré la lenteur avec laquelle s’y accomplissent tous les changemens. Une vie nouvelle commence à y poindre ; l’aurore de mœurs nouvelles, de nouvelles opinions religieuses et politiques, s’aperçoit de tous les côtés de l’horizon. On ne voit rien bien distinctement encore, mais on sent quelque chose suspendu en l’air. Pendant les longues nuits de l’automne, vous pouvez distinguer l’approche encore éloignée du jour et marquer les heures de la nuit par la fraîcheur du vent qui devient plus pénétrante, par les premiers gazouillemens des oiseaux encore plongés dans un demi-sommeil et qui chantent faiblement et comme en rêve. Un phénomène moral analogue à ce phénomène physique peut frapper tous les esprits qui observent les tendances de l’Angleterre actuelle. Les nouvelles idées et les nouveaux sentimens se font encore attendre et ne sont encore qu’à l’état de désir, mais les cœurs sont disposés à les recevoir, et les intelligences prêtes à les comprendre. Partis politiques, sectes religieuses, classes sociales, tous, quelles que soient leurs répugnances, leurs regrets du passé, abdiquent successivement et viennent avouer leur impuissance actuelle. Les tories se mettent au service des whigs et les whigs au service des tories, les membres de l’église passent au catholicisme et les dissidens au rationalisme ; la négation des vieux préjugés continue sans un seul moment d’interruption en attendant l’arrivée des affirmations, qui sans doute ne tromperont pas la confiance de l’Angleterre. L’Angleterre s’est si souvent renouvelée par sa seule énergie, qu’on peut espérer qu’elle sortira sans naufrage de l’orageuse mer où l’esprit du siècle et la main de la Providence la poussent de plus en plus avec un irrésistible mouvement.


EMILE MONTEGUT.