Le Roman social en Angleterre
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 747-762).
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LE ROMAN SOCIAL


EN ANGLETERRE.




DE L’ESPRIT DES NOUVELLES GENERATIONS.


Yeast, a problem, by Charles Kingsley, rector of Eversley ; London, John Parker, 1851.




Les romans de Bulwer nous semblent pouvoir compter au nombre des livres les plus terribles, et nous n’en connaissons pas du moins qui nous aient plus péniblement ému. Une sorte d’effroi indicible nous saisit à mesure que nous traversons ces salons somptueux et solitaires d’où la vie semble s’être retirée, ces galeries où les personnages semblent immobiles comme des peintures de tapisseries féodales, à mesure que nous regardons ces lèvres que le sourire glace au lieu de les égayer, ces yeux mornes et graves, sans tristesse comme sans sympathie, d’où jamais une larme n’a dû couler. Nous lisons sans affection et sans intérêt même les aventures de ces orgueilleux dandies et de ces ladies superbes, et pourtant nous nous sentons entraînés comme malgré nous à continuer cette lecture. Le grand art de Bulwer a été de savoir exprimer mieux que personne le refroidissement des sentimens humains et la moderne sécheresse des coeurs. Il semble que ses héros sont des fantômes, et que, si on prononçait par hasard devant eux quelques-uns de ces mots de sympathie et d’humanité qui appartiennent à la langue des vivans, ils se fondraient en vapeurs et s’évanouiraient comme les spectres, lorsqu’ils entendent quelque syllabe sacrée. Et c’est en effet ce qui arrive lorsque quelque sentiment vrai, quelque indiscrétion naïve, quelque abandon aimable viennent à se produire au milieu de ces acteurs : ils les jettent dans des troubles et des embarras imprévus. Il semble que la vie les mette en fuite, ou bien, quand elle les passionne, c’est pour les consumer ; l’effroi, le désespoir, la mort, deviennent pour les héros de Bulwer la conclusion inévitable de ces révélations de l’ame et du sentiment, en sorte que les affections ou les idées qui auraient pu brûler en eux comme une flamme bienfaisante et lumineuse allument un incendie qui les dévore.

Combien pourtant ce spectacle douloureux est plus douloureux encore lorsqu’il se présente, non plus au sein de quelque famille, mais au sein de la société entière ! Voici une société qui conserve toutes les apparences de la vie ; si vous la considérez extérieurement, peut-être serez-vous frappé de sa grandeur et de sa beauté. Voilà bien tous les signes de la force, de la justice, de la religion ; mais la force, la justice, la religion, existent-elles en réalité ? Tout ira bien encore tant que la curiosité ne voudra point s’assurer de leur existence ou tant que la crédulité ne se sera pas lassée ; mais si une fois la curiosité s’est éveillée ou si la crédulité se lasse, adieu institutions et société ! Si, parmi les hommes qui appartiennent à cette société, le plus grand nombre ont laissé s’éteindre en leur ame tout ce qui faisait la vie de ces institutions, ils seront mis hors de combat par des catastrophes inattendues, et alors la société tout entière tombera. Ce ne sont pourtant pas les sinistres pronostics qui manquent à de pareilles époques ; car, avant de surprendre la société tout entière, cette ruine subite des institutions a pu être observée dans plus d’un individu. — Ce jeune homme, par exemple, avait vécu, selon le monde et la coutume, comme on lui avait appris à le faire ; il avait vécu, non selon la foi de ses pères, mais selon la coutume de ses pères, et il a suffi d’un phénomène inattendu, dont la foi lui aurait appris à se défier, mais que la coutume ignorait, pour faire sortir sa vie de la pente sur laquelle elle roulait, pour l’égarer et la détruire. Ce père, qui avait laissé refroidir en lui la flamme intérieure, voit un jour avec désespoir son enfant en dehors de la voie qu’il a suivie sans moyens de l’y faire rentrer et de le sauver des périls qui l’attendent. — Cette jeune fille avait été élevée au sein d’une famille protestante, selon les dogmes et les formules de son église, mais non selon l’esprit de sa religion ; elle n’a jamais eu les consolations et les tendresses de cette croyance, elle n’a éprouvé que l’oppression des dogmes et la tyrannie des formules. Aussi, un jour, sa famille alarmée voit-elle avec stupeur cette enfant aller vers l’église romaine pour y chercher les consolations qui lui ont été refusées. — Cette société enfin avait tout oublié et ne vivait plus que sur l’habitude ; aussi le moindre incident, un mot réel et vrai, un vers d’un poète, un doute d’un théologien, un cri affectueux et humain vont-ils produire des ravages inattendus ; l’incertitude, le désespoir, le scepticisme et la frénésie vont être le lot des hommes qui, arrachés à leurs habitudes somnolentes, n’y peuvent plus rentrer.

Tout devient péril dans des époques semblables, même la bonté et la charité ; tout devient coupable, même l’accomplissement du devoir, parce que tout semble conspirer contre l’ordre de choses établi, une fois que l’esprit n’est plus là pour juger et discerner, et que toutes les actions sont appréciées selon la lettre étroite et stricte. S’il est vrai, comme l’a dit Montesquieu, qu’il n’y a pas d’état plus tyrannique que celui où les lois sont rigoureusement exécutées, il n’y en a pas sous lequel il soit plus dur de vivre que celui où des formules sans ame et sans pensée, où une opinion publique qui prend sa source dans l’habitude, contrôlent, approuvent ou condamnent les actes de la vie individuelle. Alors le caractère chrétien des sociétés modernes s’efface. La loi mosaïque reparaît avec sa dureté et son injuste équité ; elle remplace la loi de grace et d’amour qui n’a de vie réelle que par l’esprit. La société devient pharisaïque ; elle applique, sans s’en douter, à chaque instant la peine du talion. Cette oppression morale, qu’elle exerce sans en avoir conscience, comprimant indistinctement tout ce que l’habitude ne lui a pas enseigné, produit des maux innombrables, aigrit les affections qui se seraient épanchées avec une pleine douceur, brûle dans leur fleur tous les sentimens, éveille toutes les vivacités et toutes les susceptibilités du cœur, fait éclore le sentiment de l’injustice, donne à toutes les pensées d’humanité un levain révolutionnaire, et enfièvre tous les élans de générosité et de sympathie. Enfin, la société elle-même perd le discernement par l’habitude où elle est de confondre la vérité avec le costume qu’elle a pris à telle époque, dans tel pays ; elle ne sait plus reconnaître les vieilles vérités, lorsqu’elles se présentent sous un costume nouveau, et arrive ainsi à méconnaître elle-même tout ce qu’elle se glorifie de croire.

Il est facile de comprendre comment un tel état de choses dissout promptement la société et la famille. Les hommes qui ne sont plus unis entre eux que par des liens d’intérêt ou d’habitude s’évitent et s’isolent de plus en plus. Lorsque deux d’entre eux ont reconnu que leur nature n’est pas absolument semblable, ils se regardent avec défiance et s’enfuient. Par cette frayeur mutuelle qu’ils s’inspirent, est perdu le plus grand bienfait de la société, c’est-à-dire l’expérience ; ils ne se pénètrent plus, ne s’étudient plus, ne s’enseignent plus mutuellement, n’apprennent plus à corriger leurs pensées et leurs opinions par les pensées et les opinions d’autrui, et à adoucir l’âpreté de leur caractère par la, fréquentation de leurs semblables. Alors, dans leur isolement moral, ils deviennent chimériques ; leurs opinions prennent des proportions monstrueuses ; ils enfantent des prodiges d’étrangeté et de déraison. Au sein de ces sociétés si tranquilles en apparence et si amoureuses de leur tranquillité, on voit se produire des monstres et des crimes sans nom. Les facultés du discernement et du jugement, ne s’exerçant plus, sont remplacées par un instinct tout matériel, par une sorte de flair qui fait très vite distinguer à chacun quiconque est aussi sot, aussi méchant ou aussi vicieux que lui. Une sorte de compagnonnage remplace la société. Les hommes se cherchent, s’assemblent, s’unissent et s’aiment à la manière des animaux ; mais c’est au sein de la famille que cet isolement moral produit des épisodes et des drames douloureux. Là le fils regarde le père avec étonnement, comme on regarde un objet d’une civilisation détruite ; le père s’étonne, de son côté, d’avoir pu mettre au monde un être énigmatique auquel il ne comprend rien ; les frères, poursuivant chacun sa chimère, se quittent sans affection ; à chaque instant, la scène de Cham riant de son vieux père se reproduit, et la douleur de Job insulté sur son fumier par sa femme et sermonné par ses amis, l’histoire d’Étéocle et de Polynice, toutes les terribles histoires qui n’étaient que des exceptions dans l’humanité, deviennent, sous forme vulgaire, la loi commune et générale.

Tels sont quelques-uns des caractères que l’auteur d’Alton Locke, M. Charles Kingsley, attribue à la société contemporaine, et qu’il dessine en traits énergiques et fins à la fois. Après nous avoir révélé dans les curieux mémoires de son tailleur-poète les pensées et les mœurs des classes inférieures, il nous fait assister, dans son nouveau livre intitulé Yeast, aux incertitudes et aux craintes des classes supérieures de l’Angleterre. Le contraste entre les deux livres est saisissant et appelle la réflexion. Dans Alton Locke, au milieu des douleurs et des souffrances les plus horribles, au milieu des blasphèmes, du désespoir, des chants de l’ivresse, en dépit des haillons, de la misère et des vices, une idée reluit, implacable et fixe, comme un charbon ardent au fond d’une cave sombre : l’idée de destruction et de vengeance, la pensée que chacun aura son tour et que les représailles arriveront en leur temps. L’auteur a enveloppé à la fois ces souffrances et ces délires coupables dans des théories philanthropiques où règne un esprit de charité chrétienne, de confiance dans le bien et dans la miséricorde divine. Ici a u contraire, dans le livre qu’il intitule Yeast (Choses en fermentation), il nous présente les classes éclairées de la société en proie à l’incertitude et à la crainte ; nulle unité dans les caractères, nulle logique dans les actes de la vie, voilà ce qu’il remarque au sommet de la société anglaise. Dans les régions que la fortune, l’instruction, le bonheur, ont comblées de leurs biens, les individus sont en proie à la torture intérieure, au doute ; leur esprit, livré à une fièvre continuelle, se remplit d’anxiétés qui paralysent en eux l’action, empêchent la croyance d’éclore en même temps qu’elles les détournent des anciennes pratiques et des anciennes vertus, brisent toute confiance et empoisonnent la gaieté et l’amour. Ils passent leur existence à opposer le doute au doute, et à inventer une sorte de scepticisme semi-religieux qui puisse les préserver contre le scepticisme du monde. L’esprit entre en lutte contre les désirs charnels, la tyrannie des faits extérieurs contre l’orgueil du caractère, cependant que les relations, les mœurs, les préjugés les enveloppent de leur réseau, et les obligent, en dépit de leurs frémissemens intérieurs et de leurs colères muettes, à rester inactifs et à être livrés en sacrifice à l’idole de l’habitude, comme le gladiateur dans les cirques romains, enveloppé dans les filets du rétiaire, est livré sans défense au poignard de son antagoniste. Quelques-uns, résignés et repentans, retournent vers l’église romaine et se précipitent au pied des images des saints brisées par leurs ancêtres. D’autres, les ingénieux et les subtils, passent leur vie à entreprendre des combinaisons métaphysiques et à construire des systèmes pièce à pièce, comme un mécanicien oisif ou devenu fou par trop d’amour de son art se plaît à inventer des pendules-modèles et des machines surprenantes. Les plus audacieux et les plus remuans, n’ayant en eux aucun principe moral d’action, se jettent dans les entreprises de rail-ways, et prennent pour de l’action la construction de manufactures ou l’exploitation de la matière. D’autres encore, comme les dieux d’Épicure, restent dans leur repos, et, confians dans les destinées de l’espèce humaine, demeurent immobiles, dans la crainte sans doute qu’en remuant le doigt, ils ne la détournent de son droit chemin. Quelques-uns, plus rares de jour en jour, livrés à l’hypocrisie puritaine, au vice austère appelé cant, s’appuient par absence de charité sur la vieille maxime du protestantisme « la foi suffit sans les œuvres. » Les plus malheureux à coup sûr, ce sont ceux chez qui la chimère s’unit à l’orgueil qui rougissent de ne pouvoir agir, et qui, lorsqu’ils se disposent à l’action, se demandent quelle tâche leur a été départie, et reconnaissent avec honte que c’est pour la première fois qu’ils s’adressent cette question ; ce sont ceux qui cherchent un ennemi imaginaire à combattre, ceux qui cherchent une tâche chimérique à entreprendre, un rôle impossible à remplir, qui sentent qu’ils ont manqué, qu’ils vont manquer aux lois de l’existence et de la destinée. Le malheur de ceux-là ne peut avoir de consolation, et leur conscience ne peut avoir de calme. Ils vont et vont sans savoir où, à la dérive, tournant sur eux-mêmes comme une machine dont le ressort principal destiné à régler et à arrêter le mouvement, vient à manquer ou à se rompre.

Le jeune Lancelot Smith est dans cette dernière catégorie. Riche, instruit, il est né au sein de ces classes moyennes où l’intelligence abonde, mais chez qui l’ambition, l’activité affairée, empêchent la formation toujours lente du caractère moral ; car le grand malheur des classes moyennes, c’est d’être obligées, par leur position même, à transformer en résultats immédiats et matériels, en profits nets et en bénéfices, tous les talens, toutes les ressources, tous les événemens. Pareilles aux locomotives qu’un rien fait dérailler, et qui s’arrêtent si la vapeur vient à manquer, elles semblent poussées par une force infinie et incapable d’être lassée ; mais elles ignorent la beauté et la puissance vitales que donnent le repos, la sécurité, la lenteur. Obligées de sacrifier presque tout absolument au paraître, elles ont pu et elles peuvent faire douter beaucoup de sains et sages esprits, contraints de se demander si elles sont un astre véritable ou bien une comète qui traverse l’espace et qui ne doit briller qu’un moment. Élevé parmi ces classes éclairées et actives, le jeune Lancelot a reçu plus d’instruction que d’éducation ; il a plus appris dans les livres qu’au sein de la famille, plus des auteurs anciens et des lettres mortes que d’un enseignement oral et d’exemples vivans. Il ne lui manque, à lui gentleman accompli, qu’une chose, mais elle est importante : c’est d’avoir, par l’éducation, pris racine quelque part, dans un lieu fixe, dans un milieu atmosphérique particulier, au sein d’un paysage qui ait fait passer en lui des impressions originales, une sève et une santé propres, et développé dans son ame une grace et une beauté qui ne fussent pas un pur reflet et une pure imitation des choses et des personnes étrangères. Tel qu’il est, hélas ! ce n’est qu’un Bohémien élégant et un intellectuel vagabond. Sa vie est une suite d’apparences et de semblans ; il paraît riche, et sa fortune est assise sur la base la plus fragile, sur le bonheur ou le malheur d’une autre personne, d’un spéculateur, d’un banquier. Il paraît instruit, et lorsqu’il s’interroge, il se trouve ignorant comme le dernier des paysans ; lorsqu’on le questionne, il ne peut répondre que par des doutes et des à-peu-près. Lancelot est à la merci de tous les événemens, de toutes les personnes, de tous les livres. Un fait inconnu le bouleverse, un système nouveau renverse toutes ses croyances ; il est la proie de toutes les choses et de tous les hommes ; il n’est en garde contre rien, il n’est armé contre rien. Pour peu qu’il s’interroge et se sonde lui-même, il découvre que c’est à peine s’il a le droit de se défendre, et que, quant à attaquer, cela lui est interdit. Au milieu de cette société qui l’exaspère, s’il se permettait un acte d’agression, il commettrait un crime, car il ne trouve en lui aucun principe qui l’assure du mensonge et de la vérité, et par conséquent aucune loi qui l’autorise à déclarer la guerre ou la paix aux personnes et aux choses qui l’entourent. Il lui manque une foi, une foi réelle et unique. À quel titre pourrait-il donc engager une lutte contre ceux qu’il juge méchans, égoïstes ou dangereux ? Il le sent bien, et, en sa qualité d’Anglais, il reste toujours pratique, malgré toutes les chimères qui lui traversent l’esprit. Et, pour le dire en passant, quel droit avaient donc dans les autres pays, chez nous par exemple, tous ceux qui, se trouvant dans la même situation d’esprit que Lancelot Smith, avaient déclaré la guerre à la société ?

Lancelot a pourtant été élevé dans la religion protestante, mais il eût autant valu qu’on l’eût élevé dans la religion musulmane ou mosaïque : il en eût retiré autant de profit. On lui a enseigné dogmatiquement dans son enfance, et une fois pour toutes, les formules de la religion, au lieu de lui en communiquer l’esprit par une éducation pratique, par des soins assidus, en sorte qu’au bout d’un certain laps de temps, il ne reste plus en lui que le souvenir et non la pratique actuelle de ces premières leçons. Aussitôt après sa sortie du collège, il s’est tracé un plan de conduite et un programme d’ambitions auxquels Locke et Franklin n’auraient rien trouvé à reprendre. Ce plan et ce programme se composent de cinq ou six axiomes ou règles méthodiques, tels que ceux-ci par exemple : « qu’il devait faire sa fortune, — qu’un homme devait être religieux, — qu’il devait mettre son ambition à être un homme supérieur, — à être un gentleman, — à se montrer généreux et courageux. « Sans doute ces projets sont louables ; mais où est l’esprit qui lui donnera ce qu’il désire ? Il aurait toutes les qualités qu’il souhaite sans avoir besoin de former des plans pour les acquérir, s’il eût été élevé selon l’esprit et non selon la lettre de sa religion, si, au lieu d’une instruction trop semblable aux livres qui portent pour titre miscellanées, il avait reçu une éducation qui, faisant circuler en lui les vertus vitales de la croyance, eût produit d’elle-même toutes ces qualités et tous ces charmes qui font son ambition aujourd’hui, comme l’arbre porte ses feuilles et ses fruits. Quel gracieux jeune homme et plus tard quel homme énergique et indomptable fût devenu Lancelot, si, avec l’ardente sympathie et le courage qui le distinguent, il fût sorti de l’enfance l’ame formée et le caractère sans inquiétude, au lieu d’apporter dans la vie un esprit chargé de connaissances superflues, capables tout au plus d’être le luxe et le charme des heures oisives ! Car Lancelot a du courage, il cherche partout dans la science, dans les livres, dans les hommes, la réalisation de ses rêves ; il s’accroche avec désespoir à tout ce qui a apparence de beauté, d’humanité, de vertu. Aujourd’hui, c’est à Shelley qu’il s’adresse ; il s’enivre de ses vers, où les accens d’humanité vibrent avec tant de force ; demain, ce sont les doctrines panthéistiques, puis les sciences physiques qu’il interroge. Fatigué de vers et de systèmes, désabusé de tout, il finit par faire de la matière son seul dieu. Partisan des réformes sociales et démocrate à outrance, il n’a pour les souffrances de ses semblables qu’une sympathie abstraite ; jamais l’idée ne lui est venue de visiter les demeures du pauvre, et ce monde de douleurs qui s’étend autour de lui, au seuil de sa porte, lui semble toujours là où il n’habite pas ; il l’imaginerait volontiers relégué dans les pauvres quartiers de Londres lorsqu’il est aux champs, et caché au fond des districts agricoles lorsqu’il est à Londres. Aussi son, étonnement est grand lorsqu’il découvre, comme par hasard, ce monde qui aurait dû frapper ses yeux mille fois, si ses instincts n’eussent pas été pervertis et ses sentimens alambiqués ; et encore il faut que ce soit un pauvre garde-chasse, le bon Tregarva, qui le lui révèle et qui lui fasse toucher du doigt toutes ces misères avec lesquelles il avait la prétention de sympathiser.

Ce Tregarva est pour ainsi dire l’antithèse naturelle de Lancelot Smith. Originaire de Cornouailles, wesleyen de religion, il unit en lui quelques-unes des qualités des deux races dont le sang mélangé coule dans ses veines. Il a la solidité résistante des Saxons et la finesse d’esprit des Celtes. Il sait mieux que Lancelot Smith comment il faudrait s’y prendre pour régénérer les classes populaires. Il faudrait de la part des grands et des riches un peu de sympathie en action et moins de sympathie en parole, des visites plus fréquentes dans leurs humbles demeures, une familiarité respectueuse qui, sans rien enlever à la légitime considération des puissans, ménage la dignité du pauvre. Il faudrait que le clergé, au lieu de faire aux paysans tant d’homélies et de leçons de morale dogmatique qu’ils n’entendent pas, leur fit une morale plus pratique, qu’il leur parlât non du haut d’une chaire, mais au bord du champ qu’ils cultivent, dans leurs pauvres cabanes. Leur maître, le Christ, prêchait sous les palmiers, au milieu des chemins ; il avait de bonnes paroles à dire au vanneur triant son grain, au pécheur lançant ses filets, au laboureur et à l’artisan ; il avait des paraboles qui toutes avaient rapport à leur état, et il savait ainsi mêler les bonnes nouvelles qu’il apportait du royaume de son père aux anciennes histoires qu’ils connaissaient ; il savait envelopper les vérités de la révélation nouvelle dans les vieilles habitudes et les vieilles occupations de leur obscure existence. Pourquoi donc les prêtres ne prêcheraient-ils pas comme lui, et pourquoi, suivant l’exemple de celui qui ne dédaignait pas de converser avec les pêcheurs et de consoler la Cananéenne, n’iraient-ils pas chercher le pauvre jusqu’au sein des tavernes et des repaires, où il descend à la condition de la bête ? Mais de tout cela Lancelot ne sait rien. C’est ce pauvre garde-chasse illettré qui lui fait toucher du doigt pour la première fois, à lui le gentleman nourri de systèmes et de philosophie, les réalités de l’existence ; c’est un ignorant qui fait son éducation. En lisant les conversations de Lancelot et de Tregarva, nous nous sommes maintes fois rappelé les railleries du Charles Moor de Schiller à propos des professeurs « qui dissertent sur la force un flacon de vinaigre sous le nez et d’une voix de phthisique. » Qu’est-ce donc, après tout, que toute notre instruction ? Un savant physicien peut admirablement exposer les lois de la statique et en écrire très correctement les formules avec de la poussière blanche sur un tableau noirci ; mais, s’il ne sait pas se tenir en équilibre, il ne se laissera pas moins choir. Le pauvre paysan, au contraire, qui ignore ces lois, ne les applique-t-il pas mieux en réalité, lorsqu’il se tient debout en équilibre au-dessus de sa charrette surchargée de gerbes chancelantes ? Voilà bien la différence entre l’instruction et l’éducation : laquelle des deux vous paraît la meilleure ?

Ces deux personnages, Lancelot Smith et Tregarva, sont comme le symbole, l’un de la stérilité de l’instruction scolastique et mondaine, l’autre de la fécondité et de la force de charité et d’amour que donnent l’éducation de la nature et la croyance religieuse. Nous avons insisté sur ces deux caractères, parce qu’ils résument la pensée de l’auteur et tout l’intérêt du livre. Composé de fragmens et de conversations sur les sujets politiques et religieux à l’ordre du jour, et par là plus semblable à l’esprit de la jeunesse contemporaine, « qui, dit M. Kingsley, pense d’une manière incomplète et fragmentaire, » ce livre échappe à une analyse régulière, et il suffit d’en marquer fortement le caractère principal. Cette opposition entre l’instruction et l’éducation, la préférence marquée que M. Kingsley accorde à l’éducation sur l’instruction dominent presque tout son livre. Il a attribué au défaut de l’éducation, tous les vices de la société anglaise actuelle, il y voit un signe caractéristique de décadence. « L’éducation n’existe plus, dit-il ; c’est une preuve que les principes sont altérés et que le sens moral commence à s’affaisser. » Le niveau d’instruction rendu de plus en plus égal, la masse de connaissances mises en circulation par notre époque, ne l’éblouissent pas et même ne le rassurent pas beaucoup plus. Tout cela est très bien pensé. Il est bon de connaître la nature des terrains, la nomenclature des plantes et les vingt-quatre lettres de l’alphabet ; mais il serait beaucoup mieux de savoir qu’il y a un Dieu, qui nous impose certaines obligations, lesquelles, à leur tour, nous astreignent à certaines vertus qui sont, à proprement parler, la véritable vie de l’homme, M. Kingsley se vante d’être socialiste ; mais il faut convenir qu’il est l’unique de son espèce. Tous les vices modernes sont sortis, selon lui, de cette confusion que l’on a faite entre l’éducation et l’instruction dans la vie, et dans la religion entre le dogme et la morale. Volontiers il répéterait le mot de Carlyle : « Depuis les puritains et le gouvernement de Cromwell, l’Angleterre s’est de plus en plus retirée des voies religieuses qui lui avaient été tracées par nos pères, et maintenant nous arrivons rapidement à notre châtiment. » C’est à cet affaissement religieux que l’Angleterre doit les vices de son éducation, la décadence de la vie de famille, et c’est à cette absence d’éducation qu’elle doit ses récentes douleurs, l’accroissement du paupérisme, les souffrances industrielles. Pour que ces douleurs et ces souffrances n’eussent pas apparu, il eût fallu que l’esprit religieux continuât à entretenir la sympathie entre toutes les classes de la société, et, au lieu de la justice stricte et légale dont l’égoïsme pharisaïque s’accommode très bien, qu’une justice selon la charité et l’Évangile n’eût pas cessé de régler les rapports des riches et des pauvres. Le seul moyen d’échapper à cette inévitable décadence qui attend l’Angleterre, c’est d’abandonner la lettre et d’en revenir à l’esprit du protestantisme, ou mieux du christianisme, qui nous rendra la santé morale, l’éducation, la vie de famille. Jusqu’à ce que cette régénération soit accomplie, vous pourrez faire toutes les lois des pauvres, toutes les lois relatives au travail des manufactures qu’il vous plaira : cela aboutira à un résultat négatif.

Voilà le langage et les sentimens de M. Charles Kingsley. Très vivement censuré par ses supérieurs l’an dernier même, si nous ne nous trompons, au sujet d’un sermon où il avait soutenu des doctrines peu conformes à l’orthodoxie et à la lettre des dogmes, il se contredit plus d’une fois, et de ses écrits on tirerait aisément des points de vue qui, développés outre mesure, pourraient être dangereux ; mais l’ensemble de ses opinions est d’une parfaite sagesse. Il pourrait d’ailleurs répondre à ses censeurs qu’il n’est point le seul à soutenir les mêmes idées, que les tories protectionistes ou les peelites libéraux les soutiennent tout comme lui le démocrate, que s’il est en guerre avec quelqu’un, c’est à tout prendre avec les détracteurs les plus acharnés de l’état social de l’Angleterre, avec les radicaux et les ambitieux des classes moyennes, avec l’école de Bentham et l’école du laissez-faire, laissez-passer ; car, en réalité, ce socialiste chrétien, comme il s’intitule, est infiniment plus conservateur de l’ordre social actuel de l’Angleterre que M. Cobden et ses amis ; il est plus réellement partisan du patronage aristocratique que le whig le plus aristocratique, et il y a telle de ses paroles qui pourrait être extraite des livres de M. Disraeli et des discours de lord Stanley.

Tel a été, jusqu’à présent, le bonheur de l’Angleterre, que, toutes les fois que des intérêts sont devenus trop menaçans, d’autres intérêts ont surgi tout à coup pour leur barrer le passage et les empêcher de faire invasion et de renverser la constitution établie. L’antagonisme des intérêts s’est ainsi montré conservateur, contrairement à ce qu’il a été chez nous, où toutes les classes se sont successivement culbutées l’une après l’autre, et après avoir voulu régner et régné en effet séparément à l’exclusion des autres. Lorsqu’on parle du socialisme en Angleterre, il ne faut donc pas s’effrayer outre mesure, car ce socialisme est le préservatif de l’aristocratie, — un rempart contre les classes moyennes, — une opposition aux radicaux, — un frein pour les libéraux de toute nuance. — Lorsque M. Cobden, vient vanter les charmes du laissez-faire absolu et la supériorité de l’industrie sur tous les autres élémens de la vie sociale, l’aristocratie lui répond avec l’enquête du Morning Chronicle, et lui montre à quel prix ces splendeurs manufacturières sont achetées. Lorsqu’il exalte l’activité mercantile comme le plus noble but de la vie, elle lui demande par l’organe des statisticiens si la séparation et l’antipathie des classes sont le but de la société. Il n’est pas un membre de l’aristocratie tory qui n’exprime les mêmes opinions que M. Kingsley, qui ne constate les mêmes faits et ne les attribue aux mêmes causes. « L’antipathie et l’isolement des classes, — peut-on lire dans un livre intitulé l’Angleterre telle qu’elle est, par M. Jonhston, tory déclaré, — la séparation entre les riches et les pauvres, sont le grand mal de notre temps. Des institutions favorables au développement de l’instruction scientifique et littéraire ont été établies, des parcs ont été plantés pour les promenades et les récréations des classes inférieures, même des clubs sur un modèle tant soit peu aristocratique, où le luxe et le comfort sont fournis à de bas prix, ont été fondés ; tout cela sans succès. Mais, — ce qui serait plus désirable, — le sentiment d’une reconnaissance mutuelle et sympathique de la différence des conditions, une tendre et cordiale condescendance d’un côté, un dévouement également cordial, mais respectueux de l’autre, — tous ces sentimens semblent faire peu de progrès. » Ce sont les explications que donne M. Kingsley du mal social.

Il y a donc comme une sorte d’alliance politique, dans l’Angleterre actuelle, entre la démocratie et l’aristocratie. La situation politique et les opinions des partis depuis quelques années peuvent se résumer en deux mots : l’aristocratie tory et la démocratie pensent que tout va mal et que les affaires ne peuvent marcher plus long-temps ainsi ; l’aristocratie libérale et les classes moyennes pensent que tout va bien, et qu’il n’y a qu’à continuer. L’aristocratie est, comme on le voit, divisée en deux fractions, dont chacune donne la main à toute une classe de la société. Le pouvoir n’est pas près de lui échapper, quoi qu’il arrive ; aussi n’est-ce point là le danger immédiat : le véritable danger de l’Angleterre, c’est le refroidissement sensible du sentiment religieux, c’est cette confusion de principes qui s’opère de plus en plus, et qui, remplissant de doutes les cerveaux, pousse vers l’athéisme, vers Rome ou vers les plus chimériques et les plus fantastiques doctrines, les deux catégories de personnes que De Maistre appelait les deux racines de la société, les jeunes gens et les femmes, Le danger est dans la stérilité de plus en plus prononcée des croyances officielles, qui ont été et qui sont encore l’ame de l’Angleterre. « J’ai voulu montrer, dit M. Kingsley dans la préface de Yeast, quelle était la manière de penser des jeunes gens d’aujourd’hui et les idées qui fermentent parmi eux. De nos jours, les jeunes gens et les femmes se détachent avec une effrayante facilité de leurs parens, et aussi facilement se détachent-ils les uns des autres. Je serai suffisamment récompensé de mes peines, si je puis espérer, ne fût-ce que chez une seule personne, de tourner les cœurs des parens vers leurs enfans, les cœurs des enfans vers leurs parens, avant que le grandet terrible jour du Seigneur n’arrive, comme assurément il arrivera, si nous continuons à substituer l’instruction à l’éducation et le pharisaïsme aux bonnes nouvelles du royaume de Dieu… J’ai l’espérance que ce livre appellera l’attention d’hommes meilleurs et plus sages que moi sur les questions qui agitent les esprits des générations qui s’élèvent et sur l’absolue nécessité de les résoudre rapidement et ardemment, à moins que nous ne préférions voir la foi de nos pères crouler sous l’influence combinée de nouvelles vérités qu’on se figure inconciliables avec elle et de nouvelles erreurs touchant son essence véritable. Je crois que l’ancienne croyance, l’Évangile éternel, subsistera immuable, étendra ses conquêtes et prouvera sa puissance dans ce siècle comme elle l’a fait depuis dix-huit cents ans, en régularisant, subjuguant et organisant ces jeunes forces anarchiques qui, maintenant sans conscience de leur origine, se révoltent contre celui à qui elles doivent leur être. »

C’est en effet dans le scepticisme des nouvelles générations qu’est le mal véritable, non-seulement en Angleterre, mais sur tout le continent. Que les générations près de disparaître ou déjà vieilles s’obstinent dans leurs préjugés et leur impénitence, peu importe après tout, pourvu que l’avenir ait encore des promesses, et que toutes les espérances ne soient pas fanées dans leur fleur ! M. Kingsley cite cette parole d’un Allemand : « Dans un pays, à quelque moment qu’on le prenne, ce sont toujours les opinions des hommes au-dessous de vingt-cinq ans qui sont destinées à un règne prochain. » On ne saurait donc trop s’inquiéter de ces opinions. À proprement parler, elles sont toujours invincibles et destinées à triompher ; mais les générations antérieures n’en ont pas moins une grande tâche à remplir c’est de les diriger, de les limiter et de les corriger, en les rendant conformes aux lois éternelles du monde. Elles ne doivent pas être effrayées, et, doivent savoir discerner sous ce nouveau costume les anciennes vérités qu’elles-mêmes ont pratiquées. D’autre part, elles doivent corriger l’infatuation intellectuelle des nouvelles générations, en leur enseignant qu’elles n’apportent point de révélations, et que les astres qu’elles se vantent d’avoir découverts sont les mêmes qui éclairaient leurs pères. Mais qu’arrivera-t-il si les anciennes générations ont laissé s’éteindre en elles le sentiment de ces éternelles vérités, si, ayant trouvé une société et un monde tout formés, elles n’ont songé qu’à recueillir les fruits et à moissonner là où leurs pères avaient semé, si elles ont oublié qu’elles devaient préparer le sol pour les générations suivantes, comme leurs pères l’avaient fait pour elles-mêmes ? Alors il y aura un brusque temps d’arrêt dans le travail des sociétés : les forces qui étaient faites pour les entretenir se disperseront et deviendront des forces anarchiques. Chacun travaillera pour soi ; l’âpreté, la rapacité et une sorte de violence morale deviendront les caractères des esprits de ces temps. Cependant les nouvelles générations arrivent ; mais, personne ne songeant à elles, elles ne recevront aucune parole sympathique, elles ne recevront aucune direction ni aucune éducation. — Passez votre chemin, leur disent leurs aînées, nous avons nos affaires. — La société marche encore, parce que la force des traditions n’est pas épuisée, et que la source de ces traditions est prochaine ; mais, à mesure que le temps s’enfuit, l’esprit et la signification de toutes les choses politiques et morales s’obscurcissent, et comme on a oublié d’en entretenir le sentiment et d’en perpétuer la connaissance, il arrive un moment où des générations entières sont plongées dans l’ignorance. Alors on s’émeut, et l’on se demande avec anxiété, mais trop tard, comment on pourra porter remède au mal. Les hommes qui tiennent encore les affaires voient avec frayeur approcher le jour où le gouvernement devra passer aux mains des nouvelles générations. « On commence à s’alarmer sérieusement, disait dernièrement un journal anglais ; il ne se révèle pas de jeunes gens de talent. » Le moyen en effet de gouverner avec des hommes dont les uns vous chuchotent à l’oreille qu’ils vont fonder une religion, dont les autres vous parlent sérieusement de rétablir les institutions du moyen-âge et l’indépendance de l’ordre des paysans ! Réminiscences, pâles souvenirs, désirs fiévreux, velléités intellectuelles, fantaisies et archaïsme, voilà les idées, les dons, le caractère des nouvelles générations prises en masse. Remuantes et loquaces, en apparence ardentes, en réalité paresseuses et inactives, on croirait qu’elles vont bouleverser le monde ; — dormez tranquilles, gens paisibles et établis de tous les pays : tout ce qu’elles peuvent faire, c’est exciter le bouillonnement des eaux à leur surface ; quant à changer le monde, elles n’en sont point capables, car elles n’ont ni levier ni point d’appui, c’est-à-dire ni principes ni caractère. Si elles sont ainsi, sur qui doit en retomber la responsabilité ? Si leurs pères avaient eu quelque chose à leur apprendre, peut-être n’en seraient-elles point là. Jamais les pères n’avaient à ce point abandonné leurs enfans et n’avaient en moins de souci de leur avenir. Ce mal n’est point particulier à l’Angleterre, et nos voisins sont à cet égard encore mieux partagés et plus heureux que les autres nations. Les Anglais qui abandonnent leurs traditions, et qui s’en retournent au sein de l’église romaine, suivent une route qui peut leur sembler dangereuse ; mais leur conduite est au-dessus de tout blâme et de toute colère, et, quant à ceux qui, comme le jeune Lancelot, suivent leurs rêves et s’engagent dans un chemin sans issue, il leur reste au moins l’orgueil pour préserver leur dignité. Nous sommes en vérité plus mal partagés.

Néanmoins cet égoïsme des générations précédentes trouve déjà sa punition. Rien n’est étrange dans le livre de M. Kingsley comme les conversations des hommes d’âge différent réunis autour du même foyer ou de la même table. On dirait une suite de quiproquo : chacun parle pour lui seul et ne répond point aux interrogations de son interlocuteur. Les parens n’y comprennent point le langage de leurs enfans, les enfans les mœurs de leurs parens. Une anxiété pénible plane sur tous les fronts ; une tension des muscles et une préoccupation semblables à celles qui contractent le visage d’un homme cherchant à déchiffrer une énigme rident et contractent disgracieusement tous les visages. Le vieux Lavington a bien, en vérité, le droit d’être de mauvaise humeur et de s’étonner des étranges idées de la jeunesse du jour, en voyant sa fille, la belle Argemone, perdre insensiblement les idées auxquelles il était habitué, et se livrer à des pratiques dévotieuses et papistes dans lesquelles elle a été engagée (ô confusion !) par le propre vicaire du comté, un protestant qui est une manière de demi-catholique. La chasse est maintenant sa distraction unique, car les plaisirs chers autrefois à tout gentleman campagnard, c’est-à-dire la causerie après le dîner, la visite des voisins, ne peuvent plus être des plaisirs pour lui ; ils parlent tous un langage singulier, et qu’il n’entend pas. Quel plaisir y a-t-il, par exemple, à entendre les dissertations de Lancelot ou les opinions de lord Vieux-Bois, un partisan de la Jeune Angleterre, ou du maître nouveau du domaine de Minchampstead ; bourgeois libéral et enrichi ? Que lui fait à lui le moyen-âge, du moment qu’il peut chasser comme chassaient les barons féodaux, et l’école d’Overbeck, et le néo-catholicisme ? Et que lui importeraient les conversions papistes, si sa fille Argemone n’avait pas des tendances à devenir papiste, elle aussi ? Ce n’est pas qu’il soit un protestant très austère ; mais cela l’écarterait de ses habitudes, de voir sa fille catholique. Quant au rétablissement du patronage aristocratique dont l’entretient lord Vieux-Bois, il aime tout autant l’état de choses actuel, qui ne le charge d’aucun soin et ne lui impose aucun devoir. Encore moins comprend-il lord Minchampstead, le libéral, avec ses idées de libre échange et son admiration pour le bien-être matériel des ouvriers américains. Ces divers personnages, qui le comblent d’étonnement, ne s’étonnent pas moins les uns les autres ; ils se comprennent aussi peu qu’il les comprend. Aux yeux du tory de la jeune école, Lancelot est un démagogue ; aux yeux de Lancelot, le tory est un modèle d’excentricité puérile, et le lord libéral un égoïste endurci. Le spectacle qui se présente dans la maison des Lavington se reproduit dans la famille même de Lancelot. Depuis que son fils s’est converti au catholicisme, l’oncle de Lancelot ne voit plus en lui qu’une sorte de parricide, et le fils, à son tour, ne voit dans son père qu’une ame damnée. Il n’est pas jusqu’aux pauvres eux-mêmes qui ne soient séparés par dés abîmes. Le vieux garde-chasse Harry Verney, que la mort d’un braconnier n’effarouche pas, qui en un mot exerce sa profession à la manière d’un tory, ne comprendra jamais les scrupules du jeune garde Tregarva, qui remplit ses fonctions à la manière d’un whig ou même d’un radical, avec humanité et libéralisme. C’est une confusion de langues universelle, un malentendu général.

Ainsi donc, pour M. Kingsley, le péril de la société anglaise consiste surtout dans l’état moral des générations qui s’élèvent. Cet état moral a deux causes : la tyrannie des formules sociales, politiques, religieuses, qui pèse sur les jeunes esprits, à qui on n’a point enseigné le sens de ces formules, et par suite une inquiétude fiévreuse qui paralyse leurs forces, pervertit leurs instincts, et frappe de stérilité les dons et les talens que la Providence leur a départis. À ce mal M. Kingsley ne voit qu’un remède : c’est une réforme dans l’éducation, opérée au moyen d’un redoublement de foi protestante. Nous ferons à ce propos deux observations, l’une touchant le protestantisme, l’autre touchant les destinées possibles de l’Angleterre.

Le protestantisme ne peut vivre, en vertu même de son origine et de son essence, que par une éducation sévère, assidue, libéralement donnée à tous. S’il oublie de donner et de répandre l’éducation, s’il laisse se refroidir son zèle, s’il laisse les générations livrées à elles-mêmes, il n’est que la plus coupable des doctrines. Lorsqu’il arriva, il accusait fièrement le catholicisme de retenir l’homme dans le paganisme et d’entretenir en lui le sentiment de la nature païenne et charnelle. « Vous retenez la vérité entre vos mains, disait-il aux chefs de l’église ; la grace de Jésus-Christ, par laquelle les hommes ont été rachetés, vous l’accordez à volonté et la retirez de même, selon votre inspiration ou les caprices de votre tyrannie. Vous supposez que les hommes sont toujours des païens, et vous vous bornez à les prêcher, comme s’ils étaient encore des gentils non convertis. Nous, nous voulons que la loi du Christ ne soit pas seulement la bonne nouvelle ; nous voulons qu’elle soit un fait, et qu’elle se traduise dans la vie de l’homme, dans ses actes comme dans ses prières. Que celui qui veut encore être païen coure à sa damnation éternelle, mais celui qui est chrétien sait comment il doit vivre et prier. » Il suit de là bien évidemment la nécessité d’une éducation et d’une surveillance assidue : le pouvoir une fois arraché aux mains de l’église, c’est la société elle-même qui a charge d’ames ; c’est la famille, c’est l’individu. S’il se trouve au sein de la nation une seule ame qui ait été laissée à sa nature déchue, et à qui personne n’ait fait attention, la société est coupable. Il ne peut y avoir dans une telle nation que des païens et des libertins volontaires, et par conséquent malheur aux gouvernemens, aux familles, aux individus assez insoucians ou assez impies pour avoir laissé dans les ténèbres de l’erreur une seule ame ! Le protestantisme ne peut donc, sans mentir à lui-même, s’empêcher de répandre sans cesse et indéfiniment l’éducation, et il ne peut mentir à lui-même sans entraîner l’Angleterre à sa perte.

J’entends souvent considérer comme un progrès l’esprit de tolérance qui brise de toutes parts les vieilles lois anglaises ; mais si cette tolérance doit être le prix et n’est que le résultat du refroidissement religieux, elle arrivera à de tristes fins. Je conçois que M. Kingsley s’effraie des conversions catholiques. Ces conversions sont-elles un bien ou un mal pour l’Angleterre ? Cela ne nous regarde pas. Que le catholicisme gagne, selon nous, c’est un bien qui ne crée pas de dangers pour l’Angleterre. Le danger, c’est que le protestantisme ne vienne à mentir ; c’est qu’on ne vienne à découvrir qu’il était une erreur. Si ce jour arrivait jamais, l’Angleterre serait perdue ; elle n’aurait plus qu’à payer son expiation avec ses trésors amassés depuis trois siècles, qu’à rendre ses colonies et toutes les conquêtes qu’elle doit à sa religion, car c’est à sa religion seule qu’elle les doit. Nous avons pu, en France, devenir sceptiques sans trop de périls ; nous n’avions à perdre que nos ames, et Dieu sait pourtant les malheurs qui en sont résultés pour nous ! Mais notre grandeur nationale ne résultait pas aussi entièrement d’un principe religieux que la grandeur de l’Angleterre. Dans le temps où nous vivons, les catastrophes sont rapides et imprévues, et nous approchons avec vitesse du jour où les principes religieux succéderont aux principes politiques et se combattront mutuellement. L’Angleterre a été et est encore le champion du protestantisme ; du jour où elle le laisserait s’éteindre chez elle, quelle excuse aurait-elle aux yeux des nations ? quelle explication pourrait-elle donner de son histoire passée et présente ? J’entends d’ici ses ennemis s’écrier : Aucune, — si ce n’est un égoïsme colossal et un orgueil satanique !

Mais il n’en sera pas ainsi : les sombres nuages amoncelés s’évanouiront sans doute. L’Angleterre peut être fière de son état actuel, en dépit des signes sinistres qui depuis quelque temps s’accumulent. Nous voulons croire que ce ne sont que les ombres du tableau, et nous n’avons pour nous rassurer qu’à mettre en regard des éventualités possibles les faits réels et actuels, et à répéter avec un des personnages de M. Kingsley : « Regardez la somme énorme de bienveillance pratique qui lutte maintenant en vain contre le mal, il est vrai, mais seulement parce qu’elle est trop individuelle et trop divisée. Comment osez-vous, jeune homme, désespérer de votre nation, lorsque son aristocratie peut encore produire un Carlisle, un Ellesmere, un Ashley, un Robert Grosvenor, lorsque ses classes moyennes peuvent revendiquer un Faraday, un Stevenson, un Brooke, une Élisabeth Fry ? Quelle destinée que celle de cette terre, si vous aviez assez de foi pour voir tout ce qui vous honore ! Si je n’étais pas avant tout citoyen de mon pays, c’est Anglais que je voudrais être aujourd’hui.


EMILE MONTEGUT.