Le Roman français
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 603-633).
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LE ROMAN FRANÇAIS[1]

V
LE CŒUR SENSIBLE
LA NOUVELLE HÉLOÏSE

Il y a deux sortes de romans pour ainsi dire opposés, les romans de grands chemins et les romans du chez soi. Entre ces deux catégories de roman, il est permis d’être incertain de son choix. Dans la première rentrent presque tous les romans chevaleresques, Don Quichotte, Gil Blas, Wilhelm Meister. Dans la seconde, les romans où la passion est maîtresse, les romans dont le héros est le parfait amour. Les voyages ne plaisent guère à ce héros-là, il lui faut un séjour fixe sous un toit aimé, de longues causeries sous le regard protecteur des dieux pénates, causeries où l’on se redit aujourd’hui ce qu’on s’était dit hier, ce qu’on se redira demain, une vie où chaque jour ressemble à la veille, où rien ne change autour de deux cœurs qui se flattent de ne changer jamais. Les longs voyages ne plaisent qu’aux inconstans en quête d’éternelle nouveauté. Les grands chemins sont oublieux, et ceux qui les hantent deviennent oublieux comme eux. La poussière ne garde aucune trace, on n’y peut reconnaître aujourd’hui l’empreinte des pas qui l’ont foulée hier. Le chevalier lui-même subit cette fatale influence. Il a beau emporter avec lui le souvenir de sa dame, la fièvre de l’inconnu le prend, il lui arrive d’oublier celle qui, penchée à son balcon, le vit s’éloigner le long du sentier, chevauchant dans la vallée, et dont le regard, après qu’il eut disparu, s’obstine à le redemander aux vapeurs bleuâtres de l’horizon.

Gil Blas appartient au groupe des romans de grands chemins. La vraie patrie, le séjour favori de Gil Blas, c’est la grande route. Et il est si maladroit, dans ses débuts, qu’à peine est-il pourvu d’une bonne place, d’un poste avantageux et lucratif que quelque étourderie le force à en sortir, et le voilà de nouveau sur la grande route. Mais il s’y trouve bien, elle réveille son génie assoupi. Il est comme Antée qui reprend des forces en touchant la terre du pied. Les idées se pressent dans son cerveau, il abonde en expédiens. Les aventuriers ne désespèrent jamais. Il ne faut pas trop plaindre les coquins. Gil Blas n’est pas un coquin, mais un aventurier à qui le malheur rend tous ses moyens. Et non seulement la vie vagabonde est favorable à ses talens ; elle représente à ses yeux la seule poésie qu’il puisse goûter et comprendre. Car la poésie, pour lui, c’est l’aventure et il la voit partout. Il croit la voir paraître derrière le buisson que voici, ou bien peut-être en croupe derrière le cavalier que voilà, ou elle sortira du tourbillon de poussière que soulève ce carrosse à six chevaux. Gil Blas l’attend ! Il compte sur elle. Il lui a engagé son cœur et sa foi. Elle ne lui manquera pas non plus de parole.

Mais oublions Gil Blas pour nous occuper d’un coureur de grands chemins d’un tout autre genre. Un jeune homme, un apprenti graveur part à seize ans. Un soir, voulant rentrer dans sa ville natale, il en trouve les portes fermées et en prend bien vite son parti. Il se résout à s’en aller courir le monde et il décrit ainsi les dispositions où il se trouve en accomplissant cette résolution : « Dans le premier transport de ma douleur je me jetai sur le glacis et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent à l’instant leur parti. Je pris aussi le mien ; mais ce fut d’une tout autre manière. Sur le lieu même, je jurai de ne retourner jamais chez mon maître ; et le lendemain, quand, à l’heure de la découverte, ils rentrèrent en ville, je leur dis adieu pour jamais… J’entrais avec sécurité dans le vaste monde, mon mérite allait le remplir ; à chaque pas, j’allais trouver des festins, des trésors, des aventures. » Qu’est-ce que rencontrera ce chercheur d’aventures ? Des sentimens. Qu’est-ce que Jean-Jacques ? Une sensibilité tour à tour exquise ou délicate de femme exaltée et romanesque. Quel type nouveau a créé Rousseau le romancier ? Le cœur sensible.

Le cœur sensible, la sensibilité ! Mots nouveaux, idées nouvelles qui appartiennent en propre au XVIIIe siècle. Je dis mal. Les mots existaient dans le vocabulaire du XVIIe ; mais le sens en était différent. Qualité propre aux êtres organisés de recevoir des impressions par l’entremise de leurs sens. Et s’il est des cœurs tendres et sensibles dans la Clélie, cela signifie seulement qu’ils s’entendent à voyager dans le royaume du Tendre et qu’ils connaissent la carte du pays. Mais la sensibilité au XVIIIe siècle est tout autre chose. Dans ce voyage à Vevey, Rousseau, s’arrêtant pour pleurer à son aise, assis sur une grosse pierre, s’amusait à voir tomber ses larmes dans l’eau ! Pleurer sans savoir pourquoi : voilà ce qu’on ne faisait pas au XVIIe siècle et c’est le propre de cette sensibilité que Rousseau appelait un sixième sens, et dont Bernardin de Saint-Pierre disait : « La sensibilité, cette âme de l’âme qui en anime toutes les facultés. »

Dans les chefs-d’œuvre de la littérature du XVIIe siècle nous rencontrons deux espèces de personnages ; des personnages passionnés et des personnages raisonnables et quelquefois des personnages qui sont à la fois passionnés et raisonnables, comme la Pauline de Corneille par exemple et comme la princesse de Clèves. Qu’est-ce que la raison ? C’est la connaissance et l’amour de l’ordre. L’homme sensible est rarement raisonnable, ou il ne l’est du moins que quand cela lui convient ; car en fait de règles, il n’aime que celles qu’il s’impose à lui-même ; les sentimens seuls sont ses maîtres. Et souvent quand la raison lui parle, au lieu de disputer avec elle, il se contente de lui dire : Je ne sais qu’y faire, mais ce n’est pas ainsi que je sens. Faites de la princesse de Clèves une personne sensible ; le duc de Nemours vous en remerciera, il eût été assuré de son bonheur.

Et, d’autre part, qu’est-ce que la passion ? C’est un désordre, ou une agitation violente produite dans l’âme par la présence ou l’approche de quelque objet qui l’affecte fortement et dont la possession intéresse son bonheur. Car la passion aspire à posséder quelque chose. Aussi a-t-elle toujours un but qu’elle poursuit sans relâche et jusqu’à perte d’haleine. Elle est remuante, agissante ; si elle le pouvait, s’il le fallait, elle bouleverserait le monde pour arriver à ses fins. La lutte est son élément, elle ne connaît pas la fatigue, elle ne s’accorde aucun repos et n’en accorde point aux autres. La vie est pour elle un champ de bataille. Et voilà pourquoi le XVIIe siècle a été si favorable au développement de la poésie dramatique, car la passion est l’âme de la tragédie ; le drame veut l’action, et rien de plus agissant que la passion ! Le sentiment au contraire craint l’action, il vit replié sur lui-même, il contemple, il sommeille, il rêve les yeux ouverts. Les événemens, les aventures du cœur sensible sont ses moindres émotions, ses joies et ses douleurs souvent inexplicables et qu’il ne réussit pas toujours à s’expliquer à lui-même. Mais aussi, quelles richesses intérieures le sentiment possède que la passion ne connaît pas ! Tout ce qui ne contrarie ni ne sert les intérêts de la passion lui est indifférent, tant elle est acharnée à la poursuite de son objet. Elle ne voit dans le monde que des obstacles ou des secours, des ennemis ou, des complices ; le reste n’existe pas pour elle. Et n’espérez pas qu’elle ait le loisir de regarder le ciel, les arbres et les champs. La sensibilité au contraire s’intéresse à tout, s’affecte de tout, prend note de tout ; elle met l’infini dans les infiniment petits de la vie et du monde ; rien ne lui est indifférent, car tout lui parle, l’émeut, l’ébranlé ou la ravit. Et si elle pleure sans savoir pourquoi, elle a aussi des sourires et des joies dont il lui est difficile de démêler les causes.

La sensibilité et la passion ! L’une sera cette femme du XVIIIe siècle qui disait : Il y aurait quelque chose de meilleur que de vivre ; ce serait de se rappeler qu’on a vécu. L’autre, nommez-la du nom d’une de ces héroïnes du grand siècle qui, après avoir étonné le monde par les orages et les dérèglemens de leur vie, l’étonnent ensuite par leur conversion plus orageuse que leurs amours et qui mirent autant d’acharnement à mortifier leur corps qu’elles avaient mis d’ardeur à l’adorer. La passion et la sensibilité ! C’est Phèdre, c’est Roxane, et en face d’elles, c’est Zaïre et Aménaïde. La sensibilité ! Elle est à l’ordre du jour au XVIIIe siècle. Elle s’est infiltrée dans tous les cœurs, jusque dans celui des sarcelles de Florian. Mais est-il étonnant que les sarcelles soient sensibles ? « De mon temps, écrit le duc de Levis, le premier devoir d’un médecin est d’avoir le cœur sensible. » La sensibilité ! Elle avait pénétré jusque dans le langage administratif. Les intendans et leurs commis se piquaient d’être sensibles : et quand, raconte M. de Tocqueville, les nobles d’une province avaient voté un subside volontaire qui paraissait suffisant au contrôleur général, il donnait l’ordre à l’intendant de la province de leur témoigner satisfaction, mais si le subside était plus considérable qu’on n’aurait pu l’attendre, il leur était témoigné satisfaction et sensibilité.

La sensibilité est une bonne chose, et c’est la gloire du XVIIIe siècle d’avoir fait sa part au sentiment dans la législation et dans la jurisprudence, d’avoir pour la première fois plaidé la cause des esclaves ; et qu’une justice pire que toutes les injustices, parce qu’elle était l’injustice organisée, une justice qui manquait d’humanité et d’entrailles, qui traitait tout accusé comme s’il avait été condamné d’avance et cherchait à lui arracher la vérité ou le mensonge avec des tenailles et des fers rouges, que cette justice fût citée à la barre du cœur et de la philosophie, son procès fût instruit et sa condamnation prononcée d’une voix que toute l’Europe pût entendre. Oui, le sentiment est une puissance, une puissance bienfaisante. Le sentiment doit être consulté ; il a son mot à dire dans toutes les décisions qui intéressent le sort des peuples ou des individus et sa voix avait été trop longtemps étouffée.

Mais avant de nous occuper de l’action bienfaisante qu’exerça la sensibilité sur les mœurs et les institutions au XVIIIe siècle, dont nous trouvons le reflet dans la littérature romanesque, voyons d’abord dans ses excès et ses exagérations le nouveau principe dont l’avènement sur le théâtre de l’histoire et de la littérature fut si bruyant.

Si le sentiment est une bonne chose, et s’il est juste de lui faire sa part, il ne faut pas qu’il aspire à devenir un principe exclusif, absolu ; qu’il se flatte de tout remplacer, de tout absorber, de tout dominer. Le sentiment se mettant en guerre avec la raison et prétendant la subjuguer, la soumettre à ses lois, est un péril ! Or il s’est trouvé un homme au XVIIIe siècle qui s’est fait le grand pontife, l’apôtre, le hiérophante du sentiment, qui, faisant de sa propre sensibilité la seule règle de sa conduite et de sa vie, et affichant une confiance absolue dans son infaillibilité, a voulu qu’elle devînt aussi la souveraine de la morale et de la société ; un homme qui a prêché la philosophie du sentiment et qui a condamné toute autre philosophie au nom de celle-là, et dont la sensibilité brûlante, que rien ne tempérait ni Ne corrigeait, a été contagieuse ; un homme qui a appris à des générations entières à sentir comme lui et à consulter comme un oracle le cœur de Jean-Jacques. Nous demanderons à cet homme de nous expliquer ce que c’est que le cœur sensible qui n’est que sensible, et il n’aura pas de peine à nous le faire comprendre ; car, après avoir écrit contre les romans et les romanciers, il a fait lui-même un roman, ce qui est une des moindres contradictions de sa vie, et les héros de ce roman sont précisément des cœurs sensibles qui ne sont que sensibles.

La Nouvelle Héloïse parut en 1760. Avant de paraître, cet ouvrage avait circulé en manuscrit. Mme de Luxembourg en avait parlé à la Cour, Duclos à l’Académie, et Mme d’Houdetot à Paris. Et la Cour, l’Académie et la ville attendaient avec impatience que ce roman si vanté d’avance vît le jour. Il parut enfin, et son succès répondit à l’empressement avec lequel il avait été attendu. Mme la Dauphine, qui en lit une des premières la lecture, le loua comme une œuvre ravissante et bientôt tout le monde fut de son avis. Tout le monde, c’est trop dire. Un ennemi prit la plume et écrivit une satire sous le titre de : « Prédiction tirée d’un vieux manuscrit. » Cette satire est le langage d’un ennemi. Entre l’enthousiasme des uns et les amères censures de Grimm, où est la vérité ? C’est ce que nous tâcherons de décider.

Les héros de Rousseau sont des cœurs sensibles, avons-nous dit. Mais il y a plus, ce sont des cœurs qui prêchent leur sensibilité comme une doctrine. Ils annoncent, ou pour mieux dire, Rousseau enseigne par leur bouche la philosophie du sentiment. Recherchons d’abord les principes de cette philosophie avant d’examiner ce qu’ils ont produit. Nous les découvrons dans un système qui supplanta en quelque sorte celui de Descartes et qui exerça, une grande et puissante influence sur les penseurs et sur la pensée du XVIIIe siècle.

Au point de vue de Descartes, ce qui fait l’essence de l’homme, c’est la pensée accompagnée d’une conscience pleine et nette de soi-même, celle qui produit en nous les idées claires et distinctes. Tout ce qui n’est pas la pensée appartient, selon Descartes, à la nature, relève de l’étendue, de la mécanique. À ce point de vue, l’homme, l’individu humain est un mystère inexplicable, car l’homme est l’assemblage d’un corps et d’une âme. Assemblage n’est pas le mot. Dans l’homme l’unie et le corps sont si étroitement unis ensemble qu’on peut à peine dire où l’un commence, où l’autre finit. Or le cartésianisme proclame le divorce de l’âme et du corps par incompatibilité d’humeurs. Un miracle seul, un miracle perpétuel, incessant, peut expliquer cette action réciproque de deux substances incompatibles. Comment ma pensée peut-elle agir sur ma machine ? Comment ma machine peut-elle agir sur ma pensée ? En même temps, chaque homme est un individu, c’est-à-dire un être absolument déterminé, différent de tous les autres hommes, impossible à confondre avec personne. Ce n’est pas par la pensée que l’homme peut se distinguer ainsi des autres hommes ; car la pensée est commune à tous, et chez tous elle est semblable à elle-même. L’arithmétique de Pierre est identique à celle de Paul ; quatre fois quatre font seize pour Paul comme pour Pierre, pour le Chinois aux pommettes saillantes, comme pour le Français, comme pour l’Anglais.

Leibnitz cherche à résoudre ces problèmes insolubles pour les Cartésiens. Il cherche à supprimer le grand divorce entre la nature et l’esprit ; pour lui, ce ne sont plus deux mondes absolument distincts l’un de l’autre, absolument étrangers l’un à l’autre ; ce sont deux étages d’un même édifice ; des échelons successifs dans la même hiérarchie. Le nom commun qui s’applique également à la nature et à l’esprit, c’est la force. L’astre qui circule dans les profondeurs des cieux, la plante qui croît et qui produit des feuilles, des fleurs et des fruits, l’homme qui pense et qui veut, sont tous des forces ; tout est force dans le monde.

Ces forces diverses sont infiniment déterminées ; aucune n’est identique à une autre, pas plus que ne le sont les feuilles d’un arbre : on n’en peut trouver deux absolument pareilles, — expérience à laquelle, sur l’invitation de Leibnitz, se livrèrent avec empressement les dames de la cour de Hanovre. — Chacune de ces forces est individuelle, mais, en même temps, elles sont toutes analogues, elles forment une harmonie. Ce qui fait leur différence, c’est le degré de leur développement. Les unes sont plus complètes, les autres moins. On peut se les représenter comme étant les divers échelons d’une échelle. Par conséquent, elles s’étagent les unes au-dessus des autres, et leur assemblage constitue le grand ordre de l’univers : elles sont toutes nécessaires à cet ordre, comme chaque note est nécessaire à l’effet musical que produit un concert.

Mais la différence qui existe entre les êtres et ces notes, c’est que les notes ne sont que les fragmens, les parties isolées d’une mélodie ; au contraire, dans chaque individu, l’ordre tout entier de l’univers, l’harmonie universelle est représentée sous une forme plus ou moins claire, plus ou moins confuse. De là Leibnitz tient chaque individu pour un microcosme, c’est-à-dire pour un petit monde ; chacun d’eux est un abrégé, un résumé de l’univers ; l’univers en raccourci, l’univers concentré, ou, comme il le dit, un miroir vivant où se peint la représentation, l’image de l’univers. Ce n’est donc pas à des notes qu’il faut comparer les êtres, mais aux variations diverses d’un même thème. Un compositeur imagine un thème, peut-être d’une simplicité primitive, puis il le développe dans une série de variations où le thème se retrouve toujours le même au fond, mais toujours plus orné, plus compliqué. Eh bien ! l’homme est une de ces variations du grand thème de l’univers inventé par l’éternel compositeur, variation plus savante que la plante et l’animal, moins savante, moins riche que les génies, les anges et les pures intelligences.

Ce qui caractérise l’homme, si on le compare aux êtres qui lui sont inférieurs, c’est qu’il peut avoir conscience de cette harmonie qui est en lui : l’homme est un microcosme qui peut savoir que l’univers se concentre en lui. Mais il ne peut le savoir clairement. Nos idées claires et distinctes sont toujours les idées d’objets déterminés. J’ai une idée claire et distincte de cette table qui est devant moi, du soleil qui éclaire cependant assez faiblement cette salle, parce que le soleil, parce que cette table sont des objets particuliers et déterminés. Mais je ne puis avoir une idée claire et distincte de l’univers ; il ne peut être représenté en moi que d’une manière vague et obscure. Ce n’est que par ce que Leibnitz appelle les petites perceptions, les perceptions vagues, les perceptions confuses que nous pouvons concevoir le tout, l’infini, le monde. En un mot, notre âme forme le centre d’un cercle et tous les points de la circonférence sont mis en rapport avec le centre par des rayons. Si notre âme quitte le centre et chemine sur l’un de ces rayons, elle se met dans un rapport toujours plus net avec le point de la circonférence où il aboutit ; mais pour être en rapport avec tous les points, il faut rester au centre, et ce centre n’est qu’un point où tous les rayons se confondent. Ainsi en nous la pensée du tout est confuse. Et qu’est-ce que ces pensées confuses ? C’est ce qu’on appelle vulgairement des sentimens. Sentir, c’est penser confusément ; et c’est pour cette raison que nous avons souvent tant de peine à exprimer ce que nous sentons. Car pour l’exprimer, il faudrait le penser nettement et le propre du sentiment est d’être confus.

Telles sont les prémisses de cette philosophie du sentiment qu’a adoptée et prêchée Rousseau. Pour lui, l’homme n’est complet que par le sentiment, parce qu’alors il est au centre de la sphère et que tout aboutit à lui. Ainsi, selon lui, le sentiment est supérieur à la fois et à nos sensations et à nos idées. Nos sensations nous mettent en rapport avec les particularités des détails des choses ; l’homme qui se livre à ses sensations sort de lui-même pour percevoir des goûts, des saveurs, des couleurs, des sons. L’homme de sentiment au contraire transforme ses sensations en sentimens ; c’est-à-dire qu’il les fait arriver jusqu’à son cœur qui reflète confusément les couleurs des choses, s’imprègne de leurs parfums, réfléchit leurs formes, s’éclaire ou s’obscurcit avec elles, répète tous les accidens de la vie universelle. Et, d’autre part, nos idées ne sont pas à nous ; ce sont des objets que nous distinguons de nous-mêmes, des étrangers. Dieu, quand nous le pensons, est un étranger pour nous et en même temps, comme il est infini, notre pensée est impuissante à l’épuiser, elle n’en peut saisir à la fois qu’une face, qu’un des rapports qu’il entretient avec le monde, qu’un des attributs. C’est dans notre cœur seul que nous pouvons, pour ainsi dire, rassembler la divinité tout entière dans un sentiment confus et mystérieux, et, en même temps nous sentons alors véritablement Dieu en nous, il se mêle à notre vie, il la remplit de sa présence, et Rousseau vante la dévotion de cette pauvre femme dont toutes les prières se résumaient en une seule exclamation partie du cœur.

Voilà donc ce qu’est l’homme sensible. C’est celui qui transforme habituellement toutes ses idées et toutes ses sensations en sentimens ; qui met un peu de son âme dans ses sensations, un peu de son cœur dans ses idées. C’est celui qui est dans un rapport de sympathie continuelle avec tous les êtres et que rien ne laisse indifférent, parce que tout parle à son cœur. Et l’homme le plus parfait est l’homme le plus sensible, c’est-à-dire celui qui possède au plus haut degré cette universelle sympathie ; celui qui a le plus de petites perceptions, et peut-être le moins d’idées claires et distinctes, et qui porte en lui l’univers à l’état confus. De telle sorte que le cœur sensible est comme ces coquilles marines, dont on entend sortir, quand on les approche de son oreille, un murmure semblable au bruissement lointain de l’Océan. De même sort du cœur sensible une harmonie confuse, la vague harmonie de l’univers, et cette musique qui est en lui fait ses propres délices.

La princesse de Clèves était l’héroïne des idées claires et distinctes. Julie est l’héroïne des petites perceptions. À laquelle des deux vont nos préférences ? Mais attendons pour nous décider de mieux connaître Julie.

Ce n’est pas le type abstrait du cœur sensible qu’a peint Rousseau dans son roman. Chaque homme a sa manière particulière de sentir ; c’est là-dessus que se fonde l’originalité des caractères. Nos idées claires et distinctes nous sont communes avec les autres hommes ; ce qui nous est tout à fait propre, ce qui nous appartient, ce qui est vraiment nous, c’est les petites perceptions. Il n’y a pas ici deux personnes, fussent-elles fort liées ensemble, douées de goûts et de penchans pareils, qui, dans la même minute, considérant le même objet, s’occupant d’une seule et même chose, aient les mêmes petites perceptions. Si un habile musicien notait au passage les deux airs, cela ferait deux mélodies assez différentes. Et je le répète, c’est, comme l’a dit Leibnitz, ce qui fait la variété de nos caractères, car notre caractère, nous le devons à nos idées confuses plus qu’à nos idées claires.

Quel est donc le cœur sensible qu’a décrit Rousseau dans la Nouvelle Héloïse ? Oh ! il n’est pas besoin de le demander. Jamais homme ne fut plus personnel que Rousseau, ni ne posséda moins la faculté de se fausser compagnie. Jean-Jacques était inséparable de Jean-Jacques ; la vie de Jean-Jacques n’a été qu’un long tête-à-tête avec Jean-Jacques. Et c’est de lui que date cette littérature personnelle où les auteurs se peignent eux-mêmes sous les traits de leurs personnages. Résumons donc le caractère de Rousseau ; cela nous préparera à bien comprendre et Saint-Preux et Julie.

Qu’on se représente un homme doué d’une faculté de sentir si délicate qu’il est vivement affecté par ce qui laisse les autres hommes froids et indifférens. Tout agit sur lui ; les riens, les choses du monde les plus insignifiantes l’émeuvent, il le confesse lui-même, comme s’il était question de la possession d’Hélène ou du trône de l’univers. Tout ce qui se passe autour de lui atteint son esprit et tout ce qui atteint son esprit perce jusqu’à son cœur. Les variations de la température, les caprices du ciel, un coup de soleil, une goutte d’eau, et les moindres accidens de la vie, ces autres jeux d’ombre et de lumière, tout prend sur son humeur, sur sa santé, exalte son âme ou la comprime. Sa sensibilité ne se donne jamais de relâche, elle ne chôme jamais, elle travaille, travaille sans cesse et remplit d’émotions toutes les minutes de son existence, et les moindres de ces émotions prennent pour lui la proportion de véritables événemens, de véritables aventures. Cet homme connaîtra des plaisirs et des souffrances inconnus aux autres hommes. Des plaisirs ! Il lui suffira d’apercevoir au bord d’un chemin, sur le talus d’un fossé, une fleur qui lui rappelle un souvenir de son enfance, pour que toute son âme soit en fête et qu’il goûte pendant plusieurs heures des ravissemens où rien ne peut atteindre. Mais par quelles souffrances il expie ses plaisirs ! Et ses souffrances vont croissant à mesure qu’il avance dans la vie.

La sensibilité de Rousseau est une vraie princesse, comme celle d’Andersen ; il suffit d’un seul pois chiche pour la meurtrir. Les moindres froissemens sont pour Rousseau des malheurs et lui infligent de cuisantes douleurs. Un regard malveillant, un mot à double entente, une insinuation un peu rude, un sourire ironique, un nuage qu’il a cru voir passer sur un front, moins que cela le consterne et l’abat. Et son imagination s’empare de ces infiniment petits ; elle les grossit, elle lui en fait des monstres qui l’épouvantent. Si bien que Hume déclare que la sensibilité de Rousseau est montée à un degré qui passe tout ce qu’on a vu, et qu’il est comme un homme écorché vif qu’on exposerait à l’intempérie des élémens qui troublent perpétuellement ce bas monde.

Or, cet homme, après avoir eu une jeunesse ignorée et vagabonde, après avoir couru les grands chemins, après avoir été laquais, comme Gil Blas, cet homme découvre qu’il a du génie, et le génie fait une explosion subite qui en peu de temps lui acquiert une célébrité immense. Le voilà devenu un objet de curiosité universelle. On l’admire, on le prône, on l’exalte. Il commence par s’enivrer de sa gloire, mais bientôt au plaisir succède l’inquiétude, la défiance. À un âge où l’humeur manque de souplesse et où l’âme contracte difficilement de nouveaux plis, sa gloire l’introduit dans une société raffinée, dont il ne connaît ni les mœurs, ni les manières, ni le langage tout pétri de nuances et de sous-entendus. C’est en vain qu’il cherche à l’apprendre, il y réussit mal. D’ailleurs, il a toutes les qualités qui rendent un homme impropre au commerce de la société. Il a un orgueil toujours prêt à prendre ombrage, une paresse qui lui fait de toute démarche une effrayante corvée, une timidité incurable que le moindre effort décourage, et, par-dessus le marché, cet homme de génie n’a pas la petite monnaie de l’esprit, il en est réduit à ce qu’il appelle lui-même « l’esprit de l’escalier. »

Cela n’empêche pas que cette société raffinée où il a été introduit ne l’entoure d’attentions flatteuses, d’hommages doux à son orgueil. Mais il lui demande plus qu’elle ne peut lui donner. Portant partout ses fictions avec lui, il rêve des amitiés idéales, il cherche des cœurs à l’unisson du sien, il demande au monde de réaliser ses chimères, et le monde hausse les épaules et sourit. En même temps, sa gloire lui vaut des envieux, des jaloux, des ennemis. Bientôt sa sensibilité s’exaspère, son imagination s’échauffe et s’acharne à le torturer. Ses pensées s’égarent, il en vient à se défier de tout, même des poulardes de la marquise de Créqui ; il ne croit voir autour de lui que noirs complots, ténébreuses conspirations, trames perfides, l’univers entier conspirant sa perte, et, par moment, ce qui lui reste de raison s’obscurcit, il délire, la nuit de la folie l’enveloppe. Et ce qui nourrit en lui cette folie, c’est que tout le monde s’y intéresse. « Paris est devenu inhabitable ! » s’écriait impatienté un marquis de la vieille roche. « Partout où je vais on ne s’occupe que de la querelle de M. Diderot et de M. Rousseau. » Et ce qui l’entretient dans sa folie, c’est qu’elle lui inspire des pages sublimes et de merveilleux élans d’éloquence. Le moyen de ne pas chérir des chimères qu’on se raconte à soi-même dans un style divin !

Mais si son imagination le tourmente, l’obsède, c’est à elle cependant qu’il recourra pour guérir les maux qu’elle lui fait et pour goûter les seuls plaisirs qui soient encore à sa portée. Le voilà qui cherche la solitude ; il évite, il fuit les hommes, il se réfugie dans le sein de la nature ; il la contemple avec les yeux d’un misanthrope et d’un rêveur, et il lui découvre des beautés qu’elle n’avait encore révélées à personne. Il dit au soleil, aux arbres, aux ruisseaux : Vous êtes mes frères, mes amis, vous êtes la société de mon cœur. Ah ! dans ces momens-là il ne faut pas le plaindre, il est heureux. Réprouve, dit-il, des délices qui passent toute imagination ; et ce n’est pas pour rien que, pendant tout un printemps, il fait chaque jour deux lieues pour aller à Bercy écouter le rossignol à son aise. « Il fallait l’eau, la verdure, la solitude et les bois, dit-il, pour rendre le chant de cet oiseau touchant à mon oreille. » Qu’est-ce que le chant du rossignol pour la raison et pour la passion ? Mais pour le cœur sensible, c’est une source inépuisable de petites perceptions, c’est tout un monde, c’est la musique même de l’univers. Et ce misanthrope, oubliant les hommes, se plonge toujours plus avant dans sa rêverie ; une délicieuse ivresse s’empare de tous ses sens ; il erre, il plane sur les ailes de l’imagination ; il se perd dans l’immensité des choses avec lesquelles il s’identifie ; tous les objets particuliers lui échappent, il ne voit et ne sent rien que dans le tout et il s’enfonce dans des extases qui sont au-dessus, dit-il, de toute autre jouissance.

Mais toute extase est suivie d’un réveil. En se réveillant, Jean-Jacques se souvient qu’il y a des hommes et que ces hommes sont ses ennemis. Et ses blessures se rouvrent, recommencent à saigner. Comment s’y prendra-t-il pour soulager sa souffrance ? Laissons-le parler lui-même. « Jean-Jacques échappe aux hommes et, se réfugiant dans les régions éthérées, il y vit heureux en dépit d’eux… Dépouillé par des mains cruelles des biens de cette vie, l’espérance l’en dédommage dans l’avenir, l’imagination les lui rend dans l’instant même, d’heureuses fictions lui tiennent lieu d’un bonheur réel… il passe cinq ou six heures par jour dans des sociétés délicieuses, composées d’hommes justes, vrais, gais, aimables, simples avec de grandes lumières, doux avec de grandes vertus, des femmes charmantes et sages, pleines de sentiment et de grâce, modestes sans grimace, badines sans étourderie, n’usant de l’ascendant de leur sexe et de l’empire de leurs charmes que pour nourrir entre les hommes l’émulation des grandes choses et le zèle de la vertu… Jean-Jacques seul est solidement heureux, puisque les biens terrestres peuvent échapper à chaque instant en mille manières à celui qui croit les tenir, mais rien ne peut ôter ceux de l’imagination à quiconque sait en jouir. »

Un jour, cette société éthérée au milieu de laquelle Rousseau vivait en imagination, il voulut la faire descendre sur la terre. La femme idéale qu’il n’avait pas rencontrée ici-bas, il chargea sa plume de lui donner l’être, de la rendre visible à lui-même et accessible à son verbe. Cette femme, il l’appela Julie ; et cette Julie, toute une génération d’hommes en fit son idole. Nous nous approcherons de l’idole et nous la regarderons en face. Je doute que nous partagions les ravissemens qu’inspirait à Mme la Dauphine l’héroïne des petites perceptions. Mais nous serons justes, nous serons respectueux, et si je réussis à vous faire partager mon impression, nous conclurons que Rousseau aurait dû intituler son roman : La philosophie du sentiment réfutée par elle-même.


Pour essayer de pénétrer dans les mystères du cœur sensible, plutôt que de l’expliquer par des exemples ou par des analyses, nous avons préféré rechercher les origines de la philosophie du sentiment de Rousseau dans la théorie des « petites perceptions » de Leibnitz. Nous avons parlé de la sensibilité dans ses excès et des cœurs sensibles qui ne sont que sensibles et qui prêchent leur sensibilité comme une doctrine. Ensuite, comme le cœur sensible qu’a décrit Rousseau, c’est le sien, pour nous préparer à mieux comprendre ses personnages, nous avons tâché de résumer son propre caractère et expliqué ce qu’il faut entendre par ce génie de la rêverie qu’il introduisit dans la littérature française. J’ose espérer que, dans le portrait que j’ai fait de Rousseau, j’ai donné, à la sympathie et à la critique, une part assez juste pour qu’on ne puisse m’accuser ni de trop d’enthousiasme, ni de malveillance. Car ce qui est à craindre quand on a affaire à un homme comme Rousseau, à une figure si grande et si compliquée, où le mal et le bien, le faux et le vrai sont unis dans un si étroit agencement, il est à craindre de verser d’un côté et d’en dire trop dans un sens comme dans l’autre. Maintenant il ne nous reste plus qu’à nous approcher de Saint-Preux et de Julie ; à chercher à la fois ce que Rousseau a voulu en faire et ce qu’il en a fait.

J’ai rappelé l’accueil enthousiaste que le public fit à la Nouvelle Héloïse au moment de son apparition, mais que la critique ne se tut pas absolument. Grimm reprocha à Rousseau d’être le plus éloquent des sophistes. Ce mot d’un ennemi est-il juste ? Est-il permis de considérer Rousseau comme un sophiste ? Je réponds que non, et je m’en rapporte là-dessus à ce que je disais plus haut, à ce que je tâcherai de prouver, à savoir que la Nouvelle Héloïse est la philosophie du sentiment éloquemment réfutée par elle-même. Un sophiste est un homme qui joue avec ses idées sans que jamais ses idées l’embarrassent, il en fait ce qu’il veut, il n’en sent pas le poids, pas plus que le jongleur ne sent celui des billes creuses qu’il manie au grand ébahissement des badauds. Un sophiste est un esprit frivole qui met toute son habileté, son industrie, son amour-propre, à soutenir le pour et le contre sur toutes les questions sans avoir l’air de se contredire. Or les contradictions de la vie et de la pensée de Rousseau sont patentes ; elles se révèlent aux yeux les moins clairvoyans ; il n’est pas besoin de génie pour découvrir et démontrer que Rousseau a passé son existence à se contredire. Autrement, qu’il y aurait d’hommes de génie en ce monde ! Etrange sophiste, bien maladroit, que celui qui se dément sans le vouloir ! Ces contradictions de Rousseau ont été pour lui une souffrance, et le sentiment douloureux qu’elles lui causaient est entré pour quelque chose dans son hypocondrie ; car l’homme dont Jean-Jacques a eu le plus à se plaindre dans ce monde, c’est Jean-Jacques lui-même. Et cependant Jean-Jacques serait moins grand, s’il ne s’était contredit si souvent ; car ses contradictions involontaires sont comme une fatalité, comme les souffrances mêmes de sa vie, et cette fatalité, je crois en pouvoir définir la cause en un mot : son génie était plus grand que sa pensée.

Permettez-moi de m’expliquer. Car là est, selon moi, tout le secret du jugement équitable que la critique doit prononcer sur la Nouvelle Héloïse.

Rousseau était sans contredit une forte intelligence, mais non une de ces intelligences étendues qui s’élèvent aux vrais principes et de cette hauteur embrassent de vastes horizons. Comme pure intelligence, comme spéculatif, Rousseau était loin d’égaler plusieurs de ses contemporains, Montesquieu et Buffon, par exemple, pour ne pas parler de Lessing et de Kant. C’est le plus abstrait des grands esprits, et l’abstraction est l’ennemie mortelle de la vraie philosophie. Les esprits abstraits ne saisissent jamais une vérité tout entière, mais une moitié, une tranche, une surface de la vérité ! La vérité est chose vivante et elle vit parce qu’elle est organisée, parce que toutes ses parties sont étroitement unies et s’animent les unes les autres. L’esprit abstrait tue les vérités, parce qu’il les isole. La vérité est comme une plante qui produit des fleurs parce qu’elle a des racines. L’esprit abstrait coupe la plante sans prendre la peine d’enlever les racines. Et vous savez ce que deviennent les plantes privées de leurs racines ! Cette abstraction se retrouve partout dans la pensée de Rousseau. Même en raisonnant de musique, il préconise la mélodie, le chant, l’expression et il fait la guerre à l’harmonie. Qu’est-ce que la mélodie sans l’harmonie ? Qu’est-ce que le dessin sans la couleur ? La pensée de Rousseau est à la vraie philosophie ce qu’est le Devin du village au Mariage de Figaro, de Mozart.

Et considérez encore la politique de Rousseau. Jamais il ne s’en vit de plus abstraite. Rousseau fait abstraction de toutes les conditions réelles de la société moderne, de toutes les réalités de l’histoire, de la civilisation. Son idéal politique se réduit à je ne sais quel rêve de ressusciter l’antique Sparte et ses vertus, en les greffant sur le principe abstrait de l’égalité absolue des hommes. Ce beau système qui était destiné à donner la liberté au genre humain est le plus absolutiste de tous les systèmes, car il attribue aux majorités une omnipotence tyrannique qui va jusqu’à violenter la conscience des minorités, jusqu’à attribuer au plus grand nombre le droit d’imposer leurs croyances, leur credo au plus petit. Et cela dans le siècle de Voltaire et de Montesquieu. Jamais homme n’aima plus ardemment la liberté, et ne la comprit moins, n’en faussa plus les principes. À quoi aboutit en effet l’abstraction Spartiate et égalitaire de Rousseau ? Au Jacobinisme dont la devise était : La vertu pour but, la terreur pour moyen. Voilà une devise qui est simple comme une abstraction, simple comme une erreur. Rien de plus simple que la guillotine. Il faut se défier des vérités trop simples.

Rousseau avait lui-même conscience du caractère incomplet, abstrait de sa pensée. Et c’est ce qui le poussa dans la philosophie du sentiment. Car, du moment qu’il ne s’agit que de sentir, il reprend tous ses avantages. Son cœur, pour tout dire, était plus grand que son intelligence. Quand je parle de son cœur, ce n’est pas sa faculté d’aimer que j’entends. Dans la vraie bonté il entre beaucoup de raison et de force d’âme. Ah ! si j’osais vanter la bonté de Rousseau, il s’élèverait de l’asile des Enfans trouvés une voix qui étoufferait la mienne. Et surtout, que répondrais-je à l’ombre mélancolique de sa bienfaitrice, à l’ombre de cette femme qui avait tant fait pour lui, et dont il a étalé au grand jour, dans ses Confessions, les faiblesses, les fautes et l’avilissement, et qu’il a vouée impitoyablement à l’immortalité du mépris ? La bonté de Rousseau, j’en pense ce qu’avait le droit d’en penser le patriarche de Ferney.

Non, quand je parle de son cœur plus grand que sa pensée, c’est de sa faculté de sentir que j’entends parler ; et entre la sensibilité et l’héroïsme de la bonté, la distance est grande. De même qu’en revanche on peut être le meilleur des hommes et n’avoir pas cette sensibilité qui, accompagnée d’une imagination de feu, a fait de Rousseau un des plus grands écrivains qu’ait possédés la France. Cette sensibilité que j’essayais de peindre, était en lui comme un foyer de vie intense, et c’est à ce foyer qu’il rappelle incessamment ses pensées pour leur communiquer un ardent souffle de vie. Les idées sont des ombres froides, inertes, inanimées ; pour que les choses vivent en lui, il faut que Rousseau les sente, c’est dans son cœur qu’elles reprennent vie et qu’elles parlent. Rousseau a eu le génie du sentiment ; il a eu le génie de ce que nous appelions les petites perceptions qui, selon l’expression de Leibnitz, enveloppent l’infini. Et c’est ce génie du sentiment qui a fait sa puissante originalité comme écrivain.

Au XVIIe siècle, c’était tour à tour la raison ou la passion qui écrivait. Rousseau a créé le style du sentiment, le style de la rêverie dont il a atteint la perfection dans ses Confessions et dans les Rêveries d’un solitaire. Ce style nous transporte dans l’état d’esprit de l’écrivain, il nous fait sentir plus que penser, il éveille en nous des sensations et des idées aussitôt transformées en sentimens ; il nous fait rêver, et il en sort comme un parfum qui nous exalte et nous enivre.

Mais le sentiment n’est pas un guide sûr, infaillible. Il n’a rien de fixe, de constant. Tantôt comme une Pythie il prononce des oracles inspirés, tantôt il se tait et nul ne peut dire quand il rompra le silence. Les petites perceptions nous échauffent, nous agitent, nous procurent des joies et des mélancolies sans nom. Mais elles n’éclairent pas notre esprit, et quand Rousseau cesse de sentir et de rêver et qu’il recommence à penser, après avoir transformé ses abstractions, en sentimens, il transforme de nouveau ses sentimens en abstractions et nous présente comme des vérités absolues des vérités incomplètes que l’expérience de la vie et du monde condamne. Car les vérités dans Rousseau, sont le contre-pied d’une erreur, et la vérité vraie n’est pas le contre-pied d’une erreur, elle lui est supérieure. Et lui-même il le sait, il le sent du moins par instans. Comme tout homme de génie, il a un fond de vigoureux bon sens qui se fait jour, aussitôt que sa sensibilité s’apaise et que son imagination se calme. Et ce bon sens le force parfois à donner un démenti à ses principes, à ses perceptions, à ses abstractions et à son cœur. Pourquoi l’Émile est-il plein d’admirables maximes sur l’éducation ? C’est qu’à tout moment le bon sens de Rousseau l’emporte sur ses chimères et le rend infidèle à la philosophie exclusive du sentiment. Et n’est-ce pas son bon sens aussi qui l’oblige à se retourner contre le zèle aveugle de certains de ses disciples ?

Sa correspondance en offre de curieux témoignages. Un jour il adresse une sévère leçon à une jeune femme qui s’ouvre à lui des tourmens que lui cause sa sensibilité. Il lui rappelle les grandes lois de la vie qui veulent qu’on cherche le bonheur dans l’activité, dans le devoir rempli et aimé. Une autre fois il reprend vertement M. Séguier de Saint-Brinon, jeune officier qui voulait quitter le service pour vivre en homme indépendant à la façon des héros de Jean-Jacques. La réponse de Jean-Jacques est un chef-d’œuvre de bon sens éloquent ; et par son ascendant, il sut forcer ce jeune homme à retirer des mains de son colonel la démission qu’il avait donnée.

Partout dans cette correspondance le bon sens de Rousseau apparaît subitement, par brusques saillies, et lui révèle les contradictions secrètes de sa pensée. Mais ce n’est pas sans qu’il en souffre, car il éprouve le besoin d’être conséquent et il a trop de bon sens pour l’être. De là aussi la faiblesse de caractère qu’il a sincèrement confessée. Une âme ainsi partagée, combattue, flottante, sans cesse aux prises avec elle-même, ne put jamais se fixer, prendre une forme d’être. Rousseau n’eut point de caractère. C’est pour cela qu’il souffrait dans le monde ; il s’y sentait inférieur à de très petits hommes qui avaient sur lui l’avantage de la volonté et de la conséquence.

Et voilà comme il se fait que la Nouvelle Héloïse soit un livre contradictoire et que Rousseau ait fini par s’y réfuter lui-même ? Dans son livre, le bon sens a le dernier mot, il y donne à ses chimères un coup de boutoir qui les réduit à néant. Rousseau explique tout au long dans le neuvième livre de ses Confessions comment l’idée de son roman lui vint. L’année 1756 fut pour lui, plus que toute autre, un temps de rêveries exaltées : « Ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, dit-il, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur. » Oubliant la race humaine, il se fit des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés. Et ce fut ces idoles de son cœur, selon son propre mot, qu’il chargea sa plume de faire vivre dans ses romans.

Ne nous y trompons donc pas. Si la Nouvelle Héloïse n’était qu’un roman comme tant d’autres, si l’auteur avait voulu peindre dans son héroïne une femme comme il s’en voit beaucoup, grande par le cœur, mais qui, faute d’une raison supérieure et d’une âme fortement trempée, donne un perpétuel démenti à ses propres résolutions, à ses propres intentions, la Nouvelle Héloïse serait un livre irréprochable. Mais tel n’est pas le cas. Si Rousseau a fait Saint-Preux a son image et s’il lui a donné, comme il le dit, les défauts qu’il se sentait, Julie représente son idéal ; elle est la première des femmes, elle est un modèle, elle est l’honneur de son sexe ; c’est ainsi qu’il la qualifie en écrivant à Mme Latour Franqueville ; elle est une habitante de l’empyrée, du pays des chimères. Malheur à qui n’adore pas Julie ! Il ne le lui pardonnera pas. Je sais bien que Rousseau parle lui-même des erreurs, des faiblesses de sa Julie. Mais telle est sa méthode. Il se l’est appliquée à lui-même. Jamais homme ne s’était aussi durement traité, n’avait aussi ouvertement dénoncé ses propres faiblesses, ses plaies secrètes que ne l’a fait Rousseau dans ses Confessions, car jamais homme ne fut plus éloigné de toute espèce d’hypocrisie. Mais sa conclusion est celle-ci : Qui osera dire : Je fus meilleur que cet homme-là ?

Et de même, il ne s’est pas contenté de se confesser lui-même, il a confessé publiquement Mme de Warens, la reconnaissance qu’il lui devait n’a pu lui fermer la bouche, ni arrêter sa plume, et parlant de la dernière entrevue qu’il eut avec elle il n’a pas craint d’écrire : « Je la revis… Dans quel état, mon Dieul quel avilissement ! » Ne croyez pas cependant que cela l’embarrasse. Cette femme avilie, il n’aperçoit rien dans le monde qui lui soit comparable. Et il s’écriera, parlant du lieu où il l’a vue pour la première fois : « Que ne puis-je entourer d’un balustre d’or cette heureuse place ! Que n’y puis-je attirer les hommages de toute la terre ! Quiconque aime à honorer les monumens du salut des hommes n’en devrait approcher qu’à genoux ! » Aussi les faiblesses qu’il a attribuées à sa Julie ne font aucun tort à sa divinité. Les faiblesses de Julie ! Quelles sont les vertus qu’on leur pourrait préférer ? Ainsi Julie est plus qu’une simple héroïne de roman ; elle est, malgré ses faiblesses, l’idéal de Rousseau. « Il n’y aura jamais qu’une Julie au monde. La Providence a veillé sur elle, et rien de ce qui la regarde n’est un effet du hasard. Le ciel semble l’avoir donnée à la terre pour y montrer à la fois l’excellence dont une âme est susceptible, le bonheur dont elle peut jouir dans l’obscurité de la vie privée, sans le secours des éclatantes vertus qui peuvent l’élever au-dessus d’elle-même, ni de la gloire qui les peut honorer. Sa faute, si c’en fut une, n’a servi qu’à déployer sa force et son courage. » Nous verrons s’il n’est pas permis de dire que, par une illumination subite de son bon sens, Rousseau a condamné son idéal dans la personne de son héroïne.

Saint-Preux était le précepteur de Julie d’Etanges. Ils ne tardent pas à s’aimer ; amour condamné d’avance ; le baron d’Etanges ne consentira jamais à donner sa fille à un homme sans naissance. Ils succombent à leur passion. Jusque-là ils se ressemblent ; ce sont deux cœurs sensibles sans contrôle, sans empire sur eux-mêmes, abandonnés à la merci de leurs sentimens. La scène, cependant, ne tarde pas à changer. Julie revient de son erreur et, pour expier ses torts, elle se résigne à épouser le mari que lui propose son père, le sage et noble M. de Wolmar. Cet homme que l’auteur nous donne pour doué d’une raison froide est beaucoup plus généreux que raisonnable. Il a deviné ou découvert tout ce qui s’est passé, et sa confiance en Julie est telle qu’après quelques années pendant lesquelles Saint-Preux a fait le tour du monde, M. de Wolmar l’appelle auprès de lui, lui ouvre sa maison, l’engage à venir vivre chez lui, avec lui, chez Julie, avec Julie. Est-ce de la sagesse ? je ne sais. Mais, à coup sûr, c’est la marque d’un noble cœur, et il n’est pas besoin de dire si Julie en est touchée ! L’attachement qu’elle portait à son mari se convertit en enthousiasme ; il devient à ses yeux le premier des hommes ; car dans la Nouvelle Héloïse on est volontiers le premier ou le dernier des hommes. Elle déclare elle-même qu’elle serait l’opprobre de son sexe si elle pouvait un jour se montrer indigne d’une si noble confiance et laisser se rallumer dans son cœur des feux depuis longtemps éteints.

Saint-Preux arrive à Clarens. Il trouve que tout est changé dans Julie, sauf sa beauté. Pour lui, il est, il sera éternellement Saint-Preux. Les Saint-Preux, comme les Jean-Jacques, sont de ces hommes qui varient sans cesse et qui ne changent jamais ; de ces hommes qui ont toujours le même âge et toujours le même caractère, lequel consiste à n’en point avoir.

Voyons Julie et Saint-Preux en présence l’un de l’autre. M. de Wolmar n’a pas voulu faire les choses à demi ; il a soin de partir pour une excursion, afin de les laisser en tête à tête pendant huit jours. C’est à ce moment qu’ils font ensemble cette promenade à Meillerie dont le récit est l’une des pages de notre littérature les plus assurées de vivre toujours : « Après le souper, dit Saint-Preux, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau, et en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l’air, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de Julie, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses. Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentimens délicieux qui remplissaient alors mon âme s’y retracèrent pour m’affliger ; tous les événemens de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs, ces foules de petits objets qui m’offraient l’image de mon bonheur passé, tout revenait pour augmenter ma misère présente, prendre place dans mon souvenir. C’en est fait, disais-je en moi-même, ces temps heureux ne sont plus… Hélas ! ils ne reviendront plus ; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs sont toujours unis ! » Que de petites perceptions dans ce récit, et que voilà un genre de beautés littéraires que la poésie française ne connaissait pas encore !

Mais revenons à l’étude de nos types moraux. Si je ne savais que Julie est une femme idéale, si, en cette qualité, elle n’était imposée par l’auteur à mes adorations, je me laisserais facilement aller à aimer Julie. Ce qui fait d’abord qu’on peut aimer Julie, c’est qu’on la connaît bien. Qu’elle habite ou non l’empyrée, elle est, de toutes les héroïnes que le roman français nous a fait contempler jusqu’à présent, celle qui rentre le plus dans les conditions ordinaires de la vie. Julie n’est pas une bergère promenant ses amours ou ses dédains sous le sombre couvert des forêts, ou faisant un cours de métaphysique amoureuse à ses moutons. Julie n’est pas une précieuse désœuvrée s’occupant de réformer le vocabulaire et respirant l’encens qui s’exhale des petits vers et des madrigaux composés en son honneur. Julie n’est pas non plus une princesse faisant l’enchantement et les délices d’une Cour. Julie est devenue mère de famille, elle a une maison à conduire, et nous la voyons tour à tour donnant des ordres à ses gens, ou causant dans son salon ; nous la trouvons dans la nursery au milieu de ses enfans, aussi bien que dans le fameux bosquet qui porte son nom ; ou bien assise devant son clavecin et chantant des vers de Métastase ; ou s’amusant, pour encourager ses ouvriers, à teiller le chanvre de ses blanches mains ; ou rêvant et méditant dans son Elysée ; ou encore montrant l’alphabet à ses fils. Julie n’est pas une sylphide vivant de l’arôme des plantes ; elle est gourmande et ne s’en cache pas ; elle aime la crème et le poisson et ne dissimule pas son appétit en mangeant. Les cœurs sensibles n’ont jamais honte de leurs sensations, parce qu’elles se changent en sentimens ; pas plus que Rousseau n’a songé à cacher sa tendresse pour les omelettes au cerfeuil servies sous la tonnelle d’un cabaret, parce qu’une omelette mangée sous une tonnelle par un cœur sensible devient une source d’un nombre infini de petites perceptions où la poésie est sûre de ne pas manquer. Julie n’est pas non plus une Iris en l’air, comme il s’en voyait tant dans les petits vers du XVIIIe siècle, une Iris aux mains d’albâtre, au cou d’ivoire, dont les yeux sont des soleils et la bouche une rose entrouverte. Nous savons qu’elle a les cheveux rapprochés des tempes, que sur ses tempes deux ou trois petites veines dessinent des rameaux de pourpre, qu’elle a une tache presque imperceptible sous l’œil droit et une petite cicatrice sous la lèvre, que ses sourcils sont plus châtains et ses cheveux plus cendrés, que le bas de son visage n’est pas exactement ovale et qu’une légère sinuosité, séparant le menton des joues, rend leur contour moins régulier et plus gracieux. En vérité, j’ai vu Julie, je lui ai parlé, je reconnaîtrais entre mille le son de sa voix, elle a une façon de tourner la tête qui n’est qu’à elle. Je l’aime et je la revois souvent encore. Mais c’est pour moi, malgré son charme, malgré son angélique sourire, une mélancolique apparition. Je dirai, tout à l’heure, pourquoi.

Julie représente donc la résipiscence d’un cœur un instant égaré qui se purifie, s’ennoblit et se transforme. Julie est un cœur sensible qui a la sagesse de son état ; elle a la sagesse qui est à l’usage des cœurs sensibles ; elle professe et pratique ce que Rousseau appelle la morale sensitive. En quoi se résume cette morale ? L’excès de sensibilité est une douleur et un danger : une douleur, parce qu’une succession trop rapide de sentimens trop vifs est une souffrance ; un danger, parce qu’à force de sentir, l’âme s’affaiblit, perd son ressort. Un excès de sensibilité est une cause de déperdition de forces, et la santé de l’âme en est menacée. Aussi, selon Rousseau, la sagesse du cœur sensible consiste à se créer des situations dans lesquelles le sentiment trouve à se répandre au dehors et à se tempérer lui-même en devenant un principe d’action. Transformer des sentimens en actions, sentir en agissant, agir en sentant, voilà ce qui est nécessaire à un cœur sensible pour empêcher que sa sensibilité, renfermée au dedans de lui-même, ne le ronge, ne le tourmente. C’est à ce prix qu’il se portera bien.

Telle est la sagesse de Julie. Elle s’est créé une sphère d’activité où elle dépense le trop-plein de cette sensibilité qui, repliée sur elle-même, se dévorerait. Et d’abord, Mme de Wolmar est mère de famille, elle aime tendrement ses enfans, et s’occuper d’eux est la grande affaire de sa vie. Dans l’éducation qu’elle leur donne et qui repose sur les grands et sages principes de l’Émile, sa sensibilité ne lui est pas inutile ; car n’est-ce pas par le sentiment que nous pouvons comprendre l’enfant, cet être de sentiment ? Aussi est-ce au XVIIIe siècle, et grâce surtout à Rousseau, qu’on a commencé de bien comprendre l’enfance. Y avait-il des enfans au XVIIe siècle ? J’en doute. Je ne me représente pas l’enfance de l’honnête homme, ni de la précieuse. J’imagine qu’ils naissaient entre dix-huit et vingt ans, à l’âge de faire leur entrée dans le monde et à la Cour ; je les crois voir dans leur berceau l’épée au côté ou un éventail à la main. La princesse de Clèves elle-même a-t-elle eu une enfance, a-t-elle jamais joué à la poupée ? Mais Julie comprend l’enfance : aussi s’entend-elle admirablement à la première éducation. Elle veut que les enfans soient traités en enfans et elle sait redevenir enfant pour élever les siens. Il n’est pas besoin de dire qu’elle a horreur des perroquets savans. « La nature, dit-elle, veut que les enfans soient enfans avant que d’être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces qui n’auront ni maturité, ni saveur, et qui ne tarderont pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfans. L’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres. Rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer les nôtres. »

Ne pas abréger l’enfance, voilà le grand principe de Julie. Ne pas traiter l’enfant comme un être raisonnable qu’il n’est pas encore, ne pas faire appel pour le gouverner à des idées qu’il ne possède point, mais le traiter en enfant, c’est-à-dire en être dépendant et développer chez lui le sentiment de la dépendance et la lui faire aimer. Cela est sage et le cœur sensible comprenait bien l’enfance ! Et il est bon qu’il ait dit son mot en matière d’éducation à la barbe de la pédanterie et des pédans ! Car c’est ici que les petites perceptions triomphent. Ce n’est pas avec des maximes qu’on élève et qu’on instruit l’enfance. Est-elle capable de les entendre ? Toute sa vie est d’impressions. Ce qui fait le caractère d’un enfant, ce sont les petits objets, les petites circonstances qui agissent habituellement sur lui, à son insu ; c’est le milieu moral où il vit, c’est l’air qu’il respire. Et c’est ce que se dit Julie. Toute son attention se porte à ce que les petites perceptions qui ont une action sur l’âme de ses enfans soient favorables à la pureté et à la santé de leurs âmes. On ne peut mieux dire, on ne peut mieux faire. Jusqu’à ce que ses enfans aient dix ans, Julie est la meilleure des institutrices. Plus tard, je crains qu’elle n’achève mal une œuvre si bien commencée. Car le moment viendra où ce sera à la raison de parler.

Mais Julie n’a pas seulement des enfans à élever, elle a une maison à gouverner. Elle répand sa sensibilité autour d’elle, elle l’emploie à faire des heureux ; car son cœur sensible est dans un rapport de sympathie avec tout ce qui l’entoure ; il devine les besoins, la situation, les désirs secrets de tous les êtres qui l’approchent. « Julie, dit Saint-Preux, jouit du bien qu’elle fait, et le voit profiter. Le bonheur qu’elle goûte se multiplie et s’étend autour d’elle. » Dans sa maison même, Julie entend admirablement la théorie du bonheur. « Le bonheur ! s’écriait un jour le révolutionnaire Saint-Just, le bonheur est une idée neuve en Europe. » Il est à tout le moins certains bonheurs qu’ont inventés l’hypocondre Jean-Jacques et Julie son élève. « Julie aime les plaisirs, elle les recherche, elle ne s’en refuse aucun, mais ce sont les plaisirs de Julie. Elle ne néglige ni ses propres commodités, ni celles des gens qui lui sont chers. Elle ne compte pour superflu rien de ce qui peut contribuer au bien-être d’une personne sensée, mais elle appelle ainsi tout ce qui ne sert qu’à briller aux yeux d’autrui. Elle aime le luxe de plaisir et de jouissance, elle fait fi du luxe de magnificence ou de vanité et s’applique à donner moins de lustre et d’éclat que d’élégance et de grâce aux choses. »

Les cœurs sensibles qui se sont fait une sagesse à leur usage ont un savant et ingénieux épicuréisme ; car les Epicuriens, trop calomniés, ont été les cœurs sensibles de l’antiquité. En véritable épicurienne, Julie ne renonce à aucunes jouissances, mais elle a une manière de les goûter qui ressemble à l’austérité de ceux qui se les refusent. L’art de jouir est pour elle l’art des privations, non de ces privations pénibles et douloureuses qui blessent la nature, mais des privations passagères et modérées qui servent d’assaisonnement au plaisir, en préviennent le dégoût et l’abus. Elle sait qu’aller toujours au-devant des désirs n’est pas l’art de les contenter, mais de les éteindre. Julie sait se refuser vingt fois une chose pour en jouir une. Il lui arrive de rompre une partie de plaisir pour en jouir doublement en la renouant.

Julie est gourmande, et tout le monde l’est autour d’elle ; par ses soins, on s’abstient journellement de certains mets qu’on réserve pour donner à quelque repas un air de fête. Ainsi le goût ne s’use point, tandis qu’un jour de satiété ôte un an de jouissance. L’âme ainsi ménagée conserve son ressort, elle savoure avec délices des plaisirs d’enfant qui seraient insipides à d’autres. Car voici le point, Rousseau, qui a si bien compris l’enfance, veut la perpétuer, il veut que l’homme reste à certains égards enfant jusqu’à sa mort. L’enfance seule est capable de goûter les petits bonheurs. Rousseau plaint du fond de l’âme l’homme qui a perdu la faculté d’en jouir, car les petits bonheurs sont peut-être les plus réels de tous. Les petits bonheurs ! C’est Rousseau qui les a inventés, de même qu’il a inventé les joies de la mélancolie et de la rêverie. Les petits bonheurs ! Rousseau les a tous connus, depuis les délices de l’herborisation solitaire au sein des bois, jusqu’à ces plaisirs multiples qu’il résume par ce mot éloquent : la liberté du cabaret.

Rousseau a idéalisé la sensation, il l’a ennoblie en la forçant à se tourner en sentiment. Qu’est-ce que les petits bonheurs ? Des sensations où le sentiment se mêle, et qui lui servent de pâture. Et c’est ainsi que Rousseau a inventé le bonheur à bon marché, et qu’il a appris à la vie certains sourires qu’elle ignorait avant lui. Julie suit en cela toutes ses leçons. Parlerai-je des agréables surprises qu’elle ménage à ceux qu’elle aime, de son Elysée, des petits régals du gynécée, du salon d’Apollon où l’on n’entre que le cœur palpitant d’émotion… ? Ah ! je craindrais de m’oublier parmi ces enfantillages auxquels son sentiment et sa sagesse savent donner tant de charme.

Et Julie est heureuse au milieu de tous les soins qu’elle prend pour le bonheur d’autrui. Mais son bonheur est un bonheur réfléchi ; il lui est renvoyé par tout ce qui l’entoure ; la joie qui brille sur le front de son mari, de ses enfans, de ses proches, se reflète sur le sien et le fait rayonner. Julie répand autour d’elle le bonheur et le reçoit de ceux à qui elle le donne. Aussi n’a-t-elle jamais de plaisirs qu’elle soit seule à goûter. Elle est par exemple un peu coquette, et sans cela, Julie serait-elle vraiment femme ? Rousseau l’a dit : l’un des premiers devoirs de la femme est de chercher à plaire ; toute la question est de savoir si c’est à l’honnête homme ou au fat qu’elle veut plaire. Mais, dans sa coquetterie même, Julie pense aux autres plus qu’à elle. Elle passe souvent de l’élégance à la simplicité, de la simplicité à l’élégance : « elle use du talent naturel aux femmes de changer quelquefois nos sentimens et nos idées par un ajustement différent, par une coiffure d’une autre forme, par une robe d’une autre couleur, et d’exercer sur les cœurs l’empire du goût en faisant de rien quelque chose. » On ne peut mieux résumer la philosophie de cette chose si importante qu’on appelle le chiffon. Avec un ruban, avec un bout de dentelle, Julie se fait un autre visage. Hier elle était éblouissante, aujourd’hui elle a comme une grâce voilée qu’il faut deviner ; mais dans tout cela elle pense aux autres plus qu’à elle-même. Elle veut répandre autour d’elle un air de fête. C’est à cela que lui servent ses dentelles et ses rubans. « Elle s’amuse, dit Rousseau, pour amuser les autres, comme la colombe amollit dans son estomac le grain dont elle veut nourrir ses petits. » Et après cela, nous étonnerons-nous que Mme la Dauphine ait raffolé de cette Julie et que Saint-Preux se soit écrié : Julie, éternel charme de mon cœur !

Mais ce qui surprit les lecteurs, c’est que Julie était dévote. Cette âme tendre est naturellement portée à la dévotion, la dévotion à l’usage des cœurs sensibles, celle qui tient du soupir et de l’extase, la dévotion qui se distille, qui s’évapore dans l’oraison et dans le vague d’une contemplation rêveuse. Parfois le bonheur l’ennuie. « Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon âme avide cherche ailleurs de quoi la remplir : en s’élevant à la source du sentiment et de l’être, elle y perd sa sécheresse et sa langueur, elle y renaît, elle y puise une nouvelle vie, elle y prend une autre existence qui ne tient point aux passions du corps ; ou plutôt, elle n’est plus en moi-même, elle est toute dans l’Être immense qu’elle contemple, et, dégagée un moment de ses entraves, elle se console d’y rentrer par cet essai d’un état plus sublime qu’elle espère être un jour le sien. » Ah ! Julie est un cœur vraiment intarissable que l’amour ni l’amitié n’ont pu épuiser, et qui porte ses affections surabondantes au seul être digne de l’absorber. Julie est plus encore qu’un cœur sensible, elle est la sensibilité même. Celui qui l’enfanta, cet illustre malade à qui il fallait le monde entier pour remplir les profondeurs de son être, souffla dans le sein de sa créature la flamme qui le consumait.

Et maintenant, il me reste à dire pourquoi, malgré ses charmes, Julie est pour moi une apparition mélancolique. C’est qu’elle est l’idéal du cœur sensible, l’idéal de Jean-Jacques et qu’en sa personne Rousseau a prononcé sur son propre idéal une condamnation. Cette sentence se lit dans l’une des dernières pages du livre, laquelle n’en est pas une des moins admirables. Julie est la bienfaisance, la sensibilité convertie à la sagesse ; Julie est le bonheur, la joie ; elle a surmonté sa passion, et, dans les élans d’enthousiasme que lui inspirent les vertus de M. de Wolmar et son héroïque confiance, elle a déclaré, je le répète, maintes et maintes fois, qu’elle serait la dernière des femmes et la plus indigne de vivre si elle était capable de laisser se rallumer dans son cœur un amour dont elle a horreur. Elle se croit guérie, elle se flatte d’avoir guéri Saint-Preux, et voilà que tout à coup elle meurt des suites d’un funeste accident et que pour elle cet accident est le plus grand des bonheurs. De son lit de mort voici les dernières paroles qu’elle adresse à Saint-Preux :

« J’ose m’honorer du passé ; mais qui m’eût pu répondre de l’avenir ? Un jour de plus peut-être, et j’étais coupable ! Qu’était-ce de la vie entière passée avec vous ? Quels dangers j’ai courus sans le savoir ! Adieu, adieu, mon cher ami… Hélas ! J’achève de vivre comme j’ai commencé. J’en dis trop peut-être dans ce moment où le cœur ne déguise plus rien… Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre… Je meurs dans cette douce attente : trop heureuse d’avoir acheté au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime ! »

Demain, demain peut-être ! Et voilà, ce qu’est la sagesse de Julie ! Une question de temps ! Une heure, une minute de plus, et de son propre aveu, elle sera devenue indigne de vivre. Car ce n’est pas moi qui la juge, à Dieu ne plaise ! C’est elle-même qui se juge. Non, jamais homme ne s’est plus impitoyablement condamné que Rousseau en traçant ces dernières lignes de son roman. En les lisant, on croit entendre le bruit sourd d’un édifice qui s’écroule. C’est en effet l’écroulement de la philosophie du cœur sensible. Et voilà l’un de ces coups que son bon sens inexorable porte à ses chimères ! O philosophie du sentiment ! Que vous êtes belle, que vous êtes noble, que vous êtes parée d’une douce poésie ! Mais il faut que Julie meure aujourd’hui, car demain peut-être… Dites-moi que Julie n’est qu’une femme, une femme charmante, malheureuse et qu’une fatalité pèse sur elle et me voilà prêt à l’aimer et à la plaindre. Mais du moment que vous nous déclarez qu’il n’y a qu’une Julie au monde et que le ciel l’a donnée à la terre pour y montrer toute l’excellence dont une âme humaine est susceptible, je réponds : non, s’il s’agit d’adorer, c’est ailleurs que je porterai mes adorations ; car il y a quelque chose de plus excellent dans la nature humaine qu’un cœur sensible qui n’est que sensible, qui a tous les charmes, toutes les vertus même de la sensibilité, mais qui en a aussi toutes les incertitudes, toutes les inconstances, qui perd sa force avec son enthousiasme, qui risque de sentir aujourd’hui autrement qu’il ne sentait hier ; qui aujourd’hui dans le ciel, demain peut-être se réveillera dans la boue ! Non, ce n’est pas là ce qu’il y a de plus excellent dans la nature humaine. Et dès qu’il s’agit de respect, ce qu’il faut respecter par-dessus tout, c’est une de ces âmes rares qui savent ce qu’elles veulent et qui le veulent jusqu’à la mort ; une âme qui a une règle et à qui cette règle est plus chère qu’elle-même ; une âme qui a l’héroïsme de la volonté, de la foi, de la raison et qui, à l’heure du trouble et de la détresse, sent accourir autour d’elle ces divines étrangères qu’on appelle des idées et les entend lui dire : Ne crains rien, nous combattons à tes côtés ; nous, les filles du ciel, nous te couvrirons de nos épées.

Et après cela, que dirai-je de Saint-Preux ? J’ai fait son portrait flatté, en faisant celui de Rousseau, car Saint-Preux, c’est Rousseau, mais diminué. Saint-Preux non plus n’est pas vertueux, bien que le mot de vertu revienne souvent sur ses lèvres. Saint-Preux est faible et exalté, faible parce qu’il est exalté, exalté parce qu’il est faible. Il aime le bien, il a rarement la force de le faire. Il se dit sans cesse : Demain j’aurai un grand caractère, et il n’en a point, pas même un petit. Quand l’enthousiasme le prend, il forme de sublimes résolutions ; il s’envole vers le ciel et l’instant d’après, nouvel Icare, il retombe lourdement sur le sol. La vertu est chez lui une fièvre ; quand il a le pouls tranquille, il est plat. C’est un héros en rêve. Il est idolâtre de ses chimères ; il porte en lui un idéal abstrait qui le rend intolérant pour toutes les réalités. Cet homme qui ne sait ni contrôler, ni gouverner son cœur, se sent capable de gouverner l’humanité qu’il critique et ravale sans pitié et qu’il voudrait ramener à la raison. Au fond, il est né pour vivre dans un monde où rêver ce serait agir, ou agir ce serait rêver. Il acquiert toute sa taille quand il se retire dans la solitude et qu’il y contemple. Alors le monde entier se transforme pour lui en un songe magnifique, et ce songe fait palpiter son cœur de sublimes émotions qui s’écoulent sur ses lèvres en flots d’harmonie. Mais bientôt il s’éveille, et il n’est plus que Saint-Preux, c’est-à-dire un malade qui se glorifie des blessures de son cœur, qui se plaît à les considérer et qui serait désolé qu’on les pansât, parce que sa souffrance fait son génie.

Ce Saint-Preux a fait lignée, il a une glorieuse descendance, — car Rousseau est le patriarche de la poésie moderne. — Saint-Preux eut une foule d’enfans et de petits-enfans, et parmi eux il en est de célèbres qui ont fait sensation dans le monde. De Saint-Preux descend toute la race des mélancoliques, des rêveurs, des solitaires, des malades qui chérissent leur mal, les Werther, les Obermann, les Faust, les Manfred, les René, tous ces êtres qui portent un nuage au front et une blessure au cœur et qui racontent à l’univers leur douleur dans un langage magnifique !

Et puisqu’il faut tout dire, de Saint-Preux est sortie aussi une famille d’imitateurs ridicules de ses faits et de ses dires, tous les mélancoliques qui n’ont pas besoin de consolation, tous ces larmoyeurs qui tirent des soupirs de leurs talons et qui essuient avec pompe les larmes qu’ils ne versent pas ; du cœur sensible sont issus la sentimentalité, la sensiblerie, la pleurnicherie, l’admiration frénétique des couchers de soleil, le goût des apostrophes et des prosopopées, et tant d’idylles éplorées dont un voltairien disait qu’elles sentaient la nature à crever ; et cette autre race de petits déclamateurs qu’une femme d’esprit accusait de mettre de l’empois à tous les chiffons.

Avoir des imitateurs ridicules, c’est l’inévitable rançon du génie. Mais Saint-Preux, mais Rousseau a eu aussi des disciples terribles qui ont épouvanté la terre. Je les ai déjà nommés. Ce sont les Jacobins, lesquels ont usé et abusé de son nom et de ses idées. Ce n’est pas seulement de l’idéal politique de Rousseau qu’avaient hérité les Jacobins ; ils avaient hérité aussi de son intolérance ; car, dans le siècle qui le premier prêcha la tolérance, Rousseau fut le plus intolérant des hommes.

On a parlé souvent de sa vanité ; on prétend même quelquefois qu’il est devenu fou de vanité. C’est, selon moi, le bien peu connaître. La marque la plus certaine de la vanité littéraire, c’est la jalousie. Et jamais Rousseau n’a jalousé le talent de personne ; il a même rendu hommage en plus d’une rencontre au génie des hommes qu’il aimait le moins. Son orgueil avait une tout autre nature. Son cœur lui était sacré ; ses sentimens étaient une sorte de religion dont il se faisait le prophète et l’hiérophante ; et cette religion, il méprisait quiconque se refusait à l’adopter ou à la respecter : « On peut ne pas aimer mes livres, écrivait-il à Mme La tour Franqueville, mais quiconque ne m’aime pas à cause de mes livres, est un fripon. »

Voilà qui est net. Voilà qui est expressif. Pareillement les Robespierre et les Saint-Just étaient des cœurs sensibles, et ils disaient : « Quiconque ne sent pas comme nous est un fripon. » Oui, Robespierre et Saint-Just étaient des cœurs sensibles, on peut le dire sans ironie, tant la sensibilité est sujette à revêtir des formes diverses ! Robespierre et Saint-Just sentaient avec force, ils avaient l’enthousiasme et l’intolérance de leurs sentimens et ils prétendaient les inspirer à tous les Français : « Le jour où je devrais désespérer de faire de la France une nation d’hommes vertueux et sensibles, disait Saint-Just, ce jour-là, je me tuerai. »

Qu’est-ce à dire ? Saint-Just entendait qu’il n’y eût pas un homme en France qui ne sentît comme lui, pas un cœur français qui ne battit à l’unisson du sien. Imposer des idées, passe encore, mais imposer des sentimens ! Il faudrait pour cela refaire les hommes, et Saint-Just, ne pouvant y réussir, eut recours à la guillotine.

O intolérance du cœur sensible !


VICTOR CHERBULIEZ.


  1. Voyez la Revue du 1er mai.