Le Roman français
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 84-100).
LE ROMAN FRANÇAIS[1]

IV
L’HOMME DE QUALITÉ ET L’AVENTURIER
GIL BLAS[2]

Des brillantes années du règne du Grand Roi, nous allons passer sans transition à la Régence. De l’épopée cartésienne au roman picaresque. Assurément le contraste ne pourrait être plus marqué.

Après Louis XIV, après la représentation la plus solennelle et la plus brillante que la royauté ait jouée devant l’univers, la Régence, c’est-à-dire le débordement audacieux de toutes les passions, le libertinage de l’esprit et des mœurs, les soupers du Régent, la Duchesse de Berry, la corruption, l’agiotage, les actions du Mississipi et la France gouvernée par ce Dubois, en qui les vices combattaient, a dit un historien, à qui demeurerait le maître. Mais après tout, l’histoire est un livre bien écrit et dans les livres bien écrits, les transitions ne manquent jamais. Entre Louis XIV et la Régence, il y en a une, qu’un historien unique dans son genre, à moins qu’on ne le compare à Tacite, s’est chargé de nous révéler. Je veux parler du duc de Saint-Simon.

C’est une singulière nature que le duc de Saint-Simon, et ce qui tout d’abord paraît le plus singulier en lui, c’est le contraste que fait son tour d’esprit avec ses opinions et ses idées. Né en 1675, le plus tard venu de tous les écrivains du grand règne, il est le représentant fidèle et pur de ce qu’il y avait de neuf et d’un peu révolutionnaire dans la jeune littérature de la fin du siècle. Par le ton, par le style, par la façon de voir les choses et de les rendrez, il est à cent lieues de l’esprit à la fois romanesque et précieux qui régnait dans les œuvres littéraires du milieu du siècle. La verdeur de bon sens qui caractérise Boileau et Molière, ces deux grands ennemis du scudérisme, il la pousse à l’extrême et chez lui la sincérité du coup de plume arrive à la crudité. Mais en revanche, Saint-Simon était né d’un père âgé de près de soixante-dix ans et ses idées, ses principes, ses doctrines politiques et sociales sont celles de la jeunesse de son père. Ainsi, par le tour d’esprit et le ton, Saint-Simon est de la fin du siècle ; par les idées, il est du commencement, et voilà ce qui, joint à son génie, fait de lui un historien d’une originalité sans pareille.

On a beaucoup et souvent parlé de la mauvaise humeur de Saint-Simon. On a dit qu’il représentait la mauvaise humeur douée de génie. C’est lui faire trop d’honneur que de la marier ainsi avec le génie ; je suis porté à croire qu’une nature dont la mauvaise humeur est le fond est nécessairement une nature médiocre. Et Saint-Simon paraît en avoir jugé de même, car il en a fait un portrait peu avantageux dans la personne du marquis d’Ambres.

« Le marquis d’Ambres, dit-il, qui avait grande mine, de l’esprit, beaucoup de hauteur, qui quitta le service pour ne pas écrire Monseigneur à Louvois qui ne lui pardonna jamais, ni le Roi non plus. Il avait de grandes terres, où il fit le petit tyran de province, comme autrefois, s’y fit des affaires désagréables, et eut force dégoûts dans sa charge de lieutenant-général de Guyenne… Il ennuyait souvent le peu de monde qu’il voyait, à la Cour, où, quoique mal, il allait souvent. Après la mort du Roi, il tint chez lui, à Paris, quelques jours de la semaine, une petite assemblée de vieux ennuyeux comme lui, où se débitaient les nouvelles et la critique des esprits chagrins. »

Saint-Simon avait autant de répugnance que le marquis d’Ambres à donner du « Monseigneur » à Louvois, mais il n’avait garde, pour cela, d’entrer dans la confrérie des vieux ennuyeux et. des esprits chagrins. Le côté polémique et critique, et la véhémente indignation de Saint-Simon ont trop fait oublier que jamais homme n’eut plus que lui le sentiment et l’amour du beau moral, et que rien n’égale sa perspicacité à le découvrir, si ce n’est sa complaisance à le peindre partout où il le rencontre. Que la vertu se présente à lui sous les traits du duc de Beauvilliers ou du cardinal de Noailles, ou du duc de Chevreuse, ou de Vauban, ou de Chamillart ou du petit Renault, etc., etc. ; il la salue et la note avec une chaleur de style et une vivacité de sentiment où il met toute son âme ; mais il fait mieux, il la va dénicher dans l’ombre où la destinée la condamne souvent à demeurer. En le lisant, on est frappé de tout ce que la France possédait alors de caractères intègres, purs et élevés, vraiment antiques, et on pourrait tirer de ses Mémoires toute une galerie de portraits qui font honneur à l’espèce humaine. Ce qu’on peut dire, c’est que Saint-Simon n’avait ni superstition, ni penchant à aucune espèce d’idolâtrie, et cela ne tenait pas seulement à la fermeté de son jugement, mais à ses doctrines politiques qui faisaient de lui l’adversaire de naissance et par instinct de la politique de Louis XIV.

Dans ses Mémoires, si on ne s’arrête pas à telle ou telle boutade échappée à sa plume prime-sautière, si l’on considère l’ensemble et les conclusions qui en ressortent, le Grand Roi reste grand et, malgré l’emportement de ses critiques, sa figure conserve sa majesté imposante et dominatrice. Mais les tendances et les résultats politiques du règne sont sévèrement censurés. Tout épris de son idéal d’une monarchie aristocratique, qui paraît de fort bonne heure avoir été impossible en France, Saint-Simon reconnaît dans Louis XIV, ce qu’il fut réellement, l’ennemi de l’aristocratie, qu’il veut réduire à être l’ornement de son trône le destructeur de ce qui lui restait de puissance, le niveleur par excellence, et il appelle son règne, un règne de vile bourgeoisie. Voilà ce qui le rend insensible à tous les prestiges, et le dispose à nous révéler les petitesses et les misères cachées de cette royauté. Aussi est-ce grâce à lui que nous pouvons pénétrer dans les coulisses du grand règne ; car quel règne, quelle société n’a pas ses coulisses ? On ne peut représenter toujours ; la fatigue à la longue en serait trop grande, et ce n’est que dans les contes de fée que les princes et les princesses dorment leur couronne sur la tête. À Versailles, les représentations royales et princières étaient coupées par des entr’actes. Le rideau tombé, les acteurs se dépouillaient de leurs diadèmes, de leur robes traînantes, de leurs coiffures étagées, de leurs sentimens et de leur caractère. Rentrés dans les coulisses, l’univers n’a plus les yeux sur eux, ils se détendent, se reposent, secouent pour quelque temps le joug un peu pesant des convenances ; la nature reprend ses droits, se venge de la contrainte que lui ont imposée le décorum et l’étiquette ; parfois même, on redevient par trop naturel. Saint-Simon nous en fournit plus d’un exemple. C’est lui qui nous dit, que lors d’un voyage à Marly, Monseigneur, fils de Louis XIV, étant monté à l’improviste chez les princesses, les trouva qui fumaient avec des pipes qu’elles avaient envoyé chercher au corps de garde des Suisses. Et qu’un jour, la princesse de Conti, en querelle avec sa sœur la duchesse de Chartres, l’appela à voix assez haute « sac à vin » et que, celle-ci ayant entendu le mot, « répondit de sa voix lente et tremblante qu’elle aimait mieux être sac à vin que sac à guenilles, par où elle entendait Clermont et des officiers de Gardes du Corps qui avaient été, les uns chassés, les autres éloignés à cause d’elle. » Sans Saint-Simon verrions-nous bien la sœur de Mme de Montespan, Mme de Thianges, qui, « avec le taffetas vert qu’elle portait sur ses yeux fort chassieux, et une grande bavette de linge qui lui prenait sous le menton, car elle bavait sans cesse, semblait à son air et à ses manières la reine du monde ;… et que Mademoiselle et elle étant toutes deux fort propres pour leur manger, le Roi prenait plaisir à leur faire mettre des cheveux dans du beurre et dans des tourtes et qu’elles se mettaient à crier, à vomir, et lui à rire de tout son cœur. » Et sans Saint-Simon, connaîtrions-nous Mme Panache ? Et nous douterions-nous des étranges tours que le Duc et la Duchesse de Bourgogne se plaisaient à jouer à la princesse d’Harcourt, l’une des favorites de Mme de Maintenon ?

Tout cela rentre dans le chapitre des espiègleries d’un goût douteux et qui suffisent à prouver qu’aujourd’hui, si les représentations sont moins brillantes qu’alors, en revanche les entr’actes sont moins orageux et débraillés. Mais ce qui est plus important dans Saint-Simon, il a été le peintre des vices de son temps ; à la fois il les décrit avec l’exactitude d’un naturaliste qui a le goût passionné de l’observation et il les stigmatise, les marque au fer rouge avec l’indignation d’un honnête homme dont le sens moral est prompt à se révolter. Et ces vices sont de deux espèces ; d’une part, les vices d’une noblesse abaissée et qui accepte son abaissement ; d’autre part, ceux d’une bourgeoisie grandissante qui, sous le régime nouveau, peut arriver à tout et à qui tout chemin semble bon pour arriver. Saint-Simon a très bien reconnu dans Louis XIV l’homme qui continue et qui consomme l’œuvre de Richelieu ; c’est-à-dire qui porte les derniers coups à la puissance nobiliaire en la déracinant du sol et en travaillant avec persévérance à lui substituer partout le gouvernement des commis, des intendans et la bureaucratie. Et la noblesse, plus aveugle que Saint-Simon, donne elle-même les mains à cette politique. Elle abandonne ses provinces et ses châteaux, elle accourt à Versailles ; papillons que la flamme attire et qui y laissent leurs ailes. Ne pas vivre à Versailles, c’est ne pas vivre du tout ; être hors de la présence du maître, c’est s’ensevelir dans les ombres de la mort. Les descendans des anciens barons féodaux et de la vieille aristocratie qui tenaient tête encore à Richelieu, n’aspirent plus qu’à goûter les délices de Versailles, et ils achètent cet honneur et ce bonheur au prix de ce qui leur restait de puissance. Ils se font courtisans et ils en sont fiers ; tenir le bougeoir au coucher du Roi, lui présenter la serviette à son lever, entrer dans ses carrosses, obtenir le tabouret pour leur femme, voilà le suprême honneur où se hausse leur ambition. Un regard, un sourire du Roi, cela leur tient lieu de tout. Et s’ils convoitent les charges, les dignités et les pensions, ils s’abaisseront aux dernières soumissions pour se gagner la bienveillance des secrétaires et des commis très bourgeois aux mains desquels le maître confie le pouvoir et le gouvernement. Règne de vile bourgeoisie, s’écrie Saint-Simon. Et l’on comprend à quel point ce spectacle blessait ce duc et pair qui rêvait la restauration de l’aristocratie et le gouvernement de la France par les ducs et pairs.

Ce qui est certain, c’est que la noblesse se corrompt rapidement, dès qu’elle n’est plus une puissance. Le principe de sa moralité est le sentiment de sa responsabilité ; n’ayant plus à répondre de rien, ne représentant plus rien, ne portant plus le poids des intérêts généraux, ses pensées et ses sentimens s’affaiblissent, son âme décroît, s’amoindrit ; et cet état d’affaiblissement, de décroissance, Saint-Simon le contemple d’un œil navré et le décrit avec indignation. Et, comme on peut croire, il n’en veut pas moins aux vices des parvenus, de ces gens de rien, qui voient toutes les carrières s’ouvrir devant eux, que l’esprit d’intrigue même à tout, qui se plaisent à tenir la noblesse à leurs pieds et dont quelques-uns font de leur fortune nouvelle et de leur pouvoir un usage scandaleux où leur orgueil se complaît.

C’est ainsi que Saint-Simon nous fait comprendre et comme toucher au doigt la transition entre le règne de Louis XIV et la Régence. Car dans les dernières années de ce règne, tous les scandales qui allaient s’étaler au soleil, couvaient dans l’ombre. L’orgie, a-t-on dit, avait commencé à huis clos, et dès que le maître est mort, dès que ce long règne de soixante ans est fini, dès que cette majesté léonine, dont une vieillesse chagrine et calamiteuse, et l’épée victorieuse du prince Eugène et de Marlborough n’avait pu détruire les prestiges, a disparu de la scène, et que le pouvoir a passé aux mains d’un roi de cinq ans et de ce débauché de talent et d’esprit, mais sans conduite et sans dignité, qu’on appelait Philippe d’Orléans ; alors délivrés de toute contrainte, les désordres et la licence des âmes éclatent au grand jour et, l’année même où meurt Louis XIV, un romancier taille sa plume pour peindre le monde de la Régence. En 1724, l’année même de la mort de Philippe d’Orléans, il en publiera la suite, en 1735 la fin. Ce romancier est un Breton, il s’appelle Lesage, et son roman est devenu immortel sous le nom de son héros Gil Blas.

Qu’est-ce que ce roman ? En apparence, une peinture de la société espagnole, car la scène se passe en Espagne, et dans l’invention de son intrigue et des nombreux épisodes dont il l’enrichit, Lesage a fait plus d’un emprunt aux auteurs espagnols. Mais, en fait, ce roman est un tableau de la société française. Les masques sont transparens, on ne peut s’y tromper. Lesage a peint ce qu’il avait sous les yeux, c’est-à-dire, avant tout, des intrigans et des corrompus. Voilà ce qui peuple cette grande toile. Et déjà dans sa comédie de Turcaret, représentée en 1709, il avait défini le monde un grand ricochet de fourberies. Médecins, juges, magistrats, docteurs, écrivains, gens de lettres, comédiens, femmes du monde, grands seigneurs, financiers, dignitaires de l’Église, le romancier passe en revue toutes les classes de la société ; ses personnages sont pour lui des marionnettes, et ces marionnettes, il les dépouille de leurs chapeaux à plumes, de leurs manteaux brodés, il nous en fait voir le mécanisme et les ficelles qui les font mouvoir et il nous les donne pour ce qu’elles sont, des poupées dont la vanité et l’intérêt sont les ressorts secrets.

Ah ! que nous sommes loin de la princesse de Clèves. Mme de La Fayette nous avait montré dans son héroïne l’une des productions les plus délicates d’une civilisation exquise et complète, une nature d’élite, un être d’exception, une personne libre et raisonnable, une princesse cartésienne, en qui l’élégance des mœurs et la délicatesse des sentimens s’unissent à un héroïsme à part soutenu par l’influence d’une religion philosophique. L’héroïne de Lesage, c’est la platitude du vulgaire humain, héroïne peu séduisante assurément, mais qui joue un rôle assez considérable dans ce monde pour qu’il ne soit pas permis au roman de la négliger.

Dans cette grande toile exécutée avec un art consommé, deux points seulement arrêteront notre attention. Nous sommes à la recherche des types moraux représentés par le roman. Quels types nouveaux rencontrons-nous dans le roman de Lesage ? Nous répondrons en examinant brièvement quel rôle joue la noblesse dans Gil Blas, en second lieu quel en est le héros.

Une chose qui frappe tout d’abord dans la noblesse telle que l’a peinte Lesage, c’est qu’elle a cessé d’être une puissance. Il n’est plus trace dans son livre des idées, ni des traditions féodales, ni des mœurs chevaleresques. Le noble n’est plus que l’homme de qualité. L’homme de qualité, expression qui fut mise en crédit par les précieuses et qui est restée. C’était à cela en effet que se réduisaient au XVIIe siècle les avantages de la noblesse. Par droit de naissance, le noble jouit d’une certaine qualité dont les autres hommes sont privés. Mais cette qualité n’en a pas moins son prix. « C’est un grand avantage que la qualité, a dit Pascal, elle donne à un enfant qui vient de naître une considération que n’obtiendraient pas trente ans de vertus et de travaux. » Comment se marque cette considération et que se doit à lui-même l’homme de qualité ? Il est obligé à ne rien faire, il a ses entrées à la Cour, il est exempt d’impôts, il jouit de certains privilèges qui ne lui confèrent aucune autorité politique, et qui sont plus propres à le faire envier ou haïr que respecter ; il a, si possible, un grand train de maison, il se fait servir. Mais ces avantages mêmes que lui donne sa naissance lui sont disputés. La naissance qui semble la chose du monde la moins propre à être acquise, qu’on reçoit et qu’on ne se donne pas, la naissance s’obtient ou s’achète. À mesure que la royauté devient plus forte, elle augmente la facilité d’anoblissement ; tantôt le Roi confère lui-même des titres de noblesse, tantôt il accroît le nombre des offices qui la procurent à ceux qui en sont nantis.

Plus la noblesse devient facile à acquérir, plus le vrai noble cherche à se distinguer du parvenu par ses manières, par ses mœurs, par son ton. Il fait de son visage et de son langage ses armoiries parlantes. D’où la création de certaines conventions qui doivent servir de signe particulier, de cocarde. Au milieu du XVIIe siècle, l’homme de qualité se distinguait en étant honnête homme. Lesage nous montre des hommes de qualité qui, à bout d’invention, aspirent à briller par leurs vices. L’homme bien né a une façon de se corrompre qui n’est qu’à lui et que le parvenu ne peut singer. Le bourgeois vit de crédit et son crédit dépend de l’opinion qu’on a de lui ; il est donc assujetti à l’opinion publique, il dépend d’elle, il doit la ménager. L’homme de qualité se signalera par le mépris qu’il en a, il se donnera le plaisir de la braver, de se mettre au-dessus d’elle. Tels sont les nobles auxquels s’intéresse de préférence Lesage et dont son roman nous offre de fort beaux échantillons.

La Bruyère avait défini Versailles : « une région où les vieillards sont galans, civils, polis et où les jeunes gens au contraire sont durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir, ils leur préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules. Celui-là est sobre et modéré, qui ne s’enivre que de vin ; l’usage trop fréquent qu’ils en ont fait le leur a rendu insipide. Ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte. « 

Telle était la jeune génération qui croissait vers la fin du siècle, et qui attendait la Régence pour prendre ses ébats sans contrainte ; semblable à celle qui avait pullulé en Angleterre à l’époque de la restauration des Stuarts, si toutefois on peut comparer les vices de la Régence française aux incomparables saturnales dont l’Angleterre fut le théâtre. C’était cette même génération, toute préparée au régime de la Régence, qui désolait Mme de Maintenon quand elle se plaignait de la jeunesse qu’elle voyait grandir autour d’elle et du mélange d’affectation et de grossièreté dont elle faisait parade : « Il n’y a plus de jeunes gens aujourd’hui, dit-elle, qui sachent parler à une femme sans la faire rougir. »

Cette aimable jeunesse se trouva mûre au moment que le décorum eut été enseveli à Saint-Denis avec le roi Louis XIV et que le nouveau maître de la France, Philippe d’Orléans, donna lui-même l’exemple d’un dévergondage sans limites. Ces jeunes gens si fiers de leurs vices et si ardens à les étaler reçurent le nom de petits-maîtres, employé autrefois dans une acception bien différente et qui avait été donné, à l’époque de la Fronde, au parti politique à la tête duquel s’étaient mis le prince de Condé, le prince de Conti son frère et le duc de Longueville. « Il n’est resté d’autre trace de ces troubles, dit Voltaire, parlant de la Fronde, que ce nom de petits-maîtres qu’on applique aujourd’hui à la jeunesse avantageuse et mal élevée. » « Nos petits-maîtres, dit-il encore, sont l’espèce la plus ridicule qui rampe avec orgueil sur la surface de la terre. » Une fatuité que rien n’intimide, que rien ne déconcerte, une assurance qui ressemble à de l’effronterie, une sorte de grossièreté mêlée de coquetterie, un profond mépris de toutes les allures bourgeoises ; faire des dettes, avoir des aventures, faire parler de soi, régenter la mode, telles étaient les attributions des petits-maîtres.

Tout vice comme toute qualité peut avoir son héroïsme. Le petit-maître héroïque, c’est le roué, expression qui date de la Régence et fut donnée aux lions de cette époque licencieuse ; d’abord aux compagnons de débauche de Philippe d’Orléans, puis à tous les libertins du grand monde. Les gentilshommes, a-t-on dit, s’étaient approprié le nom de roués pour se distinguer de leurs laquais qui n’étaient que des pendards. Le roué ne se contente pas de mettre à l’hôpital les Gregorio de Noriega ; ils aspirent à de plus brillans exploits. Lesage nous représente un gentilhomme appartenant à l’une des meilleures familles de l’Espagne qui, faufilé d’aventure dans une compagnie d’escrocs, y tient sa place, y joue son rôle à merveille. On n’a pas besoin de le souffler ; il possède l’art et s’y fait applaudir. Le roué est l’homme sans mœurs et sans principes qui donne à ses vices des dehors séduisans et les fait admirer à force de grâce et d’esprit. Le roué, Molière l’avait peint en pied, par avance, dans la personne de son don Juan, et Hamilton en écrivant les Mémoires de son beau-frère, le comte de Grammont. Et Saint-Simon a complété le portrait : « Le comte de Grammont, dit-il, était un homme de beaucoup d’esprit, mais de ces esprits de plaisanterie, de reparties, de finesse et de justesse à trouver le mauvais, le ridicule, le faible de chacun, de le peindre en deux coups de langue irréparables et ineffaçables, d’une hardiesse à le faire en public, en présence et plutôt devant le Roi qu’ailleurs, sans que mérite, grandeur, faveurs et places en pussent garantir hommes ni femmes quelconques. À ce métier, il amusait et il instruisait le Roi de mille choses cruelles, avec lequel il s’était acquis la liberté de tout dire jusque de ses ministres. C’était un chien enragé à qui rien n’échappait… avec cela, escroc avec impudence, et fripon au jeu à visage découvert, et joua gros jeu toute sa vie. D’ailleurs, prenant à toutes mains et toujours gueux, sans que les bienfaits du Roi, dont il tira toujours beaucoup d’argent, aient pu le mettre tant soit peu à son aise… Il ne bougeait de la Cour. Nulle bassesse ne lui coûtait auprès des gens qu’il avait le plus déchirés lorsqu’il avait besoin d’eux, prêt à recommencer dès qu’il en avait eu ce qu’il en voulait. Ni parole, ni honneur, en quoi que ce fût, jusque-là qu’il faisait mille contes plaisans de lui-même et qu’il tirait gloire de sa turpitude, si bien qu’il l’a laissée à la postérité par des Mémoires de sa vie, qui sont entre les mains de tout le monde, et que ses plus grands ennemis n’auraient osé publier. Tout enfin lui était permis et il se permettait tout. Il a vieilli sur ce pied-là… Il n’avait non plus pas la moindre teinture d’aucune religion. Étant fort mal à quatre-vingt-cinq ans, sa femme lui parlait de Dieu. L’oubli entier dans lequel il en avait été toute sa vie le jeta dans une étrange surprise des mystères. À la fin, se tournant vers elle. « Mais comtesse, me dis-tu là bien vrai ? » Puis lui entendant réciter le Pater : « Comtesse, lui dit-il, cette prière est belle, qui est-ce qui a fait cela ? » Avec tous ces vices sans mélange d’aucun vestige de vertu, il avait débellé la Cour et la tenait en respect et en crainte. Aussi, après sa mort, se sentit-elle délivrée d’un fléau que le Roi favorisa et distingua toute sa vie. »

Le roué, Louis XIV l’avait bien défini aussi quand il disait de Philippe d’Orléans qu’il était un fanfaron de crimes ; c’est le propre de ces fanfarons de jeter le défi à la société, de fouler ouvertement sous leurs pieds toutes les règles de la morale qu’ils traitent de préjugés et de conventions inventées pour duper les sots, et de ne conserver de l’antique idéal de l’honneur que la bravoure, une bravoure à toute épreuve mise au service de leurs passions. Le roue, on peut encore l’appeler l’artiste en débauches, car il en fait un art et de sa vie une tragi-comédie. Et ces roués firent lignée et leurs descendans ne devinrent des héros historiques que grâce à la Révolution, qui les fit monter sur l’échafaud. En prison, ils répétaient à l’avance la scène de la guillotine pour apprendre à mourir avec grâce. Du haut du funèbre tombereau qui les conduisait à la mort, ils promenaient un regard insouciant sur la foule et sur leurs bourreaux et posaient en souriant sur le billot cette tête pleine de frivolités, de souvenirs galans ou criminels, de petites vues, de glorioles et de fumée !

En face des petits-maîtres et des roués, quel est le héros du roman de Lesage ? Si par héros nous entendons un personnage digne de respect ou d’admiration, Lesage s’est passé de héros. Dans son livre, il n’est guère personne que nous soyons tenté de respecter, ou d’admirer. Mais si le héros d’un roman est simplement celui qui fixe sur lui notre attention et qui y joue le rôle le plus considérable, le héros de Lesage est le personnage qui a donné son nom au roman, c’est Gil Blas.

Gil Blas est un aventurier, qui a ceci de particulier qu’il fait son chemin par la domesticité. Gil Blas est de naissance très humble, de très petite bourgeoisie ; il est ce que Saint-Simon appelle un homme de rien. À dix-sept ans, ses parens lui donnent la volée, heureux qu’ils sont de se débarrasser de lui. Son oncle le chanoine lui fait cadeau d’une mule et de quelques ducats. Son père et sa mère l’embrassant, l’exhortent à vivre en honnête homme, à ne point s’engager dans de mauvaises affaires et, sur toutes choses, à ne pas prendre le bien d’autrui. Puis après l’avoir longuement harangué, ils lui offrent leur bénédiction, « ce qui était le seul bien, dit Gil Blas, que je pusse attendre d’eux. » Et le voilà parti. Il a fait quelques études et songe à devenir précepteur. Mais un jour il rencontre un ami d’enfance nommé Fabrice, qui lui fait changer de résolution. « Sache, lui dit Fabrice, que si le métier de laquais est pénible, je l’avoue, pour un imbécile, il n’a que des charmes pour un garçon d’esprit. Un génie supérieur qui se met en condition ne fait pas son service matériellement comme un nigaud. Il entre dans une maison pour commander plutôt que pour servir. Il commence par étudier son maître : il se prête à ses défauts, gagne sa confiance, et le mène ensuite par le nez. C’est ainsi que je me suis conduit chez mon administrateur. Je connus d’abord le pèlerin : je m’aperçus qu’il voulait passer pour un saint personnage, je feignis d’en être la dupe, cela ne coûte rien. Je fis plus, je le copiai ; et, jouant devant lui le même rôle qu’il fait devant les autres, je trompai le trompeur, et je suis devenu peu à peu son factotum. J’espère que, quelque jour, je pourrai, sous ses auspices, me mêler des affaires des pauvres. Je ferai peut-être fortune aussi, car je me sens autant d’amour que lui pour leur bien… Ne me parle donc point d’un poste de précepteur ; c’est un bénéfice à charge d’âmes. Mais parle-moi de l’emploi d’un laquais ; c’est un bénéfice simple, qui n’engage à rien. Un maître a-t-il des vices, le génie supérieur qui le sert les flatte, et souvent même les fait tourner à son profit. Un valet vit sans inquiétude dans une bonne maison. Après avoir bu et mangé tout son soûl, il s’endort tranquillement comme un enfant de famille, sans s’embarrasser du boucher ni du boulanger. » Gil Blas profite du conseil de son ami. Il expérimente toutes les formes de la domesticité. Tour à tour laquais, valet de chambre, maître d’hôtel, intendant, secrétaire, à travers mille aventures, mille déboires, il fait son chemin, et finit par devenir homme d’importance, favori du premier ministre, du duc de Lerme. Il est vrai qu’il paie cet honneur assez cher. Une peccadille le fait disgracier, jeter en prison dans la tour de Ségovie, où il se livre à force réflexions peu riantes. Mais sa bonne étoile l’en tire, il s’insinue dans la faveur du successeur du duc de Lerme, le comte d’Olivarès et, quand il a assez de la Cour, il la quitte, se marie et finit ses jours dans un château, aussi heureux que les Gil Blas peuvent l’être ici-bas.

L’aventurier qui fait son chemin par la domesticité ! Qui ne pense, à ce mot, à ces laquais de la Régence qui s’enrichissaient à la banque de Law et qui, devenus grands seigneurs du jour au lendemain, roulant carrosse, par la force de l’habitude, se surprenaient à monter derrière leur voiture au lieu de monter dedans ? Qui ne songe au valet de la pièce de Turcaret, de l’immortel Frontin, s’écriant fièrement : « Aujourd’hui mon règne commence. » Qui ne songe surtout à cet abbé Dubois, d’abord valet du curé de Saint-Eustache, puis précepteur du Duc d’Orléans, favori de ce prince, secrétaire des Affaires étrangères, archevêque, cardinal, premier ministre et tenant les destinées de l’Europe dans ces mains qui avaient tenu le plumeau dont il essuyait les meubles du curé de Saint-Eustache ?

Mais ce n’est pas à Dubois que je voudrais comparer Gil Blas ; ce serait faire tort au héros de Lesage. S’il fallait lui trouver un pendant dans l’histoire, je remonterais jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle et je nommerais Gourville, ce Gourville qui mourut en 1703, laissant de précieux Mémoires que Lesage ne pouvait manquer d’avoir lu. Gourville avait commencé par être laquais de M. de La Rochefoucauld qui, lui trouvant de l’esprit » en voulut faire quelque chose. Un jour, il l’envoya parler d’affaires à M. d’Hémery, alors contrôleur général ; Gourville avait ce jour-là « une casaque rouge avec quelques galons dessus, » et M. d’Hémery, rencontrant peu de jours après M. de La Rochefoucauld, lui dit : « Quand vous aurez quelque chose à me faire dire, envoyez-moi une casaque rouge qui m’a déjà parlé une fois de votre part. » Cela le rendit plus cher encore à son maître, et il l’employa pour ses affaires domestiques et pour ses intrigues politiques où Gourville fit merveilles. Plus tard, il le donna en cadeau au prince de Condé, et depuis lors, Gourville resta toujours dans la maison de Condé. Il joua un grand rôle dans la Fronde et quand Mazarin eut rétabli son pouvoir, il l’envoya faire des réflexions à la Bastille. Gourville n’y resta pas longtemps. Ensuite il fut enveloppé dans la disgrâce de Fouquet avec qui il s’était lié. Il dut s’exiler ; mais, pendant cet exil, il rendit de si bons services aux ministres qu’il fut rappelé. Le voilà bien en cour, chéri et employé de Louvois, fort bien vu de Louis XIV qui aimait à s’entretenir avec lui et le combla de faveurs. Ce que Saint-Simon loue surtout en lui, c’est qu’étant devenu un personnage par son esprit, son grand sens, sa fortune, les amis considérables qu’il s’était faits, et particulièrement l’intimité des ministres et la protection du Roi, il passait sa vie au milieu de la plus illustre compagnie sans se méconnaître jamais, et qu’il n’oublia en aucun temps ce qu’il avait été dans sa jeunesse et qu’il devait tout à M. de La Rochefoucauld. « Ce qui est prodigieux, ajoute Saint-Simon, il avait secrètement épousé une des trois sœurs de M. de La Rochefoucauld. Il était continuellement chez elle à l’hôtel de La Rochefoucauld, mais toujours, et avec elle-même, en ancien domestique de la maison. M. de La Rochefoucauld et toute sa famille le savaient, et presque tout le monde, mais à les voir on ne s’en serait jamais aperçu. Les trois sœurs filles et celle-là, qui avait beaucoup d’esprit et passant pour telle, logeaient ensemble dans un coin séparé de l’hôtel de La Rochefoucauld, et Gourville à l’hôtel de Condé. »

C’était un esprit fertile en expédiens que ce Gourville, flairant son profit de tout, attentif aux occasions, habile à sortir d’un mauvais pas et à conjurer les accès d’humeur de la fortune. Son opinion sur les hommes était qu’ils ont leur propriété à peu près comme les herbes, que leur bonheur consiste à avoir été destinés, ou à s’être destinés eux-mêmes aux choses pour lesquelles ils étaient nés. Or Gourville était né pour faire fortune et, sur la foi de son étoile, il s’est si bien poussé dans le monde qu’il est parvenu à ses lins. Un de ses avantages était de n’avoir aucune espèce d’idéal, et partant peu de principes et encore moins de scrupules, ce qui est une grande commodité pour faire son chemin. Aussi ne voit-il dans la vie qu’une affaire, la plus compliquée des affaires et, en homme qui les entend, il professe un grand ‘dédain pour les rêveurs qui pensent et imaginent au lieu d’agir, et surtout pour les philosophes, lesquels, dit-il, ont l’humeur chagrine à l’endroit des gens d’affaires parce qu’ils possèdent de grands biens.

Les seules vertus qu’eut Gourville étaient celles qui pouvaient lui être utiles, et en particulier la faculté du dévouement. Il n’était pas comme ces vulgaires égoïstes qui sont pressés de toucher les intérêts de leur dévouement ; il pratiquait, lui, les dévouemens à longue échéance, les plus avantageux et les plus sûrs. Mais ce qui lui servit davantage, c’est qu’il avait l’humeur et l’esprit souple et qu’il posséda mieux que personne l’art de s’accommoder aux circonstances. Dans sa jeunesse, au milieu des désordres de la Fronde, il avait commis quelques méfaits. Le plus grave fut que, rencontrant près de La Rochefoucauld le sieur Mathière, percepteur de la taille, il lui demanda des nouvelles de la recette et quand il portait son argent à Angoulême. Et le sieur Mathière lui ayant répondu que, lorsqu’il avait sept ou huit mille livres, il y faisait un tour, Gourville considéra, ce sont ses propres expressions, que la fortune lui présentait cette occasion pour favoriser ses desseins. Aussi, ayant laissé à la recette le temps de s’arrondir, quelques jours après, le pistolet à la main, il la ravit à l’infortuné percepteur.

Une fois les troubles de la Fronde terminés et l’ordre rétabli, Gourville eut le tort de ne pas comprendre que certaines démarches par trop risquées n’étaient plus de saison. Il fit cette réflexion à la Bastille et, quand il en sortit, il demanda une audience à Mazarin et le remercia de l’éminent service qu’il lui avait rendu en le faisant emprisonner. Son cachot lui avait servi d’école, il y avait fait des études de haute sagesse et entre autres il y avait appris ce qui est le principe de toute sage conduite, à savoir que : « Au lieu de vouloir mener les autres à son point, il ne devait songer qu’à entrer dans l’esprit de ceux à qui il avait affaire ! » Telle fut dès lors sa première règle de conduite. C’est ainsi qu’il sut plaire tour à tour à Mazarin, à Fouquet, à Louvois, à Louis XIV, accroissant son bien, jouissant de son bonheur, bénissant son étoile et laissant se morfondre les philosophes ; jusqu’à ce que, dans sa vieillesse, étant devenu goutteux, après s’être fait transporter un jour dans une galerie de Versailles et avoir reçu un dernier sourire du monarque, il se renferma chez lui et s’occupa d’écrire ses Mémoires ; suprême bonheur de parvenu qui a gagné définitivement sa partie. « Je me trouve, dit-il, tout accoutumé à mes infirmités qui sont encore assez grandes, mais dans une gaieté au delà de tout ce que j’en ai eu. Je ne souffre plus du tout de peine de ne pouvoir marcher ; enfin, je ne sais s’il y a quelqu’un qui soit plus heureux que je me trouve l’être… Mon étoile fortunée m’a si bien conduit, que je me trouve dans l’abondance… Je vois avec joie ceux qui viennent, et me trouve consolé de ne pas voir les autres. Je m’amuse avec mes domestiques… J’ai une grande curiosité pour les nouvelles ; je suis des premiers averti de tout ce qui se passe ; j’en fais des relations pour mes amis de la province… Enfin, le jour se passe doucement. Le soir, je fais jouer à l’impériale et conseille celui qui est de mon côté. Depuis quelques années, je compte de ne pouvoir pas vivre longtemps. Au commencement de chacune, je souhaite de pouvoir manger des fraises ; quand elles passent, j’aspire aux pêches, et cela durera tant qu’il plaira à Dieu. »

Ses fraises et ses pêches, voilà le seul roman de poésie qui ait jamais effleuré la vie de Gourville. J’ajoute que les dernières pages de ces Mémoires auraient pu être écrites par Gil Blas. Car Gil Blas, lui aussi, finit dans un château, au sein de l’abondance et assez satisfait de sa vie pour être tenté d’écrire ses Mémoires. Seulement, Gil Blas a eu plus de peine que Gourville à faire son chemin. Son éducation a été plus lente. Au début, il fait écoles sur écoles, car il est simple, naïf, crédule, il mord aisément à l’hameçon. Aussi est-il souvent dupe, mais il s’en vengera plus tard. Autre obstacle à ses succès, au commencement il est trop personnel ; il ne connaît pas, comme Gourville, la dose de dévouement qui est nécessaire pour faire fortune. Et Gil Blas a… oh ! je ne dirai pas une conscience, ce serait trop dire ; mais un tiers, un quart, un dixième de conscience. Et c’est une gêne, un embarras qu’un dixième de conscience. Quelquefois Gil Blas, par l’effet d’une héroïque résolution, veut trancher de l’honnête homme ; mais la vertu lui est si peu naturelle qu’il s’y montre singulièrement maladroit. Il perd une bonne place, pour avoir dit un jour la vérité à l’archevêque de Grenade ; il en perd une autre après avoir été intendant intègre pendant quatre mois. Il lui arrive au début de s’engager dans la société des grisons ou des cabotins, des aigrefins, des picaros, des « ambidextres, » qui sont de ces gens qui possèdent deux mains droites parce que, lorsqu’il s’agit de prendre, ils n’ont plus de main gauche. Ah ! c’est pour le coup que son dixième de conscience rabat de sa délicatesse et qu’il attente sans scrupule à la bourse du prochain ; tout en se promettant cependant d’être honnête homme à la prochaine occasion. Comme Ulysse il s’écrie : « Demain nous serons vertueux. » Et quand enfin il a fait fortune et qu’il lui est permis de devenir, sans rien y perdre, une manière d’honnête homme, après tout il en est content et il prêche la morale à ses valets. Complétons notre définition : Gil Blas est un aventurier qui fait son chemin par la domesticité et qui conserve, même parmi la société des ambidextres, une pointe d’amour platonique pour la vertu.

Quel triste tableau que ce roman de la Régence, semble-t-il ! Des aventuriers, des intrigans, des personnages suspects et de mince moralité, des petits-maîtres, des roués, des fripons et des dupes ! Voilà ce que Lesage a vu de l’humanité, voilà ce qu’il nous en fait voir. Et cependant, ce tableau ne nous attriste pas ; Walter Scott l’a dit ; l’impression qu’il nous laisse est douce, agréable, bienfaisante. À quoi cela tient-il ? Cela tient d’abord à ce qu’il y a dans ce roman, à tout le moins, un honnête homme dont nous aimons à faire la connaissance, et cet honnête homme c’est l’auteur, ce fier et loyal Breton qui s’appelait Lesage. Cela tient ensuite à ce que cet honnête homme était un philosophe pratique et que la conclusion de son livre est celle-ci : la fortune est sujette à de si étranges vicissitudes, et surtout, il se mêle tant de malheur à nos bonheurs et tant de bonheur à nos malheurs, qu’après tout, ce n’est pas à la destinée, c’est à soi-même qu’il faut demander la félicité, et l’homme de bien maltraité du sort, s’il a l’esprit bien fait, risque d’être plus heureux que l’intrigant enrichi, surtout s’il a la sagesse de ne pas lui envier ses gros biens.

Et enfin, si le roman de Lesage nous égaie, c’est que Lesage lui-même était gai ! Don rare que la vraie gaieté ! Lesage n’a pas été un satirique, il ne s’indigne pas, il ne maugrée pas contre les hommes ; ils lui sont un spectacle, et en poète comique, ces spectacles l’amusent ; bon gré mal gré, sa bonne humeur nous gagne et nous prenons part à son divertissement. À quarante ans, il devint sourd. Il était obligé, pour converser, de se servir d’un cornet qu’il appelait son bienfaiteur, parce qu’il amenait jusqu’à lui les propos des gens d’esprit et qu’il n’avait qu’à le poser pour ne pas entendre les ennuyeux. Lesage romancier posséda un autre cornet bien plus précieux encore, cornet magique dont les fées font présent à leurs favoris. Grâce à ce cornet, les discours des sots et des méchans lui arrivaient transformés en d’amusantes gaietés, et les bruits discordans de la vie réjouissaient son oreille comme une folle mélodie d’opéra-comique.


VICTOR CHERBULIEZ.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Copyright by Mme Gabriel Lippmann.