Le Roman du prince Othon/Livre premier/Chapitre I


LIVRE PREMIER

PRINCE ERRANT



CHAPITRE I

OÙ LE PRINCE PART EN QUÊTE D’AVENTURE


Vous chercheriez en vain sur la carte d’Europe l’État de Grunewald. Principauté indépendante et membre infinitésimal de l’Empire d’Allemagne, ayant joué pendant quelques siècles son rôle dans les discordes européennes, elle disparut enfin à la maturité des âges et sous la baguette magique de certains diplomates déplumés, comme disparaît un spectre à l’aube. Moins fortunée que la Pologne, elle n’a légué aucun regret à la mémoire des hommes, et jusqu’au souvenir même de ses frontières s’est effacé.

C’était un lambeau de territoire montagneux, couvert d’épaisses forêts. Maints cours d’eau prenaient naissance dans ses vallons, et animaient ses moulins. Elle possédait une ville, Mittwalden, et nombre de hameaux, se reliant entre eux çà et là au-dessus des torrents par un pont couvert, et dont les toits bruns et rouges semblaient grimper les uns sur les autres le long de la montée ardue. Fredonnement de moulins, clapotis d’eau courante, saine odeur de sciure résineuse, bruissements et senteurs de la brise dans les rangées immenses des sapins de la montagne, coups de feu isolés du chasseur lointain, échos sourds de la cognée au fond des bois, chemins impossibles, truites fraîches du souper servi dans quelque chambre d’auberge proprette et nue — et le chant des oiseaux et la musique du clocher villageois, — telles étaient les impressions de Grunewald qu’emportait alors le voyageur.

Au nord et à l’est les derniers contreforts de la Forêt-Verte s’abaissent en profils divers pour s’enfoncer enfin sous une vaste plaine. De ce côté s’étendaient les frontières de maints petits États voisins, parmi lesquels se trouvait le grand-duché de Gérolstein, depuis lors également aboli. Au sud se trouvait l’État relativement puissant de la Bohême-Maritime, royaume célèbre pour ses fleurs, les ours de ses montagnes, la tendresse d’âme et la simplicité extraordinaire de ses habitants. Dans le cours des siècles, plus d’un mariage avait uni les maisons royales de Grunewald et de Bohême ; le dernier prince de Grunewald, celui dont je me propose de raconter l’histoire, descendait de Perdita, fille unique de Florizel Ier, roi de Bohême. On opinait même généralement dans la principauté que le sang mâle et rude des anciens Grunewalds avait tant soit peu perdu de son antique vigueur par suite de ces alliances. Les charbonniers, les scieurs de long, les manieurs de hache parmi les sapins serrés de la forêt, gens fiers de leurs mains dures, de leurs farouches superstitions, de leur ignorance sagace, ne cachaient pas leur mépris pour la mollesse de la race suzeraine.

La date précise de l’année de grâce où commence ce récit peut être abandonnée aux conjectures du lecteur ; mais quant à la saison (ce qui, dans un conte comme celui-ci, est plus important), il est bon d’établir que le printemps était alors assez avancé pour que le montagnard, entendant tout le jour résonner le cor vers le nord-ouest du territoire, pût se dire que le prince Othon et ses chasseurs couraient les bois pour la dernière fois jusqu’à l’arrivée de l’automne.

Sur ses confins du nord-ouest, les hauteurs du Grunewald s’affaissent rapidement, déchirées çà et là en escarpes rocheuses ; l’aspect désert et sauvage du terrain forme un contraste frappant avec celui de la plaine au delà, riche et cultivée. À cette époque, deux voies seulement la traversaient ; l’une, la route impériale, menant à Brandenau en Gérolstein, s’allongeait obliquement sur la côte en suivant les pentes les plus douces ; l’autre, au contraire, ceignait en bandeau le front même des cimes, s’engouffrant dans les gorges et trempant dans l’écume des cascades : à un endroit, elle contournait une certaine tour ou maison forte qui s’élevait à pic sur la lèvre d’un formidable précipice, d’où la vue s’étendait des frontières de Grunewald aux riches et populeuses plaines de Gérolstein. Le Felsenburg (ainsi s’appelait cette tour) servait tantôt de prison, tantôt de rendez-vous de chasse ; et quoiqu’elle fût, à l’œil nu, d’apparence si abandonnée, les bons bourgeois de Brandenau, de leur terrasse de tilleuls où ils se promenaient le soir, pouvaient avec l’aide d’une lunette d’approche en compter les fenêtres.

Dans le coin de montagne boisée renfermé entre ces deux chemins, les cors de chasse continuèrent toute la journée à semer le tumulte ; enfin, comme le soleil commençait à s’approcher de l’horizon, une sonnerie triomphale proclama la curée. Le premier et le second piqueur s’étaient retirés un peu à l’écart, et du haut d’une éminence promenaient leurs regards le long de l’épaule affaissée de la colline et sur l’espace libre de la plaine. De la main ils s’abritaient les yeux, car le soleil les frappait de face — la gloire de son coucher était un peu pâle ce soir-là. À travers la trame confuse des milliers de peupliers glabres, des volutes fumeuses se déroulant d’innombrables cheminées et des vapeurs du soir planant sur la campagne, les ailes d’un moulin-à-vent posé sur une légère élévation s’agitaient avec une netteté singulière — comme les oreilles d’un âne. Et tout près, semblable à une blessure ouverte, la grande route impériale, artère de voyage, courait droit au soleil couchant.

Il est un refrain de la Nature que personne n’a mis encore ni en paroles humaines ni en musique — on pourrait l’appeler L’Invitation du Grand Chemin. C’est cet air qui murmure sans cesse à l’oreille du bohémien ; c’est sous son inspiration que nos ancêtres nomades errèrent tout le cours de leur vie. La scène, l’heure, la saison, s’accordaient en harmonie délicate. L’air était peuplé d’oiseaux de passage — toute une armée de points noirs naviguant sur le ciel au dessus de Grunewald vers l’occident et le septentrion : et au dessous, la grande voie semblait faire signe de suivre la même direction.

Mais les deux chasseurs sur la colline n’entendaient rien de cet appel. Ils étaient, à vrai dire, assez préoccupés, fouillant des yeux chaque repli du terrain à leurs pieds, et par l’impatience de leurs gestes trahissant à la fois l’irritation et l’inquiétude.

— Je ne le vois pas, Kuno, s’écria le premier piqueur. Rien, pas une trace… pas un crin de son cheval. Rien, mon brave. Il est lancé ; taïaut, taïaut ! Pour un denier, vois-tu, je mettrais la meute sur sa piste.

— Peut-être est-il rentré ? fit Kuno, mais d’un ton peu convaincu.

Et l’autre, en ricanant : — Rentré ! Je lui en donne pour douze jours, avant qu’il ne rentre au palais. Voilà que cela recommence, tout comme il y a trois ans, avant son mariage. Une vraie honte ! Prince héréditaire… fou héréditaire ! En ce moment, te dis-je, notre gouvernement, sur sa blanche jument, est en train de sauter la frontière. Hein ? — qu’est-ce ? Non, point — sur ma parole je fais plus de cas d’une bonne pouliche ou d’un chien anglais. Foin de ton Othon !

— Mon Othon ? — Pourquoi mon Othon ? grogna Kuno.

— L’Othon de qui, alors ?

— Tu sais bien que tu te couperais le bras pour lui demain, dit Kuno, se retournant brusquement.

Le piqueur se récria. — Moi ? Allons donc ! Je suis grunewaldien, patriote enrôlé ; j’ai ma médaille. Moi, tenir pour un prince ? Je tiens pour Gondremark et la liberté.

— Bon, bon, c’est égal. Si un autre osait dire tout cela devant toi, tu l’éventrerais sur place — ça tu le sais.

— Et toi tu ne penses qu’à lui, c’est une vraie toquade. — Tiens, que disais-je ? Regarde là-bas. Voilà ton prince qui détale !

En effet, environ un mille plus bas sur la côte, un cavalier monté sur un cheval blanc, passait comme le vent sur la bruyère d’une éclaircie, pour disparaître presque aussitôt de l’autre côté, derrière un rideau d’arbres.

— Avant dix minutes il aura franchi la frontière, et sera en Gérolstein. Allons, dit Kuno, il n’y a rien à faire !

— S’il m’abîme cette jument, jamais je ne lui pardonnerai ! ajouta l’autre en reprenant ses rênes.

Comme ils tournaient bride pour rejoindre leurs compagnons, le soleil plongea et disparut ; et à l’instant même les teintes ternes et graves de la nuit tombante s’abattirent sur la forêt.