Le Roman du prince Othon/Livre premier

Dédicace R. L. Stevenson
Livre premier
Prince errant

Livre deuxième




CHAPITRE I

OÙ LE PRINCE PART EN QUÊTE D’AVENTURE


Vous chercheriez en vain sur la carte d’Europe l’État de Grunewald. Principauté indépendante et membre infinitésimal de l’Empire d’Allemagne, ayant joué pendant quelques siècles son rôle dans les discordes européennes, elle disparut enfin à la maturité des âges et sous la baguette magique de certains diplomates déplumés, comme disparaît un spectre à l’aube. Moins fortunée que la Pologne, elle n’a légué aucun regret à la mémoire des hommes, et jusqu’au souvenir même de ses frontières s’est effacé.

C’était un lambeau de territoire montagneux, couvert d’épaisses forêts. Maints cours d’eau prenaient naissance dans ses vallons, et animaient ses moulins. Elle possédait une ville, Mittwalden, et nombre de hameaux, se reliant entre eux çà et là au-dessus des torrents par un pont couvert, et dont les toits bruns et rouges semblaient grimper les uns sur les autres le long de la montée ardue. Fredonnement de moulins, clapotis d’eau courante, saine odeur de sciure résineuse, bruissements et senteurs de la brise dans les rangées immenses des sapins de la montagne, coups de feu isolés du chasseur lointain, échos sourds de la cognée au fond des bois, chemins impossibles, truites fraîches du souper servi dans quelque chambre d’auberge proprette et nue — et le chant des oiseaux et la musique du clocher villageois, — telles étaient les impressions de Grunewald qu’emportait alors le voyageur.

Au nord et à l’est les derniers contreforts de la Forêt-Verte s’abaissent en profils divers pour s’enfoncer enfin sous une vaste plaine. De ce côté s’étendaient les frontières de maints petits États voisins, parmi lesquels se trouvait le grand-duché de Gérolstein, depuis lors également aboli. Au sud se trouvait l’État relativement puissant de la Bohême-Maritime, royaume célèbre pour ses fleurs, les ours de ses montagnes, la tendresse d’âme et la simplicité extraordinaire de ses habitants. Dans le cours des siècles, plus d’un mariage avait uni les maisons royales de Grunewald et de Bohême ; le dernier prince de Grunewald, celui dont je me propose de raconter l’histoire, descendait de Perdita, fille unique de Florizel Ier, roi de Bohême. On opinait même généralement dans la principauté que le sang mâle et rude des anciens Grunewalds avait tant soit peu perdu de son antique vigueur par suite de ces alliances. Les charbonniers, les scieurs de long, les manieurs de hache parmi les sapins serrés de la forêt, gens fiers de leurs mains dures, de leurs farouches superstitions, de leur ignorance sagace, ne cachaient pas leur mépris pour la mollesse de la race suzeraine.

La date précise de l’année de grâce où commence ce récit peut être abandonnée aux conjectures du lecteur ; mais quant à la saison (ce qui, dans un conte comme celui-ci, est plus important), il est bon d’établir que le printemps était alors assez avancé pour que le montagnard, entendant tout le jour résonner le cor vers le nord-ouest du territoire, pût se dire que le prince Othon et ses chasseurs couraient les bois pour la dernière fois jusqu’à l’arrivée de l’automne.

Sur ses confins du nord-ouest, les hauteurs du Grunewald s’affaissent rapidement, déchirées çà et là en escarpes rocheuses ; l’aspect désert et sauvage du terrain forme un contraste frappant avec celui de la plaine au delà, riche et cultivée. À cette époque, deux voies seulement la traversaient ; l’une, la route impériale, menant à Brandenau en Gérolstein, s’allongeait obliquement sur la côte en suivant les pentes les plus douces ; l’autre, au contraire, ceignait en bandeau le front même des cimes, s’engouffrant dans les gorges et trempant dans l’écume des cascades : à un endroit, elle contournait une certaine tour ou maison forte qui s’élevait à pic sur la lèvre d’un formidable précipice, d’où la vue s’étendait des frontières de Grunewald aux riches et populeuses plaines de Gérolstein. Le Felsenburg (ainsi s’appelait cette tour) servait tantôt de prison, tantôt de rendez-vous de chasse ; et quoiqu’elle fût, à l’œil nu, d’apparence si abandonnée, les bons bourgeois de Brandenau, de leur terrasse de tilleuls où ils se promenaient le soir, pouvaient avec l’aide d’une lunette d’approche en compter les fenêtres.

Dans le coin de montagne boisée renfermé entre ces deux chemins, les cors de chasse continuèrent toute la journée à semer le tumulte ; enfin, comme le soleil commençait à s’approcher de l’horizon, une sonnerie triomphale proclama la curée. Le premier et le second piqueur s’étaient retirés un peu à l’écart, et du haut d’une éminence promenaient leurs regards le long de l’épaule affaissée de la colline et sur l’espace libre de la plaine. De la main ils s’abritaient les yeux, car le soleil les frappait de face — la gloire de son coucher était un peu pâle ce soir-là. À travers la trame confuse des milliers de peupliers glabres, des volutes fumeuses se déroulant d’innombrables cheminées et des vapeurs du soir planant sur la campagne, les ailes d’un moulin-à-vent posé sur une légère élévation s’agitaient avec une netteté singulière — comme les oreilles d’un âne. Et tout près, semblable à une blessure ouverte, la grande route impériale, artère de voyage, courait droit au soleil couchant.

Il est un refrain de la Nature que personne n’a mis encore ni en paroles humaines ni en musique — on pourrait l’appeler L’Invitation du Grand Chemin. C’est cet air qui murmure sans cesse à l’oreille du bohémien ; c’est sous son inspiration que nos ancêtres nomades errèrent tout le cours de leur vie. La scène, l’heure, la saison, s’accordaient en harmonie délicate. L’air était peuplé d’oiseaux de passage — toute une armée de points noirs naviguant sur le ciel au dessus de Grunewald vers l’occident et le septentrion : et au dessous, la grande voie semblait faire signe de suivre la même direction.

Mais les deux chasseurs sur la colline n’entendaient rien de cet appel. Ils étaient, à vrai dire, assez préoccupés, fouillant des yeux chaque repli du terrain à leurs pieds, et par l’impatience de leurs gestes trahissant à la fois l’irritation et l’inquiétude.

— Je ne le vois pas, Kuno, s’écria le premier piqueur. Rien, pas une trace… pas un crin de son cheval. Rien, mon brave. Il est lancé ; taïaut, taïaut ! Pour un denier, vois-tu, je mettrais la meute sur sa piste.

— Peut-être est-il rentré ? fit Kuno, mais d’un ton peu convaincu.

Et l’autre, en ricanant : — Rentré ! Je lui en donne pour douze jours, avant qu’il ne rentre au palais. Voilà que cela recommence, tout comme il y a trois ans, avant son mariage. Une vraie honte ! Prince héréditaire… fou héréditaire ! En ce moment, te dis-je, notre gouvernement, sur sa blanche jument, est en train de sauter la frontière. Hein ? — qu’est-ce ? Non, point — sur ma parole je fais plus de cas d’une bonne pouliche ou d’un chien anglais. Foin de ton Othon !

— Mon Othon ? — Pourquoi mon Othon ? grogna Kuno.

— L’Othon de qui, alors ?

— Tu sais bien que tu te couperais le bras pour lui demain, dit Kuno, se retournant brusquement.

Le piqueur se récria. — Moi ? Allons donc ! Je suis grunewaldien, patriote enrôlé ; j’ai ma médaille. Moi, tenir pour un prince ? Je tiens pour Gondremark et la liberté.

— Bon, bon, c’est égal. Si un autre osait dire tout cela devant toi, tu l’éventrerais sur place — ça tu le sais.

— Et toi tu ne penses qu’à lui, c’est une vraie toquade. — Tiens, que disais-je ? Regarde là-bas. Voilà ton prince qui détale !

En effet, environ un mille plus bas sur la côte, un cavalier monté sur un cheval blanc, passait comme le vent sur la bruyère d’une éclaircie, pour disparaître presque aussitôt de l’autre côté, derrière un rideau d’arbres.

— Avant dix minutes il aura franchi la frontière, et sera en Gérolstein. Allons, dit Kuno, il n’y a rien à faire !

— S’il m’abîme cette jument, jamais je ne lui pardonnerai ! ajouta l’autre en reprenant ses rênes.

Comme ils tournaient bride pour rejoindre leurs compagnons, le soleil plongea et disparut ; et à l’instant même les teintes ternes et graves de la nuit tombante s’abattirent sur la forêt.


CHAPITRE II

OÙ LE PRINCE JOUE LE RÔLE D’HAROUN-AL-RASCHID


Il était nuit close, et le prince se frayait encore chemin à travers la jeune verdure des vallées basses, et quoique les étoiles, allumées déjà, laissassent entrevoir les rangs interminables de sapins en pyramides, noirs et réguliers comme des cyprès, leur lumière ne pouvait rendre grand service dans de telles solitudes ; et depuis quelque temps il s’avançait au hasard.

La face austère de la nature, l’incertitude de son entreprise, le ciel ouvert, le grand air, le grisaient de joie ; le rauque murmure d’une rivière à sa gauche lui ravissait l’oreille.

Huit heures étaient déjà passées quand il entrevit le terme de ses difficultés et put déboucher enfin du taillis sur la grande route blanche et ferme. Elle s’étendait devant lui, descendant la côte en vaste courbe vers l’est, et se laissant voir au loin comme une faible lueur entre les fourrés et les bouquets d’arbres. Othon arrêta son cheval et regarda. La grande route !… s’allongeant toujours, lieues sur lieues, et toujours en rejoignant de nouvelles, jusqu’aux derniers confins de l’Europe ; ici côtoyant le ressac des mers, là reflétant la lumière des cités ; et sur cet immense réseau, de toutes parts, l’armée innombrable des vagabonds et des voyageurs se mouvant comme de concert, et à cette heure tous s’approchant de l’auberge et du repos du soir !… Ces nuages tourbillonnèrent dans son esprit ; ce fut, un instant, une bouffée de désirs, un reflux de tout son sang, qui le poussaient follement à piquer des deux et à s’élancer pour toujours dans l’inconnu. Mais cela passa vite : la faim, la fatigue, et cette habitude, qu’on appelle le sens commun, d’adopter le moyen terme, reprirent le dessus. Il était sous l’empire de cette dernière humeur, quand son regard tomba tout à coup sur deux fenêtres éclairées, entre lui et la rivière.

Il prit un petit sentier pour s’en approcher, et quelques minutes plus tard il frappait du manche de son fouet à la porte d’une grosse ferme. À son appel répondit d’abord de la basse-cour un chœur d’aboiements furieux, puis bientôt apparut un grand vieillard à tête blanche, abritant de ses doigts la flamme d’une chandelle. Cet homme avait dû être en son temps d’une grande vigueur et fort beau ; mais à l’heure présente il était bien caduc ; il n’avait plus de dents, et quand il parla ce fut d’une faible voix de fausset.

— Vous me pardonnerez, j’espère, dit Othon ; je suis un voyageur et me suis complètement égaré.

— Monsieur, répondit le vieux, tremblotant et d’un air très digne, vous êtes à la ferme de la Rivière, et je suis Killian Gottesheim, pour vous servir. Nous sommes ici, Monsieur, à distance égale de Mittvalden en Grunewald et de Brandenau en Gérolstein : six lieues de l’un et de l’autre et une route excellente, mais d’ici là pas une enseigne d’auberge, pas même la plus mince buvette de charretier. Il vous faudra donc pour cette nuit accepter mon hospitalité, hospitalité rude, Monsieur, mais vous êtes le bienvenu ; car, ajouta-t-il en saluant, c’est Dieu qui envoie l’hôte.

Othon salua de son côté : — Ainsi soit-il. Et de cœur je vous remercie.

— Fritz, dit alors le vieillard, se retournant vers l’intérieur, mène à l’écurie le cheval de ce gentilhomme ! Et vous, Monsieur, daignez entrer.

Othon pénétra dans une salle formant la majeure partie du rez-de-chaussée, salle qui autrefois avait sans doute été divisée, car, vers le fond, le plancher se rehaussait d’une marche, et l’âtre flambant, ainsi que la table blanche dressée pour le souper, semblaient être élevés sur un dais. À l’entour, bahuts noirs, armoires à coins de cuivre, rayons fumeux portant la vieille vaisselle de campagne ; sur les murailles, fusils et bois de cerfs, et quelques feuilles de ballade, une grande horloge à cadran fleuri de roses, et dans un coin, la promesse tacite et réconfortante d’un tonnelet de vin.

Un jeune gaillard de vigoureuse tournure s’empressa d’emmener la jument blanche, qu’Othon, après avoir été dûment présenté par M. Killian Gottesheim à Mlle Ottilie, sa fille, suivit à l’écurie, comme il convient sinon à un prince, du moins à un bon cavalier. Lorsqu’il rentra, une omelette fumante flanquée de tranches de jambon l’attendait déjà sur la table, plats qui firent bientôt place à un ragoût suivi de fromage. Ce ne fut que quand son hôte eut complètement satisfait à sa faim, et que la compagnie se fut rassemblée autour du foyer pour finir la cruche de vin, que la courtoisie méticuleuse de Killian Gottesheim lui permit enfin d’interroger le prince.

— Monsieur vient sans doute de loin ? demanda-t-il.

— Oui, d’assez loin, comme vous dites, répondit Othon ; et, comme vous l’avez vu, bien disposé pour rendre justice à la cuisine de mademoiselle votre fille.

— Du côté de Brandenau, peut-être ?

— Justement. Et même, ajouta le prince, entremêlant, selon l’habitude de tout hâbleur, un fil de vérité dans le tissu de ses mensonges, je pensais dormir à Mittwalden, si je ne m’étais pas fourvoyé.

— Ce sont les affaires qui vous amènent à Mittwalden ? continua l’hôte.

— Non, simple curiosité. Jamais je n’ai vu la principauté de Grunewald.

Le vieux branla la tête, et, de sa voix aiguë :

— Ah ! un bon pays, fit-il. Bon pays, et belle race, tant hommes que sapins ! Nous nous tenons pour à demi grunewaldiens, nous autres, si près de la frontière ; et notre rivière là-bas est toute eau de Grunewald, bonne eau jusqu’à la dernière goutte. Ah ! oui, c’est un beau pays ! Un Grunewaldien, tenez, vous brandit une hache que bien des hommes de Gérolstein peuvent à peine soulever ; et pour ce qui est des sapins, il doit, ma foi, Monsieur, y en avoir plus dans ce petit État, que de gens dans le monde entier. Voilà bien vingt ans que je n’ai franchi les marches ; car on devient casanier sur le retour, voyez-vous, mais je m’en souviens comme d’hier. Montée ou descente, la route va tout droit d’ici à Mittwalden, et, tout le long, rien que beaux sapins verts, petits et grands ; et de l’eau courante, de l’eau courante pour qui en veut ! Nous avions là, tout près de la route, un petit coin de forêt que j’ai vendu, et chaque fois que je pense à la pile d’écus sonnants qu’on m’en a donnée, je me mets malgré moi à calculer ce que pourrait bien valoir la forêt entière.

— Et le prince ? demanda Othon. Vous ne le voyez jamais, je suppose ?

Ici le jeune homme prit la parole pour la première fois : — Non, dit-il, et, ce qui plus est, nous n’en avons nulle envie.

— Pourquoi cela ? Il est donc bien détesté ?

— Détesté, non, répondit le vieux fermier ; dites méprisé, Monsieur.

— Vraiment ? fit le prince d’une voix un peu faible.

Chargeant sa longue pipe et secouant la tête, Killian continua : — Méprisé, c’est le mot. Et, à mon avis, justement méprisé. Voilà pourtant un homme qui avait l’occasion belle. Eh bien, qu’en a-t-il fait ? Il chasse à courre… Il s’habille fort joliment, ce qui est même une chose dont un homme devrait avoir honte. Il joue la comédie. Et si jamais il fait autre chose, la nouvelle, du moins, n’en est pas venue jusqu’à nous.

— Tout cela est pourtant bien innocent, dit le prince. Que voudriez-vous donc qu’il fît, la guerre ?

— Non, Monsieur. Mais je vais vous dire ce que j’en pense. Cinquante ans j’ai été maître sur cette ferme de la Rivière, cinquante ans j’y ai travaillé au jour le jour. J’ai labouré, j’ai semé, j’ai récolté. Debout à l’aube, ne rentrant qu’à la nuit. Qu’en est-il advenu ? Pendant tout ce temps elle m’a nourri, moi et ma famille ; après ma femme, ma ferme a toujours été la meilleure affection de ma vie ; et maintenant que ma fin approche, je la laisse en meilleur état que lorsqu’on me l’a laissée. Et c’est toujours ainsi : quand on travaille bravement, suivant l’ordre de la nature, on gagne son pain, on est fortifié, tout ce qu’on touche se multiplie. Et c’est mon humble avis que si ce prince voulait seulement travailler sur son trône comme moi j’ai travaillé sur ma ferme, il y trouverait à la fois la prospérité et une bénédiction.

— Je partage votre opinion, Monsieur, répondit Othon. Cependant le parallèle est inexact. La vie du paysan est simple, naturelle ; celle du prince est aussi compliquée qu’artificielle. Dans le cas du premier il est aisé de bien agir ; dans celui du second, il est fort difficile de ne pas mal faire. Que votre moisson avorte, vous pouvez vous découvrir et dire : la volonté de Dieu soit faite ; mais qu’un prince ait un échec, il se peut qu’il soit lui-même à blâmer pour son entreprise. Et peut-être, si tous les rois d’Europe s’en tenaient à des plaisirs aussi innocents, leurs sujets s’en trouveraient mieux.

— Bien dit, s’écria le jeune homme. Quant à cela, vous avez raison. C’est la vérité pure. Je vois que vous êtes, comme moi, bon patriote et ennemi des tyrans.

Othon, assez déconcerté par cette déclaration, se hâta de changer de terrain. — Néanmoins, dit-il, ce que vous me racontez de ce prince Othon m’étonne. À vrai dire, on me l’avait peint sous des couleurs plus agréables. On m’avait dit qu’au fond c’était un brave garçon, qui ne faisait tort qu’à lui-même.

— Cela, c’est bien vrai, s’écria la jeune fille. C’est un beau prince et bien aimable ; et l’on en sait plus d’un qui se ferait tuer pour lui.

— Bah !… Kuno, dit Fritz. Un être ignorant !

Le vieillard éleva de nouveau sa voix chevrotante. — Kuno ! Ah ! oui, Kuno ! Comme Monsieur est étranger et paraît curieux de ce qui concerne le prince, je crois en vérité que cette histoire pourrait le divertir. Il faut donc vous dire, Monsieur, que ce Kuno fait partie du train de chasse. Un garçon sans éducation, buveur, tapageur : un vrai Grunewaldien, comme nous disons en Gérolstein. Nous le connaissons assez, car il a poussé plus d’une fois jusqu’ici, à la recherche de ses chiens égarés, et tous les gens sont bienvenus dans ma maison, de quelque position, de quelque pays qu’ils soient. Du reste, entre Gérolstein et Grunewald, la paix dure depuis si longtemps que les routes, comme ma porte, sont ouvertes à tout venant, et les oiseaux eux-mêmes ne se préoccupent pas plus des frontières, que les gens d’ici.

— En effet, dit Othon, cela a été une longue paix ; une paix de siècles.

— De siècles, comme vous le dites, Monsieur ; et ce serait d’autant plus dommage si elle ne devait pas durer toujours. Enfin, pour en revenir à ce Kuno, il se trouve un jour en faute ; et Othon, qui a la main-vive, vous lève son fouet et, à ce qu’on dit, vous le rosse d’importance. D’abord Kuno le supporta de son mieux ; mais à la fin, ma foi, il éclata, et se retournant contre le prince, le défia de jeter son fouet et de lutter avec lui comme un homme. Nous sommes forts lutteurs dans le pays, et c’est à la lutte généralement que se décident nos querelles. Or donc, Monsieur, le prince accepta, et comme ce n’est, après tout, qu’un être assez chétif, les choses changèrent promptement de tournure, et l’homme qu’un moment auparavant il fouaillait comme un esclave, l’enleva d’un coup d’épaule et l’envoya rouler la tête la première.

— Et lui cassa le bras gauche, s’écria Fritz, et, il y en a qui disent, le nez aussi. Et moi je dis : c’est bien fait ! Homme contre homme ; lequel vaut mieux, à ce compte-là ?

— Et alors ? demanda Othon.

— Oh ! alors Kuno le reporta chez lui, et dès ce jour ce furent les meilleurs amis du monde ! Je vous ferai observer, continua Gottesheim, que je ne dis pas que cette histoire lui fasse du tort, mais, il n’y a pas à dire, elle est drôle. On devrait réfléchir, avant de frapper son prochain, car, comme dit mon neveu, homme contre homme, c’est ainsi qu’on jugeait autrefois.

— Eh bien, dit Othon, si l’on me demandait ce que j’en pense, je vous étonnerais peut-être… mais il me semble à moi que ce jour-là ce fut le prince qui obtint la vraie victoire.

Killian devint tout à coup sérieux : — Et vous auriez raison, fit-il. Devant Dieu, sans doute aucun, vous seriez dans le vrai ; mais les hommes, Monsieur, voient les choses d’un autre œil… et ils rient.

— On en a fait une chanson, dit Fritz. Attendez donc… tin-tin tarara.

Mais Othon, qui n’avait grand souci d’écouter la chanson, l’interrompit : — Enfin, hasarda-t-il, le prince est jeune, il a le temps de se ranger.

— Permettez, déjà pas si jeune, s’écria Fritz. Un homme de quarante ans !

M. Gottesheim précisa : — Trente-six, dit-il. Et Mlle Ottilie, toute désillusionnée, de se récrier : — Oh ! un homme tout à fait passé ? On le disait si beau, quand il était jeune !

— Chauve, aussi, ajouta Fritz.

Othon passa ses doigts dans ses cheveux. À cet instant, certes, il n’était rien moins qu’heureux ; et en comparaison avec le présent, même les ennuyeuses soirées de son palais à Mittwalden commençaient à lui sourire. Il protesta : — Oh ! trente-six ans, que diable ! — Un homme n’est pas vieux à trente-six ans. C’est justement mon âge.

— Je vous en aurais donné plus, reprit le fausset du vieillard. Mais s’il en est ainsi, alors vous êtes du même âge que maître Ottekin (comme on l’appelle), et je parierais bien un écu que vous avez fait meilleure besogne dans le temps. Quoique cela paraisse peu en comparaison avec un grand âge comme le mien, c’est déjà un bon bout de chemin de fait, et à cet âge les éventés et les fainéants commencent à se fatiguer et à vieillir. Ma foi, oui, Monsieur, à trente-six ans tout homme (s’il est serviteur de Dieu) devrait s’être fait un foyer et une bonne renommée, et vivre au sein de l’un et de l’autre ; il devrait s’être choisi une femme et voir les fruits d’une union bénie grandir autour de lui, et ses œuvres devraient déjà, comme dit l’Évangile, commencer à le suivre.

— Ah bien ! Mais il est marié, le prince ! s’écria Fritz, pouffant grossièrement de rire.

— Cela semble vous divertir, Monsieur ? fit Othon.

— Eh ! oui donc, répliqua le jeune rustaud. Est-ce que vous ne saviez pas cela ? Je croyais que toute l’Europe le savait. Et il ajouta une pantomime suffisante pour expliquer son insinuation à l’esprit le plus obtus.

— Il est évident, Monsieur, reprit M. Gottesheim, que vous n’êtes pas du pays ! Mais, le fait est que toute la famille princière, toute la cour, ne consistent qu’en débauchés, et en fripons — les uns valent les autres. Voyez-vous, Monsieur, ces gens-là vivent dans l’oisiveté, et, ce qui s’ensuit généralement, dans la corruption. La princesse a un amant, un baron (à ce qu’il prétend), du fond de la Prusse. Et le prince, Monsieur, est si piètre homme, qu’il porte le chandelier. Là même n’est pas le pire, car cet étranger et sa maîtresse règlent ensemble les affaires d’État, tandis que le prince empoche le salaire et abandonne tout à vau-l’eau. Cela amènera pour sûr un châtiment dont, quelque vieux que je sois, je verrai peut-être la venue.

— Bon oncle, dit Fritz avec une animation nouvelle, pour ce qui concerne Gondremark vous vous méprenez, mais pour le reste vos paroles sont d’un bon patriote, et vraies comme l’Évangile. Quant au prince, s’il voulait seulement étrangler sa femme, moi, pour ma part, je lui pardonnerais peut-être bien encore.

— Non, Fritz, cela ne serait qu’ajouter le crime au péché. Et, s’adressant de nouveau au malheureux prince : car vous observerez, continua le vieillard, que cet Othon ne peut s’en prendre qu’à lui-même de tous ces désordres : il a sa jeune femme, il a sa principauté, et il a juré de les chérir toutes les deux.

— Juré à l’autel, répéta Fritz. Mais ayez donc foi dans les serments des princes !

— Hé bien ! Monsieur, poursuivit le fermier, toutes les deux il les abandonne à une espèce d’aventurier prussien. Sa jeune femme, il la laisse pécher et tomber de mal en pis, au point qu’on en parle dans toutes les guinguettes… et elle a vingt ans à peine ! Son pays, il le laisse écraser d’impôts, opprimer d’armements, pousser à la guerre.

— La guerre ! s’écria Othon.

— On le dit, Monsieur, ceux qui observent ces manèges disent que c’est la guerre. Tout cela, voyez-vous, Monsieur, est bien triste. C’est une chose terrible que cette jeune femme se préparant ainsi à descendre en enfer toute chargée des malédictions du peuple. C’est une chose terrible pour un petit État si gentil, si prospère, d’être mal gouverné. Mais s’en plaigne qui peut, Othon du moins n’en a pas le droit, suivant mon humble opinion. Il reçoit selon ses œuvres : puisse le ciel faire miséricorde à son âme ! C’est celle d’un grand et stupide pécheur.

— Il a manqué à sa parole : donc il est parjure. Il reçoit le salaire et néglige le travail : ce qui, en un mot, s’appelle voler. Cocu, il l’est déjà, et de naissance c’est un sot ! Peut-on dire plus ? Et là-dessus Fritz claqua ses doigts d’un air de mépris.

— Maintenant, sans doute, reprit le fermier, vous commencez à comprendre pourquoi nous avons si mince opinion du prince Othon. On peut être juste et homme de bien dans la vie privée ; on peut, d’autre part, Monsieur, faire preuve de vertus civiques. Mais quand l’homme n’est bon à rien, ni d’une façon ni de l’autre, alors que le Seigneur l’éclaire !… voilà tout. Ce Gondremark même, que Fritz admire si fort…

— Pour cela, oui ! interrompit ce dernier. Gondremark, voilà un homme selon mon cœur. Que n’avons-nous son pendant en Gérolstein !

Le vieillard secoua la tête : — Cet homme, dit-il, est mauvais. C’est mal commencer la besogne que de manquer aux commandements de Dieu. Ceci pourtant je vous le concède : au moins c’est un homme qui travaille pour ce qu’il reçoit.

— Et moi je vous dis qu’en lui est l’espoir de Grunewald, s’écria Fritz. Il ne répond peut-être pas à toutes vos vieilles idées démodées, tous vos principes à l’ancienne ; c’est entièrement un esprit moderne ; il suit les lumières et les progrès de l’âge. Il fait parfois des fautes : qui n’en fait pas ? Mais ce qui lui tient du plus près au cœur, c’est le bien du peuple. Et retenez bien ceci, vous, Monsieur, qui êtes un libéral et par conséquent ennemi de tous ces gouvernements-là ; retenez bien ceci, s’il vous plaît : un de ces beaux jours vous verrez, en Grunewald, qu’on vous prendra ce fainéant de prince à cheveux jaunes et sa Messaline blafarde de princesse, et qu’on vous les promènera à reculons jusqu’à la frontière ; alors on proclamera le baron Gondremark premier président. J’ai entendu cela dans un discours. C’était à une assemblée à Brandenau ; les délégués de Mittwalden répondaient de quinze mille hommes. Quinze mille enrégimentés,… et chacun avec sa médaille de ralliement autour du cou. Voilà du Gondremark.

— Eh oui ! Monsieur, reprit le vieux, vous voyez où tout cela mène : aujourd’hui folles paroles ; demain, peut-être, entreprises plus folles encore. Une chose, au moins, est certaine, c’est que ce Gondremark a un pied dans les corridors du palais et l’autre dans les loges maçonniques. Il se donne pour ce qu’il est la mode maintenant d’appeler un patriote ; un patriote, Monsieur… ce Prussien !

— Qu’entendez-vous par : il se donne ? se récria Fritz. C’est un patriote ! Aussitôt la République proclamée, il va abjurer son titre. Je l’ai entendu dire, dans un discours.

— Eh ! Il lâchera le titre de baron pour celui de président, répliqua Killian. Roi solive, roi cigogne. Du reste, vous qui vivrez après moi, vous en verrez les fruits.

Ici la jeune fille, tirant le vieillard par le pan de son habit, lui dit à l’oreille : — Mon père, voyez donc… pour sûr le gentilhomme se sent mal !

— Je vous demande mille pardons, s’écria le fermier, rappelé à ses devoirs d’hospitalité ; puis-je vous offrir quelque chose ?

— Je vous remercie. Je suis très fatigué, répondit Othon ; j’ai trop compté sur mes forces. Si vous aviez la bonté de me faire montrer ma chambre, je vous en serais reconnaissant.

— Ottilie, dit le vieillard, vite, une lumière ! De fait, Monsieur, vous semblez un peu pâlot. Une goutte de cordial ? Non ?… Alors suivez-moi, je vous en prie ; je vais vous conduire à la chambre des hôtes. Et, tout en montant l’escalier devant le prince, le bon vieux poursuivit : — Vous ne serez pas le premier, de beaucoup, qui aura fait bon somme sous mon toit. Un bon souper, un coup de vin honnête, une conscience à l’aise et un bout de jaserie tranquille avant de s’aller coucher, valent mieux pour le sommeil que tous les laits de poule, toutes les drogues du monde. Il ouvrit une porte : — Voici, Monsieur. Vous êtes au port. C’est petit, mais c’est frais. Les draps sont blancs et sentent la lavande. La fenêtre donne sur la rivière ; et à mon sens, il n’y a pas de musique comme celle d’une petite rivière. Cela vous chante toujours le même air, mais c’est le bon et vous ne vous en fatiguez jamais, ce qu’on ne saurait dire de vos joueurs de violons. Cela vous met l’âme au grand air ; et, bien qu’une bonne maison ne soit pas à mépriser, quelle maison peut être aussi belle que la campagne du bon Dieu ? Et par-dessus tout, Monsieur, cela vous fait rentrer le calme dans le cœur tout comme de dire vos prières. Sur ce, Monsieur, je prends congé de vous, et c’est en vous souhaitant un sommeil de prince.

Et, s’inclinant avec courtoisie pour la vingtième fois, le vieillard abandonna son hôte à ses réflexions.


CHAPITRE III

OÙ LE PRINCE CONSOLE L’ÂGE ET LA BEAUTÉ, ET PRÊCHE LA DISCRÉTION EN MATIÈRE D’AMOUR


Le prince sortit de bon matin : à l’heure du premier concert des oiseaux, de l’air paisible et pur, des ombres qui s’allongent démesurément sous les rayons obliques du soleil. Pour qui a passé une mauvaise nuit, la fraîcheur de cette heure est tonique et vivifiante. Gagner une marche sur ses semblables endormis, être l’Adam de ce nouveau jour, cela lui calmait et lui fortifiait l’esprit : le prince, respirant avec force et s’arrêtant de temps à autre, se mit à marcher de compagnie avec son ombre à travers la rosée des champs, et il se sentit tout réjoui.

Un sentier longé par un treillis menait au vallon de la rivière ; il s’y engagea. Cette rivière n’était qu’un torrent de montagne, désordonné et écumant. Tout près de la ferme, en cascade semblable à une blanche touffe de crins entremêlés, elle sautait un petit précipice, pour tomber, pressée, tourbillonnante, dans le bassin qu’elle s’était creusé. Jusque vers le milieu de ce petit lac s’avançait un rocher qui d’un côté s’abaissait en promontoire ; ce fut là qu’Othon grimpa et s’assit pour réfléchir.

Bientôt le soleil perça le rideau de branches et de jeune feuillage qui formait une sorte de berceau de verdure au-dessus de la cascade, et les éclats dorés et les ombres fuyantes vinrent marbrer la surface du creux. Les dards de lumière plongeaient profondément dans le sein de l’onde tremblante, et une pointe, scintillante comme un diamant, s’alluma au milieu du tourbillon. L’air devenait chaud là où s’attardait Othon ; chaud et capiteux. Les rayons se balançaient, s’entrelaçaient sur la surface mobile de l’eau ; leurs reflets papillonnaient sur le rocher, et la cascade agitait l’air autour d’elle comme un rideau flottant.

Othon, fatigué par sa nuit blanche, harcelé par les horribles fantômes du remords et de la jalousie, se prit d’amour, soudain, pour ce coin rempli d’échos, diapré de soleil et d’ombre. Blotti, embrassant ses genoux, plongé dans une espèce d’extase, il regardait, admirant, s’émerveillant, se perdant parmi ses vagues pensées. Rien n’irrite aussi vraisemblablement les façons du libre arbitre, que cet émoi inconscient avec lequel, tout en suivant à l’aveugle les lois fluides, un cours d’eau lutte contre les obstacles. C’est en tous points la comédie de l’homme et du destin. Absorbé dans le spectacle de cette réitération constante, Othon descendit par degrés dans une égale profondeur de somnolence et de philosophie : Prince et Onde, tous deux heurtés dans le cours de leurs desseins, emprisonnés tous deux par quelque influence intangible dans un petit coin du monde. Prince et Onde, futiles l’un et l’autre au suprême degré dans la cosmologie des hommes. Onde et Prince : Prince et Onde…

Il sommeillait déjà depuis quelque temps, sans doute, quand le son d’une voix le rappela à lui. — Monsieur… disait-elle. Il se retourna et vit la fille du fermier qui, du bord de l’eau, et tout effrayée de sa propre hardiesse, lui faisait timidement signe. C’était une bonne et honnête fille, florissante de santé, heureuse, vertueuse. Belle de cette beauté que donnent le bonheur et la santé, sa confusion lui prêtait pour le moment un charme de plus.

Othon se leva, et, s’approchant d’elle : — Bonjour, dit-il. Je me suis levé de bonne heure… Je rêvais.

— Oh ! Monseigneur, s’écria la jeune fille. Je viens vous supplier d’épargner mon père, car je puis assurer Votre Altesse que s’il avait su qui vous étiez il se serait coupé la langue plutôt. Et Fritz aussi. Comme il s’est conduit ! Mais moi je me doutais bien de quelque chose, et ce matin je m’en fus droit à l’écurie, et qu’est-ce que je vois ?… La couronne de Votre Altesse sur l’étrier ! Mais, oh ! Monseigneur, je me suis bien dit que pour sûr vous les épargneriez : car ils étaient innocents comme des agneaux.

— Ma chère, dit Othon, à la fois amusé et flatté, vous vous méprenez. C’est moi qui fus dans mon tort ; je n’aurais pas dû taire mon nom, et amener ces messieurs à parler de moi. Et c’est moi qui vous supplie de vouloir bien garder mon secret et ne pas révéler mon manque de courtoisie. Quant à redouter ma vengeance, vos parents sont en toute sûreté en Gérolstein ; même sur mon propre territoire, vous devez bien le savoir, je n’ai aucune puissance.

— Oh ! Monseigneur, dit-elle, avec une révérence, on ne peut pas dire cela : les piqueurs se feraient tuer pour vous.

— Heureux prince ! dit Othon. Mais, bien que vous soyez trop polie pour l’avouer, vous avez eu plus d’une occasion d’apprendre que je ne suis qu’une vaine parade. Pas plus tard qu’hier soir on nous l’a clairement affirmé. Voyez-vous cette ombre mobile sur ce rocher ? Le prince Othon, je le crains fort, n’est que l’ombre qui danse, et le rocher solide s’appelle Gondremark. Ah ! si vos parents s’étaient attaqués à Gondremark !… Mais, heureusement, le plus jeune est un de ses admirateurs. Et quant à cet excellent vieillard, Monsieur votre père, c’est un homme sage. Il parle admirablement, et je parierais gros que c’est, de plus, un honnête homme.

— Oh ! pour honnête, Votre Altesse, oui, il est honnête. Et Fritz ne l’est pas moins. Tout ce qu’ils en ont dit, ce n’était que jaseries et sornettes. Quand les gens de la campagne, voyez-vous, se mettent à caqueter, ce n’est que pour rire. Ils ne songent pas à ce qu’ils disent, c’est moi qui vous le certifie. À la ferme voisine, si vous y alliez, vous en entendriez autant sur le compte de mon père.

— Nenni, nenni ! interrompit Othon, vous allez trop vite : tout ce qui a été dit contre le prince…

— Oh ! c’était une honte ! s’écria la fille.

— Non pas, répliqua Othon ; c’était la vérité. Hélas ! oui, la vérité. Je suis bien tel qu’ils m’ont dépeint, bien tel… et pire encore.

— Ah ! par exemple ! s’écria Ottilie. Est-ce comme cela que vous agissez ? Ma foi, vous ne feriez qu’un pauvre soldat ! Moi, qu’on m’accuse, je ne me laisse pas faire : je réponds, moi ; ça ne fait ni une ni deux, et j’ai la langue bien pendue… Oh ! je me défends, allez ! Je ne laisserais reconnaître mon tort par personne, pas même si je l’avais sur le front. Voilà comment il faut faire, si vous voulez qu’on vous respecte. Mais, vrai, je n’ai jamais entendu pareille sottise… on dirait que vous êtes honteux. Vous êtes chauve aussi, peut-être ?

Othon ne put s’empêcher de rire. — Oh ! j’abandonne celle-là ; non, je ne suis pas chauve.

— Et bon ? Allons, voyons, vous savez bien que vous l’êtes, bon ; je vous forcerai à le dire… Votre Altesse, je vous demande humblement pardon, c’est sans vouloir vous manquer de respect. Et puis, au fond, vous savez que vous l’êtes.

— À cela que dois-je répondre ? Vous êtes cuisinière, et vous faites même une cuisine excellente (je saisis l’occasion pour vous remercier de ce ragoût). Eh bien, n’avez-vous jamais vu de bonnes choses si diaboliquement accommodées par une cuisine inepte, que personne ne pouvait manger le fricot ? Voilà mon cas, ma chère. Je suis tout plein de bons ingrédients, mais le plat ne vaut rien. Je suis, je vous le donne en un mot… du sucre dans la salade.

— Cela m’est égal, vous êtes bon ! répéta en rougissant la jeune fille, un peu mortifiée de n’avoir pu comprendre.

— Une chose au moins est claire, répliqua Othon, c’est que vous êtes bonne, vous.

— Ah ! voilà bien ce qu’ils disaient tous de vous, dit Ottilie, moralisant. Quelle langue pour enjôler les gens ! Quelle langue de flatteur !

Le prince se prit à rire d’un petit air satisfait :

— Oh ! mais vous oubliez, dit-il, que je suis un homme tout à fait passé !

— À vous entendre on vous prendrait pour un enfant, et, prince ou non, si vous veniez me déranger à ma cuisine, je vous attacherais un torchon aux basques… Bonté Divine ! ajouta-t-elle, se reprenant, il faut espérer que Votre Altesse me pardonnera. Ma foi, je ne peux jamais m’en souvenir !

— Ni moi non plus, dit Othon, et voilà justement ce qu’on me reproche.

Ils avaient en ce moment tout l’air d’un couple amoureux ; le grondement de la chute d’eau les forçait, il est vrai, d’élever la voix au-dessus du diapason ordinaire des amoureux, mais, à quelque observateur jaloux les épiant d’en haut, leur gaieté et leur rapprochement pouvaient facilement donner de l’ombrage.

Une voix rude, venant d’un buisson de ronces, se mit à appeler Ottilie par son nom. Elle pâlit : — C’est Fritz, dit-elle ; il faut que je parte.

— Partez donc, ma chère. Inutile de vous dire : partez en paix, car vous avez, je crois, découvert que de près je ne suis pas fort à craindre. Et, d’un très beau geste, le prince la congédia ; sur quoi mademoiselle Ottilie, en quelques bonds, remonta la rive et disparut dans le fourré, s’arrêtant seulement un instant pour lui tirer une petite révérence, toute rougissante de s’apercevoir que, dans ce court intervalle, elle avait encore une fois oublié la qualité de l’étranger.

Othon s’en retourna à son promontoire rocheux ; mais son humeur était changée. Maintenant le soleil versait la lumière plus d’aplomb sur le petit lac, et, à la surface, l’eau blonde et jaillissante, l’azur du ciel, le vert doré du jeune feuillage, dansaient en arabesques chatoyantes. Les tourbillons riaient et s’illuminaient de teintes prismatiques. L’âme du prince commençait à être troublée par la beauté de ce vallon situé si près de ses frontières ; si près, mais au delà ! Jamais il n’avait connu la joie de la possession dans aucune des mille et une choses belles et curieuses qui étaient à lui, mais à ce moment il se sentait envieux du bien d’un autre. Ce n’était, à la vérité, qu’une envie souriante, une envie d’amateur, mais enfin elle était là : c’était la passion d’Achab pour les vignes, en petit. Et il eut un soulagement quand parut sur la scène M. Killian lui-même.

— J’espère, Monsieur, commença le vieux fermier, que vous avez bien dormi sous mon simple toit ?

Othon évita la question : — Je suis, dit-il, en train d’admirer le site charmant qu’il est de votre privilège d’habiter.

— Oui, c’est champêtre, répondit M. Gottesheim, jetant à l’entour un regard de satisfaction. Oui, c’est un petit coin bien champêtre. Et il y a là, du côté de l’ouest, une terre excellente, grasse, un terrain excellent, bien profond. Je voudrais vous faire voir mon blé dans les dix arpents. Non, il n’y a pas une ferme en Grunewald, et bien peu en Gérolstein, qui vaillent la ferme de la Rivière. Les unes rendent soixante (c’est ce que je me dis, tout en semant), les unes rendent soixante, d’autres soixante-dix, d’autres encore la centaine… et chez, moi cent vingt ! Mais cela, Monsieur, dépend en partie du fermier.

— Et la rivière est poissonneuse ?

— Un véritable vivier. Même ici il ferait bon flâner, si l’on avait loisir, avec cette eau qui tambourine dans son bassin noir, et toute cette verdure enguirlandant les rochers… Et voyez un peu, jusqu’aux cailloux du bon Dieu, ne dirait-on pas de l’or et des pierres précieuses ? Mais, Monsieur, vous en êtes déjà à l’âge où, si je puis me permettre l’observation, vous devriez commencer à craindre les rhumatismes. De trente à quarante, c’est, pour ainsi dire, le temps de leurs semailles, et il fait froid et humide à se promener de si bon matin avec l’estomac vide. Prenez mon humble avis, Monsieur, et marchons.

— De tout mon cœur, répondit gravement Othon. Et tout en marchant : Ainsi donc, continua-t-il, vous avez vécu ici toute votre vie ?

— Ici, je suis né ; et je voudrais pouvoir dire : ici je mourrai. Mais la fortune, Monsieur, c’est la fortune qui fait tourner la roue ! On la dit aveugle, mais j’aime plutôt penser qu’elle voit un peu plus loin que nous. Mon grand-père, mon père, et moi, nous avons tous labouré dans ces arpents : mes sillons suivent la trace des leurs. Leurs noms et le mien se voient sur le banc du jardin : deux Killians et un Johann… Oui, Monsieur, dans mon vieux jardin, des hommes de bien se sont préparés, pour la grande transformation. Je crois encore voir mon vieux père, le brave homme, avec son bonnet de coton, en faire le tour pour tout voir une bonne dernière fois. « Killian, me dit-il, vois-tu la fumée de mon tabac ? Eh bien, voilà la vie !… » C’était sa dernière pipe, et je crois qu’il le savait. Et ce devait être une chose étrange, sans doute, que de laisser là les arbres qu’il avait plantés, le fils qu’il avait engendré, même la vieille pipe en tête de turc qu’il avait fumée depuis qu’il était jeune gars et s’en allait courtiser son amoureuse. Mais ici-bas nous n’avons pas de demeure stable. Quant à ce qui est de l’éternelle, il est consolant de songer que nous avons d’autres mérites que les nôtres sur quoi compter. Et pourtant vous ne sauriez croire comme l’idée de mourir dans un lit étranger me chagrine le cœur.

— Vous faut-il donc vous y résoudre ? Et pour quelle raison ? demanda Othon.

— La raison ? On va vendre la ferme ; trois mille écus, répondit M. Gottesheim. Si c’avait été le tiers, je puis dire sans me vanter qu’avec mes épargnes et mon crédit j’aurais pu trouver la somme. Mais trois mille,… à moins d’avoir une chance étonnante, et que le nouveau propriétaire ne me retienne sur la ferme, il ne me reste plus qu’à déménager.

À cette nouvelle Othon sentit redoubler sa fantaisie pour l’endroit, fantaisie à laquelle vinrent se mêler de nouveaux sentiments. Si tout ce qu’il apprenait était exact, Grunewald menaçait de devenir assez malsain pour un prince régnant. Il pourrait être sage de se préparer un asile ; et quel ermitage plus charmant pouvait-on concevoir ? M. Gottesheim, de plus, avait évoqué sa sympathie. Tout homme, au fin fond de son cœur, aime assez à jouer le rôle de génie bienfaisant. Paraître sur la scène au bon moment, pour prêter aide au vieux fermier qui l’avait si fort maltraité en paroles, cela sembla au prince l’idéal d’une belle revanche. À cette perspective ses idées se ranimèrent, et il recommença à se considérer lui-même avec quelque respect.

— Je crois, dit-il, pouvoir vous trouver un acheteur ; quelqu’un qui serait heureux de continuer à profiter de votre expérience.

— Est-il possible, Monsieur ! s’écria le vieux. Ah ! je vous serais fièrement obligé ; car je commence à voir qu’un homme a beau s’exercer toute sa vie à la résignation, c’est comme la médecine : au bout du compte on ne réussit jamais à s’y faire.

— S’il vous convient de faire préparer le contrat, vous pouvez même grever l’acheteur de votre intérêt personnel, dit Othon, pour que l’usufruit vous en soit assuré pour la vie.

— Votre ami, hasarda Killian, votre ami, il ne voudrait pas sans doute laisser aussi les droits de réversion ?… Fritz est un bon gars.

— Fritz est jeune, dit froidement le prince. Qu’il s’obtienne une position par ses efforts, et non par héritage.

Mais M. Gottesheim reprit avec insistance : — Il y a longtemps qu’il travaille sur cette ferme, Monsieur, et, à mon âge avancé (car j’aurai septante-huit ans, vienne la moisson), cela pourrait causer de l’embarras au propriétaire, de ne savoir qui mettre à ma place. Pouvoir compter sur Fritz, cela serait toujours un souci d’évité. Je crois pouvoir dire qu’il se laisserait tenter par une situation permanente.

— Le jeune homme a des idées subversives, répliqua Othon.

— Peut-être, cependant l’acheteur… recommença Killian.

L’impatience alluma une légère rougeur sur la joue d’Othon : — L’acheteur, dit-il, c’est moi.

— C’est ce que j’aurais dû deviner, répondit le vieillard, en saluant avec une dignité obséquieuse. Vous avez rendu un vieux paysan bien heureux, et je puis dire, en vérité, qu’à mon insu j’ai donné l’hospitalité à un ange. Monsieur, si seulement les grands de ce monde (et par ces mots j’entends ceux dont la position est puissante) avaient le cœur placé comme vous, que de foyers se rallumeraient, que de pauvres gens retrouveraient des chansons !

— Il ne faut pas juger trop sévèrement, Monsieur, dit Othon ; nous avons tous nos faiblesses.

— Cela est bien vrai, fit M. Gottesheim avec onction. Et sous quel nom dois-je connaître mon généreux propriétaire ?

Le double souvenir d’un voyageur anglais qu’il avait, la semaine auparavant, reçu à la cour, et d’un vieux chenapan de la même nation que dans sa jeunesse il avait connu, vint fort à propos à l’aide du prince. — Je m’appelle Transome, répondit-il. Je suis un voyageur anglais. C’est aujourd’hui mardi. Jeudi, avant midi, l’argent sera prêt. Nous nous retrouverons, s’il vous plaît, à Mittwalden, à l’Étoile du matin.

— En toutes choses justes, je serai toujours bien humblement à vos ordres, répondit le fermier. Vous êtes donc anglais ! C’est une race de grands voyageurs. Votre Seigneurie a-t-elle de l’expérience en matières agricoles ?

— J’ai déjà eu occasion de m’en occuper, dit le prince, non pas, il est vrai, en Gérolstein. Mais la fortune fait tourner la roue, comme vous le dites, et je désire me trouver préparé à ses révolutions.

— Vous avez bien raison, Monsieur, dit Killian.

Ils marchaient sans se presser et se rapprochaient en ce moment de la ferme, remontant le long du treillis jusqu’au niveau de la prairie. Depuis quelque temps ils entendaient des voix qui devenaient de plus en plus distinctes à mesure qu’ils s’avançaient. Enfin, sortant du vallon, ils aperçurent, à peu de distance, Fritz et Ottilie : lui, rouge de colère, la voix enrouée, accentuant chaque phrase d’un coup de poing dans la paume de sa main ; elle, un peu à l’écart, tout ébouriffée d’agitation, et se défendant avec volubilité.

— Eh là, mon Dieu !… fit M. Gottesheim, qui, à ce spectacle, parut disposé à s’éloigner. Mais Othon marcha droit aux amoureux, pensant bien entrer pour quelque chose dans leur querelle. Et en effet, Fritz n’eut pas plus tôt aperçu le prince, qu’il prit une pose tragique comme pour l’attendre et le défier.

— Oh ! vous voilà donc, s’écria-t-il, quand il fut à portée de voix. Vous êtes un homme, vous, et il faudra bien que vous me répondiez… Que faisiez-vous, là-bas, tous les deux ? Pourquoi vous cachiez-vous derrière les buissons ? Puis se retournant, furieux, sur Ottilie : — Dieu du ciel ! s’écria-t-il. Et dire que c’est à une femme comme toi que j’ai donné mon cœur !…

— Pardon, interrompit Othon, c’est à moi, ce me semble, que vous vous adressiez. En vertu de quelle circonstance ai-je à vous rendre compte des faits et gestes de cette demoiselle ? Êtes-vous son père, son frère, son époux ?

— Eh, monsieur ! répondit le paysan, vous le savez aussi bien que moi, c’est ma promise ; je l’aime et elle est censée m’aimer. Mais, et qu’elle comprenne bien cela, il faut que tout soit cartes sur table. J’ai ma fierté aussi, moi !

— Allons, dit le prince, je vois qu’il est nécessaire que je vous explique ce que c’est que l’amour : l’amour se mesure à la bonté du cœur. Que vous soyez fier, c’est fort possible ; mais elle, de son côté, ne peut-elle avoir aussi quelque estime de soi ? Je ne parle pas de moi. Peut-être, si l’on voulait s’enquérir si minutieusement de votre conduite à vous, trouveriez-vous embarrassant de devoir tout expliquer ?

— Cela n’est pas répondre, dit le jeune homme. Vous savez bien qu’un homme est un homme, et qu’une femme n’est qu’une femme ; ça, c’est reconnu partout, haut et bas. Je vous fais une question, je vous la répète : je ne sors pas de là. — Il traça une ligne à terre, et y posa le pied.

— Quand vous aurez mieux approfondi les doctrines du libéralisme, dit le prince, peut-être changerez-vous de ton. Vos poids et mesures, mon jeune ami, ne sont pas de bon aloi. Vous avez une balance pour la femme, une autre pour l’homme, une pour les princes, une autre pour les garçons-fermiers. Pour le prince qui néglige son épouse, vous vous montrez fort sévère. Mais l’amoureux qui insulte sa fiancée… qu’en faites-vous ? Vous vous servez du mot amour ; j’imagine que cette demoiselle pourrait avec raison demander qu’on la délivre d’un amour tel. Car si moi, tout étranger que je suis, je m’étais permis la dixième partie de cette grossièreté, vous m’auriez, et en toute justice, cassé la tête. Et en la protégeant contre pareille insolence vous n’eussiez fait que ce qu’il sied à un amant. Protégez-la donc d’abord contre vous-même !

— Bien dit, fit le vieillard, qui les mains jointes derrière lui, et courbant sa grande taille, assistait à la scène. C’est vrai comme l’Écriture.

Fritz fut ébranlé, non seulement par l’air d’imperturbable supériorité du prince, mais aussi par une lueur de conscience qui lui montrait son tort. Du reste l’appel à ses idées libérales l’avait troublé.

— C’est bon, dit-il, si j’ai été malhonnête je veux bien l’admettre. Je ne songeais pas à mal… et d’ailleurs j’étais dans mon droit (ce qui ne veut pas dire que je ne sois pas aussi au-dessus de toutes ces vieilles idées), mais si j’ai parlé vertement, eh bien, je lui demande pardon !

— Alors n’en parlons plus, dit Ottilie.

— Mais avec tout ça, reprit Fritz, je n’ai pas ma réponse. Je demande ce que vous aviez à vous dire tous les deux. Elle prétend qu’elle a promis de n’en point parler, mais moi je veux le savoir. La politesse, c’est bien, mais on ne m’en fait pas accroire. J’ai droit à la justice, quoique je ne sois que l’amoureux.

— Demandez à M. Gottesheim, répliqua Othon, et vous apprendrez que je n’ai pas perdu mon temps. Depuis mon lever ce matin, j’ai convenu d’acheter la ferme ; je veux bien satisfaire une curiosité que je trouve déplacée.

— Oh alors ! répondit Fritz, s’il était question d’affaires, c’est différent. Tout de même je ne comprends guère pourquoi on ne voulait pas me le laisser savoir. Mais si le gentilhomme va acheter la ferme, il n’y a, autrement, plus rien à dire, je suppose ?

— Naturellement, fit M. Gottesheim, avec un accent de conviction profonde.

— Mais Ottilie fit preuve de plus de courage : — Là, tu vois bien ! s’écria-t-elle. Que te disais-je tout le temps ? Je te répétais que ce que je faisais c’était pour ton bien. Tu vois maintenant ! N’as-tu pas honte de ton caractère méfiant ? Ne devrais-tu pas te mettre à deux genoux devant ce gentilhomme… et devant moi ?


CHAPITRE IV

OÙ LE PRINCE, CHEMIN FAISANT, RÉCOLTE QUELQUES OPINIONS


Par un véritable triomphe de stratégie, Othon parvint à s’échapper un peu avant midi. De cette façon il fut quitte de la reconnaissance pesante de M. Killian, ainsi que de la reconnaissance confidentielle de la pauvre Ottilie ; mais il ne se débarrassa pas si facilement de Fritz. Ce jeune politique offrit, avec force regards mystérieux, de l’accompagner jusqu’à la grande route, et Othon, redoutant quelque reste de jalousie, et par égard pour la jeune fille, n’osa pas refuser. Tout en s’avançant, il observait son compagnon avec inquiétude, et espérait de tout cœur en avoir bientôt fini. Pendant quelque temps Fritz marcha en silence à côté du cheval, et ils avaient fait plus de la moitié du chemin projeté, quand, d’un air un peu confus, il leva les yeux vers le cavalier, et commença l’attaque : — N’êtes-vous pas, demanda-t-il, ce qu’on appelle un socialiste ?

— Mais… non, répondit Othon. Pas précisément ce qu’on entend par là. Pourquoi cette question ?

— Je vais vous le dire, répliqua le jeune homme. J’ai bien vu tout de suite que vous étiez un progressiste ardent, que vous vous reteniez seulement par crainte du vieux Killian. Quant à cela, Monsieur, vous aviez raison : les vieux sont toujours poltrons. Mais, à cette heure, il y a tant de groupes différents, qu’on ne peut jamais savoir d’avance jusqu’à quel point osera aller le plus hardi. Je n’eus la certitude complète que vous apparteniez aux penseurs avancés, que lorsque vous commençâtes à parler des femmes et de l’amour libre.

— En vérité, s’écria Othon, je n’ai jamais soufflé mot de chose pareille !

— Cela va sans dire… oh ! non, rien de compromettant ! Vous semiez les idées, voilà tout, les amorces de fond, comme dit notre président. Mais il faut être fin pour me tromper, car je connais nos orateurs, leur manière de faire, et leurs doctrines. Et, entre nous, ajouta Fritz, baissant la voix, je suis affilié moi-même… Oh ! oui, j’appartiens à une société secrète, j’ai ma médaille ! Il découvrit un ruban vert qu’il portait autour du cou, et fit admirer à Othon une médaille d’étain sur laquelle se voyait l’image d’un phénix, avec la légende : Libertas. — Et maintenant vous voyez que vous pouvez avoir confiance en moi. Je ne suis point un de vos vantards de taverne, je suis révolutionnaire convaincu. Et il jeta sur Othon un regard séducteur.

— Je comprends, répondit le prince. C’est tout à fait charmant. Mais, voyez-vous, Monsieur, ce qu’on peut faire de mieux pour son pays, c’est d’être tout d’abord un honnête homme. Pour ma part, quoique vous soyez parfaitement dans le vrai en supposant que je sois mêlé aux questions politiques, je suis tout à fait incompétent, tant par caractère que par intelligence, pour y jouer un rôle de chef. La nature, je le crains, n’a voulu faire de moi qu’un subalterne. Et pourtant nous avons tous quelque chose à quoi commander, quand ce ne serait qu’à notre humeur, Monsieur Fritz, et un homme qui songe à se marier doit s’observer de près : la position du mari, comme celle du prince, est tout artificielle : dans l’une comme dans l’autre, il est difficile de bien faire. Suivez-vous le raisonnement ?

— Oui, certes, je suis le raisonnement, répondit le jeune homme, tout penaud et fort déconcerté par le genre de renseignements qu’il avait obtenu. Mais, se ranimant : — Est-ce pour en faire un arsenal, demanda-t-il, que vous avez acheté la ferme ?

— Nous verrons, répondit en riant le prince. Ne montrons pas trop de zèle ; en attendant, si j’étais vous, je ne soufflerais mot là-dessus.

— Oh ! pour cela, ayez confiance, Monsieur ! s’écria Fritz en empochant un écu. Quant à vous, vous n’avez rien dit… du premier coup je soupçonnais ce qu’il en était ; je pourrais même dire que j’en étais sûr. Rappelez-vous, ajouta-t-il, si l’on a besoin d’un guide, que je connais, moi, tous les sentiers de la forêt.

Othon, seul de nouveau, poursuivit son chemin en riant à part lui. Cette conversation avec Fritz l’avait immensément amusé. Il n’était pas non plus mécontent de sa conduite à la ferme. Bien des hommes, se disait-il, eussent, même sous une moindre provocation, plus mal agi. Et pour compléter ses impressions harmonieuses, la beauté du chemin et l’air printanier lui réjouissaient tous deux le cœur.

Montant, descendant, se repliant sur les collines boisées, la grande route, blanche et large, se déroulait vers Grunewald. De chaque côté se dressaient les sapins solidement plantés dans la fraîcheur de la terre, et protégeant entre leurs pieds noueux les mousses épaisses et le jaillissement des ruisseaux ; et quoique les uns fussent larges et forts, les autres élancés et plus grêles, tous se tenaient fermes dans la même attitude, avec la même physionomie, comme une armée silencieuse présentant les armes. Dans toute sa longueur, la grande route évitait les villes et les villages qu’elle laissait à droite et à gauche. De temps en temps, il est vrai, le prince pouvait entrevoir au fond d’un vallon vert quelque congrégation de toits ; ou peut-être, au-dessus de lui, la cabine solitaire d’un bûcheron. Mais la route était une entreprise internationale : visant les grandes cités lointaines, elle dédaignait la petite vie de Grunewald. De là sa grande solitude. Près de la frontière Othon rencontra un détachement de ses propres troupes marchant dans la poussière chaude. Il fut reconnu et acclamé, sans beaucoup d’enthousiasme, à son passage. Dès lors, et pour longtemps, il demeura seul avec les grands bois. Peu à peu l’heureuse influence sous laquelle il se trouvait commença à se dissiper. Ses pensées intimes revinrent à la charge comme un essaim d’insectes venimeux : le souvenir de la conversation de la nuit précédente l’assaillit comme une grêle de soufflets. De l’orient à l’occident il chercha du regard quelque consolateur, et bientôt remarqua sur la colline un chemin de traverse assez raide, et un cavalier qui le descendait avec précaution. Une voix, une présence humaine, à pareil moment, lui semblaient en elles-mêmes bienvenues comme la source dans le désert. Othon, arrêtant son cheval, attendit l’approche de l’étranger.

Ce dernier se trouva être un campagnard à figure rougeaude et lippue, chargé d’une double sacoche, et portant, attachée à la ceinture, une bouteille de grès. Il répondit gaiement, quoique d’une voix un peu épaisse, à l’appel du prince, et en même temps fit une embardée passablement bacchique sur sa selle. Il était clair que la bouteille n’était plus pleine.

— Allez-vous vers Mittwalden ? demanda le prince.

— Jusqu’à la route de Tannenbrunn, répondit l’homme ; allons-nous de compagnie ?

— Avec plaisir, je vous attendais même dans cet espoir.

Ils se trouvaient côte à côte. Suivant son instinct de paysan, l’homme examina d’abord de son œil trouble la monture de son compagnon : — Diantre, s’écria-t-il, vous montez une belle bête, l’ami ! Puis, ayant satisfait sa curiosité, il s’occupa d’un détail pour lui tout secondaire, la figure de son compagnon, et tressauta : — Le prince ! cria-t-il, et il salua, non sans une nouvelle embardée qui cette fois faillit le désarçonner. Je demande pardon à Votre Altesse, de ne pas l’avoir reconnue tout de suite…

Le dépit enleva au prince tout son sang-froid : — Puisque vous me connaissez, dit-il, il est inutile que nous fassions route ensemble. Je vous précéderai donc, avec votre permission. Mais, comme il se disposait à éperonner sa jument blanche, le manant, à moitié ivre, allongea le bras et lui saisit la bride.

— Dites donc, vous, fit-il, prince ou non, ce n’est pas comme ça qu’on se conduit. Oui-dà ! sous cape cela vous va bien de me tenir compagnie… mais du moment que je vous connais, avec ma permission, vous me précéderez !… Mouchard ! Et, tout cramoisi à la fois de boisson et de vanité mortifiée, le drôle cracha, pour ainsi dire, le mot à la figure du prince.

Othon se sentit tout à coup horriblement confus : il s’aperçut qu’il venait de présumer grossièrement sur son rang. Peut-être aussi un petit frisson de crainte personnelle se mêlait-il à ce remords, car le gaillard avait vigoureuse encolure et ne possédait qu’à demi sa raison. — Lâchez mes rênes ! lui dit-il, cependant, avec une reprise suffisante d’autorité. Et quand, un peu à son propre étonnement, il vit l’homme obéir : Sachez, Monsieur, continua-t-il, que bien que j’eusse pu prendre plaisir à cheminer avec vous en simple particulier qui converse intelligemment avec un autre, et à recevoir de cette façon vos opinions véritables sur divers sujets, il me serait fort peu intéressant d’écouter les vains compliments que vous débiteriez à votre prince.

— Vous croyez que je vous mentirais, peut-être ! hurla l’homme à la bouteille, s’empourprant de plus en plus.

— J’en suis certain, répliqua Othon qui retrouva tout son sang-froid. Vous ne me montreriez point, par exemple, la médaille que vous portez au cou. Car il venait d’apercevoir certain ruban vert à la gorge du malotru.

Le changement fut instantané. La face rouge se marbra de jaune ; une main épaisse et tremblante alla tâter le cordon révélateur. Quelle médaille ?… s’écria l’homme, singulièrement dégrisé. Je n’ai pas de médaille !

— Pardonnez-moi, dit le prince. Je puis même vous dire ce qu’elle porte, à savoir : un phénix dans les flammes, avec le mot Libertas. Et comme le médaillé restait bouche béante, Othon continua en souriant : Cela vous sied bien, en vérité, de venir vous plaindre de l’impolitesse d’un homme dont vous complotez l’assassinat !

— L’assassinat ! bégaya l’autre. Pour ça, non. Jamais ! Je ne me mêle pas de choses criminelles, moi.

— Vous êtes singulièrement mal renseigné, dit Othon ; la conspiration, en elle-même, est chose criminelle… et qui entraîne la peine de mort. Oui, Monsieur, la peine de mort : je vous garantis l’exactitude parfaite de ce que j’avance. Inutile, cependant, de vous laisser aller à cette déplorable agitation… je ne suis pas gendarme. Mais quand on veut se mêler de politique, il est bon de regarder au revers de la médaille.

— Votre Altesse !… commença le sire à la bouteille.

— Laissez donc ! dit le prince. Vous êtes républicain, qu’avez-vous à faire d’altesses ? Mais poursuivons notre chemin. Puisque vous le désirez si fort, je n’aurai pas le cœur de vous priver de ma compagnie. Et, aussi bien, j’ai une question à vous adresser : pourquoi, puisque vous êtes un corps si nombreux, car vous êtes fort nombreux, quinze mille hommes, m’a-t-on dit, et cela est sans doute au-dessous de la vérité, ai-je raison ?

L’homme fit entendre un son inarticulé.

— Eh bien, donc, reprit Othon, puisque vous formez un parti si considérable, pourquoi ne pas vous présenter devant moi avec vos requêtes ?… que dis-je ! avec vos ordres ? Ai-je la réputation d’être si passionnément attaché à mon trône ? J’ai peine à le croire. Voyons, montrez-moi votre majorité, et sur l’instant j’abdique. Dites cela à vos amis. Assurez-les de ma part de ma docilité. Faites-leur comprendre que, quelle que puisse être leur idée de mes imperfections, il leur serait impossible de me tenir pour plus impropre à gouverner que je ne le fais moi-même. Je suis un des plus mauvais princes de l’Europe : pourront-ils enchérir là-dessus ?

— Il est bien loin de ma pensée… commença l’homme.

— Vous verrez que vous finirez par vous poser en défenseur de mon gouvernement ! s’écria Othon. Vraiment, si j’étais vous, je quitterais les conjurations. Vous êtes aussi mal bâti pour faire un conjuré que moi pour faire un roi.

— Il y a une chose, au moins, que je dirai tout haut. Ce n’est pas tant de vous que nous nous plaignons, que de votre dame.

— Pas un mot de plus, Monsieur ! dit le prince. Puis, après un moment, d’un ton de colère et de mépris : Encore une fois, ajouta-t-il, je vous conseille de renoncer à la politique. Et si jamais je vous revois, que je vous revoie moins gris ! Un homme qui s’enivre dès le matin, est bien le dernier qui ait le droit de porter un jugement, même sur le pire des princes,

— J’ai pris une goutte, mais je n’ai pas bu, précisa l’homme, l’air tout triomphant de sa judicieuse distinction. Et même, mettons que j’aie bu… eh bien ! après ? Personne ne dépend de moi. Mais ma scierie chôme et j’en accuse votre femme. Suis-je le seul ? Allez le demander partout. Que font nos scieries ? Que font les jeunes gens qui devraient avoir du travail ? Et l’argent, comment circule-t-il ? Tout est enrayé. Non, Monsieur, c’est bien différent… car je souffre de vos fautes, moi ; je paye pour elles de ma bourse… de la bourse d’un pauvre homme, pardine ! Mais mes fautes, en quoi vous regardent-elles ? Gris ou non, je puis toujours bien voir que le pays va à tous les diables, et voir aussi à qui en est le tort. Maintenant, j’ai dit mon dire ; faites-moi jeter, si bon vous semble, dans vos prisons empestées… ça m’est égal. J’ai parlé vrai. Sur quoi, je reste en arrière, pour débarrasser votre Altesse de ma société. Et le scieur, arrêtant son cheval, salua gauchement.

— Je vous ferai observer, dit Othon, que je ne vous ai pas demandé votre nom. Je vous souhaite une bonne promenade. Et il partit au galop.

Mais, quelque allure qu’il prît, cette entrevue avec le scieur lui restait comme une poire d’angoisse dans le gosier. Il avait commencé par subir une leçon sur la politesse, et fini par éprouver une défaite en matière de logique ; et, dans les deux cas, de la part d’un homme qu’il regardait avec mépris. Tous les tourments de sa pensée lui revinrent avec une nouvelle amertume. Vers trois heures de l’après-midi, étant arrivé au chemin de traverse qui menait à Beckstein, il se décida à s’y engager pour aller dîner à loisir. Rien, après tout, ne pouvait être pire que de continuer de la sorte.

En entrant dans la salle d’auberge, à Beckstein, il remarqua dès l’abord un jeune homme à figure intelligente, attablé, un livre ouvert devant lui. Othon fit placer son couvert près du lecteur, et, s’excusant comme il convenait, entama la conversation en lui demandant ce qu’il lisait.

— Je parcours, répondit le jeune homme, le dernier ouvrage de M. le docteur Hohenstockwitz, cousin et bibliothécaire de votre prince de Grunewald ; homme d’une haute érudition, et non sans quelques lueurs d’esprit.

— Je connais M. le Docteur, dit Othon, mais pas encore son ouvrage.

— Deux privilèges que je ne puis que vous envier, répondit poliment le jeune homme. Un honneur pour le présent, un plaisir à venir.

— M. le Docteur est, je crois, fort estimé pour son savoir ? demanda le prince.

— C’est, Monsieur, un exemple remarquable de la force intellectuelle, répondit le lecteur. Qui, parmi nos jeunes gens, s’occupe de son cousin, tout prince régnant qu’il soit ? Qui, d’autre part, n’a entendu parler du docteur Gotthold ? C’est que le mérite intellectuel, seul, de toutes les distinctions, est basé sur la nature.

— J’ai le plaisir de m’adresser à un philosophe, hasarda Othon, à un auteur peut-être ?

Le sang monta aux joues du jeune homme : — Comme vous le supposez, Monsieur, dit-il, je puis prétendre à ces deux distinctions. Voici ma carte. Je suis le licencié Rœderer, auteur de plusieurs ouvrages sur la théorie et la pratique de la politique.

— Vous m’intéressez énormément, dit le prince, d’autant plus que j’entends dire en Grunewald que nous sommes à la veille d’une révolution. Dites-moi, je vous prie, puisque vous faites une étude spéciale de ces questions, augureriez-vous favorablement d’un pareil mouvement ?

— Je vois, Monsieur, dit le jeune écrivain, avec un certain accent d’aigreur, que vous n’avez pas connaissance de mes opuscules. Je suis ferme partisan du principe autoritaire. Je ne partage d’aucune façon toutes ces fantaisies illusoires, ces utopies dont les empiristes s’éblouissent eux-mêmes et exaspèrent les ignorants. L’âge de ces idées, croyez-moi, est passé, ou tout au moins le sera bientôt.

— Quand je regarde autour de moi… commença Othon.

— Quand vous regardez autour de vous, interrompit le licencié, vous voyez les ignorants. Mais nous autres, dans le laboratoire de l’opinion, sous la lampe studieuse, nous commençons déjà à éliminer toutes ces faussetés. Nous commençons à retourner vers l’ordre de la nature, vers ce que je pourrais appeler (empruntant une expression à la thérapeutique) la méthode expectante pour le traitement des abus. Ne vous méprenez pas au sens de mes paroles, continua-t-il ; un pays dans la condition que nous voyons à Grunewald, un prince comme votre prince Othon, nous devons formellement les condamner. Tous deux sont surannés. Néanmoins je chercherais le remède, non pas dans les convulsions brutales, mais dans l’accession paisible d’un souverain plus capable. Je vous amuserais, sans doute, ajouta le licencié, oui, je crois que je vous amuserais, si je vous expliquais mon idéal d’un prince. Nous qui avons travaillé dans le silence du cabinet, nous ne songeons plus, à cette heure, à la vie d’action : les deux genres d’existence sont, nous l’avons prouvé, incompatibles. Je ne voudrais certes pas d’un philosophe sur le trône ; mais, d’autre part, je voudrais en voir un toujours tout près, comme conseiller. Comme prince je proposerais un homme d’une bonne intelligence moyenne, plutôt vive que profonde, un homme aux manières courtoises, ayant à la fois l’art de plaire et de commander, un homme observateur, d’humeur facile, séduisant. Je me suis permis de vous étudier depuis votre entrée ici : eh bien ! Monsieur, si j’étais un sujet de Grunewald, je prierais le ciel de placer sur le siège du gouvernement un homme tel que vous.

— Ah bah ! s’écria le prince… Vraiment ? Le licencié Rœderer se mit à rire de bon cœur.

— Je pensais bien que je vous étonnerais, dit-il. Ce ne sont pas là les idées des masses.

— Oh ! non, je vous assure, dit Othon.

— Ou plutôt, précisa le licencié, ce ne sont pas là leurs idées d’aujourd’hui ; mais un jour viendra où ces idées prendront le dessus.

— Vous me permettrez, Monsieur, d’en douter, dit Othon.

— La modestie, continua le théoricien avec un petit rire, est toujours chose admirable. Mais je vous assure qu’un homme tel que vous, ayant à ses côtés un homme comme le docteur Gotthold, par exemple, serait, selon moi, dans tout ce qui est essentiel, un souverain idéal.

De ce train-là les heures s’écoulaient agréablement pour Othon. Mais malheureusement le licencié, qui était assez douillet en selle et adonné aux demi-étapes, couchait cette nuit-là à Beckstein. Et pour s’assurer des compagnons de route jusqu’à Mittwalden et se défaire ainsi autant que possible de la compagnie de ses propres pensées, le prince dut s’insinuer dans les bonnes grâces de certains marchands de bois, venus de divers États de l’Empire, qui buvaient ensemble et assez bruyamment au fond de la salle.

La nuit était déjà tombée quand ils se mirent en selle. Les marchands étaient en gaieté et braillaient fort ; ils avaient tous une figure de lune d’août. Ils se faisaient des niches, chantaient seuls ou en chœur, oubliaient leur compagnon de voyage et s’en ressouvenaient tour à tour. Othon combinait de cette façon les avantages de la société et de la solitude, écoutant tantôt leurs bavardages et leurs remarques ineptes, tantôt les voix de la forêt. L’obscurité étoilée, les faibles brises des bois, la musique intermittente des fers sur la route, formaient un tout harmonieux qui s’accordait avec son esprit. Il était donc encore d’une humeur des plus égales quand ils arrivèrent ensemble au sommet de la longue colline qui surplombe Mittwalden.

Au fond du bassin boisé les lumières de la petite ville formaient un bassin scintillant de rues entrelacées. À l’écart, sur la droite, se voyait le palais, illuminé comme une fabrique.

L’un des marchands, bien qu’il ne reconnût point Othon, était de la principauté.

— Voilà ! s’écria-t-il, indiquant le palais de son fouet, voilà l’auberge de Jézabel !

— Comment, c’est comme ça que vous l’appelez ? fit un autre en riant.

— Mon Dieu, oui ; c’est ainsi qu’on l’appelle, répondit le Grunewaldien, et il entonna une chanson que la compagnie, en gens déjà familiers avec l’air et les paroles, reprit en chœur. Son Altesse Sérénissime Amélie, Séraphine, princesse de Grunewald, était l’héroïne de la ballade : Gondremark en était le héros. La honte siffla aux oreilles d’Othon. Il s’arrêta court, et, comme étourdi du coup, demeura immobile sur sa selle. Les chanteurs continuèrent de descendre la colline sans lui.

La chanson se chantait sur un air populaire, canaille et goguenard, et longtemps après que les paroles en furent devenues indistinctes, le rythme, s’élevant et s’abaissant, sonna l’insulte dans le cerveau du prince. Il prit la fuite pour y échapper. Tout près, à la droite, un chemin se dirigeait vers le palais ; il le suivit à travers les ombres épaisses et les allées entre-croisées du parc. Par les belles après-midi d’été, quand la cour et la bourgeoisie s’y rencontraient et s’y saluaient, c’était un endroit animé. Mais au printemps naissant, à cette heure de la nuit, le parc était désert et abandonné aux oiseaux dans leurs nichées. Les lièvres se jouaient dans les fourrés. Çà et là une statue s’élevait, blanche, avec son geste éternel. Çà et là quelque temple de fantaisie lui renvoyait spectralement l’écho du pas de sa jument.

Au bout de dix minutes il arriva à l’extrémité supérieure de son propre jardin, où les petites écuries, au moyen d’un pont, s’ouvraient sur le parc. Dix heures sonnaient à l’horloge des communs, répétées immédiatement par la grosse cloche du palais, et au lointain par les clochers de la ville, Tout était silence aux écuries, sauf de temps en temps un cliquetis de chaîne et le bruit sourd d’un fer impatient. Othon mit pied à terre. À cet instant un souvenir se réveilla en lui : celui de certains récits d’avoine volée et de palefreniers fripons, récits entendus jadis, depuis longtemps oubliés, pour lui revenir maintenant en tête juste à propos. Il traversa le pont, et, se dirigeant vers une fenêtre, frappa fortement six ou sept fois en cadence. Tout en frappant il souriait. Au bout d’un instant le guichet de la porte s’entr’ouvrit, et une tête d’homme se montra sous la pâle lumière des étoiles.

— Rien ce soir, dit une voix.

— Une lanterne ! dit le prince.

— Miséricorde du ciel !… s’écria le palefrenier. Qui va là ?

— Moi, le prince, répondit Othon. Apportez une lanterne, emmenez la jument, et ouvrez-moi la porte du jardin.

L’homme demeura quelque temps silencieux, la tête toujours hors du guichet. — Son Altesse ! fit-il enfin. Mais pourquoi Votre Altesse a-t-elle frappé si drôlement ?

— Une superstition, dit Othon. On prétend à Grunewald que cela rend l’avoine moins chère.

L’homme poussa un cri semblable à un sanglot, et s’enfuit. Quand il reparut, même à la lumière de la lanterne il était tout pâle ; et en ouvrant la porte pour venir prendre la jument, sa main tremblait.

— Votre Altesse… commença-t-il enfin, pour l’amour de Dieu !… et il en resta là, écrasé sous le poids de sa culpabilité.

— Pour l’amour de Dieu, quoi donc ? demanda Othon gaiement. Pour l’amour de Dieu, ayons l’avoine moins chère ! Voilà ce que je dis. Bonsoir ! Et à grands pas il entra dans le jardin, laissant le valet d’écurie pétrifié pour la seconde fois.

Par une série de terrasses le jardin s’abaissait jusqu’au niveau du vivier. De l’autre côté le terrain s’élevait de nouveau, couronné par la masse confuse des toits et des pignons du palais. La façade moderne avec ses colonnes, la salle de bal, la grande bibliothèque, les chambres princières, enfin tous les appartements occupés et illuminés de cette vaste demeure, donnaient sur la ville. Du côté du jardin les bâtiments étaient beaucoup plus anciens : ici tout était presque noir. À peine quelques fenêtres, çà et là, à différentes hauteurs, laissaient-elles voir une tranquille lumière. La grande tour carrée se dressait, s’amincissant d’étage en étage, comme un télescope : et au-dessus du tout pendait le drapeau, immobile.

Le jardin, dans la pénombre, sous le scintillement du ciel étoile, respirait le parfum des violettes d’avril. Sous la voûte de la nuit les arbustes se dressaient indistinctement. Le prince descendit à la hâte les escaliers de marbre, fuyant ses propres pensées. Mais contre la pensée il n’est, hélas ! aucune cité de refuge. À moitié chemin de sa descente les sons d’une musique lointaine vinrent, de la salle de bal, où dansait la cour, frapper son oreille. Ils étaient faibles et intermittents, mais ils touchèrent la corde de la mémoire : et à travers, au-dessus d’eux, Othon crut entendre de nouveau la mélodie échevelée de la chanson des marchands de bois. Une nuit complète tomba sur son âme. Voilà donc son retour… la femme dansait, le mari venait de jouer un tour à un laquais ; pendant ce temps, parmi leurs sujets, tous deux étaient passés en proverbe. Voilà donc l’espèce de prince, de mari, d’homme, qu’il était devenu, cet Othon !… Et il se prit à courir.

Un peu plus bas il rencontra inopinément une sentinelle ; quelques pas plus loin il fut interpellé par une autre ; et comme il passait le pont au-dessus du vivier, un officier qui faisait sa ronde l’arrêta une troisième fois. Cette parade de vigilance était inusitée, mais la curiosité était morte dans l’esprit d’Othon, et ces interruptions ne firent que l’irriter.

Le concierge de la porte dérobée lui ouvrit, et recula de surprise en le voyant si défait. Enfilant vite les escaliers et les corridors privés, le prince parvint enfin sans autre rencontre à sa chambre à coucher, arracha ses vêtements, et se jeta sur son lit dans l’obscurité. La musique de la salle de bal continuait toujours gaiement ; et toujours, à travers les mesures dansantes, il entendait résonner dans son âme le chœur des marchands descendant la colline.