Le Roman de la momie/Chapitre 15

Fasquelle (p. 271-282).

XV

Le roi passa dans une autre salle pour recevoir Mosché, et s’assit sur un trône dont les bras étaient formés par des lions ; il entoura son cou d’un large pectoral, saisit son sceptre et prit une pose de superbe indifférence.

Mosché parut : un autre Hébreu, nommé Aharon, l’accompagnait. Quelque auguste que fût le Pharaon sur son trône d’or, entouré de ses oëris et de ses flabellifères, dans cette haute salle aux colonnes énormes, sur ce fond de peinture représentant les hauts faits de ses aïeux ou les siens, Mosché n’était pas moins imposant : la majesté de l’âge équivalait chez lui à la majesté royale ; quoiqu’il eût quatre-vingts ans, il semblait d’une vigueur toute virile, et rien en lui ne trahissait les décadences de la sénilité. Les rides de son front et de ses joues, pareilles à des traces de ciseau sur du granit, le rendaient vénérable, sans accuser la date des années ; son cou brun et plissé se rattachait à ses fortes épaules par des muscles décharnés, mais puissants encore, et un lacis de veines drues se tordait sur ses mains que n’agitait pas le tremblement habituel aux vieillards. Une âme plus énergique que l’âme humaine vivifiait son corps, et sur sa face brillait, même dans l’ombre, une lueur singulière. On eût dit le reflet d’un soleil invisible.

Sans se prosterner, comme c’était l’habitude lorsqu’on approchait du roi, Mosché s’avança vers le trône de Pharaon et lui dit :

« Ainsi a parlé l’Éternel, le Dieu d’Israël : « Laisse aller mon peuple, pour qu’il me célèbre une solennité au désert. »

Pharaon répondit : « Qui est l’Éternel dont je dois écouter la voix pour laisser partir Israël ? Je ne connais pas l’Éternel, et je ne laisserai pas partir Israël. »

Sans se laisser intimider par les paroles du roi, le grand vieillard répéta avec netteté, car l’ancien bégaiement dont il était affligé avait disparu :

« Le Dieu des Hébreux s’est manifesté à nous. Nous voulons donc aller à une distance de trois jours dans le désert et y sacrifier à l’Éternel, notre Dieu, de peur qu’il ne nous frappe de la peste ou du glaive. »

Aharon confirma par un signe de tête la demande de Mosché.

« Pourquoi détournez-vous le peuple de ses occupations ? répondit le Pharaon. Allez à vos travaux. Heureusement pour vous que je suis aujourd’hui d’humeur clémente, car j’aurais pu vous faire battre de verges, couper le nez et les oreilles, jeter tout vifs aux crocodiles. Sachez, je veux bien vous le dire, qu’il n’y a d’autre dieu qu’Ammon-Ra, l’être suprême et primordial, à la fois mâle et femelle, son propre père et sa propre mère, dont il est aussi le mari ; de lui découlent tous les autres dieux qui relient le ciel à la terre, et ne sont que des formes de ces deux principes constituants ; les sages le connaissent, et les prêtres qui ont longtemps étudié les mystères dans les collèges et au fond des temples consacrés à ses représentations diverses. N’alléguez donc pas un autre dieu de votre invention pour émouvoir les Hébreux à la révolte et les empêcher d’accomplir la tâche imposée. Votre prétexte de sacrifice est transparent : vous voulez fuir ; retirez-vous de devant ma face et continuez à mouler l’argile pour mes édifices royaux et sacerdotaux, pour mes pyramides, mes palais et mes murailles. Allez ; j’ai dit. »

Mosché, voyant qu’il ne pouvait émouvoir le cœur du Pharaon, et que, s’il insistait, il exciterait sa colère, se retira en silence, suivi d’Aharon consterné.

« J’ai obéi aux ordres de l’Éternel, dit Mosché à son compagnon lorsqu’il eut franchi le pylône : mais Pharaon est resté insensible comme si j’eusse parlé à ces hommes de granit assis sur des trônes à la porte des palais, ou à ces idoles à tête de chien, de singe ou d’épervier, qu’encensent les prêtres au fond des sanctuaires. Qu’allons-nous répondre au peuple quand il nous interrogera sur le succès de notre mission ? »

Pharaon craignant que les Hébreux n’eussent l’idée de secouer le joug d’après les suggestions de Mosché, les fit travailler plus rudement encore et leur refusa la paille pour mêler à leurs briques. Aussi les enfants d’Israël se répandirent-ils par toute l’Égypte, arrachant le chaume et maudissant les exacteurs, car ils se trouvaient très-malheureux et ils disaient que les conseils de Mosché avaient redoublé leur misère.

Un jour Mosché et Aharon reparurent au palais et sommèrent encore une fois le roi de laisser partir les Hébreux, pour aller sacrifier à l’Éternel, dans le désert.

« Qui me prouve, répondit Pharaon, que vraiment l’Éternel vous envoie vers moi pour me dire ces choses et que vous n’êtes pas, comme je l’imagine, de vils imposteurs ? »

Aharon jeta son bâton devant le roi, et le bois commença à se tordre, à onduler, à se couvrir d’écailles, à remuer la tête et la queue, à se dresser et à pousser des sifflements horribles. Le bâton s’était changé en serpent. Il faisait bruire ses anneaux sur les dalles, gonflait sa gorge, dardait sa langue fourchue, et, roulant ses yeux rouges, semblait choisir la victime qu’il devait piquer.

Les oëris et les serviteurs rangés autour du trône restaient immobiles et muets d’effroi à la vue de ce prodige. Les plus braves avaient tiré à demi leur épée.

Mais Pharaon ne s’en émut aucunement ; un sourire dédaigneux voltigea sur ses lèvres, et il dit :

« Voilà ce que vous savez faire. Le miracle est mince et le prestige grossier. Qu’on fasse venir mes sages, mes magiciens et mes hiéroglyphites. »

Ils arrivèrent ; c’étaient des personnages d’un aspect formidable et mystérieux, la tête rasée, chaussés de souliers de byblos, vêtus de longues robes de lin, tenant en main des bâtons gravés d’hiéroglyphes : ils étaient jaunes et desséchés comme des momies, à force de veilles, d’études et d’austérités ; les fatigues des initiations successives se lisaient sur leurs visages, où les yeux seuls semblaient vivants.

Ils se rangèrent en ligne devant le trône de Pharaon, sans faire même attention au serpent qui frétillait, rampait et sifflait.

« Pouvez-vous, dit le roi, changer vos cannes en reptiles comme vient de le faire Aharon ?

— Ô roi ! est-ce pour ce jeu d’enfant, dit le plus ancien de la bande, que tu nous as fait venir du fond des chambres secrètes, où, sous des plafonds constellés, à la lueur des lampes, nous rêvons, penchés sur des papyrus indéchiffrables, agenouillés devant les stèles hiéroglyphiques aux sens mystérieux et profonds, crochetant les secrets de la nature, calculant la force des nombres, portant notre main tremblante au bord du voile de la grande Isis ? Laisse-nous retourner, car la vie est courte, et à peine le sage a-t-il le temps de jeter à l’autre le mot qu’il a saisi ; laisse-nous retourner à nos travaux ; le premier jongleur, le psylle qui joue son air de flûte sur les places suffit à te contenter.

— Ennana, fais ce que je désire, » dit le Pharaon au chef des hiéroglyphites et des magiciens.

Le vieil Ennana se retourna vers le collège des sages qui se tenaient debout, immobiles, et l’esprit déjà replongé dans l’abîme des méditations.

« Jetez vos cannes à terre en prononçant tout bas le mot magique. »

Les bâtons avec un bruit sec tombèrent ensemble sur les dalles, et les sages reprirent leur pose perpendiculaire, semblables aux statues adossées aux piliers des temples ; ils ne daignaient même pas regarder à leurs pieds si le prodige s’accomplissait, tellement ils étaient sûrs de la puissance de leur formule.

Et alors ce fut un étrange et horrible spectacle : les cannes se tordirent comme des branches de bois vert sur le feu ; leurs extrémités s’aplatirent en têtes, s’effilèrent en queues ; les unes restèrent lisses, les autres s’écaillèrent selon l’espèce du serpent. Cela grouillait, cela rampait, cela sifflait, cela s’élançait et se nouait hideusement. Il y avait des vipères portant la marque d’un fer de lance sur leur front écrasé, des cérastes aux protubérances menaçantes, des hydres verdâtres et visqueuses, des aspics aux crochets mobiles, des trigonocéphales jaunes, des orvets ou serpents de verre, des crotales au museau court, à la robe noirâtre, faisant sonner les osselets de leur queue ; des amphisbènes marchant en avant et en arrière ; des boas ouvrant leur large gueule capable d’engloutir le bœuf Apis ; des serpents aux yeux entourés de disques comme ceux des hiboux : le pavé de la salle en était couvert.

Tahoser, qui partageait le trône du Pharaon, levait ses beaux pieds nus et les ramenait sous elle, toute pâle d’épouvante.

« Eh bien, dit Pharaon à Mosché, tu vois que la science de mes hiéroglyphites égale ou surpasse la tienne : leurs bâtons ont produit des serpents comme celui d’Aharon. Invente un autre prodige, si tu veux me convaincre. »

Mosché étendit la main, et le serpent d’Aharon se précipita vers les vingt-quatre reptiles. La lutte ne fut pas longue ; il eut bientôt englouti les affreuses bêtes, créations réelles ou apparentes des sages d’Égypte ; puis il reprit sa forme de bâton.

Ce résultat parut étonner Ennana. Il pencha la tête, réfléchit et dit comme un homme qui se ravise :

« Je trouverai le mot et le signe. J’ai mal interprété le quatrième hiéroglyphe de la cinquième ligne perpendiculaire où se trouve la conjuration des serpents… Ô roi ! as-tu encore besoin de nous ? dit tout haut le chef des hiéroglyphites. Il me tarde de reprendre la lecture d’Hermès Trismégiste, qui contient bien d’autres secrets que ces tours de passe-passe.

Pharaon fit signe au vieillard qu’il pouvait se retirer, et le cortège silencieux rentra dans les profondeurs du palais.

Le roi revint au gynécée avec Tahoser. La fille du prêtre, effrayée et toute tremblante encore de ces prodiges, s’agenouilla devant lui et lui dit :

« Ô Pharaon, ne crains-tu pas d’irriter par ta résistance ce dieu inconnu auquel les Israélites veulent aller sacrifier dans le désert, à trois jours de distance ? Laisse partir Mosché et ses Hébreux pour accomplir leurs rites, car peut-être l’éternel, comme ils le nomment, éprouvera la terre d’Égypte et nous fera mourir.

— Quoi ! cette jonglerie de reptiles t’épouvante ! répondit Pharaon ; ne vois-tu pas que mes sages ont produit des serpents avec leurs bâtons ?

— Oui, mais celui d’Aharon les a dévorés, et c’est un mauvais présage.

— Qu’importe ? ne suis-je pas le favori de Phré, le préféré d’Ammon-Ra ? n’ai-je pas sous mes sandales l’effigie des peuples vaincus  ? D’un souffle je balayerai, quand je voudrai, toute cette engeance hébraïque, et nous verrons si leur Dieu saura les protéger !

— Prends garde, Pharaon, dit Tahoser, qui se souvenait des paroles de Poëri sur la puissance de Jéhovah ; ne laisse pas l’orgueil endurcir ton cœur. Ce Mosché et cet Aharon m’épouvantent ; pour qu’ils affrontent ton courroux, il faut qu’ils soient soutenus par un dieu bien terrible !

— Si leur Dieu avait tant de puissance, dit Pharaon répondant à la crainte exprimée par Tahoser, les laisserait-il ainsi captifs, humiliés et pliant comme des bêtes de somme sous les plus durs travaux ? Oublions donc ces vains prodiges et vivons en paix. Pense plutôt à l’amour que j’ai pour toi, et songe que Pharaon a plus de pouvoir que l’éternel, chimérique divinité des Hébreux.

— Oui, tu es le conculcateur des peuples, le dominateur des trônes, et les hommes sont devant toi comme les grains de sable que soulève le vent du sud ; je le sais, répliqua Tahoser.

— Et pourtant je ne puis me faire aimer de toi, dit Pharaon en souriant.

— L’ibex a peur du lion, la colombe redoute l’épervier, la prunelle craint le soleil, et je ne te vois encore qu’à travers les terreurs et les éblouissements ; la faiblesse humaine est longue à se familiariser avec la majesté royale. Un dieu effraie toujours une mortelle.

— Tu m’inspires le regret, Tahoser, de n’être pas le premier venu, un oëris, un monarque, un prêtre, un agriculteur, ou moins encore. Mais, puisque je ne saurais faire du roi un homme, je peux faire de la femme une reine et nouer la vipère d’or à ton front charmant. La reine n’aura plus peur du roi.

— Même lorsque tu me fais asseoir près de toi, sur ton trône, ma pensée reste agenouillée à tes pieds. Mais tu es si bon, malgré ta beauté surhumaine, ton pouvoir sans bornes et ton éclat fulgurant, que peut-être mon cœur s’enhardira et osera battre sur le tien. »

C’est ainsi que devisaient Pharaon et Tahoser ; la fille du prêtre ne pouvait oublier Poëri, et cherchait à gagner du temps en flattant de quelque espoir la passion du roi. S’échapper du palais, aller retrouver le jeune Hébreu était chose impossible. Poëri, d’ailleurs, acceptait son amour plutôt qu’il ne le partageait. Ra’hel, malgré sa générosité, était une dangereuse rivale, et puis la tendresse de Pharaon touchait la fille du prêtre ; elle eût désiré l’aimer, et peut-être en était-elle moins loin qu’elle ne le croyait.