Le Roman de la momie/Chapitre 14

Fasquelle (p. 260-270).

XIV

Quand Ra’hel s’éveilla, elle fut surprise de ne pas trouver Tahoser à côté d’elle, et promena ses regards autour de la chambre, croyant que l’Égyptienne s’était déjà levée. Accroupie dans un coin, Thamar, les bras croisés sur les genoux, la tête posée sur ses bras, oreiller osseux, dormait ou plutôt faisait semblant de dormir : car, à travers les mèches grises de sa chevelure en désordre qui ruisselaient jusqu’à terre, on eût pu entrevoir ses prunelles fauves comme celles d’un hibou, phosphorescentes de joie maligne et de méchanceté satisfaite.

« Thamar, s’écria Ra’hel, qu’est devenue Tahoser ? »

La vieille, comme si elle se fût éveillée en sursaut à la voix de sa maîtresse, déplia lentement ses membres d’araignée, se dressa sur ses pieds, frotta à plusieurs reprises ses paupières bistrées avec le dos de sa main jaune plus sèche que celle d’une momie, et dit d’un air d’étonnement très bien joué :

« Est-ce qu’elle n’est plus là ?

— Non, répondit Ra’hel, et, si je ne voyais encore sa place creusée sur le lit à côté de la mienne, et pendue à cette cheville la robe qu’elle a quittée, je croirais que les bizarres événements de cette nuit n’étaient que les illusions d’un rêve. »

Quoiqu’elle sût parfaitement à quoi s’en tenir sur la disparition de Tahoser, Thamar souleva un bout de draperie tendu à l’angle de la chambre, comme si l’Égyptienne eût pu se cacher derrière ; elle ouvrit la porte de la cabane, et, debout sur le seuil, explora minutieusement du regard les environs, puis, se retournant vers l’intérieur, elle fit à sa maîtresse un signe négatif.

« C’est étrange, dit Ra’hel pensive.

— Maîtresse, dit la vieille en se rapprochant de la belle Israélite avec des façons doucereuses et câlines, tu sais que cette étrangère m’avait déplu.

— Tout le monde te déplaît, Thamar, répondit Ra’hel en souriant.

— Excepté toi, maîtresse, dit la vieille en portant à ses lèvres la main de la jeune femme.

— Oh ! je le sais, tu m’es dévouée.

— Je n’ai jamais eu d’enfants, et parfois je me figure que je suis ta mère.

— Bonne Thamar ! dit Ra’hel attendrie.

— Avais-je tort, continua Thamar, de trouver son apparition étrange ? sa disparition l’explique. Elle se disait Tahoser, fille de Pétamounoph ; ce n’était qu’un démon ayant pris cette forme pour séduire et tenter un enfant d’Israël. As-tu vu comme elle s’est troublée lorsque Poëri a parlé contre les idoles de pierre, de bois et de métal ; et comme elle a eu de la peine à prononcer ces paroles : « Je tâcherai de croire à ton Dieu. » On eût dit que le mot lui brûlait les lèvres comme un charbon.

— Ses larmes qui tombaient sur mon cœur étaient bien de vraies larmes, des larmes de femme, dit Ra’hel.

— Les crocodiles pleurent quand ils veulent, et les hyènes rient pour attirer leur proie, continua la vieille : les mauvais esprits qui rôdent la nuit parmi les pierres et les ruines savent bien des ruses et jouent tous les rôles.

— Ainsi, selon toi, cette pauvre Tahoser n’était qu’un fantôme animé par l’enfer ?

— Assurément, répondit Thamar ; est-il vraisemblable que la fille du grand prêtre Pétamounoph se soit éprise de Poëri, et l’ait préféré à Pharaon, qu’on prétend amoureux d’elle ? »

Ra’hel, qui ne mettait personne au monde au-dessus de Poëri, ne trouvait pas la chose si invraisemblable.

« Si elle l’aimait autant qu’elle le disait, pourquoi s’est elle sauvée lorsque, avec ton consentement, il l’admettait comme seconde épouse ? C’est la condition de renoncer aux faux dieux et d’adorer Jéhovah qui a mis en fuite ce diable déguisé.

— En tout cas, dit Ra’hel, ce démon avait la voix bien douce et les yeux bien tendres. »

Au fond Ra’hel n’était peut-être pas très mécontente de la disparition de Tahoser. Elle gardait tout entier le cœur dont elle avait bien voulu céder la moitié, et la gloire du sacrifice lui restait.

Sous prétexte d’aller aux provisions, Thamar sortit et se dirigea vers le palais du roi, dont sa cupidité n’avait pas oublié la promesse ; elle s’était munie d’un grand sac de toile grise pour le remplir d’or.

Quand elle se présenta à la porte du palais, les soldats ne la battirent plus comme la première fois ; elle avait déjà du crédit, et l’oëris de garde la fit entrer tout de suite. Timopht la conduisit au Pharaon.

Lorsqu’il aperçut l’immonde vieille qui rampait vers son trône comme un insecte à moitié écrasé, le roi se souvint de sa promesse et donna ordre qu’on ouvrît une des chambres de granit à la Juive, et qu’on l’y laissât prendre autant d’or qu’elle en pourrait porter.

Timopht, en qui Pharaon avait confiance et qui connaissait le secret de la serrure, ouvrit la porte de pierre.

L’immense tas d’or étincela sous un rayon de soleil ; mais l’éclair du métal ne fut pas plus brillant que le regard de la vieille ; ses prunelles jaunirent et scintillèrent étrangement. Après quelques minutes de contemplation éblouie, elle releva les manches de sa tunique rapiécée, mit à nu ses bras secs dont les muscles saillaient comme des cordes, et que plissaient à la saignée d’innombrables rides ; puis elle ouvrit et referma ses doigts recourbés, pareils à des serres de griffon, et se lança sur l’amas de sicles d’or avec une avidité farouche et bestiale.

Elle se plongeait dans les lingots jusqu’aux épaules, les brassait, les agitait, les roulait, les faisait sauter ; ses lèvres tremblaient, ses narines se dilataient, et sur son échine convulsive couraient des frissons nerveux. Enivrée, folle, secouée de trépidations et de rires spasmodiques, elle jetait des poignées d’or dans son sac en disant : « Encore ! encore ! encore ! » tant qu’il fut bientôt plein jusqu’à l’ouverture. Timopht, que le spectacle amusait, la laissait faire, n’imaginant pas que ce spectre décharné pût remuer ce poids énorme ; mais Thamar lia d’une corde le sommet de son sac et, à la grande surprise de l’Égyptien, le chargea sur son dos. L’avarice prêtait à cette carcasse délabrée des forces inconnues : tous les muscles, tous les nerfs, toutes les fibres des bras, du cou, des épaules, tendus à rompre, soutenaient une masse de métal qui eût fait plier le plus robuste porteur de la race Nahasi ; le front penché comme celui d’un bœuf quand le soc de la charrue a rencontré une pierre, Thamar, dont les jambes titubaient, sortit du palais, se heurtant aux murs, marchant presque à quatre pattes, car souvent elle envoyait ses mains à terre pour ne pas être écrasée sous le poids ; mais enfin elle sortit, et la charge d’or lui appartenait légitimement.

Haletante, épuisée, couverte de sueur, le dos meurtri, les doigts coupés, elle s’assit à la porte du palais sur son bienheureux sac, et jamais siège ne lui parut plus moelleux.

Au bout de quelque temps elle aperçut deux Israélites qui passaient avec une civière, revenant de porter quelque fardeau ; elle les appela, et, en leur promettant une bonne récompense, elle les détermina à se charger du sac et à la suivre.

Les deux Israélites, que Thamar précédait, s’engagèrent dans les rues de Thèbes, arrivèrent aux terrains vagues, mamelonnés de cahutes en boue, et déposèrent le sac dans l’une d’elles. Thamar leur donna, quoique en rechignant, la récompense promise.

Cependant Tahoser avait été installée dans un appartement splendide, un appartement royal, aussi beau que celui de Pharaon. D’élégantes colonnes à chapiteaux de lotus soutenaient le plafond étoilé, qu’encadrait une corniche à palmettes bleues peintes sur un vernis d’or ; des panneaux lilas tendre, avec des filets verts terminés par des boutons de fleurs, dessinaient leurs symétries sur les murailles. Une fine natte recouvrait les dalles ; des canapés incrustés de plaquettes de métal alternant avec des émaux, et garnis d’étoffes à fond noir semé de cercles rouges, des fauteuils à pieds de lion, dont le coussin débordait sur le dossier, des escabeaux formés de cols de cygne enlacés, des piles de carreaux en cuir pourpre et gonflés de barbe de chardon, des sièges où l’on pouvait s’asseoir deux, des tables de bois précieux que soutenaient des statues de captifs asiatiques composaient l’ameublement.

Sur des socles richement sculptés posaient de grands vases et de larges cratères d’or, d’un prix inestimable, dont le travail l’emportait sur la matière. L’un d’eux, effilé à la base, était soutenu par deux têtes de chevaux s’encapuchonnant sous leur harnais à frange. Deux tiges de lotus retombant avec grâce par-dessus deux rosaces formaient les anses : des ibex hérissaient le couvercle de leurs oreilles et de leurs cornes, et sur la panse couraient, parmi des hampes de papyrus, des gazelles poursuivies.

Un autre, non moins curieux, avait pour couvercle une tête monstrueuse de Typhon, coiffée de palmes et grimaçant entre deux vipères ; ses flancs étaient ornés de feuilles et de zones denticulées.

L’un des cratères, qu’élevaient en l’air deux personnages mitrés, vêtus de robes à larges bordures, qui d’une main soutenaient l’anse, et, de l’autre, le pied, étonnait par sa dimension énorme, par la valeur et le fini de ses ornements.

L’autre, plus simple et plus pur de forme peut-être, s’évasait gracieusement, et des chacals, posant leurs pattes sur son bord comme pour y boire, lui dessinaient des anses avec leur corps svelte et souple.

Des miroirs de métal entouré de figures difformes, comme pour donner à la beauté qui s’y regardait le plaisir du contraste, des coffres en bois de cèdre ou de sycomore ornementés et peints, des coffrets en terre émaillée, des buires d’albâtre, d’onyx et de verre, des boîtes d’aromates témoignaient de la magnificence de Pharaon à l’endroit de Tahoser.

Avec les choses précieuses que contenait cette chambre, on eût pu payer la rançon d’un royaume.

Assise sur un siège d’ivoire, Tahoser regardait les étoffes et les bijoux que lui montraient de jeunes filles nues éparpillant les richesses contenues dans les coffres.

Tahoser sortait du bain, et les huiles aromatiques dont on l’avait frottée assouplissaient encore la pulpe moelleuse et fine de sa peau. Sa chair prenait des transparences d’agate et la lumière semblait la traverser ; elle était d’une beauté surhumaine, et, quand elle fixa sur le métal bruni du miroir ses yeux avivés d’antimoine, elle ne put s’empêcher de sourire à son image.

Une large robe de gaze enveloppait son beau corps sans le cacher, et pour tout ornement elle portait un collier composé de cœurs en lapis-lazuli, surmontés de croix et suspendus à un fil de perles d’or.

Pharaon parut sur le seuil de la salle ; une vipère d’or ceignait son épaisse chevelure, et une calasiris, dont les plis ramenés par-devant formaient la pointe, lui entourait le corps de la ceinture aux genoux. Un seul gorgerin cerclait son cou aux muscles invaincus.

En apercevant le roi, Tahoser voulut se lever de son siège et se prosterner ; mais Pharaon vint à elle, la releva et la fit asseoir.

« Ne t’humilie pas ainsi, Tahoser, lui dit-il d’une voix douce ; je veux que tu sois mon égale ; il m’ennuie d’être seul dans l’univers ; quoique je sois tout-puissant et que je t’aie en ma possession, j’attendrai que tu m’aimes comme si je n’étais qu’un homme. Écarte toute crainte ; sois une femme avec ses volontés, ses sympathies, ses antipathies, ses caprices ; je n’en ai jamais vu ; mais si ton cœur parle enfin pour moi, pour que je le sache, tends-moi, quand j’entrerai dans ta chambre, la fleur de lotus de ta coiffure. »

Quoi qu’il fit pour l’empêcher, Tahoser se précipita aux genoux du Pharaon et laissa tomber une larme sur ses pieds nus.

« Pourquoi mon âme est-elle à Poëri ? » se disait-elle en reprenant sa place sur son siège d’ivoire.

Timopht, mettant une main à terre et l’autre sur sa tête, pénétra dans la chambre :

« Roi, dit-il, un personnage mystérieux demande à te parler. Sa barbe immense descend jusqu’à son ventre ; des cornes luisantes bossellent son front dénudé, et ses yeux brillent comme des flammes. Une puissance inconnue le précède, car tous les gardes s’écartent et toutes les portes s’ouvrent devant lui. Ce qu’il dit, il faut le faire, et je suis venu à toi au milieu de tes plaisirs, dût la mort punir mon audace.

— Comment s’appelle-t-il ? » dit le roi.

Timopht répondit : « Mosché. »