Le Roman de Renart/Aventure 43
QUARANTE-TROISIÈME AVENTURE.
’est en prononçant telles malédictions que Tybert regagna la vallée où résidoit la cour du Roi. En arrivant, il s’agenouille aux pieds de Noble et lui rend compte des circonstances et du mauvais succès de son voyage. « En vérité, » dit le Roi, « il y a dans l’audace et l’impunité de Renart quelque chose de surnaturel. Personne ne pourra-t-il me délivrer de cet odieux nain ? Je commence à douter de vous, Grimbert. N’êtes-vous pas d’accord avec lui, et ne lui donneriez-vous pas avis de tout ce qui se passe ici ? — Sire, je n’ai jamais donné le droit de mettre en soupçon ma loyauté. — Eh bien ! s’il est ainsi, rendez-vous à Maupertuis, et ne revenez pas sans votre cousin Renart. — Sire, » dit alors Grimbert, « telle est la fâcheuse position de mon parent, qu’il ne viendra pas si je ne suis muni de vos lettres. Mais à la simple vue de votre scel, je le connois, il se mettra en chemin. — Grimbert a raison, » dit le Roi ; et sur-le-champ il dicta la lettre que Baucent le sanglier écrivit et que Brichemer revêtit du sceau royal. Grimbert reçut à genoux et des mains du Roi la lettre scellée ; puis il prit congé de la Cour et partit.
À l’extrémité d’un essart ou terre labourée, il s’engagea dans un sentier étroit qui appartenoit aux dépendances du château de Maupertuis : un guichet ouvert conduisoit aux premières palissades. Renart entendant corner s’imagina qu’on venoit l’assaillir, et courut du côté d’où partoit le bruit. Il reconnut aisément Grimbert, comme il venoit de franchir le pont-levis et qu’il s’engageoit dans un défilé qui aboutissoit à la secrète entrée du manoir. « Est-ce toi, cher Grimbert ? » lui dit Renart en lui jetant les deux bras au cou. « Çà, viens dans mes salles, et qu’on lui apporte deux oreillers ; je veux qu’on fasse à mon cousin tout l’honneur possible. »
Grimbert agit en personne sage : il n’exposa le sujet de sa visite qu’après avoir bien dîné. Dès que les nappes furent levées : « Écoutez-moi, sire Renart ; vos malices ont poussé tout le monde à bout, et le Roy m’a chargé de vous porter la troisième semonce. Vous viendrez donc faire droit dans sa cour des Pairs. En vérité, je ne devine pas ce que vous opposerez à Brun, à Tybert, à Ysengrin. Je ne veux pas vous flatter d’espérances vaines : vous serez condamné à la peine capitale. Tenez, rompez le scel de ces lettres royaux, et vous jugerez par vous-même de la gravité de la situation. »
Renart brisa la cire avec une certaine émotion : la lettre étoit ainsi conçue :
« Messire Noble, le Lion, souverain maître de toutes les régions et de toutes les bêtes du monde, mande à Renart honte et dernier supplice, s’il ne vient demain répondre à la clameur élevée contre lui dans ma cour. Il se munira, non pas d’une charge d’or ou d’argent, non pas d’un beau sermon, mais de la hart qui pourra servir à le pendre.[1] »
À la lecture de ces lettres, Renart changea de couleur et perdit contenance. « Ah ! Grimbert, » dit-il, « maudite l’heure de ma naissance ! Conseillez-moi, je vous prie ; empêchez que demain je ne sois pendu ! J’aurois dû, quand il en étoit temps, entrer en religion, à Clairvaux ou à Clugny ; mais les moines eux-mêmes ne sont guères faciles à vivre, et je n’aurois pas longtemps échappé au mauvais vouloir des blancs manteaux. Ils auroient été les premiers à me livrer. — Laissez là ces regrets, » dit le sage Grimbert, « et n’oubliez pas que demain vous courez grande aventure de mort. Personne ne viendra m’aider à vous défendre ; mettez donc à profit le temps qui vous reste. Confessez-vous, me voici pour vous entendre, à défaut de prêtre. — Hélas ! » fit Renart, « je reconnois que le conseil est bon à suivre ; car enfin si je ne meurs pas, la confession ne me fera pas de mal, et si l’on me pend, elle m’ouvrira les portes du Paradis. Allons ! écoutez, cousin, je commence :
Seigneur, j’ai souhaité la femme de mon prochain. Hersent n’a pas dit vrai ; elle me fut toujours excellente amie, et je n’eus jamais à me plaindre de ses cruautés. Mais si j’ai fait trop de mal à mon compère Ysengrin pour être mis hors de cour, au moins que Dieu le me pardonne ! J’en bats ma coulpe ; c’est ma très-grande faute. J’ai fait prendre Ysengrin trois fois : la première, quand un piége à loup l’arrêta dans la vigne ; la seconde, quand sa pelisse fut déchirée par un collet tendu ; la troisième, quand il se gorgea tellement de bacons chez un prudhomme, qu’il ne put sortir du pertuis qui lui avoit d’abord livré passage. Je l’ai fait demeurer sur un vivier jusqu’à ce qu’il eut la queue prise entre les glaçons. — Je l’ai fait pêcher tout une belle nuit dans la fontaine, pour y prendre, avec les dents, la lune qu’il croyoit être un fromage blanc. — Je le fis battre par les marchands de poisson. — Je le couronnai d’une belle tonsure à l’eau bouillante, il devint moine et chanoine, mais en lui voyant manger les ouailles, ceux qui l’avoient fait berger se vengèrent de ne l’avoir pas fait assommer. — Et quand Ysengrin eut, un jour, entrepris le siége de Maupertuis, avec l’aide de Brun l’Ours et nombre de bœufs et de sangliers, j’avois, de mon côté, pris à ma solde et retenu Rooniaus le mâtin qui m’avait amené plus de six mille de ses amis. Ils furent souvent battus et navrés pour moi : le siége levé, ils me demandèrent leurs soudées ; je m’accuse de leur avoir fait la loupe et de leur avoir manqué de parole. Je ne puis rappeler tous les autres tours que j’ai joués, mais il n’y a pas à la cour du Roi une seule bête qui n’ait à se plaindre de moi. Je ne parle pas des poules et des chapons du vilain, des frères et sœurs de la jeune Pinte, de Brun et du miel que je lui ai brassé ; de Tybert et des souris que je lui ai servies ; de tout cela et de bien d’autres méfaits je bats ma coulpe et je veux faire pénitence, si Dieu ne me laisse pas le temps de l’accomplir.
— Damp Renart, » dit Grimbert, « vous vous êtes bien confessé ; il faut maintenant promettre de ne plus retomber dans les mêmes fautes. — Ah ! je le promets ; ce n’est pas aujourd’hui le moment de rien dire ou faire qui soit déplaisant à Dieu. » Il se mit à genoux, et moitié latin moitié roman, Grimbert lui donna l’absolution générale.
- ↑ Il arrivoit souvent de faire grâce aux captifs et à ceux qui étoient condamnés au dernier supplice, quand ils se présentoient nuds pieds, la corde au col ou la hart aux mains.