Le Roman de Renart/Aventure 42
QUARANTE-DEUXIÈME AVENTURE.
n auroit alors pu voir le roi Noble rugir, hérisser sa terrible crinière et se battre les flancs de sa puissante queue, en jurant par le cœur, les plaies, le sang et la mort Dieu. « Brun » dit-il, « l’odieux et méchant roux qui t’a maltraité n’a plus de composition à attendre ; les plus grands supplices seront encore trop doux pour lui. J’en ferai telle justice qu’on en parlera
longtemps par toute la France. Où êtes-vous, Tybert le chat ? Allez tout de suite trouver Renart ; dites à ce misérable roux qu’il ait à venir sans délai faire droit à ma cour, et qu’il ait soin de prendre avec lui non pas un sommier chargé d’or et d’argent pour distribuer, non pas de beaux sermons à débiter, mais une hart qui serve à le pendre. »
S’il avoit été libre de refuser, personne n’eût vu Tybert sur les chemins ; mais il n’y avoit pas d’excuse à produire ; il faut bon gré malgré que le prêtre aille au senne[1]. Tybert ayant donc pris congé, traverse une vallée qui le conduit au bois, résidence ordinaire de damp Renart. En découvrant le château de Maupertuis, sa première pensée fut pour Dieu qu’il réclama dévotement, puis il pria saint Leonard patron des prisonniers, de le défendre des méchans tours de Renart. Une chose ajoutoit à son inquiétude : comme il alloit frapper à la porte, il vit traverser, d’un sapin au frêne le plus proche, l’oiseau de saint Martin, le corbeau. « À droite, à droite ! » lui cria-t-il ; l’autre continua son vol à gauche. De ce triste présage Tybert conclut qu’il étoit menacé d’un grand malheur, et cela lui ôta l’envie d’entrer chez Renart. Mais qui peut éviter sa destinée ?
Appelant donc de dehors : « Renart, sire compain Renart, êtes-vous là ? Répondez-moi. — Oui, » se dit à lui-même Renart, « et pour ta male aventure. » Puis élevant la voix : « Welcome, Tybert, sois le bien venu, comme si tu arrivois en pelerin, de Rome ou de Saint-Jacques, un jour de Pentecoste. — Ne m’en veuillez pas, compain, et ne jugez pas de mes sentimens, d’après ce que j’ai mission de vous dire. Je viens de la part du Roi qui vous hait et vous menace. Chacun à la Cour se plaint de vous, Brun et Ysengrin avant tous. Vous n’avez auprès de Noble qu’un seul défenseur, c’est votre cousin Grimbert. — Tybert, » répond Renart, « les menaces ne tuent pas : qu’ils aiguisent leurs dents sur moi, je n’en vivrai pas un jour de moins. Je prétends bien aller à votre cour ; j’y verrai qui voudra lever clameur contre moi. — Vous ferez que sage, beau sire, et je vous le conseille en ami. Mais j’ai fait grande hâte et je m’apperçois que je meurs de faim ; j’en ai l’échine brisée ; n’auriez-vous pas à me donner quelque chapon ou geline ? — Ah ! vous demandez plus que je ne pourrois vous offrir, compain Tybert, et vous voulez m’éprouver sans doute. Tout ce que je pourrois vous trouver, ce seroit des rats, des souris, mais des souris bien grasses, par exemple. Vous n’en voudriez pas. — Comment ! des souris ? j’en prendrois avec le plus grand plaisir. — Oh ! non, c’est un trop petit manger pour vous ! — Je puis vous assurer, Renart, que si j’écoutois mon goût, je ne vivrois pas d’autre chose. — En ce cas, je puis vous en donner plus que vous n’en mangerez assurément. Je vous joins, et vous n’aurez plus qu’à me suivre. »
Le besoin avoit sans doute fait perdre, ce jour-là, la mémoire à Tybert ; il ne soupçonnoit plus de trahison et suivit docilement Renart jusqu’aux portes d’un village voisin dont toutes les gelines étoient depuis longtemps passées dans la cuisine d’Hermeline. « Maintenant, » dit-il à Tybert, « coulons-nous entre ces deux maisons ; nous arriverons chez le prêtre, son grenier que je connois est fourni de froment et d’avoine, les souris y trouvent table ouverte. La dernière fois que j’y fis une reconnoissance, j’en pris une grande quantité, dont je mangeai sur place la moitié, je mis les autres en conserve. Et tenez, voici le trou qui donne entrée, passez et régalez-vous. »
Tout cela étoit de l’invention de Renart. Le prêtre n’avoit ni froment ni avoine : bien au contraire, chacun, dans le village, se plaignoit de sa mauvaise femme qui l’avoit rendu père de Martin d’Orléans. Elle avoit entièrement ruiné le pauvre homme ; de tout son bétail il ne restoit qu’un coq et deux gelines, dont Renart se gardoit bien d’approcher, car le beau Martin qui avoit déjà couronne de moine (plus tard il devoit avoir la corde), avoit mis dans le trou deux lacets à prendre Renarts. Digne fils de prêtre, qui met son étude à guetter chats et goupils !
« Allons donc guetter ! » dit Renart, le voyant hésiter un peu, « avance : Mère Dieu, que tu es devenu lourd ; va, je t’attendrai ici. » Tybert excité par ces paroles s’élance, mais aussitôt reconnoit sa folie : car il se sent pris à la gorge et serré par un vigoureux lacet. Plus il tire et plus il étrangle. Comme il faisoit pour échapper de vains efforts, Martinet accourt. « Debout ! debout ! » crie-t-il aussitôt ; « sus, beau père ! ma mère, au secours ! De la lumière ; accourez au pertuis ; le goupil est pris. »
La mère de Martinet, première levée, se hâte d’allumer une chandelle, et de l’autre main prend sa quenouille. Le prêtre suit, sans avoir pris le temps de passer une robe, si bien que le malheureux Tybert eut livraison de plus de cent coups. C’est à qui le frappera, du prêtre, de la prêtresse ou de leur fils. Enfin, perdant toute patience, Tybert voyant le prouvère tout près de lui, se jette avec rage, de la griffe et des dents, sur une de ses joues qu’il mord au point d’emporter le morceau. Le prêtre pousse un cri de détresse, la femme veut le venger, le chat s’élance sur elle et la traite presque aussi mal. Aux cris aigus qu’elle pousse, Martinet revient près de ses chers parens, mais Tybert, à force de travailler, parvient à ronger le lacet et se sauve roué, meurtri, mais vengé de ses boureaux. Que ne peut-il aussi tirer vengeance de Renart ! Mais dès que le traître avoit vu Tybert dans le piège et Martinet criant haro, il avoit repris le chemin de son logis. « Ah ! Renart, » disoit Tybert, « que jamais Dieu ne te prenne à merci ! Pour moi j’ai mérité tous les coups que je viens de recevoir. Comment ai-je pu me laisser encore tromper par ce puant roux ? Au moins, toi, méchant prêtre, tu te souviendras de moi. Puisse Dieu te donner mauvais gîte, peu de pain, et la compagnie des diables à la fin ! la trace de mes griffes restera sur ton vilain visage, et quant à ton digne fils, je lui souhaite de n’avoir jamais denier en bourse et de quitter son abbaye comme relaps, pour être conduit aux fourches comme larron. »
- ↑ Synode ou Concile.