Le Roman de Renart/Aventure 39

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 223-226).

TRENTE-NEUVIÈME AVENTURE.

Comment Chantecler, dame Pinte et ses trois sœurs vinrent demander justice pour dame Copette, méchamment mise à mort par Renart.



Cette déclaration du Roi contre toute reprise de guerre fut pour Ysengrin un coup terrible : il perdit contenance, et ne sachant à quel parti s’arrêter, il alla se rasseoir auprès de sa femme épousée, les yeux enflammés, la queue entre les jambes. Ainsi, la cause de Renart prenoit le meilleur tour et tout présageoit un accommodement de la querelle, quand on vit arriver en cour, sous la conduite de Chantecler, dame Pinte et trois autres dames. Elles venoient implorer la justice du Roi, et cet incident ralluma le feu prêt à s’éteindre. Sire Chantecler le coq, Pinte qui pond les gros œufs, et ses sœurs, Roussette, Blanche et Noirette escortoient une litière tendue de noir. Là reposoit une geline morte de la veille : Renart l’avoit surprise et déchirée, lui avoit enlevé une aile, brisé une cuisse, et enfin séparé l’âme du corps.

Le Roi las des plaidoiries, alloit congédier l’Assemblée, quand entrèrent les dolentes et Chantecler battant violemment ses paumes. Pinte eut la force de parler la première : « Ah ! pour Dieu, mes seigneurs, chiens et loups, nobles et gentilles bêtes, ne repoussez pas d’innocentes victimes. Maudite l’heure de notre naissance ! ô mort, viens nous saisir, avant que nous tombions sous la dent cruelle de Renart ! J’avois cinq frères de père, Renart les a tous dévorés. J’avois quatre sœurs de mère, les unes de l’âge le plus tendre, les autres, déjà gelines d’une beauté accomplie, Gombert du Fresne les engraissoit pour la ponte des œufs de choix ; soins inutiles, Renart de toute n’en épargna qu’une seule, les autres passèrent par son gosier. Et vous, ma douce Cope, couchée dans cette biere, chère et malheureuse amie, qui pourra dire combien vous étiez grasse et tendre ! Et que deviendra votre sœur dolente et éplorée ! Ah Renart ! puisse le feu d’enfer te dévorer ! Combien de fois nous as-tu chassées, effrayées, dispersées ? combien de robes nous as-tu déchirées ? combien de fois as-tu franchi de nuit notre enceinte ? Ce fut hier, près de la porte, que tu laissas ma sœur étendue, sans vie. Tu pris la fuite, en entendant les pas de Gombert, qui par malheur n’eut pas un cheval assez rapide pour te fermer la retraite. Voilà pourquoi nous venons à vous ; tout espoir de vengeance nous étant enlevé, c’est de vous seuls, nobles seigneurs, que nous attendons justice. »

Après ces paroles souvent interrompues par les sanglots, Pinte tomba pâmée sur les dalles de la salle, et ses trois compagnes en même temps qu’elle. On vit aussitôt pour les secourir, chiens et loups quitter à l’envi leurs siéges. On les relève, on les soutient, on leur jete de l’eau sur la tête. En revenant à elles, elles coururent se précipiter aux pieds du Roi que Chantecler agenouillé mouilloit en même temps de ses larmes. La vue du bachelier remplit l’ame de Noble d’une grande pitié ; il exhala un profond soupir, puis relevant sa grande tête chevelue, il fit entendre un tel rugissement qu’il n’y eut bête si hardie, ours ou sanglier, qui ne frémît d’épouvante. L’émotion de damp Coart le lièvre fut même telle qu’il en eut deux jours durant les fièvres et qu’il les auroit encore peut-être, sans le beau miracle que vous apprendrez tout à l’heure.

On vit en même temps le Roi dresser sa noble queue pour s’en frapper vivement les flancs avec un bruit capable d’ébranler la maison. Puis il prononça ces paroles :

« Dame Pinte, par l’ame de mon père, pour laquelle je n’ai encore rien fait d’aujourd’hui, je prends grande part à vos malheurs, et je compte en punir l’auteur. Je vais ajourner Renart, et de vos yeux et de vos oreilles vous pourrez voir et entendre comment je sais punir les traîtres, les assassins et les voleurs de nuit. »