Le Roman de Renart/Aventure 38

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 213-222).

TRENTE-HUITIÈME AVENTURE.

Comment le roi Noble tint cour plenière, et comment Ysengrin fit une seconde clameur contre Renart.



Perrot qui mit tout ce qu’il avoit d’esprit et d’étude à faire des vers sur Renart et son cher compère Ysengrin, Perrot qui nous a si bien raconté comment sire Noble le lion avoit partagé la proie, et comment Renart avoit refusé de prêter serment sur la dent de saint Rooniaus, a pourtant oublié le plus beau de sa matière ; j’entends le jugement rendu dans la cour du roi Noble, sur la grande querelle de cet odieux Renart avec messire Ysengrin et dam Hersent sa noble épouse.

L’histoire dit que l’hyver étoit passé, l’aube épine fleurissoit et la rose commençoit à s’épanouir ; on approchoit de l’Ascension, quand sire Noble le Roi convoqua les bêtes dans son palais, pour s’y former en cour. Toutes répondirent à l’appel, toutes à l’exception de damp Renart, le trompeur et le mauvais larron. Chacun alors de le diffamer à qui mieux mieux et de rappeler ses gestes. Ysengrin ne devoit pas être le dernier à saisir l’occasion d’assurer sa vengeance, il s’avança jusqu’au faudesteuil du Roi et parla en ces termes :

« Beau très-doux sire, je vous demande justice de l’outrage commis par Renart à l’égard de dame Hersent ma femme épousée. Il l’avoit conduite par surprise dans son château de Maupertuis : avant de lui laisser le temps de se reconnoitre, il l’avoit outragée de faits et de paroles ; j’arrivai pour être témoin de ses insolences. Quelque temps auparavant, il avoit furtivement pénétré dans ma demeure et souillé de ses ordures mes louveteaux, comme pour ne rien épargner de ce que j’avois de cher dans le monde. Sur la plainte que j’en avois portée naguère à votre cour, Renart prit jour pour se justifier mais, les saints apportés, il jugea plus à propos, par quels conseils je l’ignore, de reculer précipitamment et de regagner son repaire. Ce fut, comme on le pense bien, à mon grand regret. »

L’Empereur ayant attentivement écouté, répondit : « Ysengrin, croyez-moi, désistez-vous de votre clameur ; vous n’avez aucun intérêt à rappeler votre honte. Les barons et les comtes, les rois eux-mémes sont exposés à des ennuis pareils : ils y sont peu sensibles. Tous ceux qui tiennent les hautes cours sont tout ce que vous pensez être, et jamais, pour si peu de chose, je ne vis faire tant de bruit. Les chagrins domestiques sont toujours de ceux dont on fait bien de ne rien dire. »

« Ah ! sire, » dit alors Brun l’ours, vous pourriez parler avec plus de convenance. Ysengrin est-il mort ou retenu prisonnier, qu’il n’ait pu trouver les moyens de se venger lui-même des insultes de Renart ? Tout au contraire, on le sait assez puissant pour ôter à ce roux les moyens de nuire ; mais il a été retenu par le respect de la paix nouvellement jurée. C’est à vous, souverain du pays, à prévenir la reprise des armes, à maintenir l’union entre vos barons. Nous sommes prêts à mettre haro sur ceux que vous accuserez. Ysengrin se plaint de Renart ; faites prononcer jugement sur la querelle, et si l’un doit à l’autre, il faut qu’il satisfasse et vous paie en outre l’amende du méfait. Envoyez donc citer Renart dans Maupertuis : pour ce qui me regarde, si vous me chargez du message, je me fais fort de l’amener ici et de le tenir au courant des usages de la Cour. »

« Sire Brun, » dit alors Bruyant le taureau, « malheur, je ne dis pas à vous, mais à qui se réuniroit à vous pour conseiller au Roi de prendre l’amende du tort et de la honte que Renart auroit fait à sa commère. Renart a commis tant de crimes, outragé tant de bêtes honorables que personne ne doit le recevoir à merci. Pourquoi messire Ysengrin viendroit-il justifier des faits qui sont à la connoissance de tout le monde ? Qu’on en dise ce qu’on voudra, mais si cet insigne larron, cet odieux trompeur, ce méchant roux de Renart avoit jamais dit à ma femme une seule parole insolente, il n’y a fort ni chateau, il n’y a pas de Maupertuis qui m’empêcheroit de le broyer et de jeter dans un privé sa puante charogne. À quoi pensiez-vous donc, dame Hersent, de ne pas vous être vengée vous-même ? En vérité, je comprends votre confusion d’avoir pu de sang froid recevoir quelque affront de la part d’un être aussi facile à châtier ! »

« Écoutez, sire Bruyant, » dit alors Grimbert le blaireau, « il faut à tout prix étouffer le bruit d’un aussi mauvais cas. Tel qu’il l’a divulgué, commenté, exagéré, regreteroit bientôt de ne le pouvoir retenir. Il ne s’agit ici ni de violence ouverte, de porte brisée, de treve rompue ; tous les mauvais procedés reprochés à Renart peuvent être l’effet d’un amour très excusable. En conséquence, on ne devoit pas se hâter d’en parler mal et d’en porter plainte. Renart aimait Hersent depuis longtemps, et Madame Hersent n’auroit pas fait clameur, s’il avoit dépendu d’elle. Pour Ysengrin, avouons qu’il a pris cela beaucoup trop à cœur, et qu’il auroit du se garder d’en instruire le Roi et le baronnage. Qu’il veuille bien examiner un peu : s’il reste la moindre trace du délit, si la maison est endommagée ou les meubles brisés, enfin s’il a perdu dans tout cela la valeur d’une noix de coudrier, je m’engage, au nom de Renart, à tout remettre en état, et à lui en faire prendre l’engagement dès qu’il sera arrivé. Mais, en fin de compte, la honte de tout cela va retomber sur Hersent. Oui, Madame, le profit le plus clair pour vous du bruit qu’a fait votre mari sera d’être l’objet de toutes les conversations, de tous les quolibets. Ah ! vous seriez la dernière des créatures, si vous aimiez Ysengrin après cela, et si vous pouviez souffrir qu’il vous donnât le nom de sœur ou d’épouse ! »

Ces paroles firent monter le rouge au visage de Madame Hersent ; tout son corps frémit et la sueur parut inonder son front. Enfin jetant un grand soupir : « Sire Grimbert, » dit-elle, « vous avez raison ; j’aurois mille fois mieux aimé que Monseigneur et Renart demeurassent, bons amis. Il est certain que jamais Renart n’eut de moi la moindre faveur, et je suis, pour le prouver, prête à subir l’épreuve du fer chaud ou de l’eau froide. Mais hélas ! de quel poids sera ma declaration ? On n’ajoute pas foi à ce que peut dire une pauvre malheureuse. Oui, j’atteste tous les saints qu’on adore et Dieu mon sauveur lui-même, que Renart ne me traita jamais autrement que si j’eusse été sa mère. Non que je le dise pour Renart ou pour le profit de sa cause ; je ne me soucie pas de lui et de ceux qui l’aiment ou le haïssent plus que du chardon dont les ânes se régalent ; mais je le dis pour Monseigneur Ysengrin, dont la jalousie ne me laisse pas de relâche, et qui s’imagine toujours qu’on l’a trompé. Par la foi que je dois à mon fils Pinçart, il y aura dix ans au premier avril, le propre jour de Pâques, que l’on nous maria Ysengrin et moi. Les noces furent somptueuses ; nos fossés, nos terriers pouvoient à peine contenir les bêtes conviées à la fête ; une oie n’y auroit pas trouvé place pour y pondre son œuf. J’ai, depuis ce tems, vécu en loyale épouse, sans donner à personne le droit de me blâmer ou de me prendre pour une bête folle. Ainsi, que l’on me croie ou non, je n’en attesterai pas moins sainte Marie que jamais je ne fis rien qu’une sage et pieuse nonne ne pût avouer. »

Le discours d’Hersent et la façon naturelle dont elle avoit justifié sa conduite répandirent une joie inexprimable dans la bonne ame de l’âne, damp Bernart. Il en conclut qu’Ysengrin pouvoit bien avoir raison, mais que dame Hersent n’avoit pas tort. « Ah ! » s’écria-t-il, « gentille baronne, plût à Dieu que mon ânesse fut aussi sage, aussi loyale que vous ! Vous ayez adjuré Dieu et les saints de paradis, il suffit : je soutiendrai votre cause et je suis tout prêt à jurer avec vous. Dieu ne me fasse pas miséricorde, qu’il ne me laisse trouver un seul tendre chardon, si vous avez jamais favorisé l’amour et les sollicitations de Renart. Mais telle est la méchanceté, la médisance et l’envie du siècle, qu’il affirme ce qu’il n’a pas vu et blâme ce qu’il devroit honorer. Ah Renart ! maudite l’heure où vous fûtes engendré, où vous êtes venu au monde ! car c’est par vous que le bruit s’est répandu de la foiblesse d’Hersent à votre endroit. Vous êtes un insigne menteur. Quelle apparence, en effet, quand elle vient offrir aujourd’hui de se justifier, par l’épreuve du fer chaud ou de l’eau bouillante ! »

Hersent l’écouta avec une agréable surprise, mais se garda d’ajouter un mot. Chacun alors de dauber à qui mieux mieux sur Renart ; c’est ainsi qu’on agit à l’égard de ceux dont la cause est desesperée ; le seul Grimbert, en ami fidèle, soutint contre tous les intérêts de son cousin. Il s’avance devant le Roi, abaisse son chaperon sur ses épaules et relevant son manteau : « Je demande, » dit-il, « un moment de silence. Sire, veuillez en gentil et bon prince appaiser la querelle de vos deux barons, et recevoir à merci damp Renart. Permettez-moi de le conduire ici ; vous entendrez ses réponses, et si votre cour le condamne, vous fixerez l’amende qu’il devra subir ; il y satisfera. Que s’il a négligé de venir en cour et s’il n’a pas justifié son absence, vous pourrez lui adresser une réprimande sevère et l’obliger à une double composition. »

Le Connil ou lapin honora ce discours et celui de Bernart l’archiprêtre de son approbation. « Par saint Amant ! » dit-il, messire Grimbert a sagement parlé. Si damp Renart étoit contraint de quitter la terre sans être entendu, la justice en seroit blessée. Que Renart soit donc mandé ; je m’en rapporte à lui du soin de sa justification. Mais s’il a réellement mérité quelques reproches à l’égard de dame Hersent, soit en dits soit en faits, il en conviendra plutôt que de se rendre parjure. Ainsi je me porte volontiers pour le garant de dame Hersent avec Bernart, le prudent archiprêtre. Je laisse la parole à d’autres, et je me tais. »

La Cour après tous ces débats conclut en ces termes : « Sire, plaise à vous, dans le cas où Renart, sommé de comparoître, ne se présenteroit pas et ne fourniroit aucune excuse, ordonner qu’il soit ici traîné de force, pour y entendre la sentence qu’il conviendra de prononcer. »

« Barons, » dit le roi Noble, « vous méprenez, en voulant porter un jugement contre Renart. Vous donnez à ronger un os qui plus tart, le cas échéant, vous brisera les dents. Songez-y bien, autant vous en pend à l’œil. J’ai grand sujet de me plaindre de Renart, mais je n’entends pas le perdre s’il consent à reconnoitre ses torts. Croyez-moi donc, Ysengrin, consentez à l’épreuve que votre femme réclame ; ou bien, à votre défaut, je prendrai sur moi de l’ordonner.

« — Ah ! sire, » repartit vivement Ysengrin, « n’en faites rien, je vous prie. Car enfin si cette épreuve demandée par Hersent lui devient funeste, si l’eau bouillante ou le feu l’atteignent, tous le sauront, ceux mêmes qui l’ignorent encore, et mes ennemis s’en réjouiront. Ils diront en me voyant : le voilà le jaloux, celui que sa femme a trompé. J’aime mieux retirer ma plainte et me faire justice moi-même. Viennent les vendanges, et je compte bien donner une chasse à Renart dont serrure ou clef, muraille ou fossé ne sauront le défendre.

« — C’est donc le diable, maintenant ! » repartit le roi Noble avec indignation, « et votre guerre ne prendra-t-elle jamais fin ! Par la corbleu ! vous comptez en vain avoir le dernier avec Renart ; il en sait plus que vous, et vous avez plus à craindre de ses tours que lui des vôtres. D’ailleurs, le pays est en repos, la paix est jurée ; malheur à qui s’avisera d’y porter atteinte ! »