Le Roman de Renart/Aventure 34

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 203-205).

TRENTE-QUATRIÈME AVENTURE.

De la visite intéressée d’Ysengrin à Rooniaus le mâtin.



Grimbert s’éloigne et laisse Renart confiant dans sa fortune et dans ses ruses. Il sait qu’il a beaucoup d’ennemis, mais il ne prend aucun souci de les ramener à lui, tant il les hait tous et les méprise. Ysengrin ne met pas ainsi la chose en nonchaloir et, trois jours avant le jugement, il s’en va trouver Rooniaus, comme il reposoit doucement sur un lit de paille devant l’enclos de Frobert de La Fontaine. D’abord il n’étoit pas sûr qu’il fût bien prudent à lui de le déranger ; mais Rooniaus, en considération des trêves, lui fit signe d’approcher de confiance ; Ysengrin ne se fit pas prier. « Je vous dirai tout de suite » fait-il à Rooniaus, « le sujet de ma visite. J’ai besoin de bon conseil ; je suis en guerre avec Renart dont vous savez les nombreux méfaits. J’ai levé clameur contre lui, la cause est retenue, on a pris jour, dimanche après la messe Renart doit comparoître devant vous ; car la Cour vous a choisi pour conduire le plaid. Mais avant les débats Renart doit se purger par serment. Cela lui coûtera peu, sans doute ; je viens donc réclamer votre amitié, pour conduire l’affaire de manière à le confondre. Et d’abord où devons-nous chercher le sanctuaire sur lequel il devra jurer ? Le point est de grande conséquence et, je vous l’avoue, il m’embarrasse un peu. — Par ma foi, » dit Rooniaus, « vous trouverez dans ce village assez de saints ou de saintes, et vous n’aurez que l’embarras du choix. Mais écoutez ; si Brichemer vouloit remplir l’office de Justice, on essaieroit quelque chose de mieux. Je ferois le mort, je m’étendrois dans un fossé, hors du village : vous répandriez le bruit de ma fin édifiante, et quand on viendroit lever mon corps, on me trouveroit couché sur le dos, mâchoires ouvertes, langue tirée : vous convoqueriez l’assemblée autour de moi, et Renart étant venu, vous déclareriez le tenir quitte de tout, pourvu qu’il fût consentant de jurer sur ma dent qu’il n’avoit jamais outragé votre femme. S’il se tient assez près de mon chef pour me permettre de l’empoigner, il pourra se vanter que jamais corps saint n’aura mieux retenu ni mordu. Et si, devinant le piége, il refuse d’avancer jusqu’au sanctuaire, il y gagnera peu de chose ; car je ferai tenir en aguet plus de quarante mâtins de première force. Ou Renart sera plus qu’un diable, ou il n’échappera pas à mes reliques d’une part, et à mes bons amis de l’autre. Dieu vous garde, Ysengrin ! Songez à tout bien disposer ; je me charge du reste. »