Le Roman de Miraut/Partie 3/Chapitre 7

6 Le Roman de Miraut 8





CHAPITRE VII

Cependant l’aboi de Miraut et son passage dans le pays n’avaient pas été sans être remarqués. La Guélotte, en train de sarcler le jardin qu’ils avaient on dehors du village, dans les clos de la fin dessous, fut avisée de l’événement par la Phémic qui accourut à elle, les bras levés, comme pour annoncer un grand malheur. Cette grande bringue pourtant, comme disait Lisée, n’avait plus rien à craindre pour ses poules, puisque, depuis fort longtemps, le chien avait renoncé à ce gibier stupide ; mais ils n’étaient toujours point camarades et elle avait conservé pour Miraut une haine farouche. La Phémie, donc, vint aviser la Guélolle de ce retour et de la joie non dissimulée de Lisée.

Immédiatement, craignant toujours pour la sécurité du marché et redoutant la restitution des trois cents francs, elle rentra à la maison afin de rappeler à son mari que le chien n’était plus à lui et lui remettre en mémoire les promesses qu’il avait faites à son acquéreur.

Elle les trouva tous deux, l’homme et le chien, dans la chambre du poêle, en train de se caresser et de se tenir des discours réciproques qui devaient être d’ailleurs parfaitement inutiles.

Miraut était heureux : il ignorait ce que c’est qu’un marché ; du moment que Lisée le recevait bien, il pouvait croire que l’ère de la séparation était révolue et que c’en était fini du cauchemar du Val : l’arrivée de la patronne jeta une ombre sur sa joie et lui fit se souvenir qu’il avait toujours en elle une ennemie. Par politesse toutefois, par bonté de cœur, pour montrer qu’il ne gardait à personne rancune du méchant tour qu’on lui avait joué, il vint à elle et voulut la caresser, mais elle le repoussa brutalement en disant :

— Qu’est-ce qu’elle revient faire ici, cette sale charogne ? Et s’adressant à son mari :

— Tu sais, ce n’est pas honnête ce que tu fais là. Tu avais promis à M.  Pitancet de ne pas le rattirer s’il revenait et je me demande ce qu’il dirait s’il venait vous trouver ici tous les deux, comme des idiots, à vous faire des mamours. Tu as fait un marché avec cet homme, il t’a payé largement ; si tu agis de telle sorte que le chien se sauve toujours de sa maison, c’est comme si tu le volais.

— Si Miraut ne veut pas rester là-bas, je ne peux pourtant pas… et puis, enfin, je ne suis pas allé le chercher, il est là ce chien et je ne veux pas le tuer puisqu’il n’est pas à moi. Il ne veut pas s’en aller tout seul ; les premières fois on est toujours obligé de venir les rechercher. D’ailleurs, si ce monsieur ne veut pas qu’il se sauve, il n’a qu’à le soigner et à mieux le garder.

— Tu vas lui écrire tout de suite qu’il revienne le reprendre le plus tût possible, exigea la patronne. — Ça ne presse pas, atermoya Lisée. M.  Pitancet pensera bien qu’il s’en est venu ici, et il viendra le chercher sans qu’on ait à le prévenir.

— Eh bien ! si lu n’écris pas, c’est moi qui vais écrire. S’il allait rechasser ici, ce serait peut-être nous encore qui écoperions.

— Écris, si tu veux, concéda Lisée : c’est trois sous de foutus tout simplement.

Le soir même, une lettre à l’adresse de M.  Pitancet le prévenait de l’équipée de son chien, et le lendemain après-midi il remontait la côte avec son cheval et sa voiture.

Miraut avait écouté d’une oreille attentive la discussion : le nom de l’homme du Val, prononcé à plusieurs reprises, l’avait très inquiété ; pourtant, comme la patronne n’avait pas trop crié, quelle n’avait pus fait d’éclats, qu’elle ne l’avait ni chassé, ni battu, il put croire qu’elle consentait h sa réintégration au foyer et ne condamnait pas trop son retour.

Il eut, le soir, le plaisir de voir Philomen et Miroite qui, ayant appris son retour, vinrent lui faire une petite visite d’amitié et s’enquérir, chacun à sa façon, des péripéties de son voyage et de son arrivée.

Les deux hommes ne purent s’entretenir seul à seul : leur conversation se ressentait de cette gêne, car la Guélotte, soupçonnant entre eux — qui sait ? — peut-être un vague projet d’entente au sujet de Miraut, ne les quitta point d’une semelle et accompagna même son homme lorsqu’il reconduisit jusqu’au seuil le chasseur qui allait se coucher.

Lisée néanmoins avait dit son émotion et sa joie à voir que le chien ne l’avait point oublié et avait su, sans s’égarer, franchir les vingt ou treille kilomètres qui séparent la commune du Val du territoire de Longeverne.

Ils se souvinrent des beaux jours vécus, des grandes randonnées précédentes, des longues parties de jadis : on évoqua la mémoire de Bellone de Fanfare ; on parla de la jambe de Pépé qui allait de mieux en mieux et, sans qu’on en eût soufflé mot, à la seule idée de la nouvelle séparation et du prochain départ du chien, on se sépara tout tristes.

Cependant Miraut dormait derrière le poêle, Moule d’un côté, Mique de l’autre, car Mitis, depuis quatre jours, tenté par le soleil et s’ennuyant au village, avait déserté la maison et vadrouillait, disait Lisée, à travers champs où il faisait une chasse terrible aux nids de cailles et aux compagnies de perdreaux. Les deux chattes étaient toutes contentes, elles aussi, d’avoir retrouvé leur camarade. Ils s’étaient parlé brièvement. La vieille Mique avait eu l’air d’interroger : Rron ? Miraut avait répondu : Bou ! et toute une histoire tenait dans ces syllabes lourdes de sens et profondément nuancées. On s’était fait des gros dos et des frôlements, on s’était donné des coups de pattes et des coups de langue et l’on se trouvait heureux tout simplement.

Miraut se tranquillisait ; il passa une excellente nuit, une matinée meilleure encore, espérant l’heure où Lisée l’emmènerait faire un tour par le village ou dans les champs.

Mais comme il s’étirait, du devant d’abord, du derrière ensuite, pour indiquer qu’il s’ennuyait, le pas terrible et qu’il ne connaissait que trop déjà, le pas de M.  Pitancet retentit sur le pavé de la cour et le fit tressaillir d’étonnement et d’angoisse.

De saisissement, il n’aboya pas, mais comme pour chercher un refuge, il se précipita vers Lisée. À ce moment, la porte s’ouvrait et la voix du maître, souhaitant le bonjour à la Guélotte, retentit.

— Mon pauvre Mimi ! s’apitoya le chasseur en posant sa main sur le crâne de son ami.

L’homme entra et le chien, en le voyant, eut un instinctif mouvement de recul. Pourtant, comme il était impossible d’éviter la rencontre et que ce nouveau maître n’avait jamais été méchant pour lui, il ne fuit pas, s’approcha en rampant à son appel et, étendu à ses pieds, le regarda de ses yeux suppliants qui semblaient dire :

— Je t’en prie, laisse-moi ici, ou reste avec nous : je ne saurais m’accoutumer à habiter au Val.

M.  Pitancet le caressa, lui reprocha doucement avec de petits mots d’amitié sa fugue hypocrite, et, sans rancune, lui offrit un petit bout de sucre. Miraut n’y loucha point et le laissa tomber, mais, reconnaissant tout de même de ce geste de générosité, il lécha les doigts du bourreau et se coucha docilement comme résigné à son sort.

Miraut avait son idée.

Sans en avoir l’air, il guettait la porte et profita d’une minute d’inattention pour gagner la cuisine ; malheureusement pour lui, l’ouverture du dehors était close et il ne put, agissant vite, avant qu’on ne la remarquât, que gagner la remise et l’écurie où il se disposa à se cacher habilement.

Lisée offrit un verre à M.  Pitancet qui voulut à toute force régler la dépense de Miraut ; par politesse celui-ci accepta de trinquer, puis, la chose faite, il tira de sa poche une chaîne d’acier pour attacher le chien.

Le croyant à la cuisine, il l’appela ; mais Miraut ne vint point. Lisée estimant qu’il obéirait mieux à sa voix l’appela à son tour, mais il ne parut pas davantage.

— Il n’est pas sorti pourtant, affirmait la Guélotte : la porte n’a pas été ouverte ; il est sans doute allé dormir à la remise.

On s’en fut à la remise et l’on alla jeter un coup d’œil à l’écurie, mais pas plus à un endroit qu’à un autre on n’aperçut de Miraut ; on l’appela, on cria son nom : il ne répondit ni n’accourut.

— Sapristi, s’étonnait M.  Pitancet, mais il est pourtant quelque part et si rien n’a été ouvert il ne peut être que dans la maison.

Pour être puissamment déduit, ce raisonnement ne faisait toujours pas retrouver le chien.

— Il est probablement monté à la grange, hasarda la Guélotte.

La grange fut visitée, explorée et sondée dans tous les recoins accessibles : Miraut n’y était pas.

— Il ne peut être qu’à la remise ou à l’écurie, conclut la Guélotte qui, prise d’un soupçon, regardait d’un œil sévère son mari.

— Tu n’aurais pas ouvert la porte en allant à la cave, tout à l’heure ? demanda-t-elle.

— En fait de porte je n’ai ouvert que celle de l’armoire pour prendre la bouteille de goutte, répliqua Lisée ; je n’ai pas quitté un seul instant M.  Pitancet qui n’a pas voulu que je descende.

— Enfin, ce chien n’est pas rentré sous terre tout de même. Il n’aurait pas eu l’idée de se cacher, émit ce dernier.

Lisée hocha la tête, indiquant par ce geste que Miraut était au contraire bien capable de cela et de toute autre chose encore, par exemple d’avoir réussi à prendre tout seul, et par des moyens de lui seule connus, la clé des champs. Il rappela le carreau cassé de jadis et l’on refit sur sa demande une minutieuse inspection des ouvertures qui n’amena rien de nouveau.

À la fin des fins, on se résolut à tenir en détail et dans tous les coins et recoins l’écurie et la remise.

On commença par l’écurie : on visita les crèches dessus et dessous, on retourna l’amas de paille entassée dans un coin ; on regarda entre le mur et la cage à lapins, sur la brouette, derrière les portes : nulle part on ne trouva trace de son passage.

Dans la remise l’inspection se continua minutieusement ; on bouscula toutes les caisses, on chercha dans tous les recoins ; tout avait été chambardé ; il ne restait plus qu’un endroit qui n’avait pas été exploré, mais il semblait impossible que le chien y fût. C’était un amas hétéroclite de vieilles planches et de vieux paniers, d’outils au rebut, de manches cassés, de vieilles hardes, de cuirs de jougs pourris, entassés au petit bonheur contre une vieille crèche elle-même pleine de débris très antiques et sans aucune valeur.

— C’est idiot de penser qu’il est là derrière ou là-dessous, disait M.  Pitancet. Qu’est-ce qu’il y foutrait et comment aurait-il pu s’y fourrer ? Un chat aurait déjà du mal à s’y frayer un passage.

Comme il n’y avait plus que cet endroit-là qui n’avait pas été mis à nu, on continua tout de même de le déblayer. Ce ne fut qu’à la dernière planche soulevée et quand on désespérait qu’on découvrit bel et bien Miraut qui s’ôtait réfugié là-dessous. Comment ? au prix de quels travaux ? Il avait dû se faufiler, s’allonger, s’aplatir, se raser. Et il était là devant tous, couché vaguement, plutôt accroupi, rattroupé sur lui-même. Il n’essaya d’ailleurs point de feindre davantage et de simuler le sommeil : il n’était pas si stupide ; mais il se contenta de battre lentement son fouet et de contempler de son regard profond et si triste le trio qui le déterrait de là. Il eut pour Lisée surtout un coup d’œil impressionnant comme un reproche muet, un coup d’œil qui semblait lui demander raison de cet abandon, un coup d’œil tel que l’autre n’y put tenir et, laissant la Guélotte et M.  Pitancet se débrouiller avec lui comme ils l’entendraient, le cœur chaviré d’une douleur plus vive encore qu’au premier jour, il alla par les rues du village comme une âme en peine et s’en vint échouer chez Philomen.

Quand il ne vit plus son vieux maître, quand il se sentit seul, abandonné aux mains de ces deux êtres dont l’un le détestait, dont l’autre lui imposait l’exil, Miraut comprit qu’il n’avait pas de sursis à attendre ni de grâce à espérer. Il se laissa passer la chaîne et conduire à la voiture où, attaché de nouveau, if fut bientôt emporté au galop du cheval qui filait derechef sur ta route du Val,

Lisée, entendant les grelots sonner dans le fracas des roues, eut un geste d’accablement ;

— C’est plus fort que moi, affirma-t-il, mais je ne peux pas m’y faire, je peux pas me raisonner, une si bonne bête ! Bon dieu que les hommes sont liches et les femmes mauvaises !

— Quand Mirette fera des petits, je t’en élèverai un, offrit Philomen qui ne savait que trouver pour consoler un peu son ami.

— Merci, mon vieux, merci, non ! C’est Miraut, vois-tu, qu’il me faut, je ne pourrais plus rien faire avec un autre.

À Velrans, Pépé revit encore passer la voiture fatale emportant Miraut qui sans doute le reconnut, car il jappa en passant : peut-être un adieu, peut-être un appel.

Le chasseur en fut tout retourné ; il avait interrogé des gens et avait appris l’histoire des procès-verbaux et la surprise de la vente.

En bon camarade, il se désolait de n’avoir pu rencontrer Lisée, car il se doutait des terribles étamines par lesquelles il avait dû passer avant de s’avouer vaincu et de céder.

— Peut-être aurais-je pu l’aider, se disait-il ? Pourquoi n’est-il pas venu me voir non plus ? Si c’étaient des sous qui lui manquaient, il n’aurait eu qu’à dire un mot ; j’ai toujours quelque part, dans un bas de laine, un cent d’écus de réserve en cas de malheur, que personne ne sait, pas même la bourgeoise, pour me tirer d’un mauvais pas ou pour obliger un ami.

Et il enrageait en pensant qu’il n’était pas encore tout à fait assez valide pour accomplir seul, aller et retour, le voyage à pied de Longeverne ; mais il se promit, dès qu’une voiture irait là-bas, de saisir l’occasion par les cheveux, d’aller demander lui-même des explications à son copain et lui offrir, s’il en était encore temps, ses services.

Miraut, assurément très triste d’être remmené au Val, n’était cependant pas aussi désespéré que le premier jour, car il avait au cœur le secret espoir de s’échapper encore et bientôt, surtout maintenant qu’il savait la manière de s’y prendre, et de revenir de nouveau à Longeverne.

Rien n’aurait su le distraire de ce projet ni personne l’empêcher de le réaliser. Un chien qui s’est mis en tête une idée n’en démord pas et Miraut était un vrai chien, un fameux chien, un sacré chien comme on disait. Il se jura donc, chaque fois qu’il serait libre, de filer bon gré mal gré, de lasser la patience de son acheteur, de lui éreinter son cheval et de vaincre coûte que coûte l’indifférence ou la faiblesse de Lisée. Il n’habiterait qu’à Longeverne, cela seul était certain ; il y vivrait comme il pourrait, mais il resterait là et rien ni personne ne saurait l’en empêcher.

Ce fut pour cela qu’il n’opposa aucune résistance, simula l’obéissance, rentra dans la maison du Val comme s’il revenait chez, lui, accepta toutes les caresses et les rendit, mangea autant qu’on voulut, suivit docilement en promenade M.  Pitancet jusqu’au jour où, bien convaincu de son accoutumance, le patron lui retira la laisse et le laissa libre dans la maison.