Chapitre II - Ecce deusEcce homo
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« Voici l’homme ! »
JEAN, XIX, 5

« Voici le dieu ! »
Épitaphe du mausolée
de Francesco Sforza


I modifier

La chose qui frappe l’air a une force égale à l’air qui frappe la chose. – Tanta forza si fa colla cosa incontro all’aria, quanto l’aria alla cosa. – Tu vois que le battement des ailes contre l’air fait soutenir l’aigle pesant dans l’air le plus haut et le plus raréfié. Inversement, tu vois l’air qui se meut sur la mer, emplir les voiles gonflées et faire courir le navire lourdement chargé. Par ces preuves tu peux comprendre que l’homme avec les grandes ailes, appuyant avec force contre l’air résistant, victorieux pourra le soumettre et s’élever au-dessus de lui.

Léonard lut ces mots pleins d’espoir, écrits cinq ans auparavant dans un de ses vieux cahiers. À côté, il avait dessiné l’appareil : un timon auquel, à l’aide de tiges de fer, étaient assujetties des ailes, mises en mouvement par des cordes.

Cette machine maintenant lui paraissait difforme et disgracieuse.

Le nouvel appareil rappelait la chauve-souris. La carcasse de l’aile était formée de cinq doigts comme la main d’un squelette ; un procédé ingénieux fléchissait les phalanges. Des tendons de cuir tanné et des lacets de soie brute simulaient les muscles et, adaptés à un levier, réunissaient les doigts. L’aile se relevait au moyen d’une bielle. Le taffetas amidonné interceptait l’air, ainsi qu’une palme de patte d’oie s’étendait et se refermait. Quatre ailes, nouées en croix, imitaient l’allure du cheval. Leur longueur était de quarante brasses, leur montée de huit. Se rejetant en arrière elles donnaient la marche en avant ; s’abaissant, elles élevaient la machine. L’homme debout passait ses pieds dans les étriers qui faisaient mouvoir les ailes en agissant sur les leviers. Sa tête dirigeait un grand gouvernail garni de plumes, qui jouait le rôle de la queue d’un oiseau.

« L’oiseau privé de pattes ne peut s’envoler faute d’élan. Vois le martinet : s’il est posé à terre il ne peut s’élever parce qu’il a les jambes courtes. Voilà pourquoi deux échelles, pour remplacer les pattes. »

Léonard savait par expérience que la perfection d’une machine exigeait l’élégance et les justes proportions observées dans toutes les parties : l’aspect bête des échelles froissait l’inventeur.

Il se plongea dans des déductions mathématiques, chercha l’erreur et ne put la trouver. Et tout à coup il raya d’un trait la page pleine de chiffres minuscules, dans la marge inscrivit : « Non è vero – Pas exact », et ajouta en biais, d’une grosse écriture énervée, son juron favori : « Satanasso ! – Au diable ! »

Les calculs devenaient de plus en plus embrouillés. L’imperceptible erreur prenait des proportions inquiétantes.

La flamme de la bougie sautillait irrégulièrement, agaçant les yeux. Le chat, ayant achevé son somme, sauta sur la table de travail, s’étira, fit le gros dos et commença de jouer avec un oiseau empaillé rongé par les mites et qui servait à l’étude de la pesanteur du vol. Léonard poussa avec humeur le chat qui faillit tomber et miaula plaintivement.

— Allons, c’est bien ! Couche-toi où tu veux. Mais ne me gêne pas.

Il caressa tendrement le poil noir de son favori. Des étincelles crépitèrent dans la fourrure. Le chat replia ses pattes de velours, s’étala majestueusement, ronronna et fixa sur son maître ses prunelles vertes pleines de morbidesse et de mystère.

De nouveau s’accumulèrent les chiffres, les ratures, les divisions, les racines cubiques et carrées.

La seconde nuit d’insomnie s’achevait inaperçue.

Revenu de Florence à Milan, Léonard depuis un mois n’était même pas sorti, occupé de sa machine volante.

Des branches d’acacia blanc se faufilaient par la croisée ouverte, égrenant par instants sur la table leurs fleurs délicates et odorantes. Le clair de lune, adouci par des brouillards roux à reflets de nacre, tombait dans la chambre, se mêlant à la lumière rouge de la chandelle.

La pièce était encombrée de machines, d’appareils d’astronomie, de physique, de chimie, d’anatomie. Des roues, des leviers, des ressorts, des hélices, des timons, des pistons et autres accessoires mécaniques – en cuivre, en acier, en verre –, pareils à des membres de monstres ou d’insectes géants, saillaient de l’ombre, s’enchevêtrant. Ici, une cloche de plongeur, le cristal irisé d’un appareil d’optique représentant un œil d’immense dimension, le squelette d’un cheval, un crocodile empaillé. Là, dans un bocal plein d’alcool, un fœtus grimaçant, pareil à une grosse larve, des patins en forme de barque pour marcher sur l’eau, et à côté, transfuge de l’atelier de peinture, une charmante tête en terre grise, tête de jeune vierge ou d’ange au sourire malicieux et triste.

Au fond, dans la gueule béante du four en fonte, des charbons rougissaient encore sous les cendres.

Et au-dessus de tout cela, du parquet jusqu’ au plafond, s’étendaient les ailes de la machine, l’une encore nue, l’autre recouverte de la membrane. Entre les ailes, par terre, étendu tout de son long, la tête renversée, était couché un homme surpris par le sommeil durant son travail. Dans la main droite, il tenait encore une écope de fer d’où s’échappait l’étain. Une des ailes appuyait l’extrémité de sa carcasse sur la poitrine du dormeur dont la respiration la faisait se mouvoir et bruire, comme si elle était vivante. Dans la lumière incertaine de la lune et de la chandelle, la machine, avec cet homme affalé entre ses ailes, semblait une gigantesque chauve-souris prête à s’envoler.


II modifier

La lune pâlit. Des potagers qui entouraient la maison de Léonard, aux environs de Milan, entre la forteresse et le couvent de Santa Maria delle Grazie, monta le parfum des légumes et des herbes, telles que la mélisse, la menthe, le fenouil. Au-dessus de la croisée, les hirondelles jacassaient avant de s’envoler. Dans le vivier voisin, les canards barbotaient et criaient joyeusement.

La flamme de la chandelle s’éteignit. À côté, dans l’atelier, s’entendaient les voix des élèves. Ils étaient deux : Giovanni Beltraffio et Andrea Salaino. Giovanni copiait une figure anatomique. Salaino enduisait d’albâtre une planche de tilleul. C’était un joli adolescent, aux yeux naïfs, aux cheveux bouclés – le favori du maître, auquel il servait de modèle pour les anges.

— Croyez-vous, Andrea, demanda Beltraffio, que messer Leonardo aura bientôt terminé sa machine ?

— Dieu sait ! répondit Salaino en sifflant un air de chansonnette, et retroussant les revers de satin brodés d’argent de ses nouveaux souliers. L’année dernière il a passé deux mois dessus, et il n’en est rien advenu que des rires. Cet ours bancal de Zoroastro avait voulu voler à toute force. Plus le maître l’en dissuadait, plus il s’entêtait. Et, imagine-toi, voilà mon âne qui grimpe sur le toit, qui s’enveloppe de vessies de porc pour ne pas se tuer en tombant ; il lève les ailes, s’envole ; le vent, d’abord, l’emporte, et tout à coup Zoroastro culbute les jambes en l’air et tombe dans un tas de fumier. Le lit était doux, il ne s’est point fait de mal, mais toutes les vessies ont éclaté ensemble, produisant un bruit semblable à une salve d’artillerie, effrayant les corneilles des clochers voisins, pendant que notre nouvel Icare se débattait dans son fumier, sans en pouvoir sortir !

À ce moment dans l’atelier entra le troisième élève, Cesare da Sesto, un homme qui n’était plus jeune, au visage bilieux, au regard intelligent et méchant. Dans une main il tenait un morceau de pain et une tranche de jambon, dans l’autre un verre de vin.

— Pfou ! quelle piquette ! cracha-t-il en grimaçant. Et le jambon n’est qu’une semelle. N’est-ce pas extraordinaire de toucher deux mille ducats d’appointements par an et de nourrir les gens avec de pareilles ordures !

— Vous auriez dû tirer à l’autre tonneau, celui qui est sous l’escalier, dans le réduit, murmura Salaino.

— J’y ai goûté. Il est pis. Mais, tu as encore une nouveauté ? s’étonna Cesare en regardant l’élégant béret de Salaino, en velours pourpre rehaussé d’une plume. Ah ! la maison est bien tenue, il n’y a pas à dire. Quelle vie de chien ! À la cuisine depuis un mois on ne peut acheter un nouveau jambon. Marco jure que le maître n’a pas un centime, que tout passe à ces damnées ailes qui nous tiennent tous à jeun : et voilà à quoi sert l’argent ! On comble de cadeaux les petits favoris ! Comment n’as-tu pas honte, Andrea, d’accepter des cadeaux des étrangers, car messer Leonardo n’est ni ton père ni ton frère, et tu n’es plus un enfant…

— Cesare, dit Giovanni pour détourner la conversation, vous m’avez promis de m’expliquer une loi de perspective. Attendre le maître est inutile ; il est trop occupé par sa machine…

— Oui, mes enfants, bientôt nous nous envolerons tous sur cette machine, que le diable emporte ! Du reste, si ce n’est une chose, ce sera une autre. Je me souviens, au moment où nous travaillions à la Sainte Cène, le maître subitement s’enthousiasma pour une nouvelle machine à préparer la mortadelle. Et la tête de l’apôtre Jacques le Majeur resta inachevée, attendant le perfectionnement du hachis. Une de ses meilleures madones est restée abandonnée dans un coin de l’atelier, pendant qu’il inventait un tournebroche automatique pour cuire d’une façon impeccable les chapons et les cochons de lait… Et cette merveilleuse découverte de la lessive à la fiente de poule ! Croyez-moi, il n’existe pas de sottise à laquelle messer Leonardo ne s’adonne avec enthousiasme, ne fût-ce que pour se débarrasser de la peinture.

Le visage de Cesare grimaça, ses lèvres minces se crispèrent en un mauvais sourire :

— Pourquoi Dieu donne-t-il le talent à des gens semblables ? murmura-t-il.


III modifier

Cependant Léonard était toujours courbé au-dessus de sa table de travail.

Une hirondelle entra par la croisée ouverte, tourbillonna dans la chambre, se heurta au plafond et aux murs, et enfin se prit dans l’aile de la machine comme dans un filet, se débattit sans pouvoir en sortir.

Léonard s’approcha, désemprisonna l’oiselet avec précaution, le prit dans sa main, embrassa sa petite tête noire et lui donna la volée.

L’hirondelle prit son élan et disparut avec un cri heureux.

« Comme c’est facile, comme c’est simple ! », pensa Léonard en la suivant d’un regard envieux. Puis il contempla sa machine avec dépit et dégoût.

L’homme qui dormait s’éveilla.

C’était l’aide de Léonard, un habile mécanicien fondeur florentin, nommé Zoroastro ou plutôt Astro da Peretola. Il sauta et se frotta son œil unique, l’autre ayant été brûlé par une étincelle. Ce difforme géant, au visage enfantin toujours couvert de suie, ressemblait à un cyclope.

— J’ai dormi ! s’écria le fondeur désespéré en secouant sa tête chevelue. Que le diable m’emporte ! Ah ! maître, pourquoi ne m’avez-vous pas éveillé ? Je me hâtais, espérant avoir terminé ce soir, pour voler demain matin…

— Tu as bien fait de dormir, murmura Léonard. Ces ailes ne valent rien.

— Comment ? Encore ! À votre idée, messer ; moi, je ne retoucherai rien à cette machine. Que d’argent, que de peines ! Et de nouveau tout s’en va en fumée ! Que faut-il encore ? Mais ces ailes enlèveraient un homme, même un éléphant ! Vous verrez, maître. Permettez-moi de les essayer une fois… Au-dessus de l’eau… Si je tombe, j’en serai quitte pour un plongeon… je ne me noierai pas…

Il croisa ses mains, suppliant.

Léonard secoua négativement la tête.

— Attends, mon ami. Tout viendra à point. Plus tard.

— Plus tard ! gémit le fondeur. Pourquoi pas maintenant ? Vraiment, messer, aussi vrai qu’il y a un Dieu au ciel, je volerai.

— Non, Astro, tu ne voleras pas. La mathématique…

— J’en étais sûr ! À tous les diables votre mathématique ! Elle ne sert qu’à vous troubler. Que d’années nous nous surmenons ! L’âme en est malade. Chaque stupide moustique, mite, mouche, mouche à fumier – Dieu me pardonne ! – ignoble et sale peut voler, et les hommes rampent comme des vers ? N’est-ce pas un affront ? Et attendre quoi ? Les voilà, les ailes ! Tout est prêt, il me semble. Avec une bonne bénédiction, je prendrais mon élan et je m’envolerais !

Tout à coup, il se souvint de quelque chose et son visage rayonna.

— Maître ? que je te dise. Quel rêve superbe j’ai eu aujourd’hui !

— Tu volais encore ?

— Oui, et de quelle manière ! Écoute seulement. Je me tenais au milieu de la foule dans un lieu inconnu. Tout le monde me regarde, me montre du doigt, rit. « Ah ! me dis-je, si je ne vole pas !… » Je saute, j’agite mes bras tant que je peux et je commence à monter. Au début je peinais comme si j’avais une montagne sur les épaules. Puis, peu à peu, je me sentis plus léger. Je me suis élancé, je faillis m’assommer contre le plafond. Et tout le monde de crier : « Regardez, il vole ! » Comme un oiseau je passe la croisée et je monte toujours plus haut et plus haut vers le ciel. Le vent siffle à mes oreilles et je suis gai et je ris. « Pourquoi ne savais-je pas voler avant ? me dis-je. En avais-je perdu l’habitude ? C’est si facile ! Et il ne faut pour cela aucune machine ! »


IV modifier

Des plaintes, des jurons retentirent, scandés par un galop rapide dans l’escalier. La porte s’ouvrit toute grande, livrant passage à un homme, la tignasse rousse, hirsute, le visage rouge également, couvert de taches de rousseur : un élève de Léonard, Marco d’Oggione. Il grondait, battait et tirait par l’oreille un gamin malingre d’une dizaine d’années.

— Que le Seigneur t’envoie une méchante Pâque, vaurien ! Je te ferai passer les talons par ton gueuloir, chenapan !

— Que veut dire cela, Marco ? demanda Léonard.

— Songez donc, messer ! Il a dérobé deux boucles en argent de dix florins chacune, au moins. Il a pu en engager déjà une et il a perdu l’argent aux osselets : l’autre, il l’a cousue dans la doublure de son vêtement où je l’ai découverte. J’ai voulu lui administrer une véritable correction, telle qu’il la méritait, et le démon m’a mordu la main au sang !

Et avec plus d’ardeur encore, il saisit le gamin par les cheveux. Léonard intervint, lui arracha l’enfant des mains.

Alors Marco sortit de sa poche un trousseau de clés – il avait chez Léonard l’emploi de caissier – les jeta sur la table en criant :

— Voilà vos clés, messer ! J’en ai assez ! Je ne vis pas sous le même toit que les vauriens et les voleurs. Ou lui, ou moi !

— Allons, calme-toi, Marco… Je le punirai ! tâchait de concilier le maître.

Par la porte de l’atelier regardaient les élèves et une grosse femme, la cuisinière Mathurine. Elle revenait du marché et tenait encore à la main son panier plein d’ail, de poisson, de gras cormorans et de filandreuses fenocci. Apercevant le petit coupable, la cuisinière agita les bras et se mit à jaser si vite et sans arrêt, qu’on aurait cru une chute de pois secs tombant d’un sac percé.

Cesare aussi se mêla à ce caquetage, exprimant son étonnement que Léonard tolérât dans sa maison ce « païen » de Jacopo, capable des plus cruelles polissonneries. N’avait-il pas dernièrement, avec une pierre, blessé à la jambe le vieil infirme Fagiano, le chien de la maison ? détruit les nids d’hirondelles dans l’écurie ? et son plaisir favori n’était-il pas d’arracher les ailes aux papillons pour savourer leurs souffrances ?

Jacopo restait près du maître, lançant à ses ennemis des regards sournois, ainsi qu’un louveteau cerné. Son visage pâle et joli était impassible. Il ne pleurait pas. Mais rencontrant le regard de Léonard, ses yeux méchants exprimaient une timide prière.

Mathurine glapissait, exigeant une magistrale correction pour ce démon qui rendait à tout le monde la vie insupportable.

— Doucement ! doucement ! Taisez-vous, au nom de Dieu ! suppliait Léonard, avec une étrange lâcheté, une faiblesse impuissante devant cette révolte familiale.

Cesare riait et murmurait, malveillant :

— Cela vous fait mal au cœur à regarder !… Il ne sait même pas avoir raison d’un gamin !…

Lorsque enfin tous eurent assez crié et se furent dispersés un à un, Léonard appela Beltraffio et lui dit affablement :

— Giovanni, tu n’as pas encore vu la Sainte Cène. J’y vais. Veux-tu m’accompagner ?

L’élève rougit de plaisir.


V modifier

Ils sortirent dans une petite cour. Un puits se dressait au centre. Léonard se débarbouilla. En dépit de ses deux nuits d’insomnie, il se sentait frais, gai et dispos.

Le jour était brumeux, sans vent, avec une clarté pâle, presque sous-marine. Léonard aimait ce genre d’éclairage pour travailler. Tandis qu’ils se trouvaient près du puits, Jacopo s’approcha d’eux. Dans ses mains il tenait une petite boîte en écorce de chêne.

— Messer Leonardo, dit le gamin craintivement, voici pour vous…

Il souleva légèrement le couvercle. Au fond de la boîte dormait une gigantesque araignée.

— J’ai eu bien de la peine à m’en emparer. Elle s’était cachée dans une fente de roche. Trois jours je l’ai guettée. Elle est venimeuse.

La figure de l’enfant s’anima soudain.

— Et si vous la voyiez manger des mouches… ça fait peur !

Il attrapa une mouche et la jeta dans la boîte. L’araignée se précipita sur sa proie, la saisit dans ses pattes velues, et la victime se débattit, bourdonna.

— Regardez, elle mange, elle mange ! murmurait le gamin, frissonnant de plaisir.

Dans ses yeux brûlait une flamme de curiosité cruelle et sur ses lèvres tremblait un sourire incertain.

Léonard aussi se pencha, regarda l’insecte monstrueux. Et tout à coup il sembla à Giovanni qu’ils avaient tous deux la même expression, comme si, malgré l’abîme qui séparait l’enfant de l’artiste, ils s’unissaient dans une égale curiosité de l’horrible.

Lorsque la mouche fut mangée, Jacopo referma la boîte et dit :

— Je la mettrai sur votre table, messer Leonardo, peut-être voudrez-vous encore la regarder. Elle se bat drôlement avec les autres araignées.

Le gamin voulait s’en aller, mais il s’arrêta et leva des yeux suppliants. Les coins de ses lèvres s’abaissèrent, frémirent.

— Messer, dit-il très bas et gravement, vous n’êtes pas fâché contre moi ? Sinon, je m’en irai, il y a longtemps que je pense que je dois le faire. Ce n’est pas à cause d’eux, car cela m’est indifférent ce qu’ils peuvent dire, mais c’est à cause de vous. Je sais bien que je vous ennuie. Vous seul êtes bon ; eux sont méchants autant que moi, mais ils dissimulent et moi je ne sais pas. Je m’en irai, je resterai seul. Ce sera mieux ainsi. Seulement, pardonnez-moi…

Des larmes brillèrent entre les longs cils du gamin, qui répéta plus bas encore :

— Pardonnez-moi, messer Leonardo !… Je vous laisserai ma petite boîte en souvenir. L’araignée vivra longtemps. Je prierai Astro de la nourrir…

Léonard posa sa main sur la tête de l’enfant.

— Où irais-tu, petit ? Reste. Marco te pardonnera et moi je ne suis pas fâché. Va, et à l’avenir ne fais de mal à personne.

Jacopo fixa sur lui des yeux perplexes, dans lesquels luisait non la reconnaissance, mais l’étonnement, presque de la peur.

Léonard lui répondit par un calme sourire et caressa ses cheveux, comme s’il devinait l’éternel mystère de ce cœur créé par la nature pour le mal et inconscient de sa malfaisance.

— Il est temps, dit le maître. Allons, Giovanni.

Ils sortirent dans la rue déserte bordée de jardins, de potagers et de vignes, et se dirigèrent vers le monastère de Santa Maria delle Grazie.

VI modifier

Les derniers temps, Beltraffio avait été en proie à une grande tristesse, car il n’avait pu payer au maître la pension convenue de six florins par mois. Son oncle, brouillé avec lui, ne lui donnait pas un centime. Giovanni, pendant deux mois, avait emprunté l’argent à fra Benedetto. Le moine ne pouvait lui donner davantage. Giovanni avait hâte de s’excuser.

— Messer, commença-t-il timide et rougissant, nous sommes aujourd’hui le quatorze et je paie le dix, d’après nos conventions. Je suis très confus… mais je n’ai que trois florins. Peut-être voudrez-vous bien attendre… J’aurai de l’argent bientôt… Merula m’a promis des copies…

Léonard le regarda étonné :

— Qu’as-tu, Giovanni ? Que le Seigneur t’assiste ! Comment n’as-tu pas honte de parler de choses pareilles ?

D’après l’air confus de son élève, les inhabiles reprises de ses vieux souliers, l’usure de ses vêtements, il avait compris que Giovanni était misérable.

Léonard fronça les sourcils et parla d’autre chose. Mais peu après, avec une feinte indifférence, il fouilla dans sa poche, en retira une pièce d’or et dit :

— Giovanni, je te prie, va m’acheter du papier à dessin, une vingtaine de feuilles, un paquet de craie rouge et des pinceaux en putois. Tiens, prends.

— Un ducat. Il n’y aura guère plus de dix sous d’achats. Je vous rapporterai la monnaie…

— Tu ne me rapporteras rien du tout. Ne dis pas de sottises. Tu rendras quand tu voudras. Et à partir de maintenant, je te défends de penser à ces questions d’argent et de m’en parler. Comprends-tu ?

Il se détourna et ajouta en désignant les silhouettes embrumées des mélèzes qui encadraient les berges de Naviglio Grande, le canal droit comme une flèche :

— As-tu observé, Giovanni, comme les arbres prennent dans un léger brouillard une teinte bleutée, et dans un brouillard dense combien ils deviennent d’un gris tendre ?

Il fit encore quelques observations sur la différence des ombres projetées par les nuages sur les montagnes nues en hiver et couvertes de végétation en été.

Puis, se tournant vers son élève :

— Et je sais pourquoi tu t’es imaginé que j’étais avare… Je suis prêt à tenir le pari que j’ai deviné juste. Quand nous avons parlé, toi et moi, du paiement mensuel que tu devais me faire, tu as dû remarquer que je t’ai interrogé et qu’ensuite j’ai inscrit dans mon livre tout ce dont nous étions convenus. Seulement, vois-tu ? il faut que tu saches que c’est une habitude héréditaire que je tiens probablement de mon père, le notaire Piero da Vinci, le plus fin et le plus raisonnable des hommes. Moi, cela ne m’a pas servi. Parfois je ris tout seul en relisant les bêtises que j’ai inscrites ! Je peux dire exactement combien m’a coûté le nouveau béret d’Andrea Salaino ; mais où passent des milliers de ducats, je l’ignore. À l’avenir, Giovanni, ne prête pas attention à ma stupide habitude. Si tu as besoin d’argent, prends, et crois que je te le donne comme un père à son fils.

Léonard le regarda avec un tel sourire que, tout de suite, Giovanni sentit son cœur allégé et joyeux.

En montrant l’étrange forme d’un mûrier nain, le maître expliqua que non seulement chaque arbre, mais encore chaque feuille avait sa forme particulière, unique, comme chaque individu avait son visage.

Giovanni pensa qu’il parlait des arbres avec la même bonté qu’il avait mise à parler de sa misère, comme si le maître avait pour tout ce qui vivait la perspicacité d’un voyant.

Dans la plaine basse, de derrière le bouquet sombre de mûriers émergea l’église du monastère dominicain, Santa Maria delle Grazie, bâtie en briques, rose, gaie, sur le fond blanc des nuages, avec une large coupole lombarde pareille à une tente, décorée d’ornements en terre cuite – œuvre du jeune Bramante. Ils pénétrèrent dans le réfectoire du couvent.

VII modifier

C’était une grande salle longue, très simple, aux murs blanchis à la chaux, au plafond à poutrelles en chêne sombre. L’atmosphère était saturée de chaude humidité, d’encens et du fumet rance des plats maigres. Près de la cloison la plus proche de l’entrée se trouvait la table du Père supérieur, flanquée de chaque côté par les longues et étroites tables des moines.

Il y régnait un tel silence qu’on entendait le bourdonnement d’une mouche sur les vitres jaunes de poussière. De la cuisine s’échappait un bruit de voix, de poêles et de casseroles. Dans le fond du réfectoire, en face de la table du prieur, s’élevait un échafaudage recouvert de toile grise. Giovanni devina que cette toile cachait la Sainte Cène à laquelle le maître travaillait depuis plus de douze ans.

Léonard monta à l’échafaudage, ouvrit le coffre en bois dans lequel il enfermait ses dessins, ses pinceaux et ses couleurs, en retira un petit livre latin, criblé de notes dans les marges, le tendit à son élève en disant :

— Lis le treizième chapitre de Jean.

Puis il souleva le drap.

Quand Giovanni leva les yeux, tout d’abord il eut la sensation que ce n’était pas une peinture qu’il voyait sur le mur, mais la continuation du réfectoire. Il lui semblait qu’une autre chambre s’était ouverte devant lui et que la lumière du jour s’était fondue avec le calme crépuscule du soir, qui planait au-dessus des cimes bleues de Sion que l’on entrevoyait à travers les trois fenêtres de cette nouvelle salle qui, aussi simple que celle du monastère, mais couverte de tapis, paraissait plus intime et plus mystérieuse.

La longue table représentée sur le tableau était pareille à celle des moines ; une nappe identique nouée aux quatre coins la recouvrait et gardait encore la trace des plis fraîchement défaits.

Et Giovanni lut dans l’Évangile :

« Avant la fête de Pâques, Jésus, sachant que l’heure était venue pour lui de quitter ce monde pour joindre son Père, voulut jusqu’à la fin rester avec ceux qu’il avait aimés en ce monde.

« Et durant la Cène, lorsque le diable eut suggéré à Judas Iscariote de le trahir, son âme s’indigna et il dit : “Amen, amen, je vous le dis en vérité, ’l’un de vous me trahira’.”

« Alors, les disciples se regardèrent, ne sachant pas de qui Il parlait.

« Un des disciples, que Jésus aimait, reposait sur son épaule. Simon-Pierre lui fit signe de demander de qui il parlait. Et il demanda : “Seigneur, qui est-ce ?”

« Jésus répondit : “Celui à qui je tendrai le pain après l’avoir trempé.” Et trempant le pain il le tendit à Judas Simon Iscariote.

« Et dès que Judas l’eut mangé, Satan entra en lui. »

Giovanni contempla le tableau.

Les visages des apôtres étaient empreints d’une vie si intense qu’il lui semblait entendre leurs voix, voir le fond de leurs âmes troublées par la chose la plus horrible et incompréhensible qui fût : la conception du mal par lequel le Dieu devait mourir. Giovanni fut particulièrement frappé par les attitudes de Judas, de Jean et de Pierre. La tête de Judas n’était pas encore peinte ; on ne voyait que le corps rejeté en arrière, serrant dans ses doigts convulsés la bourse où était l’argent ; d’un geste involontaire il avait renversé la salière, et le sel s’était répandu.

Pierre, en un accès de colère, s’était levé vivement : il tenait un couteau dans sa main droite, la gauche posée sur l’épaule de Jean, et demandait au disciple préféré de Jésus : « Qui est le traître ? » Et sa vieille tête argentée, éblouissante de fureur, rayonnait de cette jalousie passionnée qui le faisait s’écrier jadis, en devinant les souffrances inévitables et la mort du Maître : « Seigneur, pourquoi ne puis-je te suivre ? Je donnerais mon âme pour toi. » Plus près du Christ se tenait Jean ; ses cheveux bouclés, fins comme de la soie, ses mains humblement croisées, son visage ovale, tout respirait en lui la pureté et la tranquillité célestes. Seul parmi les disciples, il ne souffrait plus, ne s’effrayait plus, ne se fâchait plus. En lui s’était incarnée la parole du Maître : « Que tout soit un, comme toi, Père, en moi, et moi en toi. »

Giovanni regardait et songeait :

« Ainsi, voilà ce qu’est Léonard ! Et je doutais, j’ai presque cru la calomnie ! L’homme qui a créé cela serait un athée ? Mais qui donc serait plus rapproché du Christ, que lui ! »

Ayant achevé le visage de Jean par quelques légères touches de pinceau, le maître prit un morceau de fusain pour essayer l’esquisse de la tête de Jésus. Mais l’esquisse venait mal. Après avoir songé pendant dix ans à cette tête, il se sentait incapable d’en fixer les contours. Et maintenant, comme toujours, devant la place blanche du tableau où devait mais ne pouvait surgir la tête du Christ, l’artiste sentait son impuissance et son irrésolution.

Jetant le fusain, il effaça les traits avec une éponge humide et se plongea dans une de ces méditations qui duraient parfois des heures entières.

Giovanni monta sur l’échafaudage, s’approcha de Léonard et vit que son visage sombre, morne, presque vieilli, exprimait une obstinée concentration de pensée proche du désespoir. Mais celui-ci, en rencontrant le regard de son élève, lui demanda :

— Qu’en dis-tu, mon ami ?

— Maître, que puis-je dire ? C’est merveilleux, plus beau que tout ce qui existe en ce monde. Et personne n’a compris cela, hors vous. Mais je n’arrive pas à exprimer…

Des larmes tremblèrent dans sa voix. Et il ajouta plus bas, craintivement :

— Ce que je ne puis me figurer, c’est le visage de Judas au milieu de tous ceux-ci ?

Le maître fouilla dans la caisse, en sortit un dessin et le lui tendit.

C’était une figure terrible, mais non pas repoussante, l’expression n’en était même pas méchante – pleine seulement d’infinie tristesse et d’amertume.

Giovanni compara le dessin avec celui de la tête de Jean.

— Oui, murmura-t-il, c’est lui ! Celui duquel il est dit : « Satan entra en lui. » Il était peut-être plus savant que les autres ; mais il n’a pas pratiqué le précepte : « Que tous soient égaux. » Il voulait être seul…

Cesare da Sesto, accompagné d’un homme portant la livrée des chauffeurs de la cour, entra en ce moment dans le réfectoire.

— Enfin, nous vous trouvons ! s’écria Cesare. Nous vous avons cherché partout… De la part de la duchesse, maître, pour affaire urgente.

— S’il plaît à Votre Excellence de me suivre au palais, ajouta respectueusement le chauffeur.

— Qu’est-il arrivé ?

— Un malheur, messer Leonardo ! Les tuyaux ne fonctionnent pas dans la salle de bains, et ce matin, comme un fait exprès, à peine la duchesse se fut-elle plongée dans la baignoire pendant une absence de sa servante, que le robinet d’eau chaude s’est brisé. Heureusement, la duchesse a pu sortir à temps… Messer Ambrosio da Ferrari est fort mécontent et se plaint, assurant qu’il avait plus d’une fois averti Votre Excellence de leur mauvais fonctionnement.

— Des bêtises ! dit Léonard. Je suis occupé. Va trouver Zoroastro, il arrangera tout cela en une demi-heure.

— J’ai ordre de ne pas revenir sans vous, messer…

Indifférent, Léonard voulut se remettre au travail, mais ayant jeté un regard sur la place blanche de la tête de Jésus, il grimaça, ennuyé, fit de la main un geste dépité, comme s’il avait compris que cette fois encore il n’aboutirait à rien, ferma sa caisse à couleurs et descendit de l’échafaudage.

— Allons, tant pis ! Viens me chercher dans la grande cour du palais, Giovanni. Cesare te conduira. Je vous attendrai près du Colosse.

Ce Colosse était le mausolée du défunt duc Francesco Sforza.

Et, au grand ébahissement de Giovanni, sans seulement se retourner vers son œuvre, comme s’il eût été heureux du prétexte pour abandonner son travail, le maître suivit le chauffeur pour réparer les tuyaux de la salle de bains ducale.

— Hein ! tu ne peux t’en arracher ? dit Cesare à Beltraffio. C’est possible que cela soit surprenant, tant qu’on n’a pas compris…

— Que veux-tu dire ?

— Non, rien… Je ne veux pas te désabuser. Tu trouveras toi-même. En attendant, pâme-toi…

— Je te prie, Cesare, dis-moi tout ce que tu penses.

— Fort bien ; à la condition que tu ne te fâcheras pas et que tu ne maudiras pas la vérité. Pourtant, je sais à l’avance tout ce que tu diras – je ne discuterai pas. Certes – c’est une grande œuvre. Aucun maître n’a possédé ainsi la science anatomique, les lois de la perspective, de la lumière et des ombres. Parbleu ! tout est copié d’après nature ; la moindre ride sur les visages, le plus petit pli de la nappe. Mais la vie manque. Dieu est absent et le sera toujours. Tout est mort, à l’intérieur – l’âme n’y existe pas ! Regarde seulement, Giovanni, quelle régularité mathématique, quel triangle parfait : deux contemplatifs, deux actifs et le Christ pour point central. Vois à droite, le contemplatif de parfaite bonté, Jean ; le mal parfait – Judas ; leur différence, la justice – Pierre. Et à côté le triangle actif – André, Jacques le Mineur, Barthélemy. – À gauche du centre, de nouveau des contemplatifs – l’amour, Philippe ; la foi, Jacques le Majeur ; la raison, Thomas. Et encore le triangle actif ! La géométrie en guise d’inspiration, la mathématique remplaçant la beauté ! Tout est réfléchi, calculé, mâché par le raisonnement, examiné jusqu’au dégoût, pesé sur des balances, mesuré au compas. La raillerie sous les choses saintes !

— Oh ! Cesare ! reprocha Giovanni. Combien tu connais peu le maître ! Et pourquoi le détestes-tu ainsi ?

— Toi, tu le connais et tu l’aimes ? dit Cesare en se retournant, un sourire sarcastique sur les lèvres.

Dans son regard brilla une haine si inattendue que Giovanni involontairement baissa les yeux.

— Tu es injuste, Cesare, dit-il enfin. Le tableau n’est pas achevé : le Christ manque.

— Tu te figures que le Christ y sera ? Tu en es certain ? Nous verrons ! Mais souviens-toi de mes paroles : Messer Leonardo n’achèvera jamais la Sainte Cène, il ne peindra jamais ni le Christ ni Judas, parce que, vois-tu, mon ami, on peut atteindre à beaucoup de choses à l’aide de la mathématique, de la science et de l’expérience, mais non pas à tout. Ici il faut autre chose. Ici se trouve une limite qu’il ne pourra jamais franchir, malgré toute sa science !

Ils sortirent du monastère et se dirigèrent vers le palais Castello di Porta Giovia.

— En tout cas, tu as tort pour une chose, Cesare, dit Beltraffio. Judas existera… il existe…

— Allons donc ? Où ?

— Je l’ai vu moi-même.

— Quand ?

— À l’instant. Le maître m’a montré le dessin…

— À toi ?… Ah !

Cesare regarda son compagnon et lentement, comme en un effort :

— Et… c’est bien ? dit-il.

Giovanni inclina approbativement la tête. Cesare ne répliqua rien, et durant tout le chemin il ne parla plus, plongé en une profonde méditation.


VIII modifier

Ils arrivèrent aux portes du palais et traversant le Battifronte (le pont-levis) entrèrent dans la tourelle du sud, Torre di Filarete, entourée de tous côtés par les fossés pleins d’eau. Il y faisait sombre, étouffant ; cela sentait la caserne, le pain, le fumier et la soupe d’avoine. L’écho sous les hautes voûtes répétait un langage cosmopolite, les rires et les jurons des mercenaires. Cesare avait le mot de passe. Mais Giovanni, inconnu, fut sérieusement examiné et dut inscrire son nom sur le livre du corps de garde.

Après un second pont, où on les examina à nouveau, ils atteignirent la place intérieure du palais, déserte, la Piazza d’Arme.

Devant eux se dressait la noire silhouette de la tour crénelée dite de Bona de Savoie, bâtie au-dessus du Fossato Morto. À droite se trouvait l’entrée de la cour d’honneur, Corte Ducale ; à gauche l’imprenable citadelle de la Rocchetta, véritable nid d’aigle. Au milieu de la cour s’élevait un échafaudage de bois, entouré de petits appentis et d’auvents cloués à la hâte, mais déjà assombris par le temps et de place en place couverts de lichen jaune. Au-dessus se dressait une statue équestre, le Colosse, haut de douze coudées, œuvre de Léonard de Vinci.

Le coursier gigantesque en argile vert foncé se détachait sur le ciel. Cabré, il foulait un guerrier sous ses sabots.

Le vainqueur étendait le sceptre ducal. C’était le grand condottiere Francesco Sforza, l’aventurier qui vendait son sang pour de l’argent, moitié soldat, moitié brigand. Fils d’un pauvre paysan de la Romagne, il était issu du peuple, fort comme un lion, rusé comme un renard, et grâce à ses crimes, à ses exploits, à sa sagesse, il était mort sur le trône des ducs de Milan.

Un pâle rayon de soleil tomba sur le Colosse.

Giovanni lut dans les doubles plis du menton, dans les yeux terribles, pleins de voracité vigilante, le calme indifférent du fauve repu. Au pied du mausolée il vit, gravées de la main même de Léonard, ces deux strophes :


Expectant animi molemque futuram
Suscipiunt; fluat aes; vox erit: Ecce deus !


Les deux derniers mots le frappèrent : Ecce deus ! Voici le dieu !

— Le dieu, répéta Giovanni en regardant successivement et le Colosse, et la victime transpercée par la lance du triomphateur, de Sforza l’oppresseur.

Et il se souvint du silencieux réfectoire de Santa Maria delle Grazie, des cimes bleutées de Sion, du charme céleste de Jean et du calme de la dernière soirée de l’autre Dieu duquel il est dit : Ecce homo ! Voici l’homme !

Léonard s’approcha de lui.

— J’ai terminé mon travail. Allons. Sans cela on m’appellerait encore au palais ; les tuyaux des cuisines sont abîmés et fument. Il faut partir inaperçus.

Giovanni, les yeux baissés, se taisait. Son visage était pâle.

— Pardonnez-moi, maître ! Je songe et ne comprends pas comment vous avez pu créer ce Colosse et la Sainte Cène en même temps ?

Léonard le regarda avec une indulgente surprise.

— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

— Ô messer Leonardo, ne le voyez-vous pas vous-même ? Ce n’est pas possible… ensemble…

— Au contraire, Giovanni. Je crois que l’un m’aide à exécuter l’autre. Mes meilleures idées pour la Sainte Cène me viennent précisément au moment où je travaille à ce Colosse, et quand je suis au monastère, j’aime rêver à ce mausolée. Ce sont deux jumeaux. Je les ai commencés ensemble. Je les terminerai de même.

— Ensemble ! Cet homme et le Christ ! Non, maître, c’est impossible ! s’écria Beltraffio, ne sachant comment exprimer sa pensée, et sentant son cœur s’indigner de cette insupportable contradiction : c’est impossible !… impossible !

— Pourquoi ? demanda le maître en souriant.

Giovanni voulut dire quelque chose, mais rencontrant le regard calme et étonné de Léonard, il songea qu’il était inutile d’achever sa pensée parce que le maître ne comprendrait pas.

« Quand je regardais la Sainte Cène, pensait Beltraffio, il me semblait que je l’avais deviné. Et voilà que de nouveau je l’ignore. Qui est-il ? Auquel des deux a-t-il dit dans le fond de son cœur : “Voici le dieu !” Cesare a peut-être raison et il n’y a pas de Dieu dans le cœur de Léonard ?

IX modifier

La nuit, tandis que tout le monde dormait, Giovanni, en proie à l’insomnie, sortit dans la cour et s’assit sur un banc, sous l’auvent couvert de vigne.

La cour était quadrangulaire avec un puits au centre. Derrière Giovanni s’élevait le mur de la maison ; en face, les écuries ; à gauche, une grille donnant sur la grande route qui conduisait à Porta Vercellina ; à droite, la clôture toujours fermée à clef d’un petit jardin dans le fond duquel s’érigeait un pavillon solitaire où personne n’entrait, sauf Astro, et où le maître travaillait souvent.

La nuit était calme, chaude et humide. La lune éclairait vaguement l’épais brouillard.

Quelqu’un frappa à la grille qui s’ouvrait sur la route. Le volet d’une des fenêtres basses s’ouvrit, un homme se pencha et demanda :

— Monna Cassandra ?

— C’est moi. Ouvre.

Astro sortit de la maison et ouvrit.

Une femme vêtue d’une robe blanche qui prenait, sous les rayons de la lune, la teinte verdâtre du brouillard, pénétra dans la cour.

Tout d’abord, ils causèrent près de la grille. Puis ils passèrent devant Giovanni, caché par l’ombre de la vigne, sans le remarquer.

La jeune fille s’assit sur le rebord du puits.

Son visage était étrange, indifférent, impassible comme celui des statues antiques : un front bas, des sourcils droits ; un tout petit menton et des yeux jaunes, transparents comme l’ambre. Mais ce qui frappa le plus Giovanni, ce furent ses cheveux ; duveteux, légers, ils ressemblaient aux serpents de Méduse, entourant la tête d’une auréole noire qui faisait paraître le teint plus pâle, les lèvres plus rouges, les yeux jaunes plus transparents.

— Alors, Astro, tu as aussi entendu parler du frère Angelo ? demanda la jeune fille.

— Oui, monna Cassandra. On dit qu’il est envoyé par le pape pour déraciner les hérésies et les magies noires… Quand on entend ce que disent les Pères inquisiteurs, on en ressent la chair de poule. Que Dieu nous épargne de tomber entre leurs pattes ! Soyez prudente. Prévenez votre tante…

— Mais elle n’est pas ma tante !

— N’importe ! Cette monna Sidonia chez laquelle vous vivez.

— Et tu crois, forgeron, que nous sommes des sorcières ?

— Je n’ai pas d’opinion ! Messer Leonardo m’a clairement prouvé qu’il n’existait pas de sorcellerie et qu’elle ne pouvait pas exister, d’après les lois de la nature. Messer Leonardo sait tout et ne croit à rien.

— À rien ? répéta monna Cassandra. Ni au diable ni à Dieu ?

— Ne riez pas ! C’est un homme juste.

— Je ne ris pas… Et votre machine à voler ? Sera-t-elle bientôt prête ?

Le forgeron agita les bras.

— Si elle est prête ? Ah ! oui ! tout est à recommencer.

— Ah ! Astro, Astro ! Pourquoi crois-tu à ces folies ! Ne comprends-tu pas que toutes ces machines ne sont créées que pour détourner l’attention ? Messer Leonardo, je suppose, vole depuis longtemps…

— Comment ?

— Mais… comme moi.

Il la regarda songeur.

— Vous rêvez peut-être, monna Cassandra ?

— Et comment les autres me voient-ils alors ? Ne te l’a-t-on pas dit ?

Le forgeron, perplexe, se gratta la nuque.

— J’oubliais, reprit-elle ironique, vous êtes ici des savants qui ne croyez pas aux miracles, mais à la mécanique !

Astro, joignant les mains, suppliant, s’écria :

— Monna Cassandra ! Je suis un homme tout dévoué. Le frère Angelo pourrait se mêler de nos affaires. Expliquez-moi, je vous en prie, dites-moi tout exactement…

— Quoi ?

— Ce que vous faites pour voler ?

— Ah ! mais !… non, je ne te le dirai pas. À savoir trop de choses, on vieillit vite.

Elle se tut. Puis, plongeant son regard dans celui d’Astro, elle ajouta :

— T’expliquer ne suffirait pas. Il faut encore agir.

— Que faut-il faire ? demanda Astro, pâlissant.

— Il faut connaître les mots et posséder l’herbe pour s’oindre le corps.

— Vous l’avez ?

— Oui.

— Et vous savez le mot ?

La jeune fille acquiesça de la tête.

— Et vous me le direz ?

— Essaie. Tu verras, c’est plus sûr que ta mécanique !

L’unique œil du forgeron brilla d’un désir fou.

— Monna Cassandra, donnez-moi l’herbe !

Elle eut un rire étrange.

— Quel drôle d’homme tu es, Astro ! Tout à l’heure tu disais que la magie n’existait pas et maintenant tu y crois.

Astro se renfrogna.

— Je veux essayer. Cela m’est égal, que ce soit par la magie ou par la mécanique. Je veux voler ! Je ne puis attendre plus longtemps…

La jeune fille posa sa main sur l’épaule d’Astro.

— J’ai pitié de toi. En effet, tu deviendrais fou si tu n’arrivais pas à voler. Allons, je te donnerai l’herbe et te dirai le mot. Seulement, toi aussi, tu feras ce que je te demanderai.

— Tout ce que vous voudrez, monna Cassandra. Parlez !

La jeune fille désigna le pavillon solitaire :

— Laisse-moi entrer là-dedans.

Astro secoua sa tête chevelue.

— Non, non… Tout ce que vous voudrez, mais pas cela !

— Pourquoi ?

— J’ai juré au maître de ne laisser pénétrer personne.

— Et tu y vas ?

— Moi, oui.

— Qu’y a-t-il là-bas ?

— Mais aucun mystère. Vraiment, monna Cassandra, rien de curieux. Des machines, des appareils, des livres, des manuscrits, des fleurs et des animaux rares, des insectes que lui apportent des explorateurs. Et un arbre… empoisonné.

— Comment, empoisonné ?

— Oui ; pour des expériences. Il l’a empoisonné pour connaître l’effet du poison sur les plantes.

— Je t’en supplie, Astro, raconte-moi tout ce que tu sais sur cet arbre.

— Il n’y a rien à raconter. Au début du printemps, au moment de la sève, il l’a vrillé jusqu’au cœur et avec une longue aiguille il y a injecté un liquide.

— Drôles d’expériences ! Qu’est-ce que cet arbre ?

— Un pêcher.

— Et alors ? Les fruits sont empoisonnés ?

— Ils le seront quand ils seront mûrs.

— Et l’on s’aperçoit qu’ils sont vénéneux ?

— Non. Voilà pourquoi il ne laisse entrer personne là-bas. On peut être tenté par la beauté des fruits, en manger et mourir.

— Tu as la clef ?

— Oui.

— Donne-la-moi, Astro !

— Monna Cassandra ! Y pensez-vous ! J’ai juré…

— Donne la clef ! répéta Cassandra. Je te ferai voler cette nuit même. Voilà l’herbe.

Elle lui tendit une petite fiole pleine d’un liquide sombre et, approchant son visage de celui d’Astro, elle murmura :

— Que crains-tu, bête ? Ne dis-tu pas toi-même qu’il n’y a là aucun mystère. Nous ne ferons qu’entrer et sortir… Allons, donne la clef !

— Non, dit-il, je ne vous laisserai pas entrer. Je ne veux pas de votre herbe. Partez !

— Poltron ! dit la jeune fille méprisante. Tu pourrais tout savoir et tu n’oses pas. Je vois bien maintenant que ton maître est un sorcier et qu’il te berne comme un enfant.

Astro se taisait.

La jeune fille s’approcha de nouveau de lui :

— Astro, je ne te demande rien… Je n’entrerai pas… Ouvre seulement la porte afin que je jette un coup d’œil…

— Vous n’entrerez pas ?

— Non ; ouvre et montre.

Giovanni se soulevant vit, dans le fond du petit jardin, un pêcher ordinaire. Mais dans le brouillard, sous la lumière trouble de la lune, il lui sembla sinistre et fabuleux.

Arrêtée sur le seuil du jardin, la jeune fille regardait avec des yeux curieux, puis fit un pas pour entrer. Le forgeron la retint. Elle se débattait, glissait entre ses mains comme un serpent. Il la repoussa rudement, faillit la faire tomber, mais immédiatement elle se redressa et fixa un perçant regard sur le forgeron. Son visage pâle, lugubre, était mauvais et terrifiant. En cet instant, elle ressemblait réellement à une sorcière.

Le forgeron ferma la porte du jardin et, sans prendre congé de monna Cassandra, rentra dans la maison.

Elle le suivit des yeux. Puis, vivement, glissa devant Giovanni et sortit par la grille sur la route de Porta Vercellina.

Un grand silence régna. Le brouillard s’épaissit.

Giovanni ferma les yeux. Devant lui se dressait comme une vision l’arbre maléfique et il se souvint des paroles de la Bible :

« Dieu dit à l’homme : "Goûte à tous les arbres du jardin, mais ne touche pas à l’arbre de la Science du Bien et du Mal, car le jour où tu y auras goûté, tu seras mortel". »