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CHAPITRE PREMIER


LA DIABLESSE BLANCHE
1494


« Dans la ville de Sienne on trouva la statue de Vénus, à la très grande joie des citoyens et on la plaça près de « Fonte Gaja » (la Source de Gaîté). Le peuple venait en foule admirer Vénus. Mais durant la guerre contre Florence, un des gouverneurs se leva à une séance du comice et dit : « Citoyens ! l’Église chrétienne défend le culte des idoles. Je suppose donc que notre armée essuie des défaites par la faute de la Vénus que nous avons érigée sur la place principale de la ville. Le courroux de Dieu est sur nous. Je vous conseille donc de briser l’idole et de l’enterrer en terre florentine, afin d’attirer sur nos ennemis la colère céleste. » Ainsi firent les citoyens de Sienne. »
(Notes du sculpteur florentin lorenzo ghiberti)
xve siècle.


I

Tout à côté de l’église Or San Michele, à Florence, se trouvaient les grands entrepôts de la corporation des teinturiers. Des annexes disgracieuses, en forme de garde-manger, soutenues par des solives grossières, se collaient aux maisons, touchaient presque à leurs toits de tuile, laissant à peine entrevoir une étroite languette de ciel. Même de jour, la rue paraissait sombre. À l’entrée des magasins, se balançaient, pendus sur des traverses, des échantillons d’étoffe de laine étrangère, teinte à Florence, en violet par le tournesol, en incarnat par la garance, en bleu foncé par la guède rendue corrosive par l’alun toscan. Le ruisseau qui coupait en deux la ruelle pavée de pierres plates, et recevait les liquides déversés par les cuves des teinturiers, prenait les coloris les plus divers, comme s’il charriait des gemmes. La porte principale de l’entrepôt portait les armes de la corporation : sur champ de gueules un aigle d’or sur un ballot de laine blanche.

Dans un des appentis servant de bureau, entouré de notes commerciales et de gros livres de comptes, se tenait le richissime marchand florentin, le prieur de la corporation, messer Cipriano Buonaccorsi.

C’était une froide journée de mars. Transi par l’humidité qui montait des caves, le vieillard grelottait sous sa vieille pelisse doublée d’écureuil, usée aux coudes. Une plume d’oie se dressait derrière son oreille, et de ses yeux myopes, qui voyaient tout cependant, il parcourait négligemment, semblait-il — en réalité très attentivement — les feuillets de parchemin d’un énorme livre portant à droite le mot Doit et à gauche le mot Avoir. Les inscriptions des marchandises étaient d’une écriture ferme et ronde, sans majuscules, ni points, ni virgules, avec des chiffres romains — les chiffres arabes étant considérés comme une innovation puérile, indigne des livres commerciaux. Sur la première page, en grandes lettres, se détachait la mention suivante :

« Au nom de N. S. Jésus-Christ et de la Très Sainte Vierge Marie, ce livre de comptes commence l’an quatorze cent quatre-vingt-quatorzième après la naissance du Christ. »

Ayant achevé la vérification des dernières inscriptions et corrigé une erreur dans la liste des marchandises reçues en dépôt, messer Cipriano, fatigué, se renversa sur le dossier de son siège, ferma les yeux et songea à la rédaction de la lettre qu’il devait expédier à son principal commis, au sujet de la foire des draps qui se tenait à ce moment à Montpellier, en France.

Quelqu’un entra. Le vieillard ouvrit les yeux et reconnut Grillo, le fermier qui lui louait les prés et les vignes dépendant de sa villa de San Gervasio, dans la vallée du Munione. Grillo saluait, tenant dans ses mains un panier plein d’œufs soigneusement enveloppés de paille. À sa ceinture pendaient, la tête en bas, deux jeunes coqs liés par les pattes.

— Ah ! Grillo ! murmura Buonaccorsi avec l’affabilité qui lui était coutumière, aussi bien vis-à-vis des riches que des humbles, comment te portes-tu ? Je crois le printemps bien favorable.

— Pour nous autres vieux, messer Cipriano, le printemps n’est plus une joie, car nos os geignent pis qu’en hiver et soupirent après la tombe… Voilà, ajouta-t-il après un silence. J’ai apporté à Votre Excellence deux jeunes coqs pour la fête pascale…

Grillo clignait malicieusement ses yeux verts cernés de fines rides.

Buonaccorsi remercia, puis interrogea le vieillard.

— Eh bien ! les ouvriers sont-ils prêts ? Aurons-nous le temps de terminer avant l’aube ?

Grillo soupira péniblement et resta songeur.

— Tout est prêt. Les ouvriers sont en nombre suffisant. Seulement, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, ne vaudrait-il pas mieux remettre, messer ?

— Tu disais toi-même, vieux, qu’il ne fallait pas attendre ; que quelqu’un pouvait avant nous exécuter notre projet.

— Certes, oui !… Mais j’ai peur tout de même. C’est un péché. Notre besogne sera plutôt impure et… nous sommes en semaine sainte…

— Je prends sur moi la responsabilité du péché. Ne crains rien. Je ne te trahirai pas. Une seule idée m’inquiète : trouverons-nous quelque chose ?

— Les indices sont sûrs. Mon père et mon grand-père connaissaient la colline de la Grotte-Humide. Des petits feux y courent la nuit de la Saint-Jean. Pour dire vrai, nous avons beaucoup de ces ordures-là dans le pays. Dernièrement, par exemple, quand on a creusé le puits dans le vignoble, près de la Mariniola, on a sorti de la glaise un diable entier.

— Que dis-tu ? Quelle sorte de diable ?

— En métal, avec des cornes. Des jambes velues de bouc armées de sabots. Et une drôle de gueule, comme s’il riait en dansant sur une jambe et en claquant des doigts. Il était devenu vert de vieillesse.

— Qu’en a-t-on fait ?

— Une cloche pour la nouvelle chapelle de Saint-Michel.

Messer Cipriano eut un geste de colère.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt, Grillo ?

— Vous étiez à Sienne pour affaires.

— Tu aurais dû m’écrire. J’aurais envoyé quelqu’un. Je serais venu moi-même, je n’aurais regretté aucune somme d’argent… Je leur aurais donné dix cloches, à ces imbéciles !… Une cloche ! Fondre pour une cloche un faune dansant… Peut-être une œuvre du maître grec Scopas !

— Ne vous fâchez pas si fort, messer Cipriano. Ces imbéciles sont déjà punis. Depuis deux ans que la cloche est pendue, les vers rongent les pommes et les cerises, et les récoltes d’olives sont médiocres. Et le son de la cloche est mauvais.

— Pourquoi ?

— Comment vous dire ? elle n’a pas un son pur ; elle ne réjouit pas les cœurs chrétiens ; elle bavarde sans suite. Comment voulez-vous qu’on puisse fondre une cloche d’un diable ! Sans vous fâcher, messer, le curé a peut-être raison : toutes ces saletés que l’on déterre ne nous apportent rien de bon. Il faut conduire l’affaire avec circonspection. Se préserver par la prière, car le diable est fort et malin ; il entre par une oreille et sort par l’autre. L’impur nous a assez tentés avec cette main de marbre que Zaccheo a découverte l’an dernier. Que de malheurs nous ont accablés ! Dieu puissant, je crains même d’y songer !

— Raconte-moi, Grillo, comment l’a-t-il trouvée ?

— C’était en automne, la veille de la Saint-Martin. Nous soupions. Et à peine la ménagère avait-elle posé le pain et la soupière sur la table, que Zaccheo, le neveu de mon parrain, arrive en courant. Je dois vous dire que ce jour-là je l’avais laissé dans le champ du Moulin, pour défoncer le terrain où je voulais planter du chanvre. « Patron ! eh ! patron ! me crie Zaccheo, pâle, tremblant, claquant des dents. — Seigneur ! Petit, qu’as-tu ? — Il y a quelque chose d’étrange dans le champ, qu’il me répond ; un cadavre sort de dessous terre. Si vous ne me croyez pas, allez voir vous-même.

» Nous y allâmes avec des lanternes.

» Il faisait nuit. La lune s’était levée derrière la futaie, éclairant quelque chose de blanc dans la terre fraîchement retournée. Nous nous penchons ; je regarde : une main sort de terre, une main blanche avec de jolis doigts fins de patricienne. « Que le diable t’emporte ! Qu’est-ce que c’est que cette horreur-là ? » J’abaisse ma lanterne dans le trou pour mieux me rendre compte, et tout à coup, la main remue, les doigts m’attirent. Alors je n’ai pu m’en empêcher, j’ai crié, les jambes coupées net par la peur. Mais monna Bonda, ma grand’mère, qui est rebouteuse et sage-femme, très brave et forte pour son grand âge, nous dit : « Bêtes que vous êtes ! De quoi avez-vous peur ? Ne voyez-vous pas que cette main n’appartient ni à un vivant, ni à un mort, que c’est une main en pierre, tout simplement. » Et la saisissant, elle l’arracha comme une betterave. La main était brisée un peu au-dessus du poignet. « Grand’mère, m’écriai-je, n’y touchez pas. Laissez cela. Nous allons vite l’enfouir de nouveau pour éviter des malheurs. — Non, me répond-elle, il faut d’abord la porter au curé pour qu’il récite les prières d’exorcisme. » Mais la vieille m’a trompé. Elle n’a pas été voir le curé et a caché la main dans un coin de son alcôve où elle gardait ses baumes, ses herbes et ses amulettes. Je me fâchai ; j’exigeai qu’elle me la rendît ; la vieille s’entêta et à partir de ce moment fit des cures merveilleuses. Quelqu’un avait-il mal aux dents, elle appliquait la main de l’idole et l’enflure tombait. De même elle guérissait de la fièvre, des coliques et du haut mal. Pour les animaux également ; si une vache mettait bas difficilement, ma grand’mère appliquait la main de pierre sur le ventre, la vache mugissait et le veau, sans qu’on s’en fût aperçu, se roulait déjà sur la paille.

» On en jasa dans les villages environnants. La vieille gagna beaucoup d’argent. Moi je n’en tirais aucun profit. Le curé, le père Faustino, ne me laissait pas de répit ; à l’église, pendant le sermon, il m’accablait de reproches devant tout le monde, m’appelait fils damné, serviteur du diable ; me menaçait de se plaindre à l’évêque, de me priver de la Sainte Communion. Et les gamins couraient derrière moi dans les rues, en criant : « Voilà Grillo, Grillo le sorcier, le petit-fils de la sorcière ! Tous les deux ont vendu leur âme au diable ! » Le croiriez-vous ? la nuit même je n’étais pas tranquille : il me semblait voir continuellement cette main de marbre s’avancer vers moi ; je la sentais me prendre doucement par le cou comme pour me caresser de ses doigts longs et froids et, tout à coup, me saisir à la gorge pour m’étrangler. Je voulais crier et je ne le pouvais. Eh ! songeais-je, la plaisanterie a assez duré ! Un jour donc je me levai avant l’aube et pendant que ma grand’mère cueillait ses herbes, je brisai le cadenas de son alcôve, je pris la main et je vous l’apportai. L’antiquaire Lotto m’en offrait dix sous et je ne reçus que huit de vous ; mais pour Votre Excellence, nous ne regrettons rien. Que le Seigneur vous envoie tous les bonheurs, à vous, à monna Angelica, à vos enfants et à vos petits-enfants.

— Oui ! murmura messer Cipriano pensif. D’après ce que tu racontes, Grillo, nous trouverons quelque chose dans la colline du Moulin.

— Pour trouver, nous trouverons, continua le vieux en soupirant. Seulement… pourvu que le père Faustino n’en ait vent ! S’il apprend notre projet, il m’étrillera et vous gênera aussi en ameutant les habitants. Espérons en Dieu clément. Mais ne m’abandonnez pas mon bienfaiteur ; dites un mot en ma faveur au juge…

— Au sujet de la terre que te dispute le meunier ?

— C’est cela même. Le meunier est un malin qui sait trouver la queue du diable. J’avais fait cadeau d’une génisse au juge ; alors, il lui offrit une vache. Durant le procès la vache a vêlé un beau veau qui engagera le juge à donner raison au meunier. Défendez-moi, mon bienfaiteur. En somme, je ne m’occupe de la colline du Moulin que pour plaire à Votre Seigneurie. Pour personne d’autre je ne chargerais mon âme d’un tel péché !

— Sois tranquille, Grillo. Le juge est de mes amis, je l’intéresserai à toi. Et maintenant, va. On te donnera à manger et à boire à la cuisine. Cette nuit même nous partirons pour San Gervasio.

Le vieillard remercia et sortit en saluant profondément, cependant que messer Cipriano s’enfermait dans son cabinet de travail où personne hormis lui n’était jamais entré. Là, comme dans un musée, les murs étaient couverts de bronzes et de marbres ; des médailles anciennes s’encastraient dans des planches garnies de draps ; des fragments de statues emplissaient les tiroirs. Par ses nombreux agents d’Athènes, de Smyrne, de Chypre, de Rhodes, d’Halicarnasse, d’Asie Mineure et d’Égypte, messer Buonaccorsi se faisait expédier des antiquités de tous les pays du monde.

Ayant à loisir contemplé tous ses trésors, messer Cipriano s’adonna de nouveau à l’étude de l’importation sur la laine et toutes réflexions faites, écrivit la

lettre qu’il destinait à son agent de Montpellier.

II

Durant ce temps, au fond de l’entrepôt où les ballots empilés jusqu’au plafond étaient éclairés nuit et jour par une lampe qui brûlait devant l’image de la Madone, trois jeunes gens causaient : Doffo, Antonio et Giovanni. Doffo, commis principal de messer Buonaccorsi, les cheveux roux, le nez très long, le visage naïvement gai, inscrivait dans un livre le métrage des draps. Antonio da Vinci, jeune homme à la figure usée et ridée, aux yeux vitreux inexpressifs, aux rares cheveux noirs hérissés en épis volontaires, mesurait rapidement les étoffes à l’aide de l’ancienne mesure florentine, la canna. Giovanni Beltraffio, élève peintre, qui venait d’arriver de Milan, adolescent de dix-neuf ans, timide et gauche, portant dans ses yeux gris une tristesse infinie et en toute sa personne une profonde indécision, était assis, les jambes croisées, sur un ballot et écoutait.

— Voilà à quoi nous en sommes arrivés, disait Antonio à voix basse et rageuse. On déterre les idoles.

— Drap d’Écosse, poilu, marron, trente-deux coudées, six pieds, huit pouces, ajouta-t-il en s’adressant à Doffo qui inscrivit sur le grand-livre.

Puis, repliant le morceau mesuré, Antonio le jeta, avec colère, mais si adroitement, qu’il tomba juste à la bonne place. Et levant l’index d’un air prophétique, imitant le frère Savonarole, il continua :

Gladius Dei super terram cito et velociter. Saint-Jean à Pathmos eut une vision : un ange prit le diable, le serpent, et l’enchaîna pour mille ans, le précipita dans l’abîme et mis dessus un scel, afin qu’il ne puisse plus tenter le monde tant que ne se seraient pas écoulées les mille années. Aujourd’hui Satan s’évade de son cachot. Les mille ans sont révolus. Les faux dieux, précurseurs et serviteurs de l’Antechrist sortent de dessous terre, brisant le sceau de l’Ange pour tenter l’univers. Malheur aux hommes, sur la terre et sur la mer !

— Drap jaune de Brabant, uni, dix-sept coudées, quatre pieds, neuf pouces.

— Pensez-vous, Antonio, demanda Giovanni avec une curiosité craintive et avide, que toutes ces apparitions doivent prouver…

— Oui, oui. Veillez ! Les temps sont proches. Maintenant, on ne se contente plus de déterrer les anciens dieux, on en crée de nouveaux. Les peintres et les sculpteurs servent Moloch, c’est-à-dire le diable. Ils font, des églises du Seigneur, des temples de Satan. Sous les traits des saints martyrs, ils figurent les dieux impurs qu’ils adorent : au lieu de saint Jean, Bacchus ; à la place de la Sainte-Vierge, Vénus. On devrait brûler tous ces tableaux et en disperser la cendre au vent !

Une lueur sombre pétilla dans les yeux vitreux de l’employé. Giovanni, fronçant ses fins sourcils, se taisait, n’osant répliquer.

— Antonio, dit-il enfin, on m’a assuré que votre cousin, messer Leonardo da Vinci, prenait parfois des élèves. Je désire depuis longtemps…

— Si tu veux, interrompit Antonio boudeur, si tu veux, Giovanni, perdre le salut de ton âme…, va chez messer Leonardo.

— Comment ? Pourquoi ?

— Il est mon parent et plus âgé que moi de vingt ans, je lui dois le respect ; mais il est dit dans l’Écriture : « Détourne-toi de l’hérétique. » Messer Leonardo est un hérétique et un athée. Il croit, à l’aide des mathématiques et de la magie noire, pénétrer les mystères de la nature.

Et levant les yeux au ciel, Antonio répéta cette phrase du dernier sermon de Savonarole :

— La science de ce siècle est folie devant Dieu. Nous connaissons ces savants : tous s’en vont chez le diable (tutti vanno alla casa del diavolo).

— Et saviez-vous, continua Giovanni encore plus timidement, que messer Leonardo était en ce moment à Florence ?… Qu’il vient d’y arriver de Milan ?

— Pourquoi ?

— Le duc l’a chargé d’acheter quelques-uns des tableaux qui ont appartenu à feu Laurent le Magnifique.

— Qu’il soit ici ou n’y soit pas, cela m’est indifférent, interrompit Antonio en se détournant pour mesurer une coupe de drap vert.

Les cloches des églises sonnèrent l’angélus. Dolfo s’étira joyeusement et ferma le livre. Giovanni sortit dans la rue.

Les toits humides se découpaient sur le ciel gris teinté de rose. Il bruinait. Tout à coup, d’une croisée de la ruelle voisine, s’échappa une chanson :


O vaghe montanine e pastorelle
Ô montagnardes et pastourelles errantes…


La voix était jeune et sonore. Au rythme régulier, Giovanni devina que la chanteuse filait. Il écouta, se souvint qu’on était au printemps et sentit son cœur s’emplir d’une tristesse irraisonnée.

— Nanna, Nanna ! Mais où es-tu donc, fille du diable ? Es-tu sourde ? Viens vite, le souper refroidit.

Les zoccoli (souliers de bois) claquèrent, précipités, sur le parquet de briques, et tout se tut.

Longtemps encore, Giovanni resta à contempler la fenêtre. Dans ses oreilles s’égrenait le chant printanier, pareil aux sons voilés d’une flûte lointaine :

O vaghe montanine e pastorelle

Puis, soupirant doucement, il pénétra dans la maison du prieur Buonaccorsi, monta un escalier raide, aux marches pourries, rongées par les vers, et frappa à la porte d’une grande chambre qui servait de bibliothèque. Là l’attendait, courbé au-dessus d’une table, Giorgio Merula, chroniqueur de la cour du duc de Milan.

III modifier

Envoyé par Ludovic le More, Merula était venu à Florence acheter des manuscrits rares de la bibliothèque Laurent de Médicis, et, selon son habitude, s’était installé chez son ami messer Cipriano Buonaccorsi qui était, comme lui, amateur d’antiquités. Pendant un relais sur la route de Milan, Merula s’était lié avec Giovanni Beltraffio, avait admiré sa belle écriture et, sous prétexte qu’il lui fallait un bon scribe, il l’avait emmené avec lui dans la maison de Cipriano.

Lorsque Giovanni entra dans la pièce, Merula examinait attentivement un vieux livre, qui ressemblait à un missel. Il passait avec précaution une éponge humide sur le parchemin – un parchemin très fin fabriqué avec de la peau d’agneau irlandais mort-né –, effaçait certaines lignes à l’aide d’une pierre ponce, égalisait avec un lissoir, et ensuite examinait de nouveau en levant le livre vers la lumière.

— Mignonnes ! mignonnes ! murmurait-il, saisi d’émotion. Allons, sortez, mes pauvres ! Montrez-vous à la lumière de Dieu !… Et que vous êtes donc longues et jolies !

Il claqua des doigts et releva de dessus son travail sa tête chauve, son visage bouffi, sillonné de rides, tendres et mobiles, au centre duquel s’avançait un nez pourpre, entre deux yeux gris de plomb, pleins de vie et de joyeuse turbulence. À côté de lui, sur le rebord de la croisée, étaient posés une cruche de terre et un verre. Le savant se versa une rasade, vida le verre d’un trait, toussa et allait se remettre à son travail, lorsqu’il aperçut Giovanni.

— Bonjour, moinillon ! dit-il plaisamment. Je m’ennuyais après toi. Je me demandais où tu traînais ? Peut-être as-tu déjà découvert quelque belle fille… Les Florentines sont jolies, et s’enamourer n’est pas un péché. Et moi non plus je ne perds pas mon temps. Tu n’as peut-être jamais vu une chose aussi amusante que celle-ci. Veux-tu ? Je te la montrerai… Ou bien, non ! Tu bavarderais. J’ai acheté cela pour un sou chez un juif ; je l’ai trouvé parmi de vieux chiffons. Allons, tant pis, je te le montre tout de même et seulement à toi.

Il lui fit signe d’approcher.

— Ici, ici, plus près du jour.

Et il lui indiqua une page couverte de caractères serrés. C’étaient des prières, des psaumes, avec des notes énormes et informes. Reprenant le livre des mains de Giovanni, Merula l’ouvrit à une autre page, le plaça devant la lumière, et Giovanni vit que là où le savant avait gratté les lettres, d’autres apparaissaient, tout à fait dissemblables, à peine visibles, restes incolores de l’écriture antique. Ce n’étaient plus des lettres, mais des fantômes de lettres, très pâles et très effacées !

— Eh bien ! vois-tu ? répétait Merula, triomphant. Les voilà, les amours ! La farce est bonne, dis, moinillon ?

— Qu’est-ce ? demanda Giovanni.

— Je ne le sais encore moi-même. Il me semble, des fragments d’une antique anthologie. Peut-être des chefs-d’œuvre de la poésie hellénique, inconnus à l’univers. Et dire que, sans moi, ils n’auraient pas vu le jour ! Ils seraient restés, jusqu’à la fin des siècles, sous ces psaumes et ces antiennes !

Et Merula expliqua que les moines, désirant utiliser les précieux parchemins, grattaient les vers païens et les remplaçaient par des cantiques.

Le soleil, sans déchirer la nappe pluvieuse, mais la transperçant seulement, emplit la chambre de sa lueur rosée déclinante et, sur ce fond, les lettres antiques creusées dans le parchemin ressortaient plus visibles encore.

— Vois-tu, vois-tu, les morts sortent de leur tombe ! répétait Merula avec enthousiasme. Je crois que c’est un hymne aux dieux olympiens. Regarde, on peut lire les premières lignes.

Et il traduisit du grec :


Gloire à l’aimable, fastueusement couronné de pampres, Bacchus.
Gloire à toi, Phébus vermeil, terrible,
Dieu à la splendide chevelure, meurtrier des fils de Niobé.


— Et voilà un hymne à Vénus, que tu crains tellement, moinillon. Seulement, il est presque indéchiffrable.


Gloire à toi, Aphrodite aux pieds d’or.
Joie des dieux et des mortels…


Le vers s’arrêtait, caché par l’écriture monacale.

Giovanni abaissa le livre, et les lettres pâlirent, les creux disparurent, noyés dans l’uniformité jaune du parchemin. Les ombres fuyaient. On ne voyait plus que les caractères gras et noirs du rituel et les énormes notes disgracieuses du psaume repentant :

Seigneur, entends ma prière, exauce-moi. Je stagne dans ma misère et me trouble : mon cœur frémit et je crains les tourments de la mort.

Le crépuscule rose s’éteignit, plongeant la chambre dans l’obscurité. Merula emplit son verre de vin, le vida d’un trait et l’offrit à son camarade.

— Allons, mon petit frère, à ma santé : vinum super omnia bonum diligamus !

Giovanni refusa.

— Comme il te plaira. Je boirai à ta place… Mais qu’as-tu aujourd’hui, moinillon… ? Tu es triste comme si on t’avait plongé dans l’eau. Ce bigot d’Antonio t’a encore effrayé par ses prophéties ? Crache dessus, Giovanni, crache dessus. Et qu’ont-ils à brailler ainsi ? Qu’ils en crèvent ! Avoue, tu as causé avec Antonio ?

— Oui…

— De quoi ?

— De l’Antéchrist : de messer Leonardo da Vinci.

— Eh bien, voilà ! Tu ne rêves que de Léonard. Il t’a donc envoûté ? Écoute, petit ; sors toute cette folie de ta tête. Reste plutôt mon secrétaire ; je t’apprendrai le latin, je ferai de toi un jurisconsulte, un orateur, un poète de cour : tu t’enrichiras, tu conquerras la gloire. Qu’est-ce que la peinture ? Le philosophe Sénèque disait déjà que c’était un métier indigne d’un homme libre. Regarde, tous les peintres sont des hommes ignorants et grossiers…

— J’ai entendu dire, répliqua Giovanni, que messer Leonardo était un grand savant.

— Un savant ? Allons donc ! Il ne sait même pas lire le latin. Il confond Cicéron et Quintilien, et ignore l’odeur du grec. Quel savant ! Cela ferait rire les poules, si elles t’entendaient.

— On dit, continuait Beltraffio, qu’il a inventé de merveilleuses machines et que ses observations sur la nature…

— Des machines, des observations ? Mon petit, avec cela on ne va pas loin. Dans mes Beautés de la langue latine, ELEGANTIÆ LINGUÆ LATINÆ, se trouvent réunies plus de deux mille nouvelles formes élégantes de discours. Peux-tu te rendre compte du travail qu’il m’a fallu ? Arranger d’ingénieux rouages à des machines, regarder voler les oiseaux et pousser les herbes… ce n’est pas de la science, c’est un amusement d’enfant !

Le vieillard se tut. Son visage devint sévère. Prenant son interlocuteur par la main, il lui dit avec une calme gravité :

— Écoute, Giovanni, et retiens bien ceci. Nos maîtres sont les Anciens Grecs et Romains. Ils ont fait tout ce que les hommes peuvent faire sur la terre. Nous n’avons qu’à les suivre et les imiter. Car il est dit : « L’élève ne peut être au-dessus du maître. »

Il but une gorgée de vin, plongea son regard joyeusement malin dans les yeux de Giovanni, et subitement ses rides se détendirent en un large sourire :

— Eh ! jeunesse, jeunesse ! Je te regarde, moinillon, et je t’envie. Un bourgeon printanier, voilà tout ce que tu es ! Tu ne bois pas de vin, tu fuis les femmes… Saint Tranquille ! Et à l’intérieur, c’est le démon. Tu es triste et tu me rends gai. Tu es, Giovanni, pareil à ce livre : dessus des psaumes repentants, et, dessous, l’hymne à Aphrodite !

— Il fait nuit, messer Giorgio. Peut-être serait-il temps d’éclairer ?

— Attends. J’aime à causer dans l’obscurité et me souvenir de ma jeunesse.

Sa langue s’empâtait, sa parole devenait difficile.

— Je devine, mon chéri, continuait-il, tu me regardes et tu penses : le vieux barbon est ivre et dit des bêtises. Et pourtant, moi aussi j’ai quelque chose là-dedans.

Avec suffisance, il désigna du doigt son front chauve.

— Je n’aime pas à me flatter, mais demande au premier professeur venu, il te dira si quelqu’un a surpassé Merula dans les élégances de la langue latine. Qui a découvert Martial ? continuait-il, s’animant de plus en plus. Qui a lu la célèbre inscription sur les ruines de la porte Tiburtienne ? Parfois, je grimpais si haut que la tête me tournait ; une pierre se détachait sous mes pieds, j’avais à peine le temps de m’agripper à un buisson pour ne pas la suivre. Des jours entiers en plein soleil, je déchiffrais et je transcrivais. De jolies paysannes passaient et riaient : « Regardez donc où s’est perchée la caille ; l’imbécile cherche un trésor ? » Je plaisantais avec elles et, de nouveau, je reprenais mon travail. Là, où les pierres s’étaient effritées sous le lierre et les ronces, seuls deux mots restaient : Gloria Romanorum !

Et comme s’il écoutait le son depuis longtemps éteint des grands mots, il répéta sourdement :

Gloria Romanorum ! Gloire aux Romains ! Eh, se souvenir, n’est-ce pas revivre ? déclara-t-il.

Et avec un geste large levant son verre, d’une voix enrouée il entonna la chanson bachique des rhéteurs :


Je ne me tromperai pas à jeun
D’un iota, d’un mot.
Toute ma vie s’écoula au cabaret.
Et je mourrai
Derrière un tonneau.
J’aime la chanson comme le vin
Et les latines grâces.
Si je bois, je chante aussi,
Et bien mieux qu’Horace.
Dans mon cœur bouillonne l’ivresse.
Dum vinum potamus.
Frères, chantons l’hymne à Bacchus.
Te Deum laudamus


Une toux obstinée l’empêcha d’achever.

La chambre était maintenant plongée dans l’obscurité : Giovanni distinguait avec peine les traits du vieillard. La pluie devenait plus forte et l’on entendait les gouttes tomber dans le ruisseau.

— Voilà, moinillon !… murmurait Merula avec peine. Que te disais-je ? Ma femme est une beauté. Non, ce n’est pas ça. Attends. Oui, oui… Tu te souviens du vers :

Tu regere imperio populos, Romane, memento

Écoute, c’étaient des hommes gigantesques ! Les maîtres du monde !

Sa voix trembla et Giovanni crut distinguer des larmes dans ses yeux.

— Oui, des hommes gigantesques ! Maintenant, c’est honteux à dire… Par exemple, ne fût-ce que notre duc de Milan, Ludovic le More. Certainement, je suis à ses gages, j’écris son histoire, à l’instar de Tite-Live, et je compare ce lièvre peureux à Pompée et à César. Mais, au fond de mon âme, Giovanni, au fond de mon âme…

Par habitude de vieux courtisan, il jeta un coup d’œil vers la porte et, s’approchant de son interlocuteur, lui glissa à l’oreille :

— Dans l’âme du vieux Merula ne s’est jamais éteint et ne s’éteindra jamais l’amour de la liberté. Seulement ne le dis à personne. Les temps sont mauvais. Il n’y en a jamais eu de pires. Et qu’est-ce que tous ces gens-là ?… ils vous donnent envie de vomir… Des pourritures ! Et cependant, ils n’ont pas honte et se croient les égaux des antiques !… Et de quoi se réjouissent-ils ? Tiens, un mien ami m’écrit de Grèce que, dernièrement, dans l’île de Chio, les lavandières du monastère, nettoyant le linge à l’aube, ont trouvé un véritable dieu ancien, un triton, avec une queue de poisson et des nageoires. Elles en eurent peur, les bêtes. Elles ont cru que c’était le diable et elles se sont sauvées. Puis, voyant qu’il était vieux, faible et malade probablement, puisqu’il restait étendu sur le sable, grelottant et chauffant son dos vert au soleil, les ignobles femmes prirent courage, l’entourèrent en récitant des prières, et se mirent, au nom de la Sainte Trinité, à le frapper de leurs battoirs. Elles l’ont mis à mort comme un chien, ce dieu antique, le dernier des dieux de l’Océan, peut-être bien le petit-fils de Neptune.

Le vieillard se tut, sa tête s’inclina, morne, sur sa poitrine, et deux larmes roulèrent de ses yeux, deux larmes de pitié pour l’antique phénomène marin tué par les lavandières chrétiennes.

Un valet, portant des lumières, entra dans la pièce et ferma les volets. Les visions païennes s’évanouirent. Merula, alourdi par le vin, ne put descendre souper avec son hôte ; il fallut le mettre au lit comme un enfant. Cette nuit-là, longtemps, Beltraffio écouta l’insouciant ronflement de messer Giorgio, et ne parvenant pas à s’endormir, il songea à ce qui était sa pensée obsédante – à Léonard de Vinci.

IV modifier

Giovanni était venu de Milan à Florence, envoyé par son oncle Oswald Ingrim, le maître ès vitraux, pour acheter des couleurs spécialement vives et transparentes, telles qu’on ne pouvait en trouver nulle part ailleurs que dans cette ville.

Le maître ès vitraux – magister a vitriacis – natif de Grätz, élève du célèbre artiste de Strasbourg, Johann Kirchheim, Oswald Ingrim travaillait aux vitraux de la chapelle nord de la cathédrale de Milan. Giovanni, orphelin, fils naturel de son frère, le sculpteur Rheinhold Ingrim, avait reçu le nom de Beltraffio, de sa mère, originaire de la Lombardie, femme de mœurs légères au dire d’Oswald et qui avait été le mauvais génie de Rheinhold.

Giovanni, élevé dans la maison de son oncle, en enfant peureux et solitaire, avait l’âme assombrie par les interminables récits d’Oswald Ingrim au sujet des forces impures, telles que les démons, les sorcières et les ogres. Le gamin ressentait une terreur spéciale pour le démon féminin des légendes septentrionales – la Diablesse blanche.

Lorsque, tout enfant, il pleurait la nuit, l’oncle Ingrim le menaçait de la Diablesse blanche, et immédiatement Giovanni se taisait, enfouissait la tête sous les couvertures ; mais, à côté de la peur, naissait chez lui un ardent et curieux désir de voir une fois au moins celle qui lui causait tant d’effroi.

Dès que Beltraffio fut en âge d’apprendre un métier, Oswald le confia à un moine iconographe, fra Benedetto.

C’était un bon et simple vieillard. Il apprit à Giovanni, avant toute chose, au début d’un travail, à appeler la protection de Dieu puissant, de la Vierge Marie, défenderesse des pécheurs, de saint Luc, le premier iconographe chrétien, et de tous les saints du Paradis ; ensuite, à s’orner d’amour, de crainte, d’obéissance et de patience ; enfin, à maroufler des toiles avec un jaune d’œuf mêlé au suc lacté des jeunes branches de figuier, délayé dans du vin coupé d’eau ; à préparer, pour les tableaux, des planches en bois de figuier ou de hêtre, en les frottant avec de la poudre d’os calcinés et en employant à cet usage des os de poulet ou de chapon ou encore des côtes ou des épaules de mouton.

C’étaient des recommandations infinies. Giovanni savait à l’avance avec quel dédain fra Benedetto dresserait les sourcils quand quelqu’un lui parlerait de la couleur dénommée sang de dragon, sans manquer de répondre : « Laisse-la ; elle ne peut t’apporter aucun honneur. » Giovanni devinait que les mêmes paroles avaient dû être prononcées par le professeur de fra Benedetto et par le professeur du professeur de celui-ci.

Aussi invariable était le sourire fier de fra Benedetto lorsqu’il lui confiait les secrets du métier qui semblaient au moine le comble de l’art et de la ruse : tel, par exemple, le principe de prendre, pour les visages jeunes, des œufs de poule citadine, à cause du jaune plus clair, tandis que le jaune plus foncé des œufs de poule villageoise convenait mieux aux chairs vieillies.

En dépit de ces ruses, fra Benedetto restait un artiste naïf comme un enfant ; il se préparait à l’ouvrage par des jeûnes et des veilles et, avant de commencer, priait Dieu de lui donner la force et la raison. Chaque fois qu’il peignait le Christ crucifié, son visage s’inondait de pleurs.

Giovanni aimait son maître et l’avait longtemps considéré comme l’un des plus grands artistes. Mais dans les derniers temps, un trouble s’emparait de l’élève quand, expliquant son unique règle d’anatomie – la grandeur du corps de l’homme est de huit fois plus un tiers celle de son visage –, fra Benedetto ajoutait, avec le même mépris que pour le sang de dragon : « En ce qui concerne celui de la femme, laissons-le de côté, car il ne contient en soi aucune proportion. » Et il était aussi convaincu de cela que de cette autre tradition qui voulait que, chez les poissons et tous les animaux non pensants, le dos soit sombre et le ventre clair ; ou que l’homme ait une côte de moins, puisque Dieu avait enlevé une côte à Adam pour créer Ève.

Forcé de représenter les quatre éléments en allégorie, en personnifiant chaque élément par un animal, fra Benedetto choisit la taupe pour la terre, le poisson pour l’eau, la salamandre pour le feu et le caméléon pour l’air. Mais s’imaginant que le mot caméléon était un superlatif de camello, qui veut dire en italien « chameau », le moine, dans la simplicité de son cœur, avait représenté l’air sous l’aspect d’un chameau ouvrant la gueule pour mieux respirer. Et lorsque les jeunes artistes se moquèrent de lui en lui signalant son erreur, il supporta leurs plaisanteries avec une humilité chrétienne, tout en gardant sa conviction qu’il n’y avait pas de différence entre un chameau et un caméléon.

Toutes les autres connaissances du moine en histoire naturelle étaient au même niveau.

Depuis longtemps, des inquiétudes s’étaient glissées dans l’esprit de Giovanni : « Le démon de la science humaine », disait le moine. Mais quand, avant son départ pour Florence, l’élève de fra Benedetto eut l’occasion de voir des dessins de Léonard de Vinci, tous ces doutes envahirent son âme avec une telle force qu’il ne put y résister. Cette nuit-ci, couché auprès de messer Giorgio qui ronflait paisiblement, pour la millième fois Giovanni remuait ces pensées, mais plus il les approfondissait et plus il les embrouillait. Alors il résolut de recourir au pouvoir céleste et, fixant un regard plein d’espoir dans l’impénétrable obscurité, il pria :

— Seigneur, aide-moi et ne m’abandonne pas ! Si messer Leonardo est réellement un athée et que sa science contienne le péché et la tentation, fais en sorte que je ne songe plus à lui et que j’oublie ses dessins. Éloigne de moi les tentations, car je ne veux pas pécher. Mais si, sans te déplaire et glorifiant ton nom, il est possible d’apprendre, dans le noble art de la peinture, tout ce que fra Benedetto ignore et que je désire tant savoir : l’anatomie, la perspective, les merveilleuses lois des ombres et des lumières, alors, ô Seigneur, donne-moi la volonté inébranlable, éclaire mon âme afin que je ne doute plus ; fais en sorte que messer Leonardo me prenne pour élève et que fra Benedetto – si bon – me pardonne et comprenne que je ne suis pas fautif devant toi.

Sa prière achevée, Giovanni ressentit un soulagement et se calma. Ses pensées s’embrouillèrent : il se rappelait le bruit de la pointe émeri rougie à blanc, coupant le verre ; il voyait les bandes de plomb se découper en fins copeaux pour encadrer les vitraux. Une voix, ressemblant à celle de son oncle, disait : « Plus d’ébréchures, plus d’ébréchures sur les bords, le vitrail tiendra mieux », et tout disparut. Il se tourna sur le côté et s’endormit. Giovanni eut un songe qu’il se rappela souvent par la suite : il lui semblait qu’il était dans l’obscurité, au milieu d’une cathédrale, devant une grande fenêtre à verres multicolores. Le vitrail représentait la récolte de la vigne mystérieuse dont il est dit dans l’Évangile : « Je suis la vigne de la vérité et mon Père est mon vigneron. » Le corps du Crucifié reposait nu sous la meule et le sang coulait de ses plaies. Les papes, les cardinaux, les empereurs, le recueillaient et roulaient des fûts. Les apôtres apportaient des grappes que saint Pierre piétinait. Dans le fond, les prophètes et les patriarches binaient les ceps ou coupaient le raisin. Et, portant une cuve de vin, passa un chariot attelé d’animaux évangéliques : le lion, le taureau, l’aigle, que conduisait l’ange de saint Matthieu. Giovanni avait vu des vitraux avec de semblables allégories dans l’atelier de son oncle. Mais jamais il n’avait vu de telles couleurs – sombres et lumineuses comme des pierres précieuses. Celle qu’il admirait le plus était le sang vif du Sauveur. Du fond de la cathédrale parvenaient, éteints et doux, les sons de sa chanson favorite :


O fior di castitate,
Odorifero giglio,
Con gran suavitate
Sei di color vermiglio.
Ô fleur de pureté,
Lis parfumé,
Avec grande suavité
Tu es de couleur vermeille.


Mais la chanson cessa, le vitrail s’assombrit ; la voix d’Antonio da Vinci murmura à son oreille : « Fuis, Giovanni, fuis, elle est ici ! » Il voulut demander qui ? mais comprit que la Diablesse blanche se tenait derrière lui. Un froid sépulcral souffla et, tout à coup, une main lourde, une main qui n’avait rien d’humain, le saisit à la gorge, cherchant à l’étrangler. Il lui sembla qu’il mourait. Il cria, s’éveilla et vit messer Giorgio qui se tenait devant son lit et rejetait les couvertures :

— Lève-toi, lève-toi, sans cela on ira sans nous.

— Où ? Qu’y a-t-il ?… demanda Giovanni encore endormi.

— As-tu oublié ? À San Gervasio, pour les fouilles.

— Je n’irai pas…

— Comment cela ? Crois-tu que je t’ai éveillé pour rien ? J’ai commandé exprès de seller la mule noire pour qu’il nous soit plus commode d’y monter à deux. Mais lève-toi donc, je t’en prie, ne t’entête pas ! De quoi as-tu peur, moinillon ?

— Je n’ai pas peur, mais je n’ai pas envie…

— Écoute, Giovanni : il y aura là-bas ton grand maître Léonard de Vinci.

Giovanni sauta à bas de son lit et, ne répliquant plus, se vêtit hâtivement.

Ils sortirent dans la cour.

Tout était prêt pour le départ. Grillo donnait des conseils, courait, s’agitait. Quelques amis de messer Cipriano, entre autres Léonard de Vinci, devaient se rendre directement, par un autre chemin, à San Gervasio.


V modifier

La pluie avait cessé. Le vent du nord chassait les nuages. Dans le ciel sans lune, les étoiles clignotaient comme de petites lampes soufflées par la brise.

Les torches résineuses fumaient et crépitaient, projetant des étincelles. Suivant la rue Ricasoli, devant San Marco, ils approchèrent de la tour dentelée qui défend la porte San Gallo. Les gardiens, endormis, discutèrent longtemps, jurant, ne comprenant pas de quoi il s’agissait, et grâce seulement à un généreux pourboire, consentirent à les laisser sortir de la ville.

La route, très étroite, suivait la vallée du Munione. Évitant plusieurs villages pauvres à ruelles serrées ainsi que celles de Florence, à maisons hautes comme des forteresses, bâties en pierres mal équarries, les voyageurs pénétrèrent dans le champ d’oliviers appartenant aux habitants de San Gervasio, descendirent de cheval au rond-point des deux routes et, à travers les vignes de messer Cipriano, atteignirent la colline du Moulin.

Des ouvriers armés de pelles et de pics les attendaient.

Derrière la colline, du côté des marais de la « Grotte Humide », se dessinaient vaguement dans l’obscurité les murs de la villa Buonaccorsi. En bas, sur le Munione, se dressait un moulin à eau. De fiers cyprès noircissaient le haut de la colline.

Grillo indiqua l’endroit où, d’après lui, on devait creuser. Merula désigna un autre emplacement, au pied de la colline, où l’on avait trouvé la main de marbre. Et le principal ouvrier, le jardinier Strocco, assurait qu’il fallait fouiller en bas, près de la Grotte Humide, « les impuretés ayant une préférence marquée pour les marais ».

Messer Cipriano ordonna de creuser là où conseillait Grillo.

Les pics résonnèrent. Cela sentit la terre fraîchement remuée. Une chauve-souris effleura le visage de Giovanni. Il frissonna.

— Ne crains rien, moinillon, ne crains rien ! dit pour l’encourager Merula en frappant amicalement sur son épaule. Nous ne trouverons aucun diable. Si encore cet âne de Grillo… Gloire à Dieu, nous avons assisté à d’autres fouilles ! Par exemple, à Rome, dans la quatre cent cinquantième olympiade – Merula employait toujours la chronologie antique – sous le pape Innocent VIII, sur la voie Appienne, près du tombeau de Cecilia Metella, dans un ancien sarcophage romain portant l’inscription : « Julie, fille de Claude », les terrassiers lombards ont trouvé le corps, couvert de cire, d’une jeune fille de quinze ans qui paraissait endormie. Le rose de la vie était encore sur ses joues. On aurait cru qu’elle respirait. Une foule incalculable entourait son cercueil. Des pays lointains, on venait la voir, tant Julie était belle ; si belle que si l’on n’avait décrit sa beauté, ceux qui ne l’ont pas vue n’y croirait guère. Le pape s’effraya en apprenant que le peuple adorait une païenne morte, et ordonna de l’enterrer une nuit, mystérieusement… Voilà, mon petit frère, quelles fouilles on fait parfois !

Merula regarda dédaigneusement la fosse qui s’agrandissait rapidement. Tout à coup, la pioche d’un ouvrier sonna. Tous se penchèrent.

— Des os ! dit le jardinier. Le cimetière s’étendait jadis jusqu’ici.

À San Gervasio, un chien hurla.

« On a profané une tombe, songea Giovanni. Mieux vaudrait fuir le péché… »

— Un squelette de cheval, annonça Strocco, ironique, en jetant hors de la fosse un crâne long à demi pourri.

— En effet, Grillo, je crois que tu t’es trompé, dit messer Cipriano. Si on essayait ailleurs ?

— Parbleu ! quelle idée d’écouter un imbécile ! déclara Merula.

Et, prenant deux ouvriers, il alla creuser en bas, au pied de la colline. Strocco emmena également plusieurs hommes pour tenter des fouilles près de la Grotte Humide. Au bout de quelque temps, messer Giorgio s’écria triomphant :

— Voilà, regardez ! Je savais bien où il fallait creuser !

Tout le monde se précipita vers lui. Mais la trouvaille n’était pas curieuse : l’éclat de marbre était une simple pierre. Cependant, personne ne retournait vers Grillo qui, se sentant déshonoré, au fond de son trou, éclairé par une lanterne, continuait son travail.

Le vent s’était calmé. L’air se réchauffait. Le brouillard se leva au-dessus de la Grotte Humide. L’atmosphère était imprégnée d’odeurs d’eau stagnante, de narcisses et de violettes. Le ciel devint plus transparent. Les coqs chantèrent pour la seconde fois. La nuit était sur son déclin.

Subitement, du fond du trou où se tenait Grillo, partit un appel désespéré :

— Oh ! oh ! tenez-moi, je tombe, je me tue !

Tout d’abord, on ne put rien distinguer dans l’obscurité, la lanterne de Grillo s’étant éteinte. On entendait seulement le malheureux se débattre, respirer péniblement et se plaindre. On apporta d’autres lanternes, et à leur lueur on aperçut la voûte de briques d’un souterrain, qui sous le poids de Grillo s’était effondrée.

Deux jeunes et forts gaillards descendirent dans la fosse.

— Où es-tu, Grillo ? Donne ta main. Es-tu vraiment blessé, malheureux ?

Grillo ne disait mot, et oubliant la douleur de son bras – il le croyait cassé, mais il n’était que démis – tâtait, rampait et remuait étrangement dans le souterrain. Enfin, il cria joyeusement :

— L’idole ! l’idole ! messer Cipriano, une splendide idole !

— Ne crie pas tant ! mâchonna Strocco, incrédule ; encore quelque crâne de mulet.

— Non, non. Mais il manque une main… les pieds, le corps, la poitrine sont intacts, murmurait Grillo, essoufflé de bonheur.

S’attachant des cordes sous les bras afin de ne pas descendre sur la voûte friable, les ouvriers glissèrent dans le trou et avec précaution commencèrent à tirer les briques couvertes de moisissure.

Giovanni, à moitié étendu par terre, regardait, entre les dos courbés des hommes, dans le souterrain d’où soufflait un air renfermé et un froid sépulcral.

Lorsque la voûte fut démontée, messer Cipriano dit :

— Écartez-vous. Laissez voir.

Et Giovanni vit au fond du trou, entre les murs de brique, un corps blanc et nu, couché comme dans une tombe, paraissant rose, vivant et chaud sous le reflet vacillant des torches.

— Vénus ! murmura messer Giorgio dévotieusement. Vénus de Praxitèle ! Je vous félicite, messer Cipriano. Vous ne pourriez vous estimer plus heureux, même si l’on vous donnait le duché de Milan et de Gênes par-dessus le marché.

Grillo sortit avec peine ; bien que sur son visage sali de terre coulât un filet de sang provenant d’une blessure au front, et qu’il ne pût remuer son bras démis, dans les yeux du vieillard brillait la fierté du vainqueur.

Merula courut à lui.

— Grillo, mon ami, mon bienfaiteur ! Moi qui te traitais d’imbécile !… toi, le plus intelligent d’entre les hommes !

Et il l’embrassa avec tendresse.

— L’architecte florentin Filippo Brunelleschi, continua Merula, a également découvert sous sa maison, dans un caveau identique, une statue de marbre du dieu Mercure : probablement à cette époque, lorsque les chrétiens triomphaient des païens et détruisaient les idoles, les derniers adorateurs des dieux, chérissant la perfection des statues antiques et désirant les sauver, les cachaient dans ces sortes de tombeaux.

Grillo écoutait, souriait béatement et ne s’apercevait pas que la flûte du pâtre fêtait le réveil des champs, que les moutons bêlaient, que le ciel pâlissait de plus en plus, et qu’au loin, au-dessus de Florence, les voix tendres des cloches échangeaient leur salut matinal.

— Doucement, doucement ! Plus à droite, plus loin du mur, commandait Cipriano aux ouvriers. Chacun de vous recevra cinq grossi argent, si vous me la tirez de là intacte.

La déesse montait lentement. Avec le même sourire que jadis à sa naissance de l’onde, elle sortait des ténèbres de la terre où elle gisait depuis mille ans.


Gloire à toi, Aphrodite aux pieds d’or.
Joie des dieux et des mortels !…


Ainsi l’accueillit Merula.

Toutes les étoiles s’étaient éteintes, sauf celle de Vénus, jouant, tel un diamant, dans l’aube. À sa rencontre, la tête de la déesse se montra au bord de sa tombe.

Giovanni regarda son visage et murmura, pâle d’effroi :

— La Diablesse blanche !

Il se leva, voulut fuir. Mais la curiosité vainquit la peur. Et lui aurait-on dit qu’il commettait un péché mortel pour lequel il serait puni des flammes éternelles, il n’aurait pu détacher ses regards de ce corps pudiquement nu, de ce visage superbe. Aux temps où Aphrodite dominait le monde, personne ne l’avait jamais contemplée avec un amour plus dévot.


VI modifier

La cloche de la petite église de San Gervasio retentit. Tout le monde se retourna et se tut. Ce son, dans le calme matinal, ressemblait à un cri de colère. Par instants, la voix aiguë, chevrotante, s’apaisait, comme brisée, mais aussitôt reprenait son appel désespéré.

— Jésus, aie pitié de nous ! s’écria Grillo s’arrachant les cheveux, c’est notre curé, le père Faustino ! Regardez… la foule sur la route… on crie… on nous a vus, on agite les bras. On court ici. Je suis perdu !

De nouveaux personnages arrivèrent près de la colline. C’était le reste des invités aux fouilles arrivés en retard. Ils s’étaient égarés et ne pouvaient retrouver leur route.

Beltraffio leur jeta un coup d’œil, et tout absorbé qu’il fût par la contemplation de la statue, le visage de l’un d’eux le frappa. L’expression de calme attention et de curiosité aiguë avec laquelle l’inconnu se prit à examiner la déesse exhumée, et qui était en si complète opposition avec l’émoi de Giovanni, surprit ce dernier.

Sans lever les yeux fixés sur la statue, il sentait derrière lui l’homme au visage étrange.

— La villa est à deux pas, dit messer Cipriano après un instant de réflexion. Les grilles sont solides et peuvent soutenir tous les assauts…

— C’est vrai ! s’écria Grillo ravi. Allons, mes amis ! Vivement, enlevons !

Il s’occupait de la conservation de l’idole avec une tendresse paternelle. On transporta la statue sans accident : mais à peine avait-on franchi la porte de la villa qu’apparut la silhouette menaçante du père Faustino, les bras levés au ciel.

Le rez-de-chaussée de la villa était inhabité. L’énorme salle, aux murs blanchis à la chaux, servait de dépôt aux instruments aratoires et aux grands vases de grès contenant l’huile d’olive. Tout un côté était occupé par un tas de paille montant jusqu’au plafond en une masse dorée.

On étendit la statue sur cette paille, humble lit campagnard.

Des cris, des jurons, des coups furieux dans la grille, retentirent.

— Ouvrez ! ouvrez ! criait le père Faustino. Au nom du Dieu vivant, je vous en conjure, ouvrez !

Messer Cipriano, gravissant l’escalier intérieur, monta jusqu’à une lucarne que protégeaient des barres de fer, contempla les assaillants, se convainquit de leur faible nombre et, avec le sourire qui lui était habituel, plein de rusée politesse, commença les pourparlers.

Le prêtre ne se calmait pas et exigeait la remise de l’idole, qu’il prétendait avoir été déterrée dans le cimetière.

Messer Cipriano se décida à avoir recours à une ruse de guerre, et prononça fermement, avec autorité :

— Prenez garde ! j’ai envoyé un courrier à Florence, auprès du chef de la milice : dans une heure il y aura ici un détachement de cavalerie. De force, personne n’entrera impunément dans ma maison.

— Brisez les portes ! hurla le prêtre. Ne craignez rien ! Dieu est avec nous.

Et arrachant la hache des mains d’un vieillard, il frappa de toutes ses forces.

La foule ne suivit pas son élan.

— Dom Faustino ! Eh ! dom Faustino ! murmurait un paysan en touchant le coude du curé. Nous sommes de pauvres gens… Nous ne remuons pas l’or à la pelle… On nous accusera… On nous ruinera…

Bien des fidèles, entendant parler de la milice, que l’on craignait plus que le diable, ne songeaient qu’à s’éclipser inaperçus.

— Il serait dans son droit si on avait fouillé la terre de l’Église, mais ce n’est pas le cas ! disaient les uns.

— Le sillon passe là ; ils sont dans leur droit…

— Le droit ? La loi ? Cela a été écrit pour les puissants, répliquaient d’autres.

— C’est vrai ! Mais chacun est maître sur ses terres.

Giovanni contemplait toujours la Vénus.

Un rayon de soleil matinal s’était glissé par une lucarne. Le corps de marbre, encore taché de terre, scintillait comme s’il se réchauffait après un long séjour dans le froid et les ténèbres. Les tiges fines de la paille s’allumaient, entourant la déesse d’une auréole dorée.

Et de nouveau Giovanni regarda l’inconnu.

Agenouillé auprès de la statue, il avait retiré de ses poches un goniomètre, un compas, et avec une expression de curiosité tenace, calme et obstinée dans ses yeux bleus froids et fins, ainsi que sur ses lèvres serrées, il commença de mesurer les diverses parties de ce corps superbe, en inclinant la tête de si près, que sa longue barbe blonde caressait le marbre.

« Que fait-il ? Qui est-ce ? » songeait Giovanni suivant, avec une surprise effarée, ces doigts alertes et imprudents qui touchaient le corps de la déesse, glissaient le long des membres, pénétrant tous les mystères de la beauté, tâtant, examinant les moindres sinuosités, invisibles à l’œil.

Près de la porte de la villa, le nombre des paysans diminuait à chaque instant.

— Fainéants ! Vendeurs du Christ ! Restez ! Vous craignez la milice et vous n’avez pas peur de la puissance de l’Antéchrist ! pleurait le curé en tendant les bras. « Ipse vero Antichristus opes malorum effodiet et exponet. » Ainsi parle le grand maître Anselme de Canterbury. « Effodiet », entendez-vous ? « L’Antéchrist déterrera les Anciens dieux et de nouveau les mettra au jour… »

Mais personne ne l’écoutait.

— Quel terrible père Faustino nous avons ! disait en branlant la tête le sage meunier. Son âme ne tient qu’à un fil dans son corps et voyez pourtant comme il se démène ! Si on avait encore trouvé un trésor…

— On dit que l’idole est en argent.

— En argent ! Je l’ai vue de près : du marbre ; et elle est toute nue, l’impudique…

— Le Seigneur me pardonne ! Cela ne vaut pas la peine de se salir les mains avec une telle ordure.

— Où vas-tu, Zaccheo ?

— Aux champs.

— Bon travail ! Moi je vais à mes vignes.

Toute la rage du curé se tourna contre ses paroissiens :

— Ah ! c’est ainsi, chiens infidèles, race de Cham ! Vous abandonnez votre pasteur ! Mais savez-vous seulement, maudite engeance satanique, que si je ne priais pour vous jour et nuit, si je ne me frappais la poitrine, si je ne sanglotais, si je ne jeûnais, votre maudit village serait exterminé par la colère de Dieu ! Oui, je vous quitterai, je secouerai de mes sandales votre ignoble terre. Qu’elle soit maudite ! Maudit le pain, maudit le vin, maudits les troupeaux et vos enfants et vos petits-enfants ! Je ne suis plus votre père, je ne suis plus votre pasteur ! Je vous renie ! Anathème !

VII modifier

Dans la salle de la villa où reposait la statue, Giorgio Merula s’approcha de l’inconnu étrange.

— Vous cherchez la proportion divine ? demanda Merula avec un sourire protecteur. Vous voulez ramener la beauté à une formule mathématique ?

L’inconnu leva la tête et, comme s’il n’avait pas entendu la question, se replongea dans son travail.

Les branches du compas s’ouvraient et se refermaient, décrivant de régulières figures géométriques. Avec un geste calme, l’inconnu appliqua le goniomètre aux lèvres exquises d’Aphrodite – ces lèvres dont le sourire emplissait d’effroi le cœur de Giovanni –, compta les divisions et les inscrivit dans un livre.

— Permettez-moi d’être indiscret, insistait Merula, combien de divisions ?

— Cet appareil n’est pas exact, répondit l’inconnu à contre-cœur. Ordinairement, pour calculer les proportions, je divise la figure humaine en degrés, parties, secondes et points. Chaque division représente le douzième de la précédente.

— Vraiment ! dit Merula. Il me semble que la dernière division est plus petite que l’épaisseur d’un cheveu. Cinq fois la douzième partie !

— Le point tierce, expliqua l’inconnu avec ennui, est la quarante-huit mille huit cent vingt-troisième partie de la figure.

Merula leva les sourcils, et souriant, incrédule :

— On vivrait un siècle, on apprendrait pendant un siècle. Jamais je n’aurais songé qu’on puisse atteindre à une pareille exactitude.

— Plus on est exact, mieux cela vaut ! repartit son interlocuteur.

— Oh ! certainement ! répliqua Merula, bien que, savez-vous, en art, en beauté, tous ces calculs mathématiques… Je dois avouer que je ne puis croire qu’un artiste en plein enthousiasme, dominé par l’inspiration, pour ainsi dire sous l’influence directe de Dieu…

— Oui, oui, vous avez raison, acquiesça l’inconnu, mais il est tout de même curieux de sentir…

Et s’agenouillant, il calcula au goniomètre le nombre de divisions entre la naissance des cheveux et le menton.

« Sentir ! songea Giovanni. Est-ce qu’on peut sentir et mesurer. Quelle folie ! Ou bien il ne sent et ne comprend rien ?… »

Merula, désirant évidemment toucher au vif son interlocuteur et faire naître une discussion, commença à louer la perfection des Anciens : combien il serait profitable de les imiter. Mais l’inconnu se taisait, et lorsque Merula se tut, il dit avec un sourire moqueur qui se perdit dans sa longue barbe :

— Qui peut boire à la source ne boira pas dans la coupe.

— Permettez ! se récria l’érudit, permettez ! Ou bien alors si vous considérez les Anciens comme la coupe, où est la source ?

— La nature ! murmura l’inconnu.

Et quand Merula reprit nerveusement la conversation, il ne discuta plus, approuva avec condescendance. Seul, son regard devenait de plus en plus impénétrable et indifférent.

Enfin Giorgio se tut, à bout d’arguments. Alors l’inconnu désigna certains renforcements dans le marbre, renforcements que l’on ne pouvait voir, qu’il fallait découvrir à l’aide du toucher pour constater la délicatesse du travail : moltissiræ dolcezze suivant l’expression de l’inconnu. Et d’un seul regard il enveloppa tout le corps de la déesse.

« Et moi qui croyais qu’il ne sentait pas ! s’étonna Giovanni. Mais s’il est accessible à une sensation, comment peut-il mesurer et diviser par chiffres ? Qui est-ce ?

— Messer, murmura Giovanni à l’oreille de Merula, écoutez, messer Giorgio. Comment se nomme cet homme ?

— Ah ! tu es là, moinillon ! dit Merula en se retournant. Je t’avais oublié. Mais c’est ton idole. Comment ne l’as-tu pas reconnu ? C’est messer Leonardo da Vinci.

Et Merula présenta Giovanni à l’artiste.

VIII modifier

Ils rentraient à Florence.

Léonard, à cheval, allait au pas. Beltraffio marchait à côté de lui. Ils étaient seuls.

Entre les racines noires et tortueuses des oliviers se détachait l’herbe verte, semée d’iris bleus immobiles sur leurs tiges.

Le silence était profond comme il ne l’est qu’au début du printemps.

« Vraiment, est-ce lui ? » pensait Giovanni, observant et trouvant intéressant le moindre détail dans son compagnon.

Il avait sûrement quarante ans sonnés. Lorsqu’il se taisait et pensait, les yeux, petits, aigus, bleu pâle sous des sourcils roux, paraissaient froids et perçants. Mais dans la conversation ils prenaient une expression d’infinie bonté.

La barbe blonde et longue, les cheveux blonds également, épais et bouclés, lui donnaient un air majestueux.

Le visage avait une finesse presque féminine, et la voix, en dépit de la stature et de la corpulence, était étrangement haute, très agréable, mais ne semblant pas appartenir à un homme. La main très belle – à la façon dont il conduisait son cheval, Giovanni y devinait une grande force – était délicate, les doigts fins et longs comme ceux d’une femme.

Ils approchaient des murs de la ville. À travers la brume matinale, on apercevait la coupole de la cathédrale et le Palazzo Vecchio.

« Maintenant ou jamais ! songeait Beltraffio. Il faut se décider et lui dire que je veux devenir son élève. »

À ce moment, Léonard, arrêtant son cheval, observait le vol d’un jeune gerfaut qui, guettant une proie, – canard ou héron dans le cours caillouteux du Munione –, tournait dans les airs lentement, également. Puis il tomba rapidement comme une pierre, en poussant un cri, et disparut derrière les cimes des arbres. Léonard le suivit des yeux, sans laisser échapper un mouvement des ailes, ouvrit le livre attaché à sa ceinture et y inscrivit – probablement – ses observations.

Beltraffio remarqua qu’il tenait son crayon non dans la main droite, mais dans la gauche. Il pensa : « gaucher » et se souvint des récits que l’on colportait sur Léonard, insinuant qu’il écrivait ses livres à l’aide d’une écriture retournée que l’on ne pouvait lire que dans un miroir, non de gauche à droite comme tout le monde, mais de droite à gauche comme les Orientaux. On disait qu’il le faisait afin de cacher ses pensées coupables et hérétiques sur Dieu et la nature.

« Maintenant ou jamais ! » se répéta Giovanni.

Et tout à coup, il se rappela les paroles d’Antonio da Vinci : « Va chez lui si tu veux perdre ton âme : c’est un hérétique et un athée. »

Léonard, avec un sourire, lui indiquait un amandier, qui, petit, faible, solitaire, poussait sur le sommet de la colline, et encore presque nu et frileux, s’était, de confiance, vêtu de son habit de fête blanc rosé, et scintillait, traversé par les rayons du soleil sur le fond bleu du ciel.

Mais Beltraffio ne pouvait admirer. Son cœur se débattait sous une étreinte lourde et vague.

Alors Léonard, comme s’il avait deviné sa peine, glissa vers lui un regard plein de bonté et murmura ces paroles que Giovanni souvent se rappela :

— Si tu veux être un artiste, repousse tout souci et toute peine étrangers à ton art. Que ton âme soit semblable au miroir qui reflète tous les objets, tous les mouvements, toutes les couleurs, en restant toujours, elle, immobile, rayonnante et pure.

Ils franchirent les portes de Florence.


IX modifier

Beltraffio se rendit à la cathédrale, où ce matin même devait prêcher le frère Savonarole.

Les derniers sons de l’orgue se mouraient sous les voûtes sonores de Santa Maria del Fiore. La foule emplissait l’église. Des enfants, des femmes, des hommes étaient séparés par des tentures. Sous les arcades ogivales, l’obscurité et le mystère régnaient comme dans un bois. Et, en bas, quelques rayons de soleil s’égrenant dans les sombres vitraux, tombaient en une nappe multicolore sur les flots mouvants de la foule, sur la pierre grise des piliers. Au-dessus de l’autel rougissaient les feux des trépieds.

La messe était dite. La foule attendait le prédicateur. Tous les regards étaient fixés sur la chaire en bois sculpté, érigée au centre même de l’édifice, appuyée contre une colonne. Giovanni, au milieu de la foule, écoutait les propos tenus à voix basse par ses voisins :

— Sera-ce bientôt ? demandait un petit homme écrasé par la foule, le visage pâle, tout en sueur, les cheveux collés au front et retenus par une mince lanière, menuisier de son état.

— Dieu seul le sait, répondit un chaudronnier, géant à larges épaules et à visage apoplectique. Il y a, à San Marco, un moinillon nommé Maruffi, une espèce de fanatique bègue : quand Maruffi lui dit qu’il est temps, il vient. Dernièrement, nous avons attendu quatre heures, nous croyions que le sermon n’aurait pas lieu et tout à coup…

— Ah ! Seigneur, Seigneur ! soupira le menuisier. J’attends depuis minuit. Je suis à jeun, la tête me tourne. Je n’ai même pas mâché une racine de pavot. Si je pouvais, au moins, m’accroupir sur les talons !…

— Je te disais, Damiano, qu’il fallait venir à l’avance. Maintenant nous sommes trop loin de la chaire, nous n’entendrons rien.

— Ah ! que si ! Quand il se mettra à crier, à tonner, non seulement les sourds, mais encore les morts l’entendront !

— Il prophétisera aujourd’hui ?

— Non, tant qu’il n’aura pas construit l’arche de Noé…

— Mais tout est terminé et il a donné l’explication du mystère : la longueur de l’arche, c’est la foi ; la largeur, l’amour ; la hauteur, l’espoir. « Hâtez-vous, disait-il, hâtez-vous de joindre l’Arche de Salut, tant que les portes en sont ouvertes. Les temps sont proches où elles se fermeront, et combien pleureront ceux qui ne se sont pas repentis ! »

— Aujourd’hui, il parlera du Déluge : le dix-septième verset du sixième chapitre du Livre de la Genèse.

— Il a eu une nouvelle vision concernant la famine, la mer et la guerre.

— Le vétérinaire de Vallombrosa a dit que, la nuit, au-dessus du village, des troupes infinies combattaient dans le ciel et qu’on entendait le bruit des glaives et des cuirasses…

— Est-il vrai que sur le visage de la Vierge de Nunciata dei Servi on ait remarqué des gouttes de sang ?

— Certes ! Et la Madonna du pont Rubicon pleure chaque nuit de vraies larmes. Ma tante Lucia l’a vu elle-même…

— Ah ! tout cela présage des malheurs ! Seigneur, aie pitié de nous…

Du côté des femmes se produisit une panique : une petite vieille, trop serrée par ses voisines, venait de s’évanouir. On essayait de la relever, de lui faire reprendre les sens.

— Quand donc ? Je n’en puis plus ! pleurait presque le chétif menuisier en épongeant son front.

Et toute la foule se consumait en l’interminable attente. Subitement les voix bruirent, grandirent, emplissant la cathédrale.

— Le voilà ! le voilà ! – Non, c’est fra Domenico da Peschia. – Oui, c’est lui ! – Le voilà !

Giovanni vit gravir lentement l’escalier de la chaire un homme vêtu de l’habit noir et blanc des Dominicains, le visage maigre et jaune comme de la cire, les lèvres épaisses, le nez crochu, le front bas.

Il rejeta son capuchon, s’appuya d’un geste exténué de la main gauche sur la balustrade et tendit la droite crispée sur le crucifix. Puis, silencieux, il promena un regard de feu sur la foule. Un tel silence régna, que chacun put entendre les battements de son propre cœur.

Les yeux du moine s’allumaient comme de la braise. Il se taisait et l’attente devenait insupportable. Il semblait qu’une minute de plus suffirait pour faire pousser au public un cri d’horreur. Le calme devenait effrayant. Et alors, dans ce silence sépulcral, retentit l’assourdissant et inhumain cri de Savonarole :

Ecce ego adduco aquas super terram ! Voici que j’amène les eaux sur la terre !

Un souffle de terreur passa sur la foule. Giovanni pâlit : il crut que la terre remuait, que les voûtes de la cathédrale s’écroulaient et allaient l’ensevelir. À côté de lui, le gros chaudronnier trembla comme une feuille ; ses dents claquaient. Le menuisier se rétrécit, enfonça la tête dans les épaules, assommé, rida son visage et ferma les yeux.

Ce n’était plus un sermon, mais une hallucination qui s’emparait de ces milliers de gens et les entraînait, comme l’ouragan emporte les feuilles mortes.

Giovanni écoutait, comprenant à peine. Des bribes de phrases parvenaient jusqu’à lui :

« Regardez, regardez, le ciel s’assombrit déjà. Le soleil est pourpre comme du sang séché. Fuyez ! car voici la pluie de feu et de lave, et la grêle de pierres rougies à blanc ! Fuge, o Sion, quæ habitas apud filiam Babylonis !

« Ô Italie, les tourments suivront les tourments ! Le tourment de la guerre après la famine ; la peste après la guerre. Des tourments en tout et partout !

« Vous n’aurez pas assez de vivants pour enterrer les morts. Il y en aura tant dans vos maisons, que les fossoyeurs parcourront les rues en criant : “Qui a des morts ?” et les empilant dans les charrettes, les amassant en tas, les brûleront. Et de nouveau ils iront, criant : “Qui a des morts ?” Et vous irez à leur rencontre en disant : “Voici mon fils, voici mon frère, voici mon mari.” Et ils iront plus loin, toujours criant : “Qui a des morts ?”

« Ô Florence ! ô Rome ! ô Italie ! Le temps des chansons et des fêtes n’est plus. Vous êtes malades à mort. Seigneur, tu es témoin que j’ai voulu soutenir ces ruines par ma parole. Les forces me manquent ! Je ne peux plus, je ne veux plus, je ne sais plus que dire. Je ne puis que pleurer, mourir de mes larmes. Miséricorde, miséricorde, Seigneur ! Ô mon pauvre peuple ! ô Florence ! »

Il étendit les bras et murmura les derniers mots en un souffle. Et appuyant ses lèvres blêmes sur le crucifix, exténué, il glissa à genoux et sanglota.

Le sermon était terminé. Les sons de l’orgue grondèrent, lents et lourds, pesants et larges et toujours plus triomphants et terribles, imitant la rumeur nocturne de l’Océan.

Quelqu’un cria du côté des femmes ; une voix flûtée, désespérée :

Misericordia !

Et des milliers de voix répondirent. Ainsi que des épis sous le vent, vague par vague, rangée par rangée, se serrant l’un contre l’autre comme des brebis effarées, ils tombaient à genoux ; et, s’unissant au rugissement de l’orgue, secouant les piliers et les voûtes de la cathédrale, monta la lamentation de tout un peuple vers Dieu :

Misericordia ! misericordia !

Giovanni, secoué de sanglots, était tombé. Il sentait sur son dos le poids du gros chaudronnier écroulé sur lui, lui soufflant dans le cou et pleurant. À côté, le frêle menuisier hoquetait comme un enfant et poussait de stridents :

— Miséricorde ! miséricorde !

Beltraffio se souvint de son orgueil, de son amour de la science, de son désir de quitter fra Benedetto et de s’adonner à la dangereuse et peut-être impie science de Léonard. Il se souvint de la dernière nuit sur la colline du Moulin, la Vénus ressuscitée, son enthousiasme coupable devant la beauté de la Diablesse blanche, et, tendant les bras vers le ciel, il gémit :

— Pardonne-moi, Seigneur ! Je t’ai offensé. Pardonne et aie pitié de moi !

Et, au même instant, relevant son visage inondé de pleurs, il aperçut, toute proche, la silhouette majestueuse de Léonard de Vinci. L’artiste, debout, appuyé contre une colonne, tenait dans sa main droite son livre inséparable ; de la gauche, il dessinait, jetant de temps à autre un regard vers la chaire, espérant probablement revoir une fois encore la tête du prédicateur.

Étranger à tout et à tous, seul, dans cette foule matée par la terreur, Léonard avait conservé son sang-froid. Dans ses yeux bleu pâle, sur ses lèvres minces, serrées fermement comme chez les gens habitués à l’attention et à la précision, se lisait, non pas la moquerie, mais la même expression de curiosité avec laquelle il mesurait mathématiquement le corps d’Aphrodite.

Les larmes séchèrent dans les yeux de Giovanni, la prière expira sur ses lèvres.

Sortant de l’église, il s’approcha de Léonard et le pria de lui montrer son dessin. L’artiste tout d’abord ne consentit pas, mais Giovanni le suppliait si humblement qu’enfin Léonard l’emmena à l’écart et lui tendit son livre.

Giovanni vit une affreuse caricature.

C’était, non pas le visage de Savonarole, mais celui d’un vieux diable en habit de moine ressemblant à Savonarole, épuisé par des tortures volontaires, sans avoir vaincu son orgueil et sa lubricité. La mâchoire inférieure s’avançait proéminente, des rides sillonnaient les joues et le cou noir comme celui d’un cadavre desséché ; les sourcils arqués se hérissaient, et le regard in-humain, plein de supplication têtue, presque méchante, était fixé vers le ciel. Tout le côté sombre, terrible et dément, qui asservissait le frère Savonarole à la puissance du fanatique Maruffi, était mis à nu dans ce dessin, sans colère, sans pitié, avec une imperturbable clarté d’observation.

Et Giovanni se souvint des paroles de Léonard de Vinci : « L’ingegno del pittore vuol essere a similitudine del specchio… » L’âme de l’artiste doit être semblable au miroir qui reflète tous les objets, tous les mouvements, toutes les couleurs, en restant, elle, immobile, rayonnante et pure.

L’élève de fra Benedetto leva les yeux sur Léonard et il sentit que, même s’il était voué à la perdition éternelle, même s’il avait la certitude que Léonard était le serviteur de l’Antéchrist, il pouvait quitter celui-ci, mais une force surnaturelle le ramènerait à cet homme – auquel il devait être attaché jusqu’à sa fin.

X modifier

Deux jours plus tard, dans la maison de messer Cipriano Buonaccorsi, occupé en ce moment par d’importantes affaires et qui n’avait pu, pour cette cause, rapporter la statue de Vénus dans la ville, Grillo accourut porteur de nouvelles alarmantes. Le curé Faustino, après avoir quitté San Gervasio, s’était rendu dans un village voisin, à San Mauricio ; là il avait terrifié les habitants en les menaçant des foudres célestes, avait réuni les hommes de la commune, forcé les portes de la villa Buonaccorsi, battu le jardinier Strocco, ligoté les hommes préposés à la garde de Vénus. Puis il avait lu au-dessus de l’idole la vieille prière d’exorcisme : Oratio super effigies vasaque in loco antiquo reperta. Dans cette prière prononcée sur les statues et les objets découverts dans les antiques tombeaux, le prêtre priait Dieu d’épurer de l’impureté païenne les objets trouvés sous la terre et de les transformer pour l’utilité du culte chrétien – au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit – ut omni immunditia depulsa, sint fidelibus tuis utenda, per Christum Dominum nostrum !

On avait ensuite brisé la statue, jeté les débris dans un four, et en ayant préparé une chaux vive on en avait enduit les murs du cimetière.

En entendant ce récit de Grillo qui pleurait l’idole, Giovanni se sentit décidé. Le même jour il se rendit chez Léonard et le pria de l’admettre au nombre de ses élèves.

Léonard l’accepta.

Peu de temps après, la nouvelle parvint à Florence que Charles VIII, roi très chrétien de France, à la tête d’une formidable armée, s’avançait à la conquête de Naples, de la Sicile, peut-être même de Rome et de Florence.

La terreur s’empara des citoyens, car ils voyaient en cette venue la réalisation des prophéties de Savonarole : les tourments se déchaînaient, le glaive de Dieu s’abattait sur l’Italie !