Le Roman d’un rallié (La Nouvelle Revue)/V

La Nouvelle RevueTome 117 (p. 650-684).


L’après-midi avait été douce et voilée ; pas un rayon de soleil, pas de vent ; la mer, qu’il aperçut bientôt d’une colline, était elle-même sans couleur et sans mouvement. La nuit tombait quand il atteignit Crozon. Cette fois le siège de la diligence était occupé, mais l’intérieur était vide ; il s’étendit sur une des banquettes. À Châteaulin où il arriva tard, Jean-Marie l’attendait avec impatience pour lui vanter les mérites de l’épagneul. « Une bête superbe, monsieur Étienne, seulement il faut se dépêcher de l’acheter ; y a déjà des gens après ». — « C’est bon, dit le marquis, nous verrons demain ; pour le moment allons nous coucher. Tu veilleras à ce que Coquette soit attelée à 6 heures 1/2 précises, car je veux être à Kerarvro pour midi ».

VIII

Éliane d’Anxtot avait éprouvé un grand soulagement en apprenant à son réveil qu’Étienne était parti pour la journée. La veille au soir, prétextant sa migraine, elle s’était abstenue de paraître à table. Elle devinait fort bien qu’entre eux tout était fini et que jamais elle ne s’appellerait la marquise de Crussène. Elle en ressentait certes du dépit, mais cet échec ne l’abattait pas. Confiante dans ses charmes et dans sa bonne étoile, elle continuait de sourire à l’avenir. Ce qui l’angoissait un peu, c’était la crainte que l’attitude du jeune homme n’indiquât trop clairement qu’un incident grave était survenu entre eux. Le regard qu’Étienne lui avait jeté après l’avoir surprise pesait encore sur elle. Elle se félicitait d’avoir vingt-quatre heures devant elle pour envisager la situation et en tirer le meilleur parti. Vers trois heures comme, enfermée dans sa chambre, elle réfléchissait à ces choses, un domestique vint la prier de descendre au salon. Il y avait une visite. C’était Yves d’Halgoët qui, rentré chez lui depuis deux jours après une absence de plusieurs semaines, était pressé d’avoir des nouvelles de son ami. Éliane se mit en frais pour lui et découvrit tout de suite qu’en affectant une gaîté insouciante et de l’ingénuité mêlée à un peu de blague parisienne, elle lui plairait. Il la trouva gentille en effet et la fit parler, tâchant de savoir ce qu’elle faisait à Kerarvro ; car il connaissait trop bien Étienne pour douter un seul instant qu’il pût s’éprendre d’une pareille femme et l’épouser. Grâce à cette diversion, Éliane passa une journée moins maussade qu’elle ne s’y attendait. Elle avait constaté d’ailleurs, qu’Yves professait une très haute estime pour le caractère chevaleresque du marquis et elle sentait ses craintes s’évanouir et sa sécurité s’accroître.

Étienne, en toute autre circonstance et malgré ses efforts eût peut-être éprouvé quelque peine à demeurer lui-même en face d’une jeune fille dont la seule présence lui semblait déjà un défi jeté à celle qu’il aimait et dont le caractère lui apparaissait maintenant sous un jour odieux. Mais il rentrait de sa brève expédition, si ému, si résolu, ayant reçu au tombeau de son grand-oncle une telle secousse morale qu’il domina plus facilement cette impression. Il lui semblait que des semaines et non des heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté Kerarvro. Ses manières vis-à-vis d’Éliane restèrent donc ce qu’elles avaient été jusque-là avec en plus une imperceptible nuance de mépris dont celle-ci fut seule à s’apercevoir.

Le lendemain du retour d’Étienne, Éliane très rassérénée et ayant recouvré tout son aplomb, alla trouver sa sœur et avec mille cajoleries lui insinua qu’elle avait hâte de regagner le Berri. La comtesse parut étonnée : « Pourquoi, dit-elle, es-tu si pressée de partir ; tu t’amuses ici ; on y est si bien et d’ailleurs ce ne sera pas long puisque nous devons être rentrés pour la fête de mon beau-père ; il n’y a que quinze jours d’ici là ». Éliane insista. « Tu comprends, fit-elle enfin en baissant modestement les yeux et en jouant avec un plissé de sa jupe… c’est par délicatesse que je désire m’en aller ». L’excellente madame d’Alluin s’étonna de plus en plus. « Mais Éliane, tout le monde est si gentil pour nous !… quelle indélicatesse y aurait-il à rester ? » Les yeux de la jeune fille se relevèrent et avec une audace tranquille qui jouait la parfaite franchise ; « Marguerite, dit-elle, je ne pourrai jamais me faire à l’idée de ce mariage ». Pour le coup, la comtesse demeura stupéfaite. « Oui, reprit Éliane, je savais combien vous le désiriez tous et j’ai fait ce que j’ai pu… mais c’est fini ! Je ne m’habituerai jamais… alors je trouve que c’est mieux de s’en aller ». Éliane se pencha vers sa sœur et appuya sa déclaration d’une tendre caresse. Celle-ci lui rendit son étreinte ; elle était touchée de tant de gentillesse et de droiture d’âme. « Ma chérie, dit-elle, ne te tracasse pas ; sans doute, nous le désirions, car cela semblait devoir assurer ton bonheur ; mais s’il doit en être autrement, il ne faut plus y penser. Il faut s’en remettre à Dieu qui arrange les événements pour le bien de tous… c’est drôle, ajouta-t-elle après un silence, j’avais cru remarquer qu’il te plaisait beaucoup ».

Éliane rougit un peu. « Oh ! fit-elle, il est très gentil… » — « Oui, dit la comtesse, très gentil et très sérieux… Est-ce que tu le trouves trop sérieux ? » — « Non, non… ce n’est pas cela ». Puis ramenant la conversation qu’elle ne voulait pas laisser s’égarer : « Seulement, conclut-elle, du moment que je sens que je devrai refuser s’il me demande, il est plus honnête… je veux dire plus délicat de se retirer tout de suite ». Elle avait hésité en prononçant le mot honnête. Si peu habituée qu’elle fût à scruter sa conscience, cette série de mensonges lui pesait. Elle se leva : « N’est-ce pas, dit elle, d’un ton décidé, tu me promets d’insister auprès de Paul pour que nous partions bientôt ? » Sur la réponse affirmative de madame d’Alluin, elle sortit légère, en envoyant un baiser du bout de ses doigts roses. La comtesse demeura perplexe.

À la même heure, Étienne dans son fumoir lisait avec de longs battements de cœur, une lettre que le facteur venait d’apporter. Elle était timbrée de Washington et datée du 24 janvier. « Mon cher Étienne, écrivait Mary, j’ai lu avec un bien grand plaisir les détails intéressants que vous me donniez sur votre voyage et votre arrivée en Bretagne. C’est une vraie joie de penser que vous êtes de nouveau dans le home et que néanmoins vous n’oubliez pas les amis que vous ayez laissés de ce côté-ci de l’océan. Votre mère doit être si heureuse de vous revoir et moi je me sais gré de vous avoir pressé de partir parce que je crois que vous n’auriez pas trouvé ici le repos d’esprit nécessaire à de grandes résolutions. Sur ma table à écrire est placée la photographie que vous m’avez envoyée, représentant le château avec les fenêtres de votre appartement. De la sorte, je puis m’associer plus étroitement, par la pensée, à votre vie. Quant aux « Landes Rouges », à défaut d’un dessin, je me les figure très bien grâce à la description si artistique que vous m’en faites. Quel joli endroit ce serait pour camper. J’espère que vous n’y perdez pas trop de temps en rêveries. J’ai toujours pensé que lorsqu’on est jeune, il est bon de se laisser aller à la rêverie de temps à autre, à condition seulement de s’arrêter au bon moment ; car il y a un instant précis au delà duquel ce genre d’occupation ne convient plus et cesse de rien produire d’utile et même d’agréable. Peut-être avez-vous fait la même observation.

« Nous avons eu un Xmas très tranquille. La saison est particulièrement terne cette année. Les misses Simpson ont reçu de nouvelles nièces qu’on ne connaissait pas encore et dont elles-mêmes semblaient avoir un peu oublié l’existence car miss Mabel s’est trompée de nom en nous les présentant et les jeunes filles ont dû rectifier elles-mêmes l’erreur de leur tante. Miss Clara est très occupée d’une œuvre pour la régénération des petits nègres par la gymnastique. Elle doit l’inaugurer le mois prochain à Bay-Saint-Louis dans l’Alabama et veut vous convier à la fête. Elle pense que rien ne vous sera plus agréable que de venir passer quelques jours en Amérique à cette occasion et vous engage à voir La Havane en passant. Malgré ce que je lui ai dit pour l’en détourner, je suis certaine qu’elle va vous écrire pour vous inviter.

« Ada a demeuré chez nous pendant dix jours en l’absence de sa famille. J’en ai été bien heureuse. Nous avons parlé de vous sans cesse. Tout ce que vous voudrez me dire sur vos projets me fera toujours tant de plaisir ; d’abord par la confiance que vous me témoignerez en agissant de la sorte — et aussi parce que je crois que vous accomplirez des choses généreuses et utiles à votre pays et que je serai fière d’y avoir un peu contribué. Cher Étienne, si je vous ai causé du chagrin, je le partage et mon cœur saigne. Mais quand l’on éprouve de l’affection pour quelqu’un on songe à lui plutôt qu’à soi. Si j’avais été égoïste je n’aurais pas cherché à hâter votre départ, car il était très doux de vous avoir ici et à présent vous me manquez beaucoup. Mais je veux votre bonheur et ne devais pas le compromettre à la légère. Mes parents et Ada vous envoient leurs meilleurs souvenirs. Que Dieu vous protège. Écrivez-moi souvent et croyez-moi toujours. »

« Votre affectionnée, »
« Mary. »

Le marquis de Crussène se rappela le soir d’automne où dans sa chambre de l’hôtel Normandy il avait décacheté la lettre de sa mère. Il se rappela la sensation de malaise et d’incertitude qui s’était emparée de lui après l’avoir lue. Était-il possible que trois mois à peine se fussent écoulés depuis lors ? En vérité il croyait avoir vécu toute une vie… Il regarda le portrait de Mary qu’il avait posé devant lui pendant sa lecture. Mary lui souriait. Il s’assit, prit une plume et écrivit :


« Cher monsieur Vilaret, »

« Après y avoir réfléchi, je me rends à vos raisons et j’accepte de prendre ici votre succession politique. Mon programme sera le même avec les quelques restrictions que je vous ai indiquées. Je vous prie de garder le secret jusqu’à nouvel ordre. Nous nous reverrons à Paris bientôt et nous entendrons sur divers points de détails. Je vous remercie à nouveau d’avoir pensé à moi et vous serre la main très cordialement. »

Et il signa : Crussène.

TROISIÈME PARTIE


« Tu es un imbécile ! » s’exclama Jean de Chateaubourg quand il eût entendu la confidence de son ami ; et il reprit avec conviction : « Oui, un fameux imbécile ! comment ? te voilà joli garçon, riche et titré ; tu as une position épatante dans le monde ; toutes les mères te guignent pour leurs filles et il y a aussi des jolies femmes qui sont toutes prêtes à te guigner pour elles-mêmes… et tu vas lâcher tout ça pour te fourrer dans la politique !… Et dans quelle politique, sacrebleu ! ». Il arpenta la chambre et revint se placer en face du fauteuil où Étienne s’était assis. « Es-tu fou ? » demanda-t-il.

Étienne s’amusait de son indignation, mais il en était aussi peiné. « Voilà, songeait-il, non sans amertume, comment le monde me jugera. » C’était précisément pour savoir « comment le monde le jugerait » qu’il avait mis son ancien camarade de régiment au courant de ses projets. Jean de Chateaubourg avait un double titre à sa confiance. Il représentait l’opinion de ce singulier personnage qu’à Paris on appelle tout le monde et il l’exprimait avec une franchise absolue. Étienne et lui s’étaient connus au 9ème chasseurs. Un jour qu’ils se baignaient en rivière, Étienne pris dans des herbes avait failli se noyer et il n’avait dû son salut qu’au courage et à la présence d’esprit de Jean. De natures très différentes ils n’avaient pas tardé à s’apprécier. Ils se revoyaient toujours avec plaisir bien qu’ayant peu d’idées communes.

Jean menait à Paris la vie de beaucoup de jeunes gens désœuvrés ; le bal, le club et les courses lui suffisaient pleinement ; il avait un excellent cœur et nombre de qualités qui lui eussent fait honneur si elles n’avaient été annihilées par la maladie chronique de son temps et de son milieu, par cette sorte de flemme qui n’est point la paresse, car elle atteint parfois des actifs aussi bien que des inactifs, mais qui est plutôt une perversion intellectuelle, un désordre des facultés, une absence de gouvernement intérieur. Si le flemmard travaille, c’est par habitude ou pour chasser l’ennui, mais il ne croit pas à son travail. « À quoi bon ? » est le dernier mot de sa sagesse. Il se réjouit d’apercevoir les côtés contradictoires de chaque question et il prend plaisir à noter les continuels échecs et les perpétuels recommencements de l’humanité. Tout lui parait digne d’être analysé, l’important comme l’inutile, l’absurde comme le raisonnable, et de cette analyse ressort toujours quelque motif d’hésiter, de s’abstenir ou de se méfier : ce que ne manquait jamais de faire Jean de Chateaubourg.

« Es-tu fou ? » demanda-t-il de nouveau, voyant qu’Étienne ne répondait pas. — « Probablement » fit celui-ci en riant. — « Ça, reprit l’autre, je te le pardonnerais encore. La folie, c’est une carrière qui ne doit pas manquer d’intérêt, mais je n’admets pas que tu te laisses rouler par un sous-vétérinaire. » — « Qui appelles-tu un sous-vétérinaire ? » — « Vilaret, parbleu ! Il te réduit et veut t’annuler en te prenant à sa remorque » — « Il ne me prend pas à sa remorque, puisqu’il abandonne sa circonscription pour se présenter à Rennes en remplacement du député qu’on va élire sénateur » — « Est-on jamais certain d’une élection ? » — « Le sénateur n’a pas même de concurrent et quant à Vilaret son succès ne fait pas l’ombre d’un doute. Il est tout ce qu’il y a de plus populaire en Ille-et-Vilaine et ses concitoyens n’ont cessé d’insister depuis dix ans pour qu’il pose sa candidature à Rennes » — « Enfin si tu veux absolument être député, prends sa succession, mais au moins ne prends pas son drapeau ! » — « Je ne tiens pas autrement à être député, je t’assure ; je considère cela un peu comme une corvée mais aussi comme un devoir. »

Jean haussa les épaules. « Oh ! les grandes phrases ! » dit-il. — « Et quant au drapeau, continua Étienne, je ne puis pas me réclamer d’une monarchie dont j’estime que le rétablissement serait nuisible à la France. Ce ne serait pas honnête » — « Encore des grandes phrases ! répliqua Jean. Est-ce qu’il y a en politique, une démarcation fixe entre ce qui est honnête et ce qui ne l’est pas ? Est-ce que les mots de république et de monarchie représentent des états de choses tranchés ? Est-ce qu’un régime peut être blanc et un autre noir ? Tu me fais rire avec tes manières de raisonner. Si tu continues de croire à l’absolu, tu deviendras jacobin ! Il n’y a rien d’absolu. Tout est variable et relatif… et maintenant, mon vieux, ajouta le jeune homme en changeant de ton, si nous parlions d’autre chose. Car tu sais, c’est crânement embêtant ces sujets-là. Qu’est-ce que tu fais ce soir ? »

— « Rien, dit Étienne. Nous sommes arrivés hier de Kerarvro. Je n’ai encore vu personne » — « Alors, viens avec moi à la Renaissance, voir Sarah dans Izeyl. Ce n’est pas drôle, parait-il ; mais tout le monde en parle. Après nous irons souper chez Maire. Toi qui aimes la musique, il y a là des tziganes qui ne sont pas de Montmartre, je t’en réponds. « Étienne accepta, serra la main de son ami et s’en alla. L’appartement de Jean était un petit entresol situé sur le boulevard Haussmann, presque en face de l’avenue de Messine : entresol élégant, mais trop quelconque ; les photographies d’actrices, les accessoires de cotillon, les cartes d’entrée au pesage ou au Concours hippique, le dernier roman paru posé sur le dernier numéro de la Vie parisienne indiquaient dès l’entrée le genre d’existence du locataire.

Étienne sur qui les violences de Jean n’avaient pas fait beaucoup d’impression parce qu’il s’y attendait et que d’ailleurs, sa résolution était maintenant irrévocable, descendit paisiblement vers la Madeleine. Avec la mobilité d’impression de la jeunesse, il était enchanté de revoir Paris et jouissait du bruit et du mouvement qui se faisaient autour de lui. Avril commençait ; les bourgeons précoces, les premiers fiacres découverts et quelques essais de toilettes claires annonçaient le printemps. Des vendeurs de journaux criaient le numéro sensationnel de la Patrie ou du Jour. Étienne flânait. Il examina des meubles anciens en vente chez un tapissier célèbre, trouva joli l’étalage d’une fleuriste qui exposait ce jour-là une symphonie d’œillets soufre et de jacinthes mauves, donna un coup d’œil à la devanture d’un libraire pour voir les publications récentes, fit une station chez son coiffeur et une commande chez son chapelier et finalement ayant atteint le carrefour du Grand Hôtel, tourna dans la rue Scribe et entra au Jockey. Il y venait trois fois par an tout au plus ; la gloriole d’en faire partie n’avait duré que l’espace d’un matin et très vite il avait regretté de s’y être présenté tant on s’ennuyait. L’escalier lui parut plus laid, les salons plus vides, les dorures plus banales encore que de coutume. Sur le balcon, quelques débris du second empire regardaient les femmes aller et venir autour de Old England. Dans le salon de lecture un monsieur ronflait, le nez sur sa gazette. Étienne salua un vieux général qui errait comme une âme en peine d’une pièce à l’autre. « Ah ! bonjour, mon cher ami… très bien, parfaitement,… et vous donc ? » s’écria celui-ci en lui serrant les mains avec effusion. Puis il ajouta : « Vous êtes toujours en garnison à Nancy ?… allons tant mieux… très belle ville, poste d’honneur !… mes amitiés à votre colonel ». Étienne se garda de le détromper, s’assit pour parcourir deux ou trois journaux, puis reprit sa route à travers Paris.

La place Vendôme, la rue de Castiglione, la rue de Rivoli et la place de la Concorde constituaient son itinéraire préféré. Rien n’était à son sens plus parisien que ce quartier qui appartenait au passé par son architecture et ses souvenirs et au présent par les élégances toutes modernes qui s’y donnaient rendez-vous. Succédant aux cohues et aux bigarrures des boulevards, la sobriété grandiose de la place Vendôme, la parfaite ordonnance et les proportions harmonieuses de la place de la Concorde charmaient son regard. Il déboucha derrière la statue de Strasbourg à l’heure où le flot des voitures traçait de la rue Royale aux Champs-Élysées un arc de cercle chatoyant. Une fine poussière nacrée s’élevait autour des statues, des colonnes rostrales et des deux fontaines monumentales. À travers cette poussière on distinguait le péristyle grandiose de la Chambre des Députés, le jardin de la Présidence et la longue façade du Ministère des Affaires Étrangères ; puis soudain, s’élevant en l’air avec la hardiesse d’une fusée, la tour Eiffel surgissait ; et c’étaient ensuite la ligne ondulante des arbres bordant la place avec les deux trouées profondes des Champs-Élysées et de l’avenue Gabriel ; ligne encore grisâtre à peine frangée de vert clair, avec parfois la note éclatante de quelque marronnier précoce déjà revêtu de sa toilette printanière. Çà et là la vitre ronde d’un réverbère, les gouttelettes tombant d’une des fontaines, une pique dorée de la grille entourant l’obélisque, le métal luisant d’un harnais recevant un rayon de soleil, le renvoyaient en étincelles diamantées. C’était un décor de féerie, la silhouette d’une cité aérienne où la vie serait aimable et facile, sans injustices et sans soucis. Étienne pensa à tout l’éclat trompeur de ce spectacle, à ce que ces gazes brillantes recouvraient d’incompréhensible et d’attristant, à tout ce qu’une ville comme Paris renferme d’efforts infructueux, de déceptions imméritées, de révoltes, de cruautés et d’inutiles souffrances… alors il regretta les bois de Kerarvro.

En approchant du pont de la Concorde, il aperçut trois jeunes gens qu’il connaissait : ils arrivaient par le cours la Reine et le hélèrent de loin avec des exclamations joyeuses. Quand ils furent près de lui ils lui secouèrent la main avec toute l’apparence de la plus vive amitié ; après quoi tous quatre se regardèrent n’ayant rien à se dire. « Tu ne viens pas à l’Agricole ? interrogea enfin l’un d’eux. Nous allons faire un petit bésique » Le Cercle Agricole dressait en face d’eux sur l’autre rive de la Seine sa somptueuse rotonde. Étienne y allait plus volontiers qu’au Jockey ; il appréciait l’excellente bibliothèque du cercle et la faculté qu’avaient les membres d’inviter des amis à déjeuner et à dîner ; mais il évitait soigneusement l’heure insipide du bésigue. « Merci, répondit-il ; tu sais que j’ai une sainte horreur des cartes ! Je crois que j’irai plutôt à la salle d’armes. » — « Ah ! fit un autre, tu es de la gomme athlétique, toi. Eh bien, tu aurais dû venir au cercle hier. Il y avait une discussion entre Harnois, tu sais, le grand Harnois… et Champelin, celui qui est avec la petite Irma, des Folies-Bergères ; mon cher, c’était roulant ». Étienne demanda quel était le sujet de la discussion. L’autre expliqua : « Harnois prétendait que le sport est un dérivatif, tu comprends ?… et que ça enlève certaines facultés… tu comprends ?… et Champelin disait au contraire que ça en donne et ils argumentaient avec des tas de détails… techniques ; là-dessus on s’est divisé en deux camps et tous les vieux bonzes qui étaient dans le salon de lecture sont arrivés pour dire leur mot ». Tous trois se gondolèrent à ce souvenir et celui qui avait parlé fut pris d’une quinte de toux à cause d’un corset qu’il portait depuis peu et auquel il n’était pas encore habitué.

À ce moment le vicomte d’Orbec survint et se mêla à leur groupe. C’était un homme d’une quarantaine d’années, veuf sans enfants, allant beaucoup dans le monde, confident de toutes les femmes, en sorte qu’on l’avait surnommé le « consolateur des affligées », aimable d’ailleurs et inoffensif. Il paraissait enchanté de rencontrer Étienne. « Enfin, s’écria-t-il, vous voilà revenu ! J’ai été trois fois chez vous depuis quinze jours, espérant toujours vous trouver. J’ai des choses confidentielles à vous dire ». Et il prit un air important. Ce que voyant, les bésigueurs s’en allèrent après de nouvelles poignées de mains aussi chaleureuses que les premières. D’Orbec pris le bras d’Étienne ; « Venez là haut » dit-il, en montrant les Tuileries que longeait le quai désert. Ils pénétrèrent par la petite porte ouverte dans la muraille de la terrasse à l’angle de la place puis, longeant l’Orangerie, ils marchèrent dans la direction du pont de Solférino. Étienne était intrigué. « Mon cher, dit d’Orbec après un instant de silence, vous n’ignorez pas que Monseigneur le duc d’Orléans réorganise son service d’honneur. » Il parlait avec une sorte de solennité respectueuse. « Le Prince continua d’Orbec, est naturellement désireux d’avoir auprès de lui des représentants des grandes familles françaises. Mais il les veut jeunes, instruits, intelligents… il y tient beaucoup… j’ai pensé à vous » ; il s’arrêta pour juger de l’effet de ses paroles. — « Merci beaucoup, dit simplement Étienne ; vous êtes très aimable d’avoir pensé à moi ; mais je vous avouerai que cela ne me conviendrait pas du tout ». D’Orbec, un peu offusqué reprit : « Je ne vous cacherai pas, mon cher Crussène, que votre nom a été prononcé devant le Prince et que Monseigneur a daigné approuver l’idée que je me permettais de lui suggérer » — « J’en suis très touché, répondit Étienne, mais je tiens à garder toute ma liberté et d’ailleurs je vous le répète, un semblable poste, quelque honorable qu’il soit, ne me conviendrait pas ».

— « Allons, fit d’Orbec avec un sourire mystérieux, je vois qu’il faut employer les grands moyens ; écoutez bien ce que je vais vous dire et promettez moi seulement de n’en souffler mot à qui que ce soit » ; et sans attendre l’engagement du jeune homme, il continua en baissant la voix comme pour une confidence grave : « Vous ne vous souciez pas, je le vois bien, de remplir le rôle de gentilhomme de service parce que vous le trouvez monotone et pour tout dire au dessous de vos talents. Oh ! ne vous en défendez pas ! cela est tout naturel. Vous êtes fort intelligent, vous avez des vues personnelles ; je comprends très bien votre méfiance à l’endroit d’une fonction semblable. Aussi ne serait-elle dans ma pensée qu’un prélude. Le Prince, mon cher — et il marquait, en parlant, une sorte de conviction réfléchie qui stupéfiait Étienne — le Prince est plus près du trône que vous ne le croyez. La prison, l’exil, la mort de son père l’ont mûri ; il travaille énormément, se tient au courant de tout et apporte dans le maniement des hommes et dans l’organisation de son parti un mélange de décision et de prudence tout à fait remarquable. Il est question pour lui d’un mariage magnifique qui lui permettrait, une fois sur le trône, de renouveler au profit de la France, tout le système des alliances européennes. Enfin il a arrêté le plan de la prochaine campagne électorale et cette fois, je crois que nous tenons le succès. Vous ne devinerez jamais quelle idée simple et admirable il a eue ? »

« Non, dit Étienne, je ne devine pas ». — « Eh bien ! mon cher, le Prince a jeté les yeux sur les Conseils d’arrondissement, tout simplement. Il s’est dit qu’il y avait là une force inutilisée. Jusqu’ici, les Conseillers d’arrondissement n’ont rien pu faire, emprisonnés qu’ils sont dans les règlements administratifs. Mais cette inaction leur pèse, d’autant que certains sont partis de là, pour demander leur suppression. Aux prochaines élections, tout l’effort monarchiste portera donc sur les Conseils d’arrondissement et un pointage très sérieux nous permet de compter sur une respectable majorité au premier tour dans 109 conseils et au ballottage dans 91 autres. Ce serait magnifique, n’est-ce pas ? » — « Et alors ? dit Étienne. À quoi cela vous avancera-t-il ? » — « Comment, à quoi cela nous avancera ? Mais les Conseils ainsi formés se lèveront à notre appel. » — « Ah ! Ils se lèveront ? » — « Comme un seul homme et ils constitueront au sein du gouvernement même des foyers d’action et d’influence royalistes. Et puis ce n’est pas tout. Le Prince donne beaucoup d’attention à la Presse en laquelle il reconnaît une des grandes forces de la civilisation moderne. Seulement, ses moyens ne lui permettent pas d’entretenir de nombreux journaux ; il a même dû supprimer la plupart des subventions, dont bénéficiaient jusqu’alors les petites feuilles de province qui, du reste, étaient loin de rapporter de la popularité en proportion de ce qu’elles coûtaient d’argent. Alors, il a eu de nouveau une idée étonnante. »

Étienne s’impatientait un peu en songeant à ses fleurets et aux coups de bouton perdus. Une horloge sonna six heures. « Oui, continua imperturbablement le vicomte, il a institué un office central, où un certain nombre de jeunes écrivains politiques sont occupés à rédiger des articles sur les questions actuelles et à présenter sous un jour satisfaisant les solutions qu’y apporterait la monarchie. Et ces articles sont expédiés à des journaux incolores qui les insèrent moyennant un léger paiement. De la sorte on dépense moins puisqu’on ne paie que les articles insérés, et ces articles paraissant dans des journaux non taxés de monarchisme, agissent bien plus fortement sur l’opinion. Avouez que c’est très fort. » Étienne avoua. D’Orbec allait entrer dans d’autres considérations sur les chances prochaines de restauration, quand il se rappela soudain qu’il avait un rendez-vous pour 5 heures et demie — une charmante veuve qui pensait à convoler et voulait le consulter. Il prit la main d’Étienne : « Enfin, mon cher Crussène, dit-il, réfléchissez-bien. Je vois que je vous ai ébranlé. Nous en recauserons. Croyez-moi, c’est là que sont l’avenir de la France et le vôtre. » Ils s’en allèrent chacun de leur côté. Étienne, malgré son dépit d’avoir été tenu si longtemps à écouter ce verbiage ne pouvait s’empêcher de rire à l’idée des Conseils d’arrondissement, se levant « comme un seul homme » au cri de : Vive le Roi !

ii

La foule qui sortait du théâtre de la Renaissance, semblait sortir d’une Église, tant elle était sérieuse et comme recueillie. On entendait bien çà et là, formuler quelque appréciation ironique sur la représentation qui venait de prendre fin, mais les plaisanteries sonnaient faux, les rires se perdaient tout de suite dans le silence, ou bien, si, dans certains groupes, l’on critiquait, c’était à voix basse et d’un ton presque respectueux, Jean de Châteaubourg attendit pour parler, que son compagnon et lui sentissent l’asphalte du trottoir sous leurs pieds : « En voilà une plaisanterie, bougonna-t-il, de vous attirer au théâtre, pour vous faire entendre un pareil sermon ! » Étienne ne répondit pas. Il était à cent lieues de là. Le drame d’Armand Sylvestre avait éveillé en lui trop de pensées angoissantes, fait vibrer trop de cordes intimes pour qu’il pût se reprendre si vite. Il avançait machinalement dans la grande clarté blanche que les lampes électriques projetaient sur le boulevard.

Ce n’était pas la voix d’Izeyl, la pécheresse en pleurs qui chantait en lui, c’était la voix du prophète, de ce fils de roi devant le trône duquel avaient défilé au premier acte, toutes les misères et tous les chagrins de ce monde et qui, désenchanté, désabusé, rejetant les insignes de son rang, refusant les hommages menteurs de ses courtisans, était descendu sur la route pour aller, pauvre volontaire, prêcher par son royaume la parole de Dieu et les promesses éternelles ; on le retrouvait plus tard, au pied du cèdre sacré, enseignant ses disciples, puis priant sur leur sommeil, tandis que le soleil levant dorait les cimes des vallées hindoues et les clochers blancs des monastères enfouis dans les forêts sombres. Puis il apparaissait à la fin, proclamant auprès d’Izeyl mourante les infinies grandeurs du repentir et de la souffrance… et c’était sous le voile symbolique d’une tragédie bouddhiste, la grande révolution chrétienne qui venait d’être résumée devant le public fin de siècle d’un théâtre parisien. C’était le souffle rénovateur de Jésus qui avait passé sur ces élégantes et sur ces blasés, c’était l’Évangile indéfiniment jeune que des acteurs venaient de prêcher… Quelques fragments du dialogue s’étaient accrochés dans la mémoire d’Étienne qui se les répétait inconsciemment ; mais les paroles étaient quelconques. C’est l’idée qui le possédait. Une Force s’emparait de lui : l’ambition de traverser la vie en grandissant toujours, en montant toujours, en aimant de plus en plus. Quand, le rideau prêt de tomber, le prophète avait élevé les bras dans un geste de bénédiction suprême qui dépassait la morte gisant à ses pieds, pour atteindre l’humanité, l’habileté de l’acteur et la perfection de la mise en scène avaient donné l’illusion d’un début d’ascension miraculeuse. L’homme avait paru transfiguré, sur le point de redevenir un Dieu, ses pieds ne tenant plus au sol. Et toute sa prédication, tout son langage s’étaient résumés dans son regard chargé d’amour et profond comme l’éternité. Étienne avait conservé en lui cette vision. Toute sa nature celte en était remuée, exaltée, au point qu’il ne s’étonnait même pas des circonstances et du lieu dans lesquels s’accomplissait un tel bouleversement de tout son être.

Et tout à coup ils entrèrent dans le salon illuminé d’un restaurant encore à moitié vide. Des garçons s’empressèrent autour d’eux. Dans un angle, des musiciens vêtus de rouge écarlate accordaient leurs instruments. Le long des divans de velours, des tables étaient dressées presque toutes retenues d’avance comme l’indiquait le carré de papier roulé dans une flûte à champagne et portant le nom de celui qui avait commandé. Châteaubourg se nomma. « Voici, Monsieur le Comte », s’écria le maître d’hôtel, la bouche en cœur. Et il écarta du divan pour le laisser passer, une table à trois couverts sur laquelle le menu, doré sur tranches, s’étalait au milieu d’une douzaine de belles roses rouges. Jusque-là, Étienne absorbé, n’avait rien regardé ; les roses brusquement lui rappelèrent K Street ; il revit la salle à manger des Hebertson, les convives, Ada à côté de lui et Mary en face, ayant au corsage ces mêmes fleurs qui couraient sur la nappe comme au devant d’elles…

L’absence de Mary, avait été pour lui, ce soir, un regret persistant : il aurait voulu l’avoir là, à ses côtés, partageant son émotion, et à force de l’appeler, de lui parler au fond de son cœur, il semblait qu’un fluide mystérieux les eût mis en communication ; il la sentait près de lui : la distance qui les séparait, n’existait plus, sa vue seule lui manquait.

Ce ne fut pas elle qui vint, ce fut une petite brune, gentille, délurée, avec des yeux vifs, l’air aimable et bon, et une certaine distinction parisienne dans la toilette et les manières. « Je vous ai fait attendre, dit-elle, en s’asseyant souriante : c’est que votre Izeul finit plus tôt que les autres théâtres ; ça repose Sarah de jouer une pièce courte !… Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes là ? » — « Non, dit Jean : dix minutes à peine », et il présenta son ami. Étienne vivait double ; il savait qu’il était chez Maire, qu’on venait de poser devant lui une assiette d’huîtres et d’apporter du champagne frappé, que les tziganes allaient jouer et que cette femme s’appelait Henriette. Il se souvenait très bien de l’avoir vue déjà, il y a deux ans, soupant dans un autre restaurant du boulevard, en compagnie d’un des jeunes abrutis qu’il avait rencontrés tantôt, allant faire un bésigue à l’Agricole. Mais pendant que s’inscrivaient en lui ces sensations banales, son âme planait haut, haut, dans des espaces insondables, à travers des éthers infinis, et Mary s’y trouvait avec lui. Il avait laissé en bas tous les détails de l’existence accoutumée et il avait emporté là-haut tout ce qu’Izeyl avait soulevé en lui d’espoir, de force et d’amour.

Le chef des tziganes ayant rassemblé ses hommes d’un coup d’œil et ayant fait passer en eux un peu de la flamme qui s’allumait déjà dans sa prunelle, leva son archet et le concert commença. Il y avait dans le salon, un jeune Hongrois blond, la barbe en pointe, les yeux bleus très clairs, le sourire extatique qui, tout à l’heure, sans les connaître, était venu leur parler familièrement dans leur langue natale. Et tournés vers l’angle où il était assis, le regardant par instants et cherchant sur son visage, l’effet de leurs mélodies, les tziganes jouaient pour lui seul, tout autre chose que les valses accoutumées. Le mur du restaurant avait disparu ; ils voyaient la pousta sans limites, les mirages de midi, l’ombre des nuages courant sur les herbes et le vol des grands oiseaux dans le ciel vide. Leur jeu s’anima encore quand le chef, par hasard, se fût aperçu de quelle façon Étienne les écoutait. Celui-là n’était pas hongrois certainement, mais il eût mérité de l’être… et ils l’acceptèrent comme un compatriote en harmonie. La sensibilité musicale des peuples du midi est à fleur de peau : celle des peuples dont les ancêtres ont rêvé dans les bois solitaires ou sur les landes tristes, s’enfonce au delà des chairs jusque dans la moelle des os.

Un moment la jeune femme se pencha vers Jean et lui dit en regardant Étienne : « Il est joliment musicien, ton ami. » Elle jouissait, elle aussi, de cette musique, la comprenant et l’interprétant à sa façon, en parisienne affinée, plus sensible, il est vrai, aux entraînements sensuels de la Czardas qu’aux grandes déchirures mélancoliques, que l’imagination des Tziganes ouvrait soudain à travers les rythmes les plus furieux. Et parmi les viveurs qui se trouvaient là, peu demeuraient indifférents, tant était puissante l’action de cet orchestre endiablé. Ils se turent presque brusquement, redevenus calmes, comme retombés à terre, l’inspiration tarie, et tandis qu’on les couvrait d’applaudissements, ils s’assirent en tournant le dos, très dédaigneux.

Jean avait retrouvé sa belle humeur et dévorait du pâté de canard et de la salade russe. « À la bonne heure, dit-il en versant du champagne dans son verre, voilà ce que j’appelle se distraire. Ce prophète avec son renoncement aux biens de ce monde m’avait tapé sur les nerfs. C’est idiot, tout de même, cette Izeyl ! » Henriette s’insurgea. Comme beaucoup de ses pareilles, elle était sujette à des accès de mysticisme intermittent. Elle défendit la pièce qu’elle avait vue précédemment. « J’aurais voulu y retourner ce soir avec vous », dit-elle. Et s’adressant à Jean : « Tu m’y ramèneras une autre fois, n’est-ce pas ? Il faut que tu conviennes que c’est beau. » Ce qui avait frappé surtout son imagination, c’était le côté romanesque du caractère d’Izeyl, la Madeleine repentante, éprouvant pour son sauveur une passion que l’auteur avait négligé de définir et dont la nature demeurait imprécise. Étienne se mêla à la conversation pour la détourner. Cela l’ennuyait d’entendre analyser ainsi l’œuvre qui se résumait pour lui en une pure évocation de l’Évangile et à laquelle il avait associé le souvenir bien-aimé de Mary. Il demanda « ce qu’il y avait d’autre à voir », affectant un grand désir, après sa longue absence, de courir les spectacles. Jean et la jeune femme passèrent en revue aussitôt toutes les pièces de l’année, les détaillant, y mêlant des souvenirs personnels et se disputant dans leurs appréciations. Lui n’avait plus qu’à écouter ; il prêta à leur conversation une oreille distraite et se reprit à songer.

Les Tziganes jouaient de nouveau, mais sans fièvre. Le Hongrois blond s’était retiré : on causait et on riait à la table d’Étienne ; il n’y avait plus personne qui fût digne de les entendre. Les violons ne chantaient plus comme tout à l’heure et les vibrations du tsimbalon ne montaient plus frémissantes, les unes sur les autres comme pour une chevauchée fantastique. Henriette se leva : « Tu me reconduis ? » dit-elle à Jean, et pendant qu’elle attachait sa voilette, Jean dit à Étienne d’une voix où le champagne mettait un peu d’attendrissement : « Comme elle est bon enfant ! » Dehors, Étienne prit un fiacre pour sortir des boulevards ; à l’entrée du Carrousel, il le renvoya, voulant rentrer à pied.

La nuit était claire ; la grande place, avec ses deux foyers électriques et ses rares passants l’attirait ; elle donnait l’impression d’une ville morte, à demi-ruinée, vue au clair de lune. Il s’arrêta sur le terre-plein central. En face de lui, au pied de la pyramide blanche, Gambetta, dans sa redingote démocratique étendait le bras d’un geste impérieux. Alentour se tenaient les silhouettes figées des Français d’autrefois : magistrats à perruques, officiers en costume de guerre, écrivains tenant la plume. Leur cortège immobile tournait le long du vieux palais dont les ailes ensuite s’élargissaient dans le vide du jardin en train de pousser sur les décombres des Tuileries. Jamais Étienne n’avait senti comme dans cette minute, le symbolisme historique de ces lieux. Là-bas, il devinait la cour carrée, fermée des quatre côtés, n’ayant pour issues que des portes étroites et grillées. Plus près, la seconde cour, avec son double square ; ouverte celle-là sur une de ses faces et regardant du côté de l’avenir, du côté de cet Occident vers lequel une loi mystérieuse pousse les cités et les peuples. Et puis enfin, la cour du Carrousel, très large, débarrassée des constructions parasites qui l’encombrèrent si longtemps et recevant à flots par la grande trouée de l’incendie purificateur, l’air et la lumière.

Sur cet ensemble, chacune des périodes du passé avait laissé son empreinte. Le sol de la première cour montrait, incrusté dans l’asphalte, le tracé des tours de Philippe-Auguste et les sculptures des dernières corniches portaient, au milieu de leurs somptueux enroulements, le monogramme de la république. La signature des Bourbons et celle des Bonaparte se touchaient presque aux encoignures et l’arc de Napoléon embelli par Louis xviii faisait vis-à-vis au monument du petit avocat de Cahors. Que tout cela était grand au sein de cette nuit tranquille ! Étienne avait toujours, dans l’histoire, cherché passionnément l’unité de sa patrie. Était-ce un instinct ou bien cela venait-il d’une visite faite jadis vers 14 ans, au musée de Versailles ? Il se rappelait encore son émotion juvénile en lisant au fronton du palais de Louis xiv, la belle dédicace inscrite là par l’éclectisme de Louis-Philippe : à toutes les gloires de la France. Dans les galeries, ce qui l’avait captivé et rendu songeur, c’étaient les dernières salles tout récemment ouvertes où l’on voyait, pour ainsi dire, l’histoire se bâtir, pierre par pierre. Après Napoléon Ier, après la Restauration, après la monarchie de juillet, voici que la République de 1848 et le second Empire y entraient à leur tour. Il détestait d’une double haine d’orphelin et de vaincu « l’homme de Sedan » et sans savoir pourquoi, il avait été bien aise de le trouver là, comme aussi d’y voir un médaillon de Gambetta mort de la veille et sur la tombe duquel les passions du jour menaient encore leur triste sabbat… Mais en rentrant, il s’était gardé de conter ses impressions à sa mère, il savait qu’elle ne les eût pas comprises et lui-même se sentait incapable de les expliquer et de les défendre par des arguments. Une tristesse l’avait envahi à constater l’éternelle divergence des générations qui se succèdent et bien souvent depuis, il y avait réfléchi. Il se rappelait aussi sa première visite à Westminster, lorsqu’à 19 ans, il avait couru Londres pendant 8 jours, en collégien émancipé. Là, au milieu des rois, des princes, des grands citoyens, serviteurs fidèles de la couronne, se perpétuait le souvenir d’Olivier Cromwell. Étienne était demeuré stupéfait devant cette mosaïque historique. Quelle leçon de tolérance et de philosophie !

Combien cela lui semblait peu de chose, aujourd’hui, ce sacrifice de quelques habitudes d’esprit, de quelques ressentiments héréditaires que demande la France moderne. Le Louvre à l’achèvement duquel tous les gouvernements avaient travaillé, n’était-ce pas l’image même de la patrie et fallait-il abandonner les travaux parce que sur les façades, la lettre emblématique de la démocratie avait remplacé l’initiale de la dynastie préférée ? Il était confondu de tant de mesquinerie et qu’on pût abaisser jusque-là, une question si haute, le repos, le bonheur, la gloire de la France ! Car enfin, quels sont les fondements du repos, du bonheur, de la gloire d’une nation, sinon l’accord qui s’établit entre ses enfants, le sentiment unanime qui les inspire, l’ambition commune qui les fait mouvoir ?

iii

Plus de quatre mois s’étaient écoulés depuis le retour d’Étienne, et la marquise de Crussène observait avec inquiétude, le changement qui semblait s’opérer en lui. Bien que M. et Mme d’Alluin, en quittant Kerarvro — un peu brusquement — n’eussent fait aucune allusion au véritable motif pour lequel ils croyaient nécessaire d’écourter leur séjour, la marquise avait compris que ce départ impliquait l’échec de sa combinaison matrimoniale. Les deux jeunes gens s’étaient déplu, le fait était certain. Elle en éprouva d’abord une vive contrariété qu’atténuait cependant un incident survenu l’avant-dernier jour. Éliane, par une maladresse qui ne lui était pas habituelle avait, sur un sujet qui n’en valait pas la peine, donné une entorse à la vérité, et la marquise s’en était aperçue ; le mensonge répugnait à sa nature très droite. Elle en voulut à la jeune fille.

Les d’Alluin partis, Étienne parut soulagé d’un grand poids. Il se remit à chasser avec Yves d’Halgoet, mais plus modérément que l’année précédente ; le reste du temps il lisait, écrivait, s’occupait du domaine ou tenait compagnie à sa mère. Il avait recouvré toute son égalité d’humeur ; triste par instants, il paraissait toujours en pleine possession de lui-même et il y avait dans toute sa personne un air de résolution qui d’abord plut à la marquise et dont bientôt elle s’effraya. À deux reprises d’ailleurs elle constata que cette résolution ne se tenait pas à la surface. Étienne en effet ne crut pas devoir cacher plus longtemps à sa mère sa course au Menhir-Noir. Très simplement, sans phrases, il lui représenta dans quel état il avait trouvé le tombeau de l’abbé de Lesneven et lui proposa d’y faire, d’un commun accord, les réparations désirables. Elle refusa. Elle n’était pourtant, par nature, ni fanatique ni bigote. Mais le malheur, la solitude, les responsabilités avaient durci, cristallisé en elle, pour ainsi dire, les croyances et les opinions qui s’étaient manifestées autour de son enfance. Cette proposition d’ailleurs la surprenait ; elle ne s’y attendait pas : elle la repoussa sans réfléchir. Peu à peu elle s’était accoutumée à rendre son oncle responsable de tous les malheurs qui avaient atteint sa famille, et l’idée que cet oncle diabolique pût rétrospectivement exercer une influence sur son fils à elle lui fut odieuse. Étienne ne discuta pas. Seulement, à quelque temps de là, elle apprit par l’homme d’affaires de Quimper que le tombeau avait été entièrement restauré « d’après les ordres de Monsieur le marquis ». Elle ne dit rien : Étienne était plus empressé, plus affectueux à son égard qu’il n’avait jamais été ; elle jouissait de sa tendresse d’homme, s’en rappelant une autre, évanouie pour toujours et dont elle gardait un souvenir impérissable.

De retour à Paris elle s’ingénia à lui rendre la maison agréable, le pressant d’inviter ses amis. Un jour, sous la voûte de l’hôtel, elle croisa Vilaret ; c’était sa seconde visite en deux semaines. Elle en fit l’observation le soir. « J’estime beaucoup M. Vilaret, répondit Étienne, et j’ai le plus grand plaisir à causer avec lui ». Ce n’était pas ainsi qu’il eût répondu six mois plus tôt. Il gardait son idée alors, mais ne l’imposait pas, ne l’exprimait pas avec cette assurance tranquille. La marquise non seulement ne saisissait pas le motif de cette évolution, mais n’arrivait pas à en déterminer le caractère. Comment l’aurait-elle pu puisqu’elle en avait ignoré le point de départ ? Elle assistait à l’éclosion en spectatrice impuissante et désorientée.

Déjà la pensée lui était venue de demander des conseils à quelque homme d’expérience qui pût éclairer sa route. Mais à qui s’adresser ? Elle pensa au Père Langeais, de la Compagnie de Jésus, ancien préfet des études au collège d’Iseubre. On le disait désigné pour prendre à la rentrée prochaine la direction de l’Externat de la rue de Madrid. En attendant, il résidait, sans attributions bien délimitées, à la maison de la rue de Sèvres. Elle le connaissait un peu ayant été une fois à Iseubre voir les petits d’Alluin, Le vieux duc en faisait le plus grand cas. Sa réputation d’ailleurs était bien établie. Tout le monde louait sa sagesse, son intelligence et son tact. La marquise n’entendait pas lui faire des confidences intimes, ni même lui communiquer directement l’objet de ses inquiétudes maternelles ; elle se proposait seulement de causer avec lui afin de connaître ses idées sur la jeunesse : elle comptait sur de tels entretiens pour la guider et la réconforter.

Une après-midi de mai elle se dirigea vers la rue de Sèvres. La porte du no 35, une lourde porte cochère peinte en couleur foncée, était entrebâillée. Elle pénétra dans une sorte de vestibule clos par des cloisons vitrées ; un carreau s’ouvrit et la figure impassible du frère portier s’y encadra. Le Père Lanjeais n’était pas rentré, mais il serait là dans un quart d’heure ; deux personnes l’attendaient déjà, l’une au parloir, l’autre à la chapelle. Le frère portier donnait le renseignement de sa voix blanche. La marquise répondit qu’elle irait à la chapelle. Alors un cordon intérieur fut tiré, une porte vitrée s’ouvrit, et par un petit couloir également vitré Madame de Crussène gagna l’étroite cour intérieure sur laquelle donnait la chapelle. La sombre façade, une muraille nue, très haute, sans fenêtres et sans ornements, contrastait avec la richesse intérieure de la grande nef ogivale, blanche, éclairée par de belles verrières ; au fond de l’abside, le maître-autel, les grilles du chœur et les lustres de cuivre brillaient somptueusement. Dans les bas-côtés ornés de fresques se dressaient des autels de bois doré surmontés de statues peintes représentant les membres de la Compagnie de Jésus béatifiés ou canonisés : Ignace de Loyola, François Xavier, Stanislas Kotzka, Louis de Gonzague. Le premier de ces autels, à droite en entrant, semblait l’objet d’un culte spécial. Le pavé de marbre qui le précédait était semé de palmes et de couronnes en fleurs artificielles. Cinq dalles funéraires portant des inscriptions latines recouvraient les corps des cinq Pères Jésuites odieusement mis à mort par la Commune de 1871 « en haine de la foi ». À cette heure la chapelle était presque vide : un sacristain disposait des candélabres et des fleurs ; quatre ou cinq femmes priaient çà et là, agenouillées dévotement. La marquise demeura sur le dernier rang de chaises et tira un chapelet de sa poche. Elle l’égrenait en songeant à son fils lorsque le frère portier vint la chercher. Le Père Lanjeais était rentré, mais obligé de ressortir presque aussitôt, il ne pouvait consacrer aux personnes qui l’attendaient que quelques instants.

Elle le trouva dans le parloir, une pièce assez triste qui prenait jour sur la rue de Sèvres par des fenêtres trop élevées au-dessus du sol pour qu’on pût voir au travers ce qui se passait dans la rue. Sa haute silhouette noire et mince se détachait sur le mur enduit de couleur claire ; il était en train d’expédier une dame exubérante qui se lamentait de « le voir si peu ». Il prit congé d’elle en soulevant d’un geste automatique sa barrette et du même geste salua Madame de Crussène. Il l’avait reconnue, mais dans le doute elle se nomma. « Madame la marquise, dit-il simplement, je suis à vos ordres ». Il avait une physionomie intéressante : le front large, les pommettes un peu saillantes, le nez droit et très fin, les narines ouvertes, la bouche serrée avec des lèvres imperceptibles, le menton en pointe ; son regard, assez pâle, se posait d’aplomb sur vous et vous transperçait. La parole était d’une netteté extraordinaire. Par instants un demi-sourire passait sur ses traits ; son regard alors s’abaissait et le sourire semblait se terminer en dedans. Toute sa personne respirait l’autorité ; on sentait en lui le serviteur d’une autocratie redoutable, mais un serviteur de premier ordre. La marquise de Crussène, en quelques mots précis, de son air imposant de grande dame, lui indiqua l’objet de la conversation qu’elle voulait avoir avec lui et tout de suite il sut ce qu’elle lui cachait. Sa puissance de pénétration se doublait d’ailleurs d’une mémoire prodigieuse. Toutes les généalogies du faubourg Saint-Germain lui étaient familières. Il calcula l’âge approximatif d’Étienne et se rappela les études faites à Stanislas, comme externe, avec un précepteur, homme distingué, correct et froid, devenu depuis professeur à l’Institut catholique. Le Père Lanjeais ne paraissait jamais réfléchir ; le travail incessant de son cerveau ne se reflétait pas sur son visage ; ses pensées avaient toujours l’air toutes prêtes. Sans une seconde d’hésitation, il pria la marquise de vouloir bien revenir le trouver la semaine suivante, s’excusant qu’une obligation impérieuse l’empêchât de la satisfaire sur l’heure et que ses nombreuses occupations ne lui permissent pas de lui offrir un rendez-vous plus prochain. Elle accepta et se retira, reconduite par le prêtre jusqu’à la porte du parloir.

Le mercredi d’après, Madame de Crussène, un peu avant l’heure fixée, franchit de nouveau le seuil du couvent. On l’introduisit cette fois dans une petite pièce nue et froide ; une statue du Sacré-Cœur et une image de Notre-Dame de Lourdes en étaient les seuls ornements ; une table avec un écritoire et trois chaises de paille, le seul mobilier. Le Père Lanjeais ne tarda pas à paraître, salua, s’assit et attendit, tenant sa barrette sur ses genoux entre ses mains croisées. « Mon Père, dit la marquise, je vous ai déjà exposé l’autre jour l’objet de ma visite. Votre grande expérience de la jeunesse me rendra vos conseils extrêmement précieux, si vous voulez bien m’en donner, et j’ai pensé que vous y consentiriez sans que j’aie à faire appel à l’intermédiaire de mon cousin d’Alluin. » Elle hésita une seconde ; le prêtre l’interrompit ; « Madame la marquise, demanda-t-il, est-ce une crise religieuse ou une crise de conduite que traverse votre fils ? Est-ce la perte de sa foi ou le dérèglement de ses mœurs qui vous inquiète ? » L’attaque était directe et l’entretien transporté d’emblée hors des limites dans lesquelles elle comptait l’enfermer. Elle le sentit ; mais il était trop tard pour reculer et d’ailleurs elle ne trouvait pas difficile de répondre, car Étienne continuait de pratiquer sa religion et menait une existence qui paraissait irréprochable. Le Père Lanjeais savait cela et la réponse de la marquise ne fit que confirmer les renseignements qu’il avait recueillis à cet égard. Il lui posa encore quelques questions comme un médecin qui cherche à établir son diagnostic, puis formula sa consultation : « Madame, dit-il, permettez-moi de vous le dire très franchement, vous portez la peine de la faute que vous avez commise dans l’éducation de votre fils. Vous n’avez pas eu le courage de vous séparer de lui et surtout vous avez craint de nous le confier. Cependant vous saviez qu’il était exposé à subir des influences héréditaires dangereuses » — il la regardait en disant cela d’un air de sévérité. « L’éducation qu’il a reçue est très complète, très moderne, continua le Père Lanjeais, tandis qu’une expression d’ironie dédaigneuse passait sur son visage ; malheureusement elle est impuissante contre la perversion du siècle. Nous ne pouvons espérer que les jeunes gens condamnés par Dieu à vivre dans le monde aient la force nécessaire pour résister sans jamais faiblir aux embûches du démon et pour traverser en vainqueurs toutes les crises par lesquelles il leur faut passer — les premières surtout. Mais nous leur donnons une règle de vie qui leur permet de retrouver le calme après chaque tourmente, nous plaçons leur foi hors des atteintes de la Raison — il appuya sur le mot avec mépris — et nous ne permettons pas qu’ils érigent leur conscience en juge suprême de leurs actes, ce qui est une habitude d’orgueil à laquelle rien ne résiste… La conscience ! reprit-il en s’animant un peu, mais est-ce qu’elle n’est pas faillible comme le reste ! Non ! Non ! il n’y a que la règle, établie par les élus de Dieu et par Lui. La brebis qui s’écarte du troupeau périt parcequ’elle ignore où l’on va ; le berger seul connaît la route !… » ces paroles firent quelque impression sur la marquise : une mère se persuade si aisément qu’elle s’est trompée en élevant un fils unique à elle seule ! Elle est si prompte à s’accuser !

« Nos jeunes gens, poursuivit le Père Lanjeais, ne discutent pas la certitude. Ils savent qu’il ne peut y avoir de certitude en eux-mêmes et dès lors ils restent soumis à celle que nous leur avons enseignée, ou bien ils la nient. Mais lorsque cela arrive, ils ne la nient pas longtemps parce qu’ils en ont besoin. Ils peuvent traverser de douloureuses secousses, être durement éprouvés, les pauvres enfants, car au dehors le mal est partout et la civilisation lui fait revêtir les déguisements les plus attrayants, mais du moins le remède, le seul, le vrai remède demeure à leur portée. Et leur vie d’homme se continue et s’achève dans la foi de l’enfance et de l’adolescence. Ils n’accomplissent pas d’évolution ! » Une sorte de rire strident, accompagné d’un haussement d’épaules accentua la pensée du Père Lanjeais. Évolution, c’était pour lui, quand il s’agissait de l’âme humaine, synonyme d’absurdité et de perdition. — « Alors, mon Père, interrogea la marquise, vous estimez que le remède n’est pas à la portée de ceux qui ont passé par d’autres mains que les vôtres ? » — « Je ne dis pas cela, madame, protesta le religieux ; oh ! je ne dis pas cela ! ce serait de la présomption. Les voies de Dieu sont impénétrables d’ailleurs et sa miséricorde est immense. Mais mon expérience personnelle me conduit à penser que le mal est parfois moins difficile à combattre que les apparences du bien. Le jeune homme qui, troublé par la folie des sens, cède à d’impérieuses séductions ou même celui qui néglige momentanément la pratique de ses devoirs religieux peuvent être moins malades qu’ils n’en ont l’air ; au contraire celui qui cherche en soi-même, à l’aide du raisonnement, la force qu’il ne pouvait trouver qu’au dehors, celui-là a chance d’être plus gravement atteint qu’on ne le croirait à première vue ».

— « Et que peut-on tenter pour sauver celui-là ? » demanda la marquise. — « Le mariage, madame, répondit le père Lanjeais, voilà l’unique chance de salut. La femme qui les entraîne au vice sait aussi les ramener à la vertu. Mais il faut qu’on la choisisse avec discernement et surtout qu’elle vienne à son heure. Là est le point important ! Que de mariages n’ont pas donné les fruits qu’on en attendait parce qu’ils ont été conclus trop tôt. À moins d’un orgueil invétéré, d’un esprit d’indépendance véritablement opiniâtre, en face duquel il n’y a plus à compter alors que sur le coup de foudre qui arrêta saint Paul sur le chemin de Damas — l’expérience de la liberté dans l’ordre moral doit aboutir chez le jeune homme élevé chrétiennement à une déception — comment ne se rendrait-il pas compte de son impuissance à rien définir, à rien expliquer, à rien fonder de résistant et d’immuable ? C’est alors que l’influence modeste et tendre d’une jeune fille qui possède elle-même le calme et le repos intérieur donnés par la foi, peut agir efficacement… » Le Père Lanjeais se tut ; puis au bout de quelques instants il ajouta : « Mais cela, c’est le second acte ».

— « Et quel est le premier ? » dit la marquise. — « Le premier, soupira le religieux, c’est le temps qui doit le jouer. Il faut laisser l’utopie s’user d’elle-même. La jeune génération actuelle se targue en vain d’indifférence ; elle atteint assez vite le bord de l’abîme et près d’y tomber, appelle au secours. La science est là qui veille, la science qui n’est qu’un athéisme déguisé, avec ses fausses clartés et ses fausses promesses. Mais la foi y est aussi. La science ne peut rien contre la femme tandis que la femme peut beaucoup pour la foi. Le jeune présomptueux acceptera plus volontiers la solution qui lui viendra en même temps que le bonheur — ou du moins ce que, dans son ignorance de la vie, il nomme le bonheur… »

iv

Les huissiers de l’Élysée, à la silhouette grave, participant à la fois du bedeau et du maître d’hôtel viennent d’introduire dans le salon d’attente deux délégations. La première se compose d’un architecte, de deux ingénieurs, d’un agriculteur et de trois messieurs quelconques. Ils arrivent de la Côte-d’Or pour remercier le président Carnot d’avoir contribué par un don généreux à la création d’une rosière et pour l’inviter à la couronner de ses mains, ce que le Président n’acceptera point. Le refus leur a été communiqué d’avance ; mais n’importe ; ils ont tenu à venir. « C’est plus correct, » a dit l’un des ingénieurs, celui qui tout à l’heure prendra la parole au nom de ses collègues et sur la poitrine duquel fleurit une rosette violette large comme une reine-marguerite. Ils ont tous les sept, la nuque rouge, une redingote noire trop serrée, des bottines vernies et l’air important. Six d’entre eux se tiennent debout près d’une fenêtre ; le septième, l’architecte, s’est étalé dans un fauteuil en tapisserie, les bras ballants, pour indiquer qu’il est radical et se sent à l’aise dans un palais. La seconde délégation est exclusivement militaire. Elle se compose de trois officiers supérieurs en retraite ; ils apportent au chef de l’État un album richement relié en souvenir d’une exposition rétrospective d’art et d’histoire militaires qu’il a bien voulu inaugurer. Entre les deux délégations sont inscrits sur la liste d’audience Albert Vilaret et Étienne de Crussène qui, pour le moment causent amicalement, assis côte à côte sur un canapé.

Le salon renferme encore un ecclésiastique, un général en uniforme et le directeur d’un grand journal parisien qui très pressé ou feignant de l’être, tire sa montre toutes les dix minutes et la compare d’un air rageur avec la vieille pendule Louis vi posée entre deux candélabres du même style sur le marbre blanc de la cheminée. La pièce a évidemment subi des destins variés. Son mobilier est disparate. Elle est encore à demi tendue de damas broché rouge. Sur le panneau du fond, usé sans doute on a placé une tapisserie du garde-meuble qui ne suffit pas à le remplir. Les serrures ciselées portent l’aigle impériale et aux angles de la corniche les initiales de Napoléon iii et de l’impératrice Eugénie sont enlacées ; des lampes électriques dont on a même pas cherché à dissimuler les fils s’échappent gauchement des branches du lustre doré.

« Avez-vous pensé à une chose ? dit Étienne à Vilaret, c’est que je suis né le 15 février 1870 et que par conséquent je deviendrai éligible non pas le 1er  janvier, mais seulement le 15 février 1895 ». — « Qu’importe ? » — « Eh bien reprend Étienne, comment ferez-vous pour que les électeurs ne soient convoqués qu’après le 15 février ? » — « Rien de plus simple, reprend Vilaret avec assurance : mon élection à moi sera fixée en conséquence ; c’est dans six semaines seulement, au commencement d’août que le député actuel d’Ille-et-Vilaine, M. Mangein troquera son mandat contre celui de sénateur. On a six mois pour le remplacer et on aura six mois pour me remplacer moi-même après que j’aurai pris son siège à la Chambre. Supposez que mon élection ait lieu en octobre, vous n’aurez plus que quatre mois à attendre. Les électeurs seront convoqués le dimanche qui suivra votre majorité politique ». — « Si tout se passe comme nous le désirons, » remarque Étienne. Vilaret s’anime : « Mais voyons ! mon cher M. de Crussène, que voulez-vous qui dérange nos plans ? Vous admettez bien que Maugein est certain de devenir sénateur. Les royalistes ne risquent personne contre lui tant on considère unanimement que cette retraite politique lui est due pour ses longs et loyaux services envers le département. Jamais élection sénatoriale ne s’est présentée dans des conditions semblables. Quant à moi, je suis absolument sûr d’être élu. Tenez ! ma certitude est si grande que je suis résolu à envoyer ma démission de député des Côtes-du-Nord huit jours avant le vote. En admettant même que mon calcul se trouve faux et que je sois battu, il faudrait bien me donner un successeur ! » — « Ah non ! proteste vivement Étienne, je n’accepterai jamais cela. Non ! non ! » Vilaret se met à rire. « J’y ai pensé déjà, dit-il ; ma décision est prise. Ne craignez rien d’ailleurs ; nous serons collègues au Palais-Bourbon avant un an » et sa main s’appuie, ferme, sur le bras du jeune marquis. Ce que celui-ci apprécie le plus en Vilaret c’est peut-être cette belle confiance qui a été encouragée sans doute par la série de ses succès passés, mais qui est surtout un don de nature impliquant une source de vie riche et forte.

Les deux fenêtres du salon ouvrent contre un des angles rentrants du Palais, sous une vérandah qui court tout du long de la façade, abritant un large trottoir de ciment. Un magnifique paon est là qui se promène avec une gravité comique et de temps en temps s’arrête pour faire la roue. L’architecte radical, sorti de son fauteuil, le regarde, le nez contre la vitre, puis se retournant dit assez haut pour être entendu de tous : « Je parie que c’est l’État qui paie l’entretien de cet oiseau de luxe ! » et il va se rasseoir en ajoutant d’un air accablé : « Que d’abus ! » L’ecclésiastique n’a pas bronché, Étienne et Vilaret n’ont pas même levé les yeux, le général et les trois officiers en retraite ainsi que le journaliste sont demeurés impassibles. L’effet est manqué. L’architecte étend les jambes, en répétant encore une fois : « Que d’abus ! » Ses collègues bourguignons l’entraînent pour le faire taire. Sur le canapé les deux Bretons ont repris leur conversation : « C’est pour couper les câbles derrière vous, interroge Vilaret, que vous m’avez prié de vous présenter au Président ? » — « Non, répond Étienne. En quoi le fait d’être reçu en audience à l’Élysée me lierait-il à la République ? Il y a, grâce à Dieu, assez de détente dans le pays aujourd’hui pour que le chef de l’État puisse être visité même par des monarchistes. Non. J’ai simplement désiré le voir parce que son septennat va finir et que j’ai la certitude qu’il ne se représentera pas ». — « Vous êtes plus avancé que nous, dit le député. Nous n’arrivons pas à connaître ses intentions ; je croirais plutôt qu’il veut rester ; en tous cas le secret est jalousement gardé et lui-même semble prendre à tâche d’égarer l’opinion par ses paroles et ses actes ». — « Il fait cela par patriotisme, j’en suis sûr ; il veut éviter une agitation stérile et des discussions qui porteraient atteinte au prestige de sa charge ; mais je parierais volontiers que son parti est pris irrévocablement et depuis longtemps ». — « D’où vous vient cette conviction ? » — « Je ne sais pas ; j’accorde que jusqu’à présent sa présidence n’a pas eu une allure grandiose ; il n’a rien fait qui révélât en lui un génie supérieur, ni un tempérament héroïque, mais il a fait quelque chose de plus rare et peut-être de plus difficile que d’accomplir des actions glorieuses. Il s’est tellement bien identifié avec ses fonctions que ses successeurs seront forcés de le prendre pour modèle ; il restera le président-type ». — « Je ne savais pas, dit Vilaret un peu surpris, que vous professiez une si haute estime pour M. Carnot. Sans doute il a beaucoup de mérite et de dignité. Je me demande pourtant si vous n’exagérez pas un petit peu, en augurant ainsi de son rang dans l’histoire. Croyez-vous que Casimir-Périer ou Dupuy, ses successeurs éventuels au cas où il ne se représenterait pas, gouverneraient moins bien que lui ? » — « Ils devront en tous cas, répond Étienne, se conformer aux traditions qu’il a établies et le cas échéant, je leur souhaite d’avoir autant de force morale à dépenser qu’il en a eue, lui, par exemple l’année dernière, pendant le Panama ». — « Enfin, conclut Vilaret, il va à Lyon la semaine prochaine, visiter l’Exposition ; il doit y prononcer un grand discours et ne pourra éluder la question du renouvellement de ses pouvoirs. Nous verrons si vous êtes tombé juste. — Si oui, ajoute-t-il en riant, je penserai que vous avez décidément le flair politique et je me consolerai de m’être trompé sur le compte du Président en songeant que je ne me suis pas trompé sur le vôtre ». — « Et vous m’offrirez, dit Étienne riant aussi, un portefeuille dans le prochain cabinet Vilaret ? » — « Hum ! fait l’autre avec une inquiétude moitié vraie, moitié feinte, un portefeuille timbré d’une couronne de marquis ! C’est pour le coup que Goblet dénoncerait la grrrrrande trahison opportuniste ».

Cependant les audiences ont commencé et s’expédient rapidement. Le général, le journaliste impatient et le comité de l’Exposition militaire ont déjà passé. L’huissier ouvre la porte et appelle « Monsieur Vilaret, député des Côtes-du-Nord ; monsieur le marquis de Crussène ». L’architecte tressaute dans son fauteuil et regarde Étienne d’un air furibond. « Qu’est-ce que ces échappés de Coblence viennent faire ici ? » dit-il entre ses dents. L’échappé de Coblence et son compagnon traversent le salon des aides de camp et le cabinet du secrétaire général et une seconde fois l’huissier annonce leurs noms à l’entrée du cabinet présidentiel, vaste pièce blanche de style empire qui se termine en rotonde : une magnifique table de travail fait face aux fenêtres par lesquelles on aperçoit toute la perspective du jardin avec ses pelouses et ses ombrages. Quelques livres, des annuaires et un journal sont posés sur cette table contre laquelle, après avoir accueilli ses hôtes, le Président vient s’asseoir dans la position familière qu’a popularisé le portrait de Chartran. Une conversation de quelques minutes s’engage. Vilaret en présentant Étienne, a mentionné son récent voyage en Amérique et M. Carnot lui demande des détails sur l’itinéraire qu’il a suivi, sur les villes qu’il a visitées, puis il parle à Vilaret de sa circonscription et insiste sur son grand regret de n’avoir pu faire en Bretagne, le voyage qu’il avait projeté et auquel sa santé un instant compromise l’a forcé de renoncer. « Ce n’est que partie remise, monsieur le Président, répond le député ; vous viendrez l’année prochaine ». Mais M. Carnot se contente de sourire, impénétrable dans sa volonté de ne pas laisser connaître avant l’heure, la résolution qu’il a prise. Et, quand l’audience s’achève, il garde un instant dans sa main celle d’Étienne et lui dit simplement ces mots : « Je sais que vous aimez beaucoup la France. C’est un amour qui ne trompe pas ». Vilaret s’arrête un instant dans la pièce voisine et échange quelques mots avec l’officier de service.

Passe la délégation bourguignonne, majestueuse et compassée ; l’huissier énumère pompeusement ceux qui la composent et au moment où la porte se referme, Étienne entend l’ingénieur à rosette qui, d’une voix de stentor, brame le discours qu’il a préparé. « Monsieur le Président, l’institution des rosières est une de celles qui méritent les encouragements bienveillants de la République… » Le faubourg Saint-Honoré, par cette belle matinée de printemps, est animé et joyeux. Vilaret, pressé, saute dans un fiacre qui passe tandis qu’Étienne descend à pied l’avenue Marigny. Quelqu’un l’aborde aussitôt. C’est Jean de Chateaubourg. « Tu ne connais pas l’histoire de cette nuit, s’exclame l’aimable garçon. Oh ! mon cher, elle est trop drôle ! ». — « Quoi donc ! Qu’est-ce qu’il y a ? » dit Étienne ahuri. — « Figure-toi que Champelin, tu sais bien ? Champelin qui est avec la petite Irma des Folies-Bergère ?… » — « Oui… Eh bien ? » — « Eh bien  ! mon cher, il a passé six heures dans une armoire. Il était un peu gris en montant chez elle. Il s’est trompé d’étage. La porte était entrebâillée ; il est entré. Dans l’antichambre, il faisait noir, mais dans la chambre à coucher, on parlait. Il entendait une voix d’homme qui disait des choses tendres. Alors il a soupçonné Irma, mais il a préféré attendre que l’homme fut parti pour faire une scène, parce que je crois qu’il ne se souciait pas de se battre en duel. Il a gagné à tâtons un grand placard à robes qui est dans un coin de l’antichambre. Paraît que c’est la même chose à tous les étages. Il a ouvert le placard et s’est caché. Malheureusement au bout d’un quart d’heure quelqu’un a passé avec une lumière et voyant le placard ouvert a appuyé sur le battant avec la main. Et voilà mon Champelin enfermé ! D’abord, ça n’allait pas mal ; il avait pu s’accroupir par terre. Mais au bout de quelque temps il a manqué d’air ; les robes l’étouffaient. Enfin il a dû se décider à appeler, à frapper. Il a entendu qu’on allait et venait à pas de loup, puis qu’on parlait à voix basse… et on n’ouvrait toujours pas. Enfin comme le pauvre garçon était près d’étouffer, voilà qu’il s’est trouvé nez à nez avec le commissaire de police et deux gendarmes qui l’ont fouillé et l’ont emmené au poste. Là, grandes explications. Champelin déclinait ses noms et qualités : on ne voulait pas le croire. Enfin il a demandé qu’on vienne nous chercher, d’Orbec et moi, pour établir son identité. On ne l’a relâché qu’à cinq heures du matin, quand nous avons été là. Tout le poste se tordait !…

— « Elle est bien bonne en effet, dit Étienne en riant ; mais cet imbécile n’a que ce qu’il mérite  ». — Chateaubourg se récrie : « C’est un imbécile, je te le concède ; mais tout de même, une histoire comme ça… ça peut arriver à tout le monde ».

v

Les landes rouges une après-midi d’été…

Ce n’est plus le paysage aux grands horizons indécis, aux teintes changeantes sur lequel tant de fois se sont promenés les regards d’Étienne de Crussène. On dirait un pays tout nouveau, sous d’autres cieux. La lumière tombe à flots, les couleurs sont éclatantes : rouge est la terre comme si du sang l’avait imbibée. Les arbres et les buissons se silhouettent en un vert invraisemblable et l’azur s’enfonce, s’enfonce en d’étourdissantes profondeurs. La nature a pris un aspect décidé, définitif, robuste qui manque peut-être de charme féminin, mais qui a sa beauté un peu rude, sa grandeur un peu sauvage. Étienne constate avec surprise qu’une fois de plus ce lieu étrange est en accord intime avec son âme, car lorsqu’il regarde au dedans de lui, il lui semble que ses pensées sont aussi nettes, ses sentiments aussi tranchés, ses aspirations aussi vastes que le sont les lignes, les objets, les horizons de ce paysage. Il vient pourtant de traverser une crise qu’il a surmontée très vite mais dont il a souffert. Quand, au sortir de l’agitation de Paris, il s’est retrouvé dans sa chère Bretagne, si calme, si immuable, subissant les enveloppantes insinuations de cette terre douce aux rêveurs, la vieille mélancolie héréditaire a livré un dernier assaut. Les bois, les herbes, les nuages, les roches antiques lui ont chanté la chanson des longs passés mystérieux et des avenirs troubles. « À quoi bon, disaient-ils, en leur poétique langage, à quoi bon vouloir changer la face des choses et le cœur des hommes si ce n’est point pour rendre les unes plus belles et les autres meilleures. Or qu’y a-t-il de plus beau que nous autres, œuvres du bon Dieu, vêtues des parures que son soleil nous confectionne ? Et qu’y a-t-il de meilleur que le cœur de l’homme simple, dépourvu de science mais plein de droiture et confiant en son créateur ? »

« Et puis, disaient-ils encore, tu ne jouiras plus de nous quand tu auras tourné tes pas vers la grande route empierrée. En vain voudras-tu revenir vers nous, les compagnons de ton enfance, les confidents de ton adolescence. Soucis et labeurs auront vite fait de toi un étranger. Tes yeux ne sauront plus voir l’humble brin de gazon, tes oreilles ne percevront plus les battements d’ailes des oiseaux ; les bruits et les parfums de la forêt qui te sont si familiers, se tairont et s’évaporeront… Reste ! reste avec nous ! Sur cette terre où tout se fane et se flétrit sans retour, nous seuls sommes durables et fidèles ». Ainsi chantaient les bois, les herbes, les nuages et les roches antiques de Kerarvro. Ceux qui ne sont point Celtes ne connaissent pas la griserie d’une telle chanson. Ils croient que les hommes seuls peuvent parler. Mais les Celtes savent qu’il en est autrement et que tout, dans la nature, parle et chante.

Étienne est trop habitué à ce langage pour s’étonner d’en avoir été si troublé ; peut-être, après tout, le sera-t-il encore. Des déceptions, des découragements l’atteindront, mais il n’en a pas peur. Il se dit que les premières victoires sont les plus dures à remporter parce que le général manque d’expérience comme ses soldats et que le terrain sur lequel ils se battent leur est inconnu. Et il repasse dans sa mémoire tous les incidents des dix-huit mois qui viennent de s’écouler, si fertiles en surprises, en secousses, en épreuves d’où sa virilité est enfin sortie triomphante. Il se revoit chassant avec Yves d’Halgoet, emporté au galop furieux d’un cheval ou bien embusqué la nuit, dans les taillis humides et cherchant dans l’exaspération de cette vie toute physique à tuer la nostalgie qui le prend chaque fois qu’il songe à son avenir fermé. Et peu à peu, lorsque sa course endiablée le mène vers un sommet comme celui-ci, d’où les regards peuvent s’étendre au loin, cette ligne bleue, là-bas… qui borde l’horizon, suggestionne sa pensée. Par de là le vaste océan est une terre neuve et libre où nul n’est rendu impuissant à cause du nom qu’il porte ou des traditions qu’on lui a léguées. La jeunesse allégée des devoirs pesants et des hérédités injustes y choisit elle-même son destin… La suggestion opère et il n’est plus de jour où Étienne ne monte aux Landes rouges pour regarder, tremblant, vers l’Ouest libérateur. Dans un moment d’impuissante incertitude, il s’est confié à Yves, et il a constaté avec surprise qu’Yves a éprouvé bien qu’à un moindre degré, quelque chose d’approchant, que peut-être il a fait un effort… et que l’effort a échoué. Le jeune Breton est ironique et sceptique quand il parle de cela et le dernier mot de sa sagesse est d’un animalisme lamentable.

Mais Étienne n’est point convaincu. La ligne bleue continue de l’appeler et le voici en route… départ douloureux ! Tout est triste autour de lui et rien ne parle d’espérance. Puis bientôt c’est la joie d’entrer dans le wide, wide world, de voir surgir chaque jour des panoramas inattendus, des cités nouvelles, des points de vue différents. Il se rappelle très bien son état d’âme en arrivant à Washington. Déjà le retour ! Les cheminées du transatlantique fument à l’horizon. Encore quelques semaines, quelques souvenirs de plus à amasser et il faudra partir. En lui s’opposent le regret de voir fuir cette belle vie libre et l’envie de retrouver la chère Bretagne. Il ne sent point encore la déception fondamentale du voyage, mais il sait qu’elle est en lui et qu’une fois sur l’autre rive, il en souffrira cruellement. Car en somme que rapporte-t-il ? une infinité de renseignements curieux, mais rien de pratique, rien d’applicable à son cas particulier, aucune formule d’existence qui puisse convenir à un gentilhomme du vieux monde enfermé dès sa naissance dans les ruines du passé mort.

Et soudain, voilà que tout s’éclaire. Cette chose qui est la même sur tous les continents, la même peut être sur toutes les planètes et qui se prolonge sans doute à travers les éternels au-delà, cette chose imprévue et délicieuse est entrée en lui, l’âme de la femme aimée, le feu de l’amour vrai et pur… Tout de suite une interrogation se pose, brûlante, énervante. Comment a-t-il pu s’en aller ? Comment a-t-il pu quitter Mary ? Il ne sait pas en vérité ; à lui seul il n’en eut pas eu le courage. Il a agi sous l’empire d’une pensée non définie, non explicable… Mais, c’est que précisément il ne l’a pas quittée. Il ne s’est éloigné d’elle que pour la conquérir. En effet, de ce jour là, sa vie a eu un but, sa vie a été renouvelée.

Des doutes, des défaillances, des désespérances pénibles l’ont traversée ; mais la lutte n’a plus cessé. Sa souffrance a pris ce caractère mâle qu’elle revêt chez l’homme qui sait pourquoi il souffre ; cette souffrance-là est noble et salutaire. Elle cache tout le grand travail des épurations intérieures, de la volonté qui se forge… Il aperçoit toute la région parcourue, la direction suivie. Devenir un homme agissant et utile, afin de prendre sur celle qu’il aime l’empire qu’il ne pouvait exercer jusqu’alors, c’est vers cela qu’il a marché. Sensible à sa tendresse, la lui rendant déjà, Mary s’est résisté à elle-même parce que dans son jugement clair et droit d’américaine, la force manquait à Étienne, la force qui est le gage de tous les avenirs.

Il a eu la chance que ce que demandait Mary lui fut demandé aussi par son pays. Les deux sentiments qui incitent l’homme moderne se sont unis pour aider sa marche. Il se rappelle les élans de son patriotisme juvénile, sa haine irraisonnée contre le dur vainqueur de 1870, son mépris exalté de ceux qui prétendaient atteler la France au char d’un parti. C’est au régiment que pour la première fois, il l’a sentie devant lui, vivante. Les débuts pénibles, l’attention détournée sur les mille détails du service cachent au jeune soldat le sens de sa mission. Mais le jour où, devant le drapeau qui flamboie, il défile, sabre au clair, il voit la France et se donne à elle !… aujourd’hui pourtant Étienne sait qu’on peut se donner d’une autre manière plus difficile et plus méritoire… Par dessus le souvenir des émotions récentes qu’il a vécues, de sa visite au Menhir Noir ou de cette représentation d’Izeyl qui l’a si fort remué s’en dresse un autre plus récent encore et plus tragique, celui de sa visite à l’Élysée. Il aperçoit le président Carnot debout au seuil de son cabinet, il sent la pression de ses doigts et entend sa voix : « Je sais que vous aimez beaucoup la France. C’est un amour qui ne trompe pas ». Comment ces paroles s’échapperaient-elles jamais de sa mémoire ? Il n’y a pas six semaines qu’elles furent prononcées et l’homme qui les a dites n’est plus. Il est tombé un soir, dans le décor illuminé d’une ville en fête, sous le couteau d’un misérable qui voulait faire une victime et qui a fait un martyr, qui voulait terrifier et qui a exalté.

Les pensées du jeune homme maintenant se précisent et dans le plus grand détail, il revoit la journée des funérailles, le deuil national. Paris se pressant ému sur le parcours de l’inoubliable cortège : aux fenêtres, les drapeaux voilés de crêpe, sur la chaussée l’énorme déploiement d’armes et d’uniformes et derrière le char funèbre, tout seul, bien en vue, s’exposant avec une crânerie superbe aux coups des assassins dont l’attentat de Lyon a révélé les dessins sanguinaires, le cinquième Président de la République Française élu de la veille et grandi déjà par le péril présent et par les contacts de l’histoire. Puis Notre-Dame : la vieille basilique assombrie, les trophées tricolores tranchant sur les draperies noires et les hymnes liturgiques roulant autour du catafalque élevé à la place où Napoléon ier se fit sacrer, où Louis xviii entendit le Te Deum de la Restauration, où Napoléon iii crut fonder sa dynastie… Dans le silence solennel des voûtes monte la prière pour l’éternel repos et les portes lourdes crient sur leurs gonds livrant au soleil qui resplendit sur le parvis l’entrée de la nef obscure, De nouveau le cortège se déroule vers le Panthéon où la Patrie à son tour, promet l’immortalité. Là, en haut des marches, sous le péristyle énorme, la dépouille du grand mort est déposée : son successeur est debout à sa droite et les troupes défilent, les épées saluent, les étendards s’inclinent devant le symbole de la vitalité nationale : les Français meurent, la France ne meurt point ! Ce soir là, Paris ému s’est recueilli avant de reprendre son labeur interrompu ; la nuit qui tombe sur le temple enveloppe le tombeau où Carnot est étendu et contre lequel s’appuie l’hommage fleuri des souverains et des peuples.

Un tombeau ! Étienne revoit ceux près desquels il a songé. C’est là-bas au bord du Potomac, celui de Georges Washington, et c’est plus près sur le rivage de la mer bretonne, celui du pauvre abbé de Lesneven : l’un illustre à jamais, l’autre oublié pour toujours ; l’un célébré par l’univers, l’autre maudit par ses pairs et qui sait ?… égaux peut être devant Dieu par la pureté de leurs intentions et le mérite de leurs actes. Étienne se rend compte de ce qu’il a reçu là d’augustes leçons. Est-ce parce que les Celtes aiment la mort qu’ils la poétisent, ou bien seulement parce que leurs ancêtres furent maltraités par la vie ? En tout cas celui-ci, leur descendant, a tendu l’oreille aux voix qui sortent des sépulcres et les morts lui ont fait connaître le sens de la vie.

La vie est simple, parce que la lutte est simple. Le bon lutteur recule, il ne s’abandonne point : il cède, il ne renonce jamais. Si l’impossible se lève devant lui, il se détourne et va plus loin. Si le souffle lui manque, il se repose et il attend. S’il est mis hors de combat, il encourage ses frères de sa parole et de sa présence. Et quand bien même tout croule autour de lui, le désespoir ne pénètre pas en lui.

La vie est solidaire, parce que la lutte est solidaire. De ma victoire dépendent d’autres victoires dont je ne saurai jamais les heures ni les circonstances et ma défaite en entraîne d’autres dont les conséquences vont se perdre dans l’abîme des responsabilités cachées. L’homme qui était devant moi a atteint vers le soir le lieu d’où je suis parti ce matin et celui qui vient derrière profitera du péril que j’écarte ou des embûches que je signale.

La vie est belle, parce que la lutte est belle : non pas la lutte ensanglantée, fruit de la tyrannie et des passions mauvaises, celle qu’entretiennent l’ignorance et la routine, mais la sainte lutte des âmes poursuivant la vérité, la lumière et la justice.

La philosophie d’Étienne en est là. Où sera-t-elle dans vingt ans ? Il l’ignore, mais que lui importe ? En ce lieu sauvage, confident de ses effort vers le bien et le vrai, devant cette nature qui resplendit il vient de se regarder face à face et ce regard l’a réjoui. Car il se sait désormais digne de celle qu’il aime.

Georges HOHROD.