Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie III/Chapitre III

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 283-298).

III

Plus de quatre mois s’étaient écoulés depuis le retour d’Étienne, et la marquise de Crussène observait avec inquiétude, le changement qui semblait s’opérer en lui. Bien que M. et Mme  d’Halluin, en quittant Kerarvro — un peu brusquement — n’eussent fait aucune allusion au véritable motif pour lequel ils croyaient nécessaire d’écourter leur séjour, la marquise avait compris que ce départ impliquait l’échec de sa combinaison matrimoniale. Les deux jeunes gens s’étaient déplu, le fait était certain. Elle en éprouva d’abord une vive contrariété qu’atténuait cependant un incident survenu l’avant-dernier jour. Éliane, par une maladresse qui ne lui était pas habituelle avait, sur un sujet qui n’en valait pas la peine, donné une entorse à la vérité, et la marquise s’en était aperçue ; le mensonge répugnait à sa nature très droite. Elle en voulut à la jeune fille.

Les d’Halluin partis, Étienne parut soulagé d’un grand poids. Il se remit à chasser avec Yves d’Halgoët, mais plus modérément que l’année précédente ; le reste du temps, il lisait, écrivait, s’occupait du domaine ou tenait compagnie à sa mère. Il avait recouvré toute son égalité d’humeur ; triste par instants, il paraissait toujours en pleine possession de lui-même et il y avait, dans toute sa personne, un air de résolution qui d’abord plut à la marquise et dont, bientôt, elle s’effraya. À deux reprises d’ailleurs elle constata que cette résolution ne se tenait pas à la surface. Étienne en effet ne crut pas devoir cacher plus longtemps à sa mère sa course au Menhir-Noir. Très simplement, sans phrases, il lui représenta dans quel état il avait trouvé le tombeau de l’abbé de Lesneven et lui proposa d’y faire, d’un commun accord, les réparations désirables. Elle refusa. Elle n’était pourtant, par nature, ni fanatique ni bigote. Mais le malheur, la solitude, les responsabilités avaient durci, cristallisé en elle, pour ainsi dire, les croyances et les opinions qui s’étaient manifestées autour de son enfance. Cette proposition d’ailleurs la surprenait ; elle ne s’y attendait pas : elle la repoussa sans réfléchir. Peu à peu, elle s’était accoutumée à rendre son oncle responsable de tous les malheurs qui avaient atteint sa famille, et l’idée que cet oncle diabolique pût rétrospectivement exercer une influence sur son fils, à elle, lui fut odieuse. Étienne ne discuta pas. Seulement, à quelque temps de là, elle apprit, par l’homme d’affaires de Quimper, que le tombeau avait été entièrement restauré « d’après les ordres de Monsieur le marquis ». Elle ne dit rien : Étienne était plus empressé, plus affectueux à son égard qu’il n’avait jamais été ; elle jouissait de sa tendresse d’homme, s’en rappelant une autre, évanouie pour toujours et dont elle gardait un souvenir impérissable.

De retour à Paris, elle s’ingénia à lui rendre la maison agréable, le pressant d’inviter ses amis. Un jour, sous la voûte de l’hôtel, elle croisa Vilaret ; c’était sa seconde visite en deux semaines. Elle en fit l’observation le soir. « J’estime beaucoup M. Vilaret, répondit Étienne, et j’ai le plus grand plaisir à causer avec lui ». Ce n’était pas ainsi qu’il eût répondu six mois plus tôt. Il gardait son idée alors, mais ne l’imposait pas, ne l’exprimait pas avec cette assurance tranquille. La marquise, non seulement, ne saisissait pas le motif de cette évolution, mais n’arrivait pas à en déterminer le caractère. Comment l’aurait-elle pu puisqu’elle en avait ignoré le point de départ ? Elle assistait à l’éclosion en spectatrice impuissante et désorientée.

Déjà, la pensée lui était venue de demander des conseils à quelque homme d’expérience qui pût éclairer sa route. Mais à qui s’adresser ? Elle pensa au Père Lanjeais, de la Compagnie de Jésus, ancien préfet des études au collège d’Iseulre. On le disait désigné pour prendre, à la rentrée prochaine, la direction de l’Externat de la rue de Madrid. En attendant, il résidait, sans attributions bien délimitées, à la maison de la rue de Sèvres. Elle le connaissait un peu ayant été une fois à Iseulre voir les petits d’Halluin. Le vieux duc en faisait le plus grand cas. Sa réputation d’ailleurs était bien établie. Tout le monde louait sa sagesse, son intelligence et son tact. La marquise n’entendait pas lui faire des confidences intimes, ni même lui communiquer directement l’objet de ses inquiétudes maternelles ; elle se proposait seulement de causer avec lui afin de connaître ses idées sur la jeunesse : elle comptait sur de tels entretiens pour la guider et la réconforter.

Une après-midi de mai, elle se dirigea vers la rue de Sèvres. La porte du no 35, une lourde porte cochère peinte en couleur foncée, était entrebâillée. Elle pénétra dans une sorte de vestibule clos par des cloisons vitrées ; un carreau s’ouvrit et la figure impassible du frère portier s’y encadra. Le Père Lanjeais n’était pas rentré, mais il serait là dans un quart d’heure ; deux personnes l’attendaient déjà, l’une au parloir, l’autre à la chapelle. Le frère portier donnait le renseignement de sa voix blanche. La marquise répondit qu’elle irait à la chapelle. Alors un cordon intérieur fut tiré, une porte vitrée s’ouvrit, et par un petit couloir également vitré, Madame de Crussène gagna l’étroite cour intérieure sur laquelle donnait la chapelle. La sombre façade, une muraille nue, très haute, sans fenêtres et sans ornements, contrastait avec la richesse intérieure de la grande nef ogivale, blanche, éclairée par de belles verrières ; au fond de l’abside, le maître-autel, les grilles du chœur et les lustres de cuivre brillaient somptueusement. Dans les bas-côtés, ornés de fresques se dressaient des autels de bois doré surmontés de statues peintes représentant les membres de la Compagnie de Jésus béatifiés ou canonisés : Ignace de Loyola, François Xavier, Stanislas Kotzka, Louis de Gonzague. Le premier de ces autels, à droite en entrant, semblait l’objet d’un culte spécial. Le pavé de marbre qui le précédait était semé de palmes et de couronnes en fleurs artificielles. Cinq dalles funéraires, portant des inscriptions latines, recouvraient les corps des cinq Pères Jésuites, assassinés par la Commune de 1871 « en haine de la foi ». À cette heure, la chapelle était presque vide : un sacristain disposait des candélabres et des fleurs ; quatre ou cinq femmes priaient çà et là, agenouillées dévotement. La marquise demeura sur le dernier rang de chaises et tira un chapelet de sa poche. Elle l’égrenait en songeant à son fils lorsque le frère portier vint la chercher. Le Père Lanjeais était rentré, mais obligé de ressortir presque aussitôt, il ne pouvait consacrer aux personnes qui l’attendaient que quelques instants.

Elle le trouva dans le parloir, une pièce assez triste qui prenait jour sur la rue de Sèvres par des fenêtres trop élevées au-dessus du sol pour qu’on pût voir au travers ce qui se passait dans la rue. Sa haute silhouette noire et mince se détachait sur le mur enduit de couleur claire ; il était en train d’expédier une dame exubérante qui se lamentait de « le voir si peu ». Il prit congé d’elle en soulevant d’un geste automatique sa barette et du même geste salua Madame de Crussène. Il l’avait reconnue, mais dans le doute elle se nomma. « Madame la marquise, dit-il simplement, je suis à vos ordres ». Il avait une physionomie intéressante : le front large, les pommettes un peu saillantes, le nez droit et très fin, les narines ouvertes, la bouche serrée avec des lèvres imperceptibles, le menton en pointe ; son regard, assez pâle, se posait d’aplomb sur vous et vous transperçait. La parole était d’une netteté extraordinaire. Par instants, un demi-sourire passait sur ses traits ; son regard alors s’abaissait et le sourire semblait se terminer en dedans. Toute sa personne respirait l’autorité ; on sentait en lui le serviteur d’une autocratie redoutable, mais un serviteur de premier ordre. La marquise de Crussène, en quelques mots précis, de son air imposant de grande dame, lui indiqua l’objet de la conversation qu’elle voulait avoir avec lui et, tout de suite, il sut ce qu’elle lui cachait. Sa puissance de pénétration se doublait d’ailleurs d’une mémoire prodigieuse. Toutes les généalogies du faubourg Saint-Germain lui étaient familières. Il calcula l’âge approximatif d’Étienne et se rappela les études faites à Stanislas, comme externe, avec un précepteur, homme distingué, correct et froid, devenu depuis professeur à l’Institut catholique. Le Père Lanjeais ne paraissait jamais réfléchir ; le travail incessant de son cerveau ne se réflétait pas sur son visage ; ses pensées avaient toujours l’air toutes prêtes. Sans une seconde d’hésitation, il pria la marquise de vouloir bien revenir le trouver la semaine suivante, s’excusant qu’une obligation impérieuse l’empêchât de la satisfaire sur l’heure et que ses nombreuses occupations ne lui permissent pas de lui offrir un rendez-vous plus prochain. Elle accepta et se retira, reconduite par le prêtre jusqu’à la porte du parloir.

Le mercredi d’après, Madame de Crussène, un peu avant l’heure fixée, franchit de nouveau le seuil du couvent. On l’introduisit cette fois dans une petite pièce nue et froide ; une statue du Sacré-Cœur et une image de Notre-Dame de Lourdes en étaient les seuls ornements ; une table avec un écritoire et trois chaises de paille, le seul mobilier. Le père Lanjeais ne tarda pas à paraître, salua, s’assit et attendit, tenant sa barette sur ses genoux entre ses mains croisées. « Mon Père, dit la marquise, je vous ai déjà exposé l’autre jour l’objet de ma visite. Votre grande expérience de la jeunesse me rendra vos conseils extrêmement précieux, si vous voulez bien m’en donner, et j’ai pensé que vous y consentiriez sans que j’aie à faire appel à l’intermédiaire de mon cousin d’Halluin. » Elle hésita une seconde ; le prêtre l’interrompit : « Madame la marquise, demanda-t-il, est-ce une crise religieuse ou une crise de conduite que traverse votre fils ? Est-ce la perte de sa foi ou le dérèglement de ses mœurs qui vous inquiète ? » L’attaque était directe et l’entretien transporté d’emblée hors des limites dans lesquelles elle comptait l’enfermer. Elle le sentit ; mais il était trop tard pour reculer et, d’ailleurs, elle ne trouvait pas difficile de répondre, car Étienne continuait de pratiquer sa religion et menait une existence qui paraissait irréprochable. Le Père Lanjeais savait cela et la réponse de la marquise ne fit que confirmer les renseignements qu’il avait recueillis à cet égard. Il lui posa encore quelques questions comme un médecin qui cherche à établir son diagnostic, puis formula sa consultation : « Madame, dit-il, permettez-moi de vous le dire très franchement, vous portez la peine de la faute que vous avez commise dans l’éducation de votre fils. Vous n’avez pas eu le courage de vous séparer de lui et surtout vous avez craint de nous le confier. Cependant vous saviez qu’il était exposé à subir des influences héréditaires dangereuses », — il la regardait en disant cela d’un air de sévérité. « L’éducation qu’il a reçue est très complète, très moderne, continua le Père Lanjeais, tandis qu’une expression d’ironie dédaigneuse passait sur son visage ; malheureusement, elle est impuissante contre la perversion du siècle. Nous ne pouvons espérer que les jeunes gens, condamnés par Dieu à vivre dans le monde, aient la force nécessaire pour résister sans jamais faiblir aux embûches du démon et pour traverser en vainqueurs toutes les crises par lesquelles il leur faut passer — les premières surtout. Mais nous leur donnons une règle de vie qui leur permet de retrouver le calme après chaque tourmente, nous plaçons leur foi hors des atteintes de la Raison — il appuya sur le mot avec mépris — et nous ne permettons pas qu’ils érigent leur conscience en juge suprême de leurs actes, ce qui est une habitude d’orgueil à laquelle rien ne résiste..… La conscience ! reprit-il en s’animant un peu, mais est-ce qu’elle n’est pas faillible comme le reste ! Non ! Non ! il n’y a que la règle, établie par les élus de Dieu et par Lui. La brebis qui s’écarte du troupeau périt parce qu’elle ignore où l’on va ; le berger seul connait la route !… » Ces paroles firent quelque impression sur la marquise : une mère se persuade si aisément qu’elle s’est trompée en élevant un fils unique à elle seule ! Elle est si prompte à s’accuser !

« Nos jeunes gens, poursuivit le Père Lanjeais, ne discutent pas la certitude. Ils savent qu’il ne peut y avoir de certitude en eux-mêmes et dès lors ils restent soumis à celle que nous leur avons enseignée, ou bien ils la nient. Mais lorsque cela arrive, ils ne la nient pas longtemps parce qu’ils en ont besoin. Ils peuvent traverser de douloureuses secousses, être durement éprouvés, les pauvres enfants, car, au dehors, le mal est partout et la civilisation lui fait revêtir les déguisements les plus attrayants, mais du moins le remède, le seul, le vrai remède demeure à leur portée, et leur vie d’homme se continue et s’achève dans la foi de l’enfance et de l’adolescence. Ils n’accomplissent pas d’évolution » ! Une sorte de rire strident, accompagné d’un haussement d’épaules, accentua la pensée du Père Lanjeais. Évolution, c’était pour lui, quand il s’agissait de l’âme humaine, synonyme d’absurdité et de perdition. — « Alors, mon Père, interrogea la marquise, vous estimez que le remède n’est pas à la portée de ceux qui ont passé par d’autres mains que les vôtres ? » — « Je ne dis pas cela, Madame, protesta le religieux ; oh ! je ne dis pas cela ! ce serait de la présomption. Les voies de Dieu sont impénétrables, d’ailleurs, et sa miséricorde est immense. Mais mon expérience personnelle me conduit à penser que le mal est parfois moins difficile à combattre que les apparences du bien. Le jeune homme qui, troublé par la folie des sens, cède à d’impérieuses séductions, ou même celui qui néglige momentanément la pratique de ses devoirs religieux peuvent être moins malades qu’ils n’en ont l’air ; au contraire, celui qui cherche en soi-même, à l’aide du raisonnement, la force qu’il ne pouvait trouver qu’au dehors, celui-là a chance d’être plus gravement atteint qu’on ne le croirait à première vue ».

— « Et que peut-on tenter pour sauver celui-là ? » demanda la marquise. — « Le mariage, madame, répondit le père Lanjeais, voilà l’unique chance de salut. La femme qui les entraîne au vice sait aussi les ramener à la vertu. Mais il faut qu’on la choisisse avec discernement et surtout qu’elle vienne à son heure. Là est le point important ! Que de mariages n’ont pas donné les fruits qu’on en attendait parce qu’ils ont été conclus trop tôt. À moins d’un orgueil invétéré, d’un esprit d’indépendance véritablement opiniâtre, en face duquel il n’y a plus à compter, alors, que sur le coup de foudre qui arrêta saint Paul sur le chemin de Damas — l’expérience de la liberté dans l’ordre moral doit aboutir, chez le jeune homme élevé chrétiennement, à une déception ; comment ne se rendrait-il pas compte de son impuissance à rien définir, à rien expliquer, à rien fonder de résistant et d’immuable ? c’est alors que l’influence modeste et tendre d’une jeune fille qui possède elle-même le calme et le repos intérieur donnés par la foi, peut agir efficacement… » Le Père Lanjeais se tut ; puis au bout de quelques instants il ajouta : « Mais cela, c’est le second acte ».

— « Et quel est le premier ? » dit la marquise.

— « Le premier, soupira le religieux, c’est le temps qui doit le jouer. Il faut laisser l’utopie s’user d’elle-même. La jeune génération actuelle se targue en vain d’indifférence ; elle atteint assez vite le bord de l’abîme et, près d’y tomber, appelle au secours. La science est là qui veille, la science qui n’est qu’un athéisme déguisé, avec ses fausses clartés et ses fausses promesses. Mais la foi y est aussi. La science ne peut rien contre la femme tandis que la femme peut beaucoup pour la foi. Le jeune présomptueux acceptera plus volontiers la solution qui lui viendra en même temps que le bonheur — ou du moins ce que, dans son ignorance de la vie, il nomme le bonheur… »