Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie III/Chapitre II

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 269-283).

II

La foule qui sortait du théâtre de la Renaissance, semblait sortir d’une Église, tant elle était sérieuse et comme recueillie. On entendait bien çà et là, formuler quelque appréciation ironique sur la représentation qui venait de prendre fin, mais les plaisanteries sonnaient faux, les rires se perdaient tout de suite dans le silence, ou bien, si, dans certains groupes, l’on critiquait, c’était à voix basse et d’un ton presque respectueux. Jean de Châteaubourg attendit pour parler, que son compagnon et lui sentissent l’asphalte du trottoir sous leurs pieds : « En voilà une plaisanterie, bougonna-t-il, de vous attirer au théâtre, pour vous faire entendre un pareil sermon ! » Étienne ne répondit pas. Il était à cent lieues de là. Le drame d’Armand Sylvestre avait éveillé en lui trop de pensées angoissantes, fait vibrer trop de cordes intimes pour qu’il pût se reprendre si vite. Il avançait machinalement dans la grande clarté blanche que les lampes électriques projetaient sur le boulevard.

Ce n’était pas la voix d’Izeyl, la pécheresse en pleurs, qui chantait en lui, c’était la voix du prophète, de ce fils de roi devant le trône duquel avaient défilé au premier acte, toutes les misères et tous les chagrins de ce monde et qui, désenchanté, désabusé, rejetant les insignes de son rang, refusant les hommages menteurs de ses courtisans, était descendu sur la route pour aller, pauvre volontaire, prêcher par son royaume la parole de Dieu et les promesses éternelles : on le retrouvait plus tard, au pied du cèdre sacré, enseignant ses disciples, puis priant sur leur sommeil, tandis que le soleil levant dorait les cimes des vallées hindoues et les clochers blancs des monastères enfouis dans les forêts sombres. Puis il apparaissait à la fin, proclamant auprès d’Izeyl mourante, les infinies grandeurs du repentir et de la souffrance… et c’était, sous le voile symbolique d’une tragédie boudhiste, la grande révolution chrétienne qui venait d’être résumée devant le public fin de siècle d’un théâtre parisien. C’était le souffle rénovateur de Jésus qui avait passé sur ces élégantes et sur ces blasés, c’était l’Évangile, indéfiniment jeune, que des acteurs venaient de prêcher… Quelques fragments du dialogue s’étaient accrochés dans la mémoire d’Étienne qui se les répétait inconsciemment ; mais les paroles étaient quelconques. C’est l’Idée qui le possédait. Une Force s’emparait de lui : l’ambition de traverser la vie en grandissant toujours, en montant toujours, en aimant de plus en plus. Quand, le rideau prêt de tomber, le prophète avait élevé les bras dans un geste de bénédiction suprême qui dépassait la morte, gisant à ses pieds, pour atteindre l’humanité, l’habileté de l’acteur et la perfection de la mise en scène avaient donné l’illusion d’un début d’ascension miraculeuse. L’homme avait paru transfiguré, sur le point de redevenir un Dieu, ses pieds ne tenant plus au sol. Et toute sa prédication, tout son langage s’étaient résumés dans son regard chargé d’amour et profond comme l’éternité. Étienne avait conservé en lui cette vision. Toute sa nature Celte en était remuée, exaltée, au point qu’il ne s’étonnait même pas des circonstances et du lieu dans lesquels s’accomplissait un tel bouleversement de tout son être.

Et tout à coup, ils entrèrent dans le salon illuminé d’un restaurant encore à moitié vide. Des garçons s’empressèrent autour d’eux. Dans un angle, des musiciens vêtus de rouge écarlate accordaient leurs instruments. Le long des divans de velours, des tables étaient dressées, presque toutes retenues d’avance comme l’indiquait le carré de papier roulé dans une flûte à champagne et portant le nom de celui qui avait commandé. Châteaubourg se nomma. « Voici, Monsieur le Comte », s’écria le maître d’hôtel, la bouche en cœur. Et il écarta du divan pour le laisser passer, une table à trois couverts sur laquelle le menu, doré sur tranches, s’étalait au milieu d’une douzaine de belles roses rouges. Jusque-là, Étienne absorbé, n’avait rien regardé ; les roses brusquement lui rappelèrent K Street ; il revit la salle à manger des Hebertson, les convives, Ada à côté de lui et Mary en face, ayant au corsage ces mêmes fleurs qui couraient sur la nappe comme au-devant d’elles…

L’absence de Mary, avait été pour lui, ce soir, un regret persistant : il aurait voulu l’avoir là, à ses côtés, partageant son émotion, et à force de l’appeler, de lui parler au fond de son cœur, il semblait qu’un fluide mystérieux les eût mis en communication ; il la sentait près de lui : la distance qui les séparait, n’existait plus, sa vue seule lui manquait.

Ce ne fut pas elle qui vint, ce fut une petite brune, gentille, délurée, avec des yeux vifs ; l’air aimable et bon, et une certaine distinction parisienne dans la toilette et les manières. « Je vous ai fait attendre, dit-elle, en s’asseyant, souriante : c’est que votre Izeyl finit plus tôt que les autres théâtres ; ça repose Sarah de jouer une pièce courte !… Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes là ? » — « Non, dit Jean : dix minutes à peine », et il présenta son ami. Étienne vivait double ; il savait qu’il était chez Maire, qu’on venait de poser devant lui une assiette d’huîtres et d’apporter du champagne frappé, que les Tziganes allaient jouer et que cette femme s’appelait Henriette. Il se souvenait très bien de l’avoir vue déjà, il y a deux ans, soupant dans un autre restaurant du boulevard, en compagnie d’un des jeunes abrutis qu’il avait rencontrés tantôt, allant faire un bézigue à l’Agricole. Mais pendant que s’inscrivaient en lui ces sensations banales, son âme planait haut, haut, dans des espaces insondables, à travers des éthers infinis, et Mary s’y trouvait avec lui. Il avait laissé en bas tous les détails de l’existence accoutumée et il avait emporté là-haut tout ce qu’Izeyl avait soulevé en lui d’espoir, de force et d’amour.

Le chef des Tziganes ayant rassemblé ses hommes d’un coup d’œil et ayant fait passer en eux un peu de la flamme qui s’allumait déjà dans sa prunelle, leva son archet et le concert commença. Il y avait dans le salon un jeune Hongrois blond, la barbe en pointe, les yeux bleus très clairs, le sourire extatique qui, tout à l’heure, sans les connaître, était venu leur parler familièrement dans leur langue natale. Et, tournés vers l’angle où il était assis, le regardant par instants et cherchant sur son visage, l’effet de leurs mélodies, les Tziganes jouaient pour lui seul, tout autre chose que les valses accoutumées. Le mur du restaurant avait disparu ; ils voyaient la Pousta sans limites, les mirages de midi, l’ombre des nuages courant sur les herbes et le vol des grands oiseaux dans le ciel vide. Leur jeu s’anima encore quand le chef, par hasard, se fût aperçu de quelle façon Étienne les écoutait. Celui-là n’était pas Hongrois certainement, mais il eût mérité de l’être… et ils l’acceptèrent comme un compatriote en harmonie. La sensibilité musicale des peuples du midi est à fleur de peau : celle des peuples dont les ancêtres ont rêvé dans les bois solitaires ou sur les landes tristes, s’enfonce au delà des chairs jusque dans la moëlle des os.

Un moment, la jeune femme se pencha vers Jean et lui dit en regardant Étienne : « Il est joliment musicien, ton ami. » Elle jouissait, elle aussi, de cette musique, la comprenant et l’interprétant à sa façon, en parisienne affinée, plus sensible, il est vrai, aux entraînements sensuels de la Czardas qu’aux grandes déchirures mélancoliques, que l’imagination des Tziganes ouvrait soudain à travers les rythmes les plus furieux. Et parmi les viveurs qui se trouvaient là, peu demeuraient indifférents, tant était puissante l’action de cet orchestre endiablé. Ils se turent presque brusquement, redevenus calmes, comme retombés à terre, l’inspiration varie, et tandis qu’on les couvrait d’applaudissements, ils s’assirent en tournant le dos, très dédaigneux.

Jean avait retrouvé sa belle humeur et dévorait du pâté de canard et de la salade russe. « À la bonne heure, dit-il en versant du champagne dans son verre, voilà ce que j’appelle se distraire. Ce prophète, avec son renoncement aux biens de ce monde, m’avait tapé sur les nerfs. C’est idiot, tout de même, cette Izeyl ! » Henriette s’insurgea. Comme beaucoup de ses pareilles, elle était sujette à des accès de mysticisme intermittent. Elle défendit la pièce qu’elle avait vue précédemment. « J’aurais voulu y retourner ce soir avec vous » dit-elle. Et s’adressant à Jean : « Tu m’y ramèneras une autre fois, n’est-ce pas ? Il faut que tu conviennes que c’est beau. » Ce qui avait frappé surtout son imagination, c’était le côté romanesque du caractère d’Izeyl, la Madeleine repentante, éprouvant pour son sauveur une passion que l’auteur avait négligé de définir et dont la nature demeurait imprécise. Étienne se mêla à la conversation pour la détourner. Cela l’ennuyait d’entendre analyser ainsi l’œuvre qui se résumait pour lui en une pure évocation de l’Évangile et à laquelle il avait associé le souvenir bien-aimé de Mary. Il demanda « ce qu’il y avait d’autre à voir », affectant un grand désir, après sa longue absence, de courir les spectacles. Jean et la jeune femme passèrent en revue aussitôt toutes les pièces de l’année, les détaillant, y mêlant des souvenirs personnels et se disputant dans leurs appréciations. Lui n’avait plus qu’à écouter ; il prêta à leur conversation une oreille distraite et se reprit à songer.

Les Tziganes jouaient de nouveau, mais sans fièvre. Le Hongrois blond s’était retiré : on causait et on riait à la table d’Étienne ; il n’y avait plus personne qui fût digne de les entendre. Les violons ne chantaient plus comme tout à l’heure et les vibrations du tsimbalon ne montaient plus frémissantes, les unes sur les autres, comme pour une chevauchée fantastique. Henriette se leva : « Tu me reconduis ? » dit-elle à Jean, et pendant qu’elle attachait sa voilette, Jean dit à Étienne d’une voix où le champagne mettait un peu d’attendrissement : « Comme elle est bonne enfant ! » Dehors, Étienne prit un fiacre pour sortir des boulevards ; à l’entrée du Carrousel, il le renvoya, voulant rentrer à pied.

La nuit était claire ; la grande place, avec ses deux foyers électriques et ses rares passants l’attirait ; elle donnait l’impression d’une ville morte, à demi-ruinée, vue au clair de lune. Il s’arrêta sur le terre-plein central. En face de lui, au pied de la pyramide blanche, Gambetta, dans sa redingote démocratique, étendait le bras d’un geste impérieux. Alentour, se tenaient les silhouettes figées des Français d’autrefois : magistrats à perruques, officiers en costume de guerre, écrivains tenant la plume. Leur cortège immobile tournait le long du vieux palais dont les ailes ensuite s’élargissaient dans le vide du jardin en train de pousser sur les décombres des Tuileries. Jamais Étienne n’avait senti comme dans cette minute, le symbolisme historique de ces lieux. Là-bas, il devinait la cour carrée, fermée des quatre côtés, n’ayant pour issues que des portes étroites et grillées. Plus près, la seconde cour, avec son double square, ouverte celle-là sur une de ses faces et regardant du côté de l’avenir, du côté de cet Occident vers lequel une loi mystérieuse pousse les cités et les peuples. Et puis enfin, la cour du Carrousel, très large, débarrassée des constructions parasites qui l’encombrèrent si longtemps et recevant à flots par la grande trouée de l’incendie purificateur, l’air et la lumière.

Sur cet ensemble, chacune des périodes du passé avait laissé son empreinte. Le sol de la première cour montrait, incrusté dans l’asphalte, le tracé des tours de Philippe Auguste et les sculptures des dernières corniches portaient, au milieu de leurs somptueux enroulements, le monogramme de la république. La signature des Bourbons et celle des Bonaparte se touchaient presque aux encoignures et l’arc de Napoléon, embelli par Louis XVIII, faisait vis-à-vis au monument du petit avocat de Cahors. Que tout cela était grand au sein de cette nuit tranquille ! Étienne avait toujours, dans l’histoire, cherché passionnément l’unité de sa patrie. Était-ce un instinct ou bien cela venait-il d’une visite faite jadis, vers quatorze ans, au musée de Versailles ? Il se rappelait encore son émotion juvénile en lisant, au fronton du palais de Louis XIV, la belle dédicace inscrite là par l’éclectisme de Louis-Philippe : à toutes les gloires de la France. Dans les galeries, ce qui l’avait captivé et rendu songeur, c’étaient les dernières salles, tout récemment ouvertes, où l’on voyait, pour ainsi dire, l’histoire se bâtir, pierre par pierre. Après Napoléon Ier, après la Restauration, après la monarchie de juillet, voici que la République de 1848 et le second Empire y entraient à leur tour. Il détestait, d’une double haine d’orphelin et de vaincu, « l’homme de Sedan » et, sans savoir pourquoi, il avait été bien aise de le trouver là, comme aussi d’y voir un médaillon de Gambetta mort la veille et sur la tombe duquel les passions du jour menaient encore leur triste sabbat… Mais en rentrant, il s’était gardé de conter ses impressions à sa mère ; il savait qu’elle ne les eût pas comprises et lui-même se sentait incapable de les expliquer et de les défendre par des arguments. Une tristesse l’avait envahi à constater l’éternelle divergence des générations qui se succèdent et, bien souvent, depuis il y avait réfléchi. Il se rappelait aussi sa première visite à Westminster, lorsqu’à dix-neuf ans, il avait couru Londres pendant huit jours, en collégien émancipé. Là, au milieu des rois, des princes, des grands citoyens, serviteurs fidèles de la couronne se perpétuait le souvenir d’Olivier Cromwell. Étienne était demeuré stupéfait devant cette mosaïque historique. Quelle leçon de tolérance et de philosophie !

Combien cela lui semblait peu de chose, aujourd’hui, ce sacrifice de quelques habitudes d’esprit, de quelques ressentiments héréditaires que demande la France moderne. Le Louvre, à l’achèvement duquel tous les gouvernements avaient travaillé, n’était-ce pas l’image même de la patrie et fallait-il abandonner les travaux parce que sur les façades, la lettre emblématique de la démocratie avait remplacé l’initiale de la dynastie préférée ? Il était confondu de tant de mesquinerie et qu’on pût abaisser jusque-là, une question si haute, le repos, le bonheur, la gloire de la France ! Car enfin, quels sont les fondements du repos, du bonheur, de la gloire d’une nation, sinon l’accord qui s’établit entre ses enfants, le sentiment unanime qui les inspire, l’ambition commune qui les fait mouvoir ?