Paris Calmann Lévy (p. 311-314).


LXXXIII


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous croyions, ma sœur et moi, revenir encore l’été suivant dans ce village…

Mais Azraël passa sur notre route ; de terribles choses imprévues bouleversèrent notre tranquille et douce vie de famille.

Et ce ne fut que quinze années plus tard, après avoir couru le monde entier, que je revis ce coin de la France.

Tout y était bien changé ; l’oncle et la tante dormaient au cimetière ; les grands cousins étaient dispersés ; la cousine, qui avait déjà quelques fils d’argent mêlés à ses cheveux, se préparait à quitter pour toujours ce pays, cette maison vide où elle ne voulait plus rester seule ; et la Titi, la Maricette (qui ne s’appelaient plus ainsi) étaient devenues de grandes jeunes filles en deuil que je ne savais plus reconnaître.

Entre deux longs voyages, pressé comme toujours, ma vie allant déjà son train de fièvre, je revenais là, moi, pour quelques heures seulement, en pèlerinage de souvenir, voulant revoir encore une fois cette maison de l’oncle du Midi, avant qu’elle fût livrée à des mains étrangères.

C’était en novembre ; un ciel sombre et froid changeait complètement les aspects de ce pays, que je n’avais jamais connu qu’au beau soleil des étés.

Ayant passé mon unique matinée à revoir mille choses, avec une mélancolie toujours croissante, sous ces nuages d’hiver, — j’avais oublié ce vieux jardin et ce berceau de vigne à l’ombre duquel s’était décidée ma vie, et je voulus y courir, à la dernière minute, avant le départ de la voiture qui allait m’emporter pour jamais.

« Vas-y seul, alors ! » me dit la cousine, empressée elle aussi à faire fermer des caisses. Et elle me remit la grosse clef, la même grosse clef que j’emportais autrefois quand je m’en allais en chasse, ma papillonnette à la main, aux heures lumineuses et brûlantes des jours passés… Oh ! les étés de mon enfance, qu’ils avaient été merveilleux et enchanteurs…

Pour la dernière des dernières fois, j’entrai dans ce jardin, qui me parut tout rapetissé, sous le ciel gris. J’allai d’abord à ce berceau du fond, — effeuillé, désolé aujourd’hui, — où j’avais écrit à mon frère ma lettre solennelle, et, à l’aide toujours de cette même brèche du mur qui me servait jadis, je me hissai sur le faîte, pour regarder furtivement la campagne d’alentour, lui dire à la hâte un suprême adieu : le domaine de Bories m’apparut, alors, singulièrement rapproché et rapetissé lui aussi ; méconnaissable, comme du reste ces montagnes du fond qui avaient l’air de s’être abaissées pour n’être plus que de petites collines. Et tout cela, que j’avais vu jadis si ensoleillé, était sinistre aujourd’hui sous ces nuages de novembre, sous cette lumière terne et grise. J’eus l’impression que l’arrière-automne était commencé dans ma vie, en même temps que sur la terre.

Et du reste, le monde aussi, — le monde que je croyais si immense et si plein d’étonnements charmeurs, le jour où je m’étais accoudé sur ce même mur, après ma grande décision prise, — le monde entier ne s’était-il pas décoloré et rétréci à mes yeux autant que ce pauvre paysage ?…

Oh ! surtout cette apparition du domaine de Bories, semblable à un fantôme de lui-même sous un ciel d’hiver, me causait une mélancolie sans bornes.

Et en le regardant, je repensai au papillon « citron-aurore » qui existait toujours sous sa vitre, au fond de mon musée d’enfant ; qui était resté à sa même place, avec des couleurs aussi fraîches, pendant que j’avais couru par toutes les mers… Depuis bien des années, j’avais oublié l’association de ces deux choses, et, dès que le papillon jaune me fût revenu en mémoire, ramené par le porche de Bories, j’entendis en moi-même une petite voix qui reprenait tout doucement : « Ah ! ah ! la bonne histoire !… » Et La petite voix était flûtée et bizarre, surtout elle était triste, triste à faire pleurer, triste comme pour chanter, sur une tombe, la chanson des années disparues, des étés morts.


FIN