Paris Calmann Lévy (p. 262-265).


LXVIII


Aux vacances qui suivirent, le départ pour le Midi et pour les montagnes m’enchanta plus que la première fois.

Comme l’année précédente, nous nous mîmes en route, ma sœur et moi, au commencement d’août ; ce n’était plus une course à l’aventure, il est vrai ; mais le plaisir de revenir là et d’y retrouver tout ce qui m’avait tant charmé, dépassait encore l’amusement de s’en aller à l’inconnu.

Entre le point où s’arrêtait le chemin de fer et le village où nos cousins demeuraient, pendant le long trajet en voiture, notre petit cocher de louage prit des traverses risquées, ne se reconnut plus et nous égara, dans les recoins du reste les plus délicieux. Il faisait un temps rare, splendide. Et avec quelle joie je saluai les premières paysannes portant sur la tête les grands vases de cuivre, les premiers paysans bruns parlant patois, le commencement des terrains couleur de sanguine et des genévriers de montagne…

Vers le milieu du jour, pendant une halte pour faire reposer nos chevaux au creux d’une vallée d’ombre, dans un village perdu appelé Veyrac, nous nous assîmes au pied d’un châtaignier, — et là nous fûmes attaqués par les canards de l’endroit, les plus hardis, les plus mal élevés du monde, s’attroupant autour de nous avec des cris de la plus haute inconvenance. Au départ donc, quand nous fûmes remontés dans notre voiture, ces bêtes s’acharnant toujours à nous poursuivre, ma sœur se retourna vers eux et, avec la dignité du voyageur antique outragé par une population inhospitalière, s’écria : « Canards de Veyrac, soyez maudits ! » — Même après tant d’années, je ne puis penser de sang froid à mon fou rire d’alors. Surtout je ne puis me rappeler cette journée sans regretter ce resplendissement de soleil et de ciel bleu, comme à présent je ne sais plus en voir…

À l’arrivée, nous étions attendus sur la route, au pont de la rivière, par nos cousins et par les petits Pevral qui agitaient leurs mouchoirs.

Je retrouvai avec bonheur ma petite bande au complet. Nous avions un peu grandi les uns et les autres, nous étions plus hauts de quelques centimètres ; mais nous vîmes tout de suite qu’à part cela nous n’avions pas changé, que nous étions, aussi enfants, et disposés aux mêmes jeux.

Il y eut un orage effroyable à la tombée de la nuit. Et, pendant qu’il tonnait à tout briser, comme si on eût tiré des salves d’artillerie sur le toit de la maison de mon oncle ; pendant que toutes les vieilles gargouilles du village vomissaient de l’eau tourmentée et que des torrents couraient sur les pavés en galets noirs des rues, nous nous étions réfugiés, les petits Peyral et moi, dans la cuisine, pour y faire tapage plus à notre aise et y danser des rondes.

Très grande, cette cuisine ; garnie suivant la mode ancienne d’un arsenal d’ustensiles en cuivre rouge, séries de poêles et de chaudrons, accrochés aux murailles par ordre de grandeur, et brillant comme des pièces d’armure. Il faisait presque noir ; on commençait à sentir la bonne odeur de l’orage, de la terre mouillée, de la pluie d’été ; et par les épaisses fenêtres Louis XIII, grillées de fer, entraient de minute en minute les grandes lueurs vertes aveuglantes qui nous obligeaient, malgré nous, de cligner des yeux. Nous tournions, nous tournions comme des fous, en chantant à quatre voix : « L’astre des nuits dans son paisible éclat… » une chanson sentimentale qui n’a jamais été faite pour danser, mais que nous scandions drôlement par moquerie, pour l’accomoder en air de ronde. Cela dura je ne sais combien de temps, cette sarabande de joie, l’orage nous portant sur les nerfs, l’excès de bruit et de vitesse tournante nous grisant comme de petits derviches ; c’était la fête de mon retour célébrée ; c’était une manière d’inaugurer dignement les vacances, de narguer le Grand-Singe, d’ouvrir la série des expéditions et enfantillages de toutes sortes qui allaient recommencer demain pis que jamais.