Paris Calmann Lévy (p. 259-261).


LXVII


Un certain jeudi soir, à la Limoise, tandis qu’arrivait l’heure inexorable de s’en aller, j’étais monté seul dans la grande chambre ancienne du premier étage où j’habitais. D’abord, je m’étais accoudé à la fenêtre ouverte, pour regarder le soleil rouge de juillet s’abaisser au bout des champs pierreux et des landes à fougères, dans la direction de la mer, invisible et pourtant voisine. Toujours mélancoliques, ces couchers de soleil, sur la fin de mes jeudis…

Puis, à la dernière minute avant le départ, une idée, que je n’avais jamais eue, me vint de fureter dans cette vieille bibliothèque Louis XV qui était près de mon lit. Là, parmi les livres aux reliures d’un autre siècle, où les vers, jamais dérangés, perçaient lentement des galeries, je trouvai un cahier en gros papier rude d’autrefois, et je l’ouvris distraitement… J’appris alors, avec un tressaillement d’émotion, que de midi à quatre heures du soir, le 20 juin 1813, par 110 degrés de longitude et 15 degrés de latitude australe (entre les tropiques par conséquent et dans les parages du Grand Océan), il faisait beau temps, belle mer, jolie brise de sud-est, qu’il y avait au ciel plusieurs de ces petits nuages blancs nommés « queues de chat » et que, le long du navire, des dorades passaient…

Morts sans doute depuis longtemps, ceux qui avaient noté ces formes fugitives de nuages et qui avaient regardé passer ces dorades… Ce cahier, je le compris, était un de ces registres appelés « journaux de bord », que les marins tiennent chaque jour ; je ne m’en étonnai même pas comme d’une chose nouvelle, bien que n’en ayant encore jamais eu entre les mains. Mais c’était étrange et inattendu pour moi, de pénétrer ainsi tout à coup dans l’intimité de ces aspects du ciel et de la mer, au milieu du Grand Océan, et à une date si précise d’une année déjà si lointaine… Oh ! voir cette mer « belle » et tranquille, ces « queues de chat » jetées sur l’immensité profonde de ce ciel bleu, et ces dorades rapides traversant les solitudes australes !…

Dans cette vie des marins, dans leur métier qui m’effrayait et qui m’était défendu, que de choses devaient être charmantes ! Je ne l’avais jamais si bien senti que ce soir.

Le souvenir inoubliable de cette petite lecture furtive a été cause que, pendant mes quarts à la mer, chaque fois qu’un timonier m’a signalé un passage de dorades, j’ai toujours tourné les yeux pour les regarder ; et toujours j’ai trouvé une espèce de charme à noter ensuite l’incident sur le journal du bord, — si peu différent de celui que ces marins de juin 1813 avaient tenu avant moi.