Paris Calmann Lévy (p. 245-247).


LXII


Je crois que le printemps de cette année-là fut vraiment le plus radieux, le plus grisant des printemps de mon enfance, par contraste sans doute avec le si pénible hiver pendant lequel avait tout le temps sévi le Grand-Singe.

Oh ! la fin de mai, les hauts foins, puis les fauchages de juin ! Dans quelle lumière d’or je revois tout cela !

Les promenades du soir, avec mon père et ma sœur, se continuaient comme dans mes premières années ; ils venaient maintenant m’attendre à la sortie du collège, à quatre heures et demie et nous partions directement pour les champs. Notre prédilection, ce printemps-là, se maintint pour certaines prairies pleines d’amourettes roses ; et au retour je rapportais toujours des gerbes de ces fleurs.

Dans cette même région, venait d’éclore une peuplade éphémère de toutes petites phalènes noires et roses (du même rose que les amourettes) qui dormaient posées partout sur les longues tiges des herbes, et qui s’envolaient comme un effeuillement de pétales de fleurs, dès qu’on agitait ces foins. C’est à travers d’exquises limpidités d’atmosphère de juin, que me réapparaît tout cela… Pendant la classe de l’après-midi, l’idée de ces grandes prairies qui m’attendaient, me troublait encore plus que l’air tiède et les senteurs printanières entrant à pleines fenêtres.

Mais j’ai surtout gardé le souvenir d’un soir où ma mère nous avait promis, par exception, d’être de la promenade, pour voir, elle aussi, ces champs d’amourettes. Cette fois-là, plus distrait que de coutume, j’avais été menacé de retenue par le Grand-Singe, et tout le temps de la classe je m’étais cru puni. Cette retenue du soir, qui nous gardait une heure de plus par ces beaux temps de juin, était toujours un cruel supplice. Mais surtout j’avais le cœur serré en songeant que maman viendrait précisément là m’attendre, — et que les printemps étaient courts, qu’on allait bientôt faucher les foins, que peut-être une autre soirée aussi radieuse ne se retrouverait plus de l’année…

Aussitôt la classe finie, j’allai anxieusement consulter la liste fatale, entre les mains du maître d’études : je n’y étais pas ! Le Grand-Singe-Noir m’avait oublié, ou fait grâce !

Oh ! ma joie alors de sortir en courant de ce collège, d’apercevoir maman qui avait tenu sa promesse, et qui m’attendait là, souriante, avec mon père et ma sœur… L’air qu’on respirait dehors était plus exquis que jamais, d’une tiédeur embaumée, et la lumière avait un resplendissement de pays chaud. — Quand je repense à ce moment-là, à ces prés d’amourettes, à ces phalènes roses, il se mêle à mon regret une espèce d’anxiété indéfinissable, comme du reste chaque fois que je me retrouve en présence de choses qui m’ont frappé et charmé par des dessous mystérieux, avec une intensité que je ne m’explique pas.