Le Roman d’un enfant/57
LVII
Très nostalgiques à présent, les impressions que me causait mon musée, quand j’y montais les jeudis d’hiver, après avoir fini mes devoirs ou mes pensums, et toujours un peu tard ; la lumière baissant déjà, l’échappée de vue sur les grandes plaines s’embrumant en un gris rosé extrêmement triste. Nostalgie de l’été, nostalgie du soleil et du Midi, amenée par tous ces papillons du jardin de mon oncle, qui étaient rangés là sous des verres, par tous ces fossiles des montagnes, qui avaient été ramassés là-bas en compagnie des petits Peyral.
C’était l’avant-goût de ces regrets d’ailleurs, qui plus tard, après les longs voyages aux pays chauds, devaient me gâter mes retours au foyer, mes retours d’hiver.
Oh ! il y avait surtout le papillon « citron aurore » ! À certains moments, j’éprouvais un amer plaisir à le fixer, pour approfondir et chercher à comprendre la mélancolie qui me venait de lui. Il était dans une vitrine du fond ; ses deux nuances si fraîches et si étranges, comme celle d’une peinture de Chine, d’une robe de fée, s’avivaient l’une par l’autre, formaient un ensemble lumineux quand venait le crépuscule gris et quand déjà les autres papillons ses voisins paraissaient ne plus être que de vilaines petites chauves-souris noirâtres.
Dès que mes yeux s’arrêtaient sur lui, j’entendais la chanson traînante, somnolente, en fausset montagnard : « Ah ! ah ! la bonne histoire !… » puis je revoyais le porche blanchi du domaine de Bories, au milieu d’un silence de soleil et d’été. Alors un immense regret me prenait des vacances passées ; tristement je constatais le recul où elles étaient déjà dans les temps accomplis et le lointain où se tenaient encore les vacances à venir ; puis d’autres sentiments inexpressibles m’arrivaient aussi, sortis toujours des mêmes insondables dessous, et complétant un bien étrange ensemble.
Ce rapprochement du papillon, de la chanson et de Bories, continua longtemps de me causer des tristesses que tout ce que j’ai essayé de dire n’explique pas suffisamment ; cela dura jusqu’à l’époque où un grand vent d’orage passa sur ma vie, emportant la plupart de ces petites choses d’enfance.
Quelquefois, en présence du papillon, dans le calme gris des soirs d’hiver, j’allais jusqu’à chanter moi-même le petit refrain plaintif de la « bonne histoire » en me faisant la voix très flûtée qu’il fallait ; alors le porche de Bories m’apparaissait plus nettement encore, lumineux et désolé, par un midi de septembre ; c’était un peu comme l’association qui s’est faite plus tard dans ma tête entre les chants en fausset plaintif des Arabes et les blancheurs de leurs mosquées, les suaires de chaux de leurs portiques…
Il existe encore, ce papillon, dans tout l’éclat de ses deux nuances bizarres, momifié sous sa vitre, aussi frais qu’autrefois, et il est resté pour moi une sorte de gris-gris auquel je tiens beaucoup. Ces petits de Sainte-Hermengarde, — que j’ai perdus de vue depuis des années et qui sont maintenant attachés d’ambassade quelque part en Orient, — s’ils lisent ceci, seront bien étonnés sans doute d’apprendre quel prix les circonstances ont donné à leur cadeau.