Le Roman d’un enfant/55
LV
Avec le tracas toujours croissant des devoirs, depuis bien des mois je n’avais plus le temps de lire ma Bible, à peine de faire le matin ma prière.
Je continuais d’aller très régulièrement au temple chaque dimanche ; du reste nous y allions tous ensemble. Je respectais le banc de famille, depuis si longtemps connu, — et cette place conservera même toujours pour moi quelque chose d’à part, qui lui vient de ma mère.
C’était là cependant, au temple, que ma foi ne cessait de recevoir les atteintes les plus redoutables : celles du froid et de l’ennui. En général, les commentaires, les raisonnements humains, m’amoindrissaient toujours la Bible et l’Évangile, m’enlevaient des parcelles de leur grande poésie sombre et douce. Il était déjà très difficile de toucher à ces choses, devant un petit esprit comme le mien, sans les abîmer. Le culte de chaque soir en famille ramenait seul en moi un vrai recueillement religieux parce qu’alors les voix qui lisaient ou qui priaient m’étaient chères, et cela changeait tout.
Et puis, de mes contemplations continuelles des choses de la nature, de mes méditations devant les fossiles venus des montagnes ou des falaises et entassés dans mon musée, naissait déjà, au fin fond de moi-même, un vague panthéisme inconscient.
En somme, ma foi, encore très enracinée, très vivante, était couverte à présent d’un voile de sommeil, qui la laissait capable de se réveiller à certaines heures, mais qui, en temps ordinaire, en annulait presque les effets. D’ailleurs, je me sentais troublé pour prier ; ma conscience, restée timorée, n’était jamais tranquille quand je me mettais à genoux, — à cause de mes malheureux devoirs toujours plus ou moins escamotés, à cause de mes rébellions contre le Bœuf Apis ou le Grand-Singe, que j’étais obligé de cacher, de déguiser quelquefois jusqu’à friser le mensonge. J’avais de cuisants remords de tout cela, des instants de détresse morale et alors, pour y échapper, je me jetais plus qu’autrefois dans des jeux bruyants et des fous rires ; à mes heures de conscience plus particulièrement troublée, n’osant pas affronter le regard de mes parents, c’était avec les bonnes que je me réfugiais, pour jouer à la paume, sauter à la corde, faire tapage.
Il y avait bien deux ou trois ans que j’avais cessé de parler de ma vocation religieuse et je comprenais à présent combien tout cela était fini, impossible ; mais je n’avais rien trouvé d’autre pour mettre à la place. Et quand des étrangers demandaient à quelle carrière on me destinait, mes parents, un peu anxieux de mon avenir, ne savaient que répondre ; moi encore bien moins…
Cependant mon frère, qui se préoccupait, lui aussi, de cet avenir indéchiffrable, émit un jour l’idée — dans une de ses lettres qui pour moi sentaient toujours les lointains pays enchantés — que le mieux serait de faire de moi un ingénieur, à cause de certaine précision de mon esprit, de certaine facilité pour les mathématiques, qui était, du reste, une anomalie dans mon ensemble. Et, après qu’on m’eut consulté et que j’eus répondu négligemment : « Je veux bien, ça m’est égal, » la choses parut décidée.
Cette période pendant laquelle je fus destiné à l’École polytechnique dura un peu plus d’un an. Là ou ailleurs, qu’est-ce que cela pouvait me faire ? Quand je regardais les hommes d’un certain âge qui m’entouraient, même ceux qui occupaient les positions les plus honorables, les plus justement respectées auxquelles je pusse prétendre, et que je me disais : il faudra un jour être comme l’un d’eux, vivre utilement, posément, dans un lieu donné, dans une sphère déterminée, et puis vieillir, et ce sera tout… alors une désespérance sans bornes me prenait ; je n’avais envie de rien de possible ni de raisonnable ; j’aurais voulu plus que jamais rester un enfant, et la pensée que les années fuyaient, qu’il faudrait bientôt, bon gré, mal gré, être un homme, demeurait pour moi angoissante.