Paris Calmann Lévy (p. 163-165).


XXXIX


C’est aussi vers cette époque que j’adoptai d’une façon presque exclusive la chambre de tante Claire pour faire mes devoirs et travailler à Peau-d’Ane. Je m’installai là comme en pays conquis, encombrant tout et n’admettant pas la possibilité d’être gênant.

D’abord tante Claire était la personne qui me gâtait le plus. Et si soigneuse de mes petites affaires ! À propos d’un étalage de choses extraordinairement fragiles ou susceptibles de s’envoler au moindre souffle — comme par exemple les ailes de papillon ou les élytres de scarabée qui devaient orner les costumes des nymphes de la féerie — quand une fois je lui avait dit : « Je te confie tout ça, bonne tante ! » je pouvais m’en aller tranquille, personne n’y toucherait.

Et puis une des attractions du lieu était l’ours aux pralines : j’entrais souvent rien que pour lui rendre visite. Il était en porcelaine et habitait un coin de la cheminée, assis sur son arrière-train. D’après une convention passée avec tante Claire, chaque fois qu’il avait la tête tournée de côté (et il la tournait plusieurs fois par jour), c’est qu’il contenait dans son intérieur une praline ou un bonbon à mon intention. Quand j’avais mangé, je lui remettais soigneusement la figure au milieu pour indiquer mon passage, et je m’en allais.

Tante Claire s’employait aussi à Peau-d’Ane ; elle travaillait dans les costumes et je lui donnais sa tâche chaque jour. Elle avait surtout l’entreprise de la coiffure des fées et des nymphes ; sur leurs têtes de porcelaine grosses comme le bout du petit doigt, elle posait des postiches de soie blonde, qu’elle frisait ensuite en boucles éparses au moyen d’imperceptibles fers…

Puis, quand je me décidais à commencer mes devoirs, dans la fièvre de la dernière demi-heure, après avoir gaspillé mon temps en flâneries de tous genres, c’était encore tante Claire qui venait à mon secours ; elle prenait en main l’énorme dictionnaire qu’il fallait, et me cherchait mes mots pour les thèmes ou les versions. Elle s’était habituée même à lire le grec, afin de m’aider à apprendre mes leçons dans cette langue. Et, pour cet exercice, je l’entraînais toujours dans un escalier, où je m’étendais aussitôt sur les marches, les pieds plus hauts que la tête : deux ou trois années durant, ce fut ma pose classique pendant la récitation de la Cyropédie ou de l’Iliade.