Le Roman d’un enfant/38
XXXVIII
La petite Jeanne était venue passer la journée à la maison ; c’était à la fin de mai, pendant ce même printemps d’attente, et j’avais douze ans. Toute l’après-midi, nous avions fait manœuvrer sur la scène des poupées de cinq à six centimètres de long, en porcelaine articulée ; nous avions peint des décors ; nous avions travaillé à Peau-d’Ane, enfin, — mais à Peau-d’Ane première manière — au milieu d’un grand fouillis de couleurs, de pinceaux, de retailles de carton, de papier doré et de morceaux de gaze. Puis, l’heure de descendre à la salle à manger approchant, nous avions serré nos précieux travaux dans une grande caisse, qui y fut consacrée depuis ce jour-là — et dont l’intérieur, en sapin neuf, avait une odeur résineuse très persistante.
Après dîner, pendant le long crépuscule tranquille, on nous emmena tous deux ensemble à la promenade.
Mais — surprise qui commença de m’attrister — dehors il faisait presque froid, et ce ciel de printemps avait un voile qui rappelait l’hiver. Au lieu de nous conduire hors de ville vers les allées et les routes toujours animées de promeneurs, ce fut du côté du grand jardin de la Marine, lieu plus comme il faut, mais solitaire tous les soirs après le soleil couché.
En nous y rendant, par une longue rue droite où il n’y avait aucun passant, comme nous arrivions près de la chapelle des Orphelines, nous entendîmes sonner et psalmodier pour le mois de Marie ; puis un cortège sortit : des petites filles en blanc, qui semblaient avoir froid sous leurs mousselines de mai. Après avoir fait un tour dans le quartier désert et avoir chanté une ritournelle mélancolique, la modeste procession, avec ses deux ou trois bannières, rentra sans bruit ; personne ne l’avait regardée dans la rue, où, d’un bout à l’autre, nous étions seuls ; le sentiment me vint que personne ne l’avait regardée non plus dans ce ciel tendu de gris, qui devait être également vide. Cette pauvre petite procession d’enfants abandonnées avait achevé de me serrer le cœur, en ajoutant à mon désenchantement sur les soirées de mai la conscience de la vanité des prières et du néant de tout.
Dans le jardin de la Marine, ma tristesse s’augmenta encore. Il faisait froid décidément, et nous frissonnions, tout étonnés, sous nos costumes de printemps. Il n’y avait du reste pas un seul promeneur nulle part. Les grands marronniers fleuris, les arbres feuillus, feuillus, d’une nuance fraîche et éclatante, se suivaient en longues enfilades touffues, absolument vides ; la magnificence des verts s’étalait pour les regards de personne, sous un ciel immobile, d’un gris pâle et glacé. Et le long des parterres, c’était une profusion de roses, de pivoines, de lis, qui semblaient s’être trompés de saison et frissonner comme nous, sous ce crépuscule subitement refroidi.
J’ai souvent trouvé du reste que les mélancolies des printemps dépassent celles des automnes, sans doute parce qu’elles sont un contresens, une déception sur la seule chose du monde qui devrait au moins ne jamais nous manquer.
Dans le désorientement où ces aspects me jetaient, l’envie me prit de faire à Jeanne une niche de gamin.
Il me venait parfois de ces tentations-là avec elle, pour me venger de son esprit, plus précocement appointé et moqueur que le mien. Je l’engageai donc à sentir de près des lis qui étaient charmants, et, tandis qu’elle se penchait, d’une très légère poussée derrière les cheveux, je lui mis le nez en plein dans les fleurs, pour la barbouiller de pollen jaune. Elle fut indignée ! Et le sentiment d’avoir commis un acte de mauvais goût acheva de me rendre pénible notre retour de promenade.
Les belles soirées de mai !… J’avais pourtant gardé, de celles des années précédentes, un souvenir autrement doux ; elles étaient donc ainsi ?… Ce froid, ce ciel couvert, cette solitude des jardins ? Et si vite, si mal finie, cette journée d’amusement avec Jeanne ! En moi-même, je conclus à ce mortel : « Ce n’est que ça ! » qui est devenu dans la suite une de mes plus ordinaires réflexions, et que j’aurais aussi bien pu prendre pour devise…
En rentrant, j’allai inspecter dans le coffre de bois notre travail de l’après-midi, et je sentis l’odeur balsamique des planches, qui avait imprégné tous nos objets de théâtre. Eh bien, pendant très longtemps, pendant un an, deux ans, ou plus, cette même senteur du coffre de Peau-d’Ane me rappela obstinément cette soirée de mai, et son immense tristesse qui fut une des plus singulières de ma vie d’enfant. Du reste, dans ma vie d’homme, je n’ai plus guère retrouvé ces angoisses sans cause connue et doublées de cette anxiété de ne pas comprendre, de se sentir perdre pied toujours dans les mêmes insondables dessous ; je n’ai plus guère souffert sans savoir au moins pourquoi. Non, ces choses-là ont été spéciales à mon enfance, et ce livre aurait aussi bien pu porter ce titre (dangereux, je le reconnais) : « Journal de mes grandes tristesses inexpliquées, et des quelques gamineries d’occasion par lesquelles j’ai tenté de m’en distraire. »