Le Roman d’Hippolyte/I/02

La Renaissance du livre (7p. 22-39).
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II


— Comme ça est dommage, n’est-ce pas, qu’elle devient si forte !

Telle était l’exclamation affligée des bonnes gens du quartier chaque fois qu’il s’agissait de la sympathique petite Mme Ferdinand Mosselman.

De fait, la jolie cordière de la rue de Flandre s’était plutôt épaissie depuis quelques années. Oh, ce n’est pas qu’elle n’eût lutté d’abord, et d’un grand courage, contre l’embonpoint sournois, jeûnant comme sainte Thérèse sa patronne, bouclant sa taille au petit cabestan de toilette, trottant sans cesse par la maison et par la ville, sous prétexte de footing. Oui, elle avait tout essayé, la pauvre ! rien ne faisait. La cure la plus sévère défiait en vain les lois inexorables d’une physiologie atavique.

M. Verhoegen avait été un gros homme courtaud, ramassé et ventripotent, parce que sa mère était une petite grosse femme « fort dodûment entripaillée », comme dit le vieux conteur. Le destin de Thérèse l’obligeait donc d’être à son tour grassouillette et volumineuse : ainsi le voulait la Parque ennemie.

Ce fut d’abord chez la jeune femme un vif désespoir qui la porta aux pires remèdes, voire à l’expérimentation de certaines pilules — occidentales cette fois ! — tant elle redoutait en engraissant chaque jour davantage de refroidir tout à fait le sentiment, déjà si souvent attiédi, de son volage Ferdinand. Quelle défense contre l’obésité ! Œillet par œillet, elle avait disputé la finesse de sa ceinture et vécu dans les supplices. Mais à présent c’était fini. À bout de forces et de mortifications, elle avait désarmé tout à coup, se résignant enfin à relâcher les rubans de son corset, à devenir une petite femme replète et ronde, un peu consolée du reste dans la dérive de sa vénusté par les satisfactions qu’elle accordait maintenant à sa gourmandise et surtout par le sourire bienveillant de son mari :

— Hé, hé, disait-il parfois avec bonne humeur, sais-tu que tu deviens boulotte !

— Tu trouves ? faisait-elle tristement.

Et, la mine anxieuse :

— C’est vilain, n’est-ce pas ?

— Mais non… Je ne déteste pas ça !

Il le lui prouva d’ailleurs si gentiment qu’elle se laissa forcir sans plus y opposer la moindre résistance ; et c’est ainsi qu’un beau soir d’hiver une nouvelle petite fille était apparue dans la corderie…

Il est vrai que de tristes événements avaient suivi cette heureuse naissance. Le père Verhoegen, frappé d’une attaque d’apoplexie, était mort le jour même où la petite Yvonne essayait ses premiers pas ; et bientôt, Jérôme, le bon vieux serviteur, avait succombé à son tour, dans une suprême crise d’asthme.

Cette double séparation plongea Thérèse dans un vif chagrin dont elle fut lente à se remettre.

Si la jeune femme avait perdu sa grâce de mousmé, son visage demeurait avenant, plein de fraîcheur et de jeunesse. Aussi bien, malgré l’embonpoint qui enchaîne souvent l’activité, elle restait très vive, très alerte et ne se reposait pas volontiers. Nulle maman qui s’occupât davantage de ses enfants ; aucune ménagère qui veillât plus soigneusement à la bonne tenue de sa maison.

Il était impossible que les relations de Thérèse avec Adolphine Kaekebroeck devinssent plus étroites ; leur tendresse réciproque, déjà si ancienne, ne connaissait aucun nuage, demeurait toujours aussi empressée et comme indispensable à l’existence l’une de l’autre. Joseph Kaekebroeck s’amusait parfois à les entendre bavarder ensemble, se faire mille confidences, parler enfants, ménage, toilette et chiffons comme si elles ne se fussent plus vues depuis des siècles, alors qu’elles s’étaient pourtant rencontrées la veille ou pas plus tard que ce matin, au marché Sainte-Catherine.

Il souriait à leur moulin :

— Deux femmes, répétait-il, avaient été enfermées dans le même cachot pendant dix longues années. Eh bien, voulez-vous croire qu’en sortant de prison, elles avaient encore quelque chose à se dire !

— Allez, toi ! s’écriait Adolphine en le menaçant d’une gifle. Va-t-en seulement, si ça t’embête, espèce de vilain moqueur !

Mais ça ne « l’embêtait » pas du tout, au contraire ; le railleur écoutait, amusé et même attendri, ce gentil verbiage, rempli sans doute d’une foule de petits riens mais où il n’y avait pas l’ombre d’une méchanceté à l’égard de personne. Car leur bonté foncière à toutes deux les préservait des bas commérages.

L’épreuve du chagrin, encore plus que la maternité, avait enfin dépuérilisé Thérèse et mûri sa raison. Elle était plus intelligente que sa belle et robuste amie, surtout plus cultivée ; Adolphine sentait instinctivement sa supériorité et ne l’en aimait que davantage.

La petite Mme Mosselman était une personne de bon conseil ; elle avait du jugement, de la finesse, un certain goût. Elle parlait avec facilité, d’une voix claire, presque sans accent ; elle s’habillait volontiers de couleurs sombres autant pour « s’amincir » en apparence que parce qu’elle n’aimait pas les toilettes voyantes. Ce n’est pas elle non plus qui eût jamais consenti à arborer sur sa tête ces panaches ridicules et multicolores dont raffolent la plupart des femmes, plus sauvages en atours que les sauvagesses elles-mêmes.

Elle avait de la discrétion en toute chose, ce qui ne l’empêchait pas d’être fort séduisante. Ses quatre enfants l’occupaient beaucoup, sans compter que depuis la mort du bon Jérôme, elle aidait son mari dans la corderie. C’est elle qui vérifiait la comptabilité et recevait parfois les clients. Sans être injuste à son égard, Ferdinand ne se rendait peut-être pas bien compte des grandes qualités de Thérèse ; il la délaissait quelquefois pour courir à de petites œuvres perverses, persuadé d’ailleurs que les remords qu’il rapportait à sa femme étaient le plus délicat hommage qu’il pût lui faire. Un indulgent moraliste ne l’a-t-il pas dit : « Celle à qui l’on revient toujours connaît la plus douce des flatteries… »

Par un brûlant après-midi du mois d’août, Thérèse, réfugiée dans le frais salon de la corderie, s’occupait à des travaux d’aiguille en prévision d’un prochain séjour à Blankenberghe avec ses enfants. Que de boutons à recoudre aux culottes de « Georgke » et de « Léion », les blonds jumeaux, toujours aussi empotés et poltrons malgré leurs huit ans ! Combien de chemisettes et de jupons à ourler pour Cécile, qui courait aujourd’hui sur ses six ans, et pour cette mominette d’Yvonne, la petite dernière, à peine vieille de quatre ans et déjà raisonneuse et raisonnante, indomptée comme une suffragette !

À cause de la vague de chaleur qui déferlait depuis quelques jours, la jeune femme avait revêtu, pour être plus à l’aise, un léger peignoir de linon qui découvrait son cou de neige et ses avant-bras potelés. Penchée sur les robes de gosse, elle travaillait avec ses petites manières coquettes et adroites quand le bruit retentissant du timbre de visite lui fit brusquement relever la tête. Elle n’attendait personne : qui donc osait braver l’affreuse chaleur pour la venir voir ? Mais déjà Julie, la nouvelle femme de chambre, entrait dans la pièce :

— Madame, c’est un soldat avec un bouquet !

Thérèse avait déposé son aiguille :

— Un soldat avec un bouquet ? Ce n’est pas possible… Le garçon s’est sans doute trompé de porte.

— Non, non, Madame… Il a dit comme ça : « Est-ce que Mme Mosselman est chez elle ? »

— Tiens ! fit la jeune femme vivement étonnée.

Puis, avec un timide accent de reproche :

— Et vous ne lui avez pas demandé son nom ? Il faut toujours demander le nom…

— Je ne savais pas, répondit humblement Julie, mais j’ai dit : « Donnez seulement votre bouquet, mon ami, je le porterai à Madame… »

— Ah, et qu’est-ce qu’il a répondu ?

— Merci, Mademoiselle — qu’il a fait, car il est bien poli, savez-vous — mais je dois le remettre moi-même. Alors j’ai dit : « Attendez un petit peu, je vais une fois voir… »

— Allons, fit Thérèse en laissant sa besogne, il y a certainement un malentendu. Je descends…

Mais, comme elle sortait de la chambre, quelle ne fut sa surprise d’apercevoir sur le palier un jeune soldat tout souriant, lequel se mit au port d’armes, une main au calot, tandis qu’il présentait de l’autre une énorme botte de roses…

— Hippolyte !

— Soi-même, Madame la Colonelle, dit-il en imitant l’accent d’un tourlourou de café-concert.

Elle était stupéfaite :

— Eh bien, si je m’attendais ! Entre seulement mon cher garçon…

Il était charmant dans sa tunique de lignard au drap de fine qualité, comme celui d’un uniforme d’officier :

— C’est mon premier jour de sortie, fit-il avec une assurance enjouée ; alors, je viens « une fois » me montrer à la dame de mes pensées…

— Les jolies roses ! s’exclama-t-elle pour cacher son trouble. Comme elles sentent bon ! Tu me gâtes. Tu fais des folies !

— Ma solde me le permet, répondit-il d’un air suffisant ; je gagne deux cens par jour !

Elle tournait vivement à travers la pièce à la recherche d’un vase pour les fleurs ; son blanc peignoir voltigeait, remuant un honnête parfum d’iris et de giroflée.

— Hein, comme il fait chaud ! Tu ne veux pas te rafraîchir ?

— Jamais de la vie ! Je ne prends jamais rien entre mes repas…

— Eh bien, assieds-toi. Je vais vite chercher de l’eau pour les belles roses qui ont soif…

Elle disparut un instant et revint avec un broc dont elle versa le contenu dans une grande flûte de cristal posée sur le piano.

Alors, dénouant la botte de Gloires de Dijon, elle l’ajusta coquettement dans le porte-bouquet en même temps qu’elle parlait avec volubilité :

— En voilà une surprise ! Je ne savais pas… Tout de même, cette Adolphine qui ne me dit rien ! Oh, ce n’est pas permis. Quand donc es-tu entré à la caserne ? Et comment cela va-t-il ? Hein, c’est dur les commencements ? Et la maman, elle n’est pas trop triste ?

Elle s’étourdissait de questions pressées pour donner le change sur son émotion ; car malgré tout, elle ne pouvait se défendre d’une certaine contrainte en face de ce beau garçon qui l’avait adorée sans espoir.

Il souriait, secrètement amusé de sa gêne qu’il voyait bien, mais un peu ému à son tour de la trouver si involontairement provocante dans ses atours révélateurs.

— Mais oui, dit-il, j’ai été incorporé, le 1er août, dans le bataillon universitaire. Ah ! le Petit-Château n’est pas un Palace, mais il ne faut pas être douillet. Je m’y ferai… Et puis, quand on a été au lycée…

Il expliqua qu’il était libre tous les jours, de 5 heures à 10 heures, et que le samedi il avait congé jusqu’au lendemain à minuit.

— Vraiment, je n’ai pas trop à me plaindre… Quant à maman, elle est tout à fait attendrissante : vous ne pouvez vous imaginer ce que, le soir, elle empile de vivres et de friandises dans mon sac… Elle ne cessera jamais de me traiter comme un gosse !

Il la regarda en riant :

— Et pourtant, je ne suis plus un gosse, dites, Madame Thérèse ?

— Oh ! fit-elle en éludant une réponse directe, pour les mamans les grands garçons restent toujours des gosses…

— Mais pour les autres ? reprit-il avec une insistance narquoise.

Elle s’était rassise devant sa table à ouvrage et s’occupait à enfiler une aiguille :

— Pour quels autres ? dit-elle afin de gagner du temps, car elle savait bien où il la voulait conduire.

— Hé, pour vous, par exemple !

Une rougeur colora le visage de la jolie cordière. Elle essaya de s’en tirer avec de la bonne humeur :

— Pour moi ? Mais ne suis-je pas aussi presque une maman pour toi ?

Il riposta :

— Alors, je suis toujours un petit garçon à vos yeux ?

— Mais il me semble bien que oui… Et puis, vois-tu, ça me rajeunit si fort de le croire !

— Et vous ne craignez pas, dit-il en jouant l’air farouche, vous ne craignez pas que le petit garçon ne retrouve sa flamme d’autrefois ?

— Oh ben, soupira-t-elle avec un calme apparent, je suis très tranquille. Le petit garçon est devenu raisonnable et quant à la dame, c’est maintenant une grosse dondon très respectable…

— Hé, c’est ce qui vous trompe ! s’écria-t-il avec chaleur. Je ne la vois pas du tout comme ça, moi ! Jamais je ne consentirai à lui rendre des devoirs, mais des hommages, oh toujours !

— Tu as tort. Allons, regarde-moi, je suis une tour à présent !

— Justement, c’est au pied des tours que les chevaliers soupirent leurs déclarations !

En même temps il se précipitait à ses genoux et l’implorait d’un regard tout rempli de joyeuse tendresse.

— Voyons, dit-elle un peu décontenancée par ce geste prompt, voyons relève-toi, espèce de fou ! Et puis, tu sais, je ne t’aime plus quand tu commences…

Il souriait montrant ses belles dents blanches :

— Mais je ne commence pas, je continue à aimer ma dame. Dites, Madame Thérèse, mon bouquet vaut bien un baiser sans doute… Je demande un baiser, je veux un baiser !

Et il tendait les bras d’un air de supplication comique. Elle n’eût pu dire si elle était plus ennuyée qu’attendrie.

— Allons, veux-tu te relever, méchant garçon ! Si Julie entrait maintenant !

Elle vit bien qu’il n’obéirait pas avant qu’on lui eût accordé satisfaction. En somme, était-ce si grosse exigence qu’un baiser ? Elle finit par se pencher et offrit ses joues. Mais elle ne put empêcher que les lèvres du jeune homme ne s’égarassent, tentées par son cou savoureux et charmant.

— Och, faisait-elle en essayant de se dégager, tu es tout de même un embêtant, sais-tu !

Et ce retour à la langue familière montrait bien qu’elle était plus émue qu’elle ne le voulait laisser voir.

Alors, il l’étreignit de nouveau, mêlant cette fois un peu de moquerie à sa tendresse ; et, comme s’il était tout à coup son aîné :

— Chère petite Bruxelloise, va !

Il s’était relevé à regret :

— Et les enfants ? interrogea-t-il avec sollicitude.

Elle semblait légèrement bouleversée, mais la question venait à point qui lui fit retrouver son calme.

— Ils sont allés jouer au Parc avec les petits d’Adolphine et aussi, je crois, ceux de Pauline et d’Hermance…

— Mais c’est tout un régiment ça !

Elle se lamenta un instant : il faisait si chaud aujourd’hui :

— J’ai toujours peur qu’ils n’attrapent du mal…

Elle avoua qu’elle n’était vraiment pas fâchée de partir bientôt pour la mer, car il faisait malsain dans le « bas de la ville » par cette affreuse température. Aussi bien, depuis quelques jours, la petite Yvonne devenait particulièrement difficile : elle avait grand besoin de changer d’air.

Il s’inquiéta tout de suite de sa filleule pour laquelle il avait une affection très vive et quasi paternelle :

— Elle n’est pas malade au moins ?

— Non, non, mais Mademoiselle est trépignante. Je ne connais pas de gamine plus volontaire. Elle n’en veut faire qu’à sa tête. À quatre ans, c’est un peu tôt…

— Oh, les femmes sont toujours en avance…

— Quelle petite fille insupportable ! Et avec ça que tout le monde l’adore !

— Tout à fait comme moi quand j’avais son âge, dit-il en riant, à cette différence près que c’est moi qui adorais… une petite madame que je sais ! Mais soyez tranquille, je mettrai cette coquinette à la raison.

— Ah bien oui ! s’exclama-t-elle très amusée, avec ça que tu ne fais pas tout ce qu’elle veut ! Je pense souvent que c’est à cause de toi qu’elle est si mal élevée. Tu la gâtes, tu la soutiens, tu l’approuves en toute chose. Entre nous, tu lui donnes de très mauvais conseils !

— Dites tout de suite que je suis son professeur d’anarchie !

Elle s’était remise à coudre et répliquait gentiment aux taquineries du soldat quand on entendit un brouhaha dans l’escalier, comme une montée à l’assaut.

— Mais les voilà ! s’écria joyeusement Thérèse. C’est vrai, il est presque 6 heures.

— Attendez, dit le jeune homme, je veux leur faire une petite niche…

Et prestement, il alla se blottir derrière le piano.

Thérèse avait à peine ouvert la porte qu’un flot de gosses s’élançait dans la chambre pour se suspendre au cou et aux bras de la jeune femme. Elle demeura un moment comme paralysée et tout étourdie sous une averse de baisers. Puis, s’étant dégagée non sans peine :

— Mais vous êtes en nage, mes enfants ! Allez vite vous changer !

Tandis qu’ils se retiraient en désordre, elle interrogeait la bonne :

— J’espère qu’ils ont été bien sages ?

— Oui, oui, affirma la jeune fille, excepté que la petite a encore une fois…

Mais la brunette aux yeux noirs rentra tout à coup dans la pièce pour interrompre un rapport qu’elle prévoyait empreint de mensonge ou d’inexactitude tout au moins :

— Élisa ne peut pas dire ! Elle n’a rien vu. Oui, j’ai donné une bonne tape au petit garçon très méchant, parce qu’il frappait mon ours Martin !

La bambine, le feu aux joues, une grande bête de carton pelucheux sur le bras gauche, s’exprimait avec une facilité surprenante. Elle portait une robe très courte, relevée par derrière en queue de coq et qui montrait des petites jambes brunes et griffées, des cuisses rondes et fermes. Un grand nœud rose attaché au bout de sa tresse voltigeait à gauche et à droite dans les mouvements brusques de sa tête mutine.

— Voyons, dit Thérèse en essayant de prendre un ton sévère, qu’est-ce encore que tout cela signifie ?

Elle se fit expliquer. Il paraît que la fillette s’était élancée sur un petit garçon qui avait donné un coup de talon à son ours assis bien sagement sur son derrière au pied d’un arbre. Ç’avait fait une grosse histoire avec la maman. Heureusement, Hermance était parvenue à tout arranger.

— Enfin, conclut la jeune femme, tu as encore une fois fait des tiennes. Prends garde, Vonnette, si tu ne te conduis pas mieux, je serai forcée de prévenir ton parrain et il sera très fâché, oui très fâché !

À ces mots la figure de l’enfant se détendit brusquement :

— Parrain ne me grondera pas, fit-elle avec assurance ; il dira que j’ai bien fait…

— Eh bien, c’est ce qui te trompe ! D’ailleurs ton parrain sait déjà ta vilaine conduite et il est ici…

— Où qu’il est ? interrogea la gamine d’un air parfaitement calme.

— Cherche bien et tu trouveras…

Yvonne sourit :

— Hein, tu veux me faire une petite farce ?

— Non, non, cherche je te dis !

Alors, les deux mains derrière le dos, la fillette s’avança sur la pointe des pieds à travers la chambre. Elle souleva bravement les rideaux, fureta dans les coins, s’étendit même à plat ventre pour regarder sous le grand canapé. Mais, comme elle se redressait, elle demeura stupéfaite en apercevant un grand soldat au milieu de la pièce.

— Ah, ah, dit Thérèse, te voilà un peu attrapée maintenant !

La fillette n’en croyait pas ses yeux ; elle hésitait à reconnaître Hippolyte sous l’uniforme. Alors le jeune homme contrefaisant une grosse voix :

— Oui, c’est moi, dit-il, je suis venu en gendarme pour prendre une méchante petite fille qui bat les petits garçons…

Cette fois, Yvonne était fixée :

— Mon petit parrain !

Et elle se jeta sur lui, sautant aussi haut qu’elle pouvait afin qu’il la prît dans ses bras.

Hippolyte ne douta pas que son effet ne fût manqué : il ne résista pas davantage et, soulevant la gamine, il la pressa tendrement contre sa belle tunique. Impossible de lui faire un bout de morale tant elle l’accablait de questions :

— Pourquoi que t’es déguisé en militaire ?

Elle lui tenait les joues pincées entre ses menottes :

— Hé, j’ai mal, tu sais !

Mais elle pinçait plus fort, toute sa mignonne figure de noiraude crispée de frénésie aimante et montrant ses petites dents rageuses. Thérèse dut intervenir :

— Allons, vilaine fille, veux-tu cesser ?

Elle se décida à lâcher prise. Soudain, voyant les marques blanches de ses pinçons sur les joues du jeune homme, elle fut saisie de violents remords et couvrit les places endolories de baisers éperdus :

— Pardon, mon petit parrain, criait-elle avec des larmes, je ne le ferai plus !

— C’est guéri et pardonné ! faisait le soldat en l’étreignant de tout son cœur.

Et pour l’en convaincre, il tira d’une des basques de sa tunique un petit paquet entouré d’une faveur rose.

— Quoi c’est ? dit-elle intriguée et frémissante.

Elle eut tôt fait de déballer l’objet et découvrit au fond d’une boîte ce joli bracelet d’argent qui la tentait si fort à la vitrine de Joostens, le petit bijoutier de la rue Sainte-Catherine.

Elle s’en para sur-le-champ, toute rouge de plaisir.

— Tu ne cesseras donc jamais de la gâter, fit Thérèse avec un accent de doux reproche. Eh bien, Mademoiselle, qu’est-ce qu’on dit maintenant ?

— Cette petite chose, dit Vonette en désignant la breloque, hein, c’est une médaille ?

— Justement, repartit Hippolyte avec un grand sérieux, c’est une médaille de bonne conduite, tu comprends !

Et soudain, la petite fille qui saisissait l’ironie, cacha sa figure dans le cou du jeune homme :

— Oh, merci mon petit parrain chéri !

Mais il se faisait tard et le soldat, rajustant sa tunique, se préparait à prendre congé quand Georgke, Léion et Cécile reparurent tout à coup dans le salon en poussant des cris de joie. La vue d’Hippolyte en uniforme de lignard les remplissait d’admiration. Aussi, les adieux furent-ils difficiles.

— Allons, brusqua le jeune homme en décrochant toutes ces petites pattes, laissez-moi, je dois rentrer à la caserne !

Ils voulurent descendre avec lui, encore que la rageuse Yvonne prétendît être seule à le reconduire :

— C’est mon parrain ! C’est mon parrain ! criait-elle, pâle de jalousie, en bousculant tout le monde.

Thérèse souriait, appuyée sur la rampe du palier :

— Bien des compliments chez toi, mon cher garçon !

— Bon séjour à Blankenberghe ! Hé, je ne dis pas… Je viendrai peut-être vous voir un dimanche…

— Oh oui ! s’exclamèrent les enfants. Oui, viens seulement, oncle Hippolyte ! On fera des forts !

— Tu seras le bienvenu, repartit la jeune femme, mais préviens-nous, n’est-ce pas ?

Il lui lança un baiser de la main, embrassa une dernière fois cette petite cramponne de Vonnette et bondit dans la rue…