Le Roman d’Hippolyte/I/01

La Renaissance du livre (7p. 9-21).
II  ►


I


En revenant de Paris, après avoir terminé sa rhétorique, Hippolyte Platbrood savait ce qu’il voulait, au rebours de tant d’autres jeunes gens de sa condition.

Son bagage, quoique léger et portatif, n’était pas négligeable ; bien empaqueté, il contenait, sous un petit volume, nombre de choses utiles et d’abord une langue claire, la propriété des mots, une élocution déjà facile. Ce lycéen rapportait encore le ferme projet de ne pas être un oisif, le désir d’étendre sa culture et d’orner son esprit, en un mot de travailler afin de faire bonne figure un jour, sinon de briller au premier rang, dans quelque carrière libérale.

Tout de suite, il se décida pour le barreau où il lui semblait qu’il pourrait satisfaire, mieux que dans nulle autre profession, son besoin d’activité, les aspirations généreuses de sa nature et même sa fantaisie.

Ses bons parents ne devaient pas le contrarier ; leur situation de bourgeois cossus leur permettait du reste d’épargner à ce cadet bien aimé l’asservissement d’une fonction immédiatement rétribuée mais sans relief ni honneur ; au surplus, très fiers de ses heureuses dispositions, ils s’enorgueillissaient déjà de compter un avocat dans la famille.

Tandis que Mme Platbrood était toute à la joie d’avoir retrouvé son benjamin, le major éprouvait de grandes satisfactions d’amour-propre. Rien ne lui était si agréable que d’être interrogé sur son fils :

— Et qu’allez-vous faire à présent de ce grand garçon-là ?

Il prenait son temps et, d’un air grave, il prononçait dans sa barbe fleurie :

— Bé, Hippolyte va faire son droit…

Et la phrase lui plaisait à répéter comme si elle l’eût revêtu lui-même de la robe.

Donc, Hippolyte prit son inscription à l’Université. Il s’y distingua tout de suite par la bonne grâce et la franchise de son caractère. Étudiant assidu, il ne se bornait pas uniquement à « prendre » les cours ; il les creusait au contraire, complétant la parole du professeur par des recherches personnelles. Remâcher la leçon ne pouvait lui suffire ; elle n’était pour lui qu’une préparation : il ne voulait pas être seulement un perroquet.

L’Histoire l’intéressa vivement ; ce n’était plus une liste de dates, une énonciation de faits. On y voyait maintenant les personnages d’une époque, les mœurs, le milieu, le mobile des actions… Il goûtait la ferme ordonnance d’un Mignet, tout en admirant la verve inspirée, la divination d’un Michelet, cette manière d’écrire l’Histoire « avec une suite d’éclairs »…

Pour la Philosophie, elle lui semblait seulement un bon exercice à penser et à contredire, lorsqu’on avait le temps ; d’ailleurs, aucun système qui ne lui parût insuffisant, puéril par quelque côté.

À vingt ans, son évolution intérieure était terminée. En matière religieuse, il n’avait plus aucune inquiétude d’opinion. Émancipé, mais nullement impie ou intolérant, il s’interdisait de convertir personne. La foi sincère l’étonnait simplement sans l’irriter ou provoquer sa moquerie. On dit qu’elle a des ailes : il pensait que ce sont des ailes collées, pareilles à celles d’Icare et qui se détachent, comme elles, à la chaleur de la science.

Il croyait fermement au juste, au vrai, au beau. Les positivistes le persuadaient volontiers, ce qui n’empêche qu’il était un peu « cousinien » et que sa raison, dès lors, n’eût à plaider souvent contre l’incurable espérance d’une âme sensible, sujette à la contemplation et pleine de jolis rêves…

Le jeune homme s’était beaucoup « développé » comme on dit, durant sa dernière année d’études ; les nouvelles méthodes d’éducation physique inaugurées dans les lycées français y étaient sans doute pour quelque chose.

Un léger duvet ombrait ses joues et sa moustache brune était déjà bien dessinée. Sa taille dépassait la moyenne ; le garçon un peu grêle d’autrefois avait pris de l’étoffe mais sans s’alourdir aucunement : il gardait sa sveltesse, toute son élégance musclée et cambrée.

Il avait abandonné la coiffure calamistrée pour la simple « brosse » ; sa chevelure semblait s’être encore assombrie et ses yeux noirs aux longs cils brillaient avec plus de feu que jamais au milieu d’une figure correcte, naturellement teintée de hâle. Bref, sa tournure et sa physionomie étaient fort séduisantes : elles attiraient de prime abord la sympathie que justifiaient sa vivacité d’esprit et son bon naturel. Aussi, les amitiés s’offrirent-elles nombreuses au jeune homme, les unes avec élan, les autres de façon plus discrète. Il se réserva, prit le temps de choisir et sut ne froisser personne.

Certes, il ne se croyait aucune supériorité quelconque sur ses nouveaux condisciples et son affabilité n’était nullement empreinte de condescendance. Mais, tout en appréciant chez la plupart d’entre eux un bon sens alerte, et une excellente « judiciaire », il ne pouvait s’empêcher de déplorer, presque chez tous, la pesanteur d’une langue embrouillée, l’emploi d’un vocabulaire impropre en dépit du commerce qu’ils avaient si longtemps entretenu avec les classiques.

Ne fallait-il pas deviner bien souvent ce qu’ils voulaient dire ? Quel idiome pénible, dur ! Quelle articulation laborieuse qui tord la bouche, fend et crevasse les lèvres, écorche les oreilles ! Quel accent pâteux, lourd, grossier !

Ce n’est pas qu’il ne prît souvent plaisir aux expressions heureuses de cette langue gâtée ; mais, quand même, il ne s’habituait pas à un tel charabia et s’étonnait fort qu’il ne choquât personne. Dès son premier retour de Paris, il avait eu l’impression, assurément excessive, que la façon dont on s’exprimait en Belgique provenait d’une maladie de la bouche et qu’on en mourait…

— Et dire, observait Joseph Kaekebroeck en riant, que tu as parlé comme ça !

— Est-ce possible ? faisait-il vraiment étonné et incrédule.

C’était un délicat, prompt du reste à se moquer de lui-même, à être agacé tout le premier et même à souffrir de son raffinement. Mais ce langage vicié, sale, cette prononciation baveuse l’incommodaient comme une haleine impure.

Il ne pensait pas qu’il y eût rien à faire chez ses condisciples, tout au moins pour améliorer leur accent ; car le français qu’ils traitaient si mal en parlant, ils l’écrivaient d’ordinaire fort bien. Mais peut-être ne fallait-il pas se décourager à l’égard des petits : ils étaient susceptibles, eux, de recevoir de bonnes empreintes. C’est pourquoi, l’éducation de ses neveux et nièces ainsi que des enfants de son entourage l’intéressait au plus haut point. Il aimait du reste beaucoup les petits et savait les amuser.

La langue trop verte du turbulent Alberke lui semblait devoir être maîtrisée, et déjà il veillait aussi à ce que le fameux « petit Parisien », qui était né à l’heure dite et, très vif et tout blond, courait en mollets nus sur ses cinq ans, entendît souvent sous ses jolies « crolles » des sons exacts, des phrases bien faites, « bien assises sur leurs hanches », en un mot du français.

L’enfant mordait d’ailleurs aux bons principes. On eût dit que, comme Aréthuse, la langue de ce petit, conçu à Paris, gardât sa pureté limpide au milieu de nos patois marécageux.

Adolphine contrariait peut-être la méthode mais sans le vouloir ; si elle avait été un moment séduite par le doux parler de France jusqu’à en essayer parfois pour son compte une timide imitation, sa sincérité ne pouvait longtemps s’accommoder d’une telle coquetterie d’emprunt et, bien vite, elle était revenue au vrai et libre idiome qu’elle avait toujours parlé. D’ailleurs, celui-ci n’était pas dépourvu d’une certaine grâce dans sa jolie bouche ; il s’harmonisait en quelque sorte avec sa beauté robuste qu’il relevait d’un piquant, d’un sel, enfin de ce charme subtil qui se comprend mieux qu’il ne se décrit.

Donc Alberke et Hélène continuaient, en fait de grammaire, à subir des influences diverses, si bien que malgré l’intervention énergique mais assez intermittente de leur père — qui ne craignait rien tant que de chagriner sa chère femme — on n’eût pu encore prédire quel dialecte ailé habiterait un jour sur leurs lèvres…

Bien qu’Hippolyte travaillât avec grande application, il n’avait rien pourtant du bloqueur hâve et têtu qui ne cesse de ressasser ses cours tout le long de l’année ; il ne s’absorbait pas dans ses livres au point de ne pouvoir donner de bonnes heures à ses amis et à ses goûts littéraires. Il savait s’évader de l’étude pour fréquenter les réunions estudiantines, se distraire à leurs gais propos comme à leurs ardentes petites querelles de politique et d’art.

Son âme était altruiste, pour employer un vilain mot qui évoque une si belle chose. Aussi, dès sa rentrée à Bruxelles, s’était-il enrôlé dans les rangs d’un conservatoire fantaisiste, bataillon de charité qui se dévouait à l’  « Œuvre du Grand Air pour les petits ». D’ordinaire, la jeunesse n’est pas si prompte à s’émouvoir devant l’enfance misérable…

Il pratiquait quelques sports aimables, par hygiène et non par snobisme. Enfin, les grâces délurées des jeunes modistes et des petites couturières ne le laissaient pas du tout insensible. Du reste, il fallait en convenir, jamais ces demoiselles ne s’étaient habillées ni chapeautées avec tant d’aguichante coquetterie. Elles ne voulaient plus être « pauvres » ou du moins le paraître. Les trottins tristes et loqueteux de jadis avaient vécu, remplacés par une génération de petites « entravées » délicieuses dont les prunelles œilladaient effrontément par dessus leurs boas de plume. C’était dans ce monde de l’aiguille ou du ruban toute une évolution surprenante, un besoin, une fièvre d’élégance qui multipliait les « tailleurs » d’une coupe souvent parfaite, digne des grands faiseurs parisiens.

Sans compter qu’elles n’étaient plus ni si bêtes ni si gourdes, ces petites. On pouvait causer avec elles. Leur charme vivant et rieur, leur blague, en toc comme leurs bijoux, amusait Hippolyte et souvent il se plaisait, au coup de midi, à se promener sur le chemin de leurs ateliers, le cœur en maraude. Mais personne qui n’apportât plus de discrétion que lui en ces petites aventures sentimentales. Aussi bien, il ne s’attachait pas pour longtemps et ses brèves amourettes n’étaient en somme que des dérivatifs au sentiment très tendre, et parfois encore un peu renflammé, qu’il avait pour Thérèse Mosselman, sa dame de cœur, l’élue de sa prime jeunesse.

Certes, il lui arrivait à présent de sourire en se rappelant ses exaltations lycéennes auprès de la jeune femme et les audaces d’enfant gâté dont il l’avait si souvent ennuyée peut-être et certainement embarrassée. Il convenait qu’il avait été un peu ridicule. Mais après cet aveu, il n’en gardait pas moins à la jolie cordière une très vive affection, mêlée d’un je ne sais quoi de passionné et que n’avait attiédi que pour un moment la naissance imprévue d’une nouvelle petite Mosselman.

Ç’avait été son dernier chagrin ou plutôt son dernier dépit amoureux au sujet de Thérèse. Quelle abominable surprise aux vacances de la Toussaint, il y avait bientôt quatre ans, de retrouver sa dame étendue, pâle et languissante, sur une longue chaise de relevailles ! Ah, Dieu qu’il avait enragé ! Il ne se doutait de rien ; personne ne s’était avisé de lui annoncer cette grande nouvelle. Le coup avait été rude. Puis son accès de jalousie s’était apaisé à la réflexion qu’il était peut-être quand même pour quelque chose dans cette naissance. Car enfin, cette petite fille mystérieuse, et si bien réussie, n’était-elle pas venue au monde juste neuf mois après son premier retour du lycée, à la fête de Noël ?

Ce jour-là, si mémorable à tant de titres, l’émotion de Thérèse, sa demi-défaite n’avaient-elles pas été les « causes efficientes » de cette nouvelle maternité ?

Il s’emballa sur cette idée jusqu’à se persuader ingénuement que la petite lui ressemblait, ou du moins lui ressemblerait un jour. Et c’est alors qu’il avait réclamé et obtenu la faveur insigne de tenir l’enfant sur les fonts de Sainte-Catherine, regrettant, comme Georges Brown, de n’en être que le parrain.

Comme la saison des examens s’avoisinait, Hippolyte s’était retiré dans sa chambre d’étude et « piochait » sans désemparer.

Il avait renoncé à ses petites flâneries quotidiennes et vivait en reclus, penché sur des manuscrits et des in-folio, comme un moine du mont Cassin.

C’était un grand effort ; le jeune homme passait par des alternatives de découragement et d’espoir. Tantôt, il ne savait plus rien : son cerveau s’était comme vidé d’un coup de toute la science qu’il y avait logée avec tant d’ordre et de méthode. Puis voilà que sa mémoire, subitement réveillée, projetait une vive lumière sur l’ensemble des matières qu’il embrassait à présent d’un regard et percevait jusque dans leurs infimes détails. Cette fois, réconforté et abjurant ses craintes, il se promettait de ne plus désespérer ; mais bientôt, tout l’inconnu de cette première épreuve redoutable le plongeait dans de nouvelles transes qui énervaient sa volonté et le hantaient jusque dans son sommeil.

Aussi, avait-il beaucoup maigri ; une fièvre brûlait ses yeux et amenuisait son visage. La bonne Mme Platbrood s’alarmait de ce surmenage, d’autant plus que le 1er août prochain, c’est-à-dire quelques jours seulement après la session d’examens, Hippolyte devait entrer à la caserne du Petit-Château pour commencer son service militaire. Rien de plus contrariant : c’est à peine si le pauvre garçon aurait le temps de se reposer. Elle le sermonnait doucement :

— Voyons, fils, tu n’es pas raisonnable. Il faut prendre un peu l’air… Tu vas tomber malade et alors on sera bien avancé !

— Oui, appuyait gravement le major, ta mère a raison. Tu devrais t’accorder quelque répit…

Mais ces affectueux conseils ne le persuadaient point non plus que les exhortations de Joseph Kaekebroeck qu’il écoutait pourtant volontiers. Il continuait de « bloquer » dans sa chambre, prenant à peine le temps de boire et de manger, telle une poule qui couve.

Un matin de juillet, il s’habilla avec plus de soin que de coutume, et après avoir bu à la hâte une tasse de café :

— Je sors, dit-il, je vais jusqu’à l’Université. C’est aujourd’hui qu’on tire au sort les places des candidats. Je serai de retour dans une heure.

Or, à midi, il n’était pas encore revenu. La vieille Colette tournait fébrilement autour de la table dressée pour le déjeuner. Mme Platbrood devenait très inquiète.

— Mais où est-ce qu’il peut bien rester ? se lamentait la pauvre femme. Il est si faible… Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !

Elle le voyait déjà étendu, pantelant, dans une pharmacie.

Le major essayait de la rassurer :

— Bah, il a rencontré des condisciples ; ces jeunes gens bavardent sans doute et oublient l’heure… Attendons encore un peu…

Mais à midi et demi son sang-froid l’abandonna :

— Je sors, dit-il, je vais m’informer…

Soudain, un double et impérieux coup de timbre retentit dans le vestibule. Colette s’était précipitée dans l’antichambre pour consulter l’espion.

— Hé, c’est M. Joseph ! dit-elle. Je cours vite ouvrir.

Mme Platbrood poussa un gémissement :

— Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a maintenant !

Au même instant, Joseph faisait irruption dans la salle à manger :

— Ne vous inquiétez pas, dit-il haletant, Hippolyte va venir… Il me suit… Il a été retardé… Il…

Une vive agitation, qu’il s’efforçait de maîtriser, se peignait sur sa figure.

— J’ai couru, dit-il en tombant dans un fauteuil ; alors je suis un peu essoufflé, vous comprenez…

— Oh, il y a pour sûr un malheur ! gémit Mme Platbrood. Je vous en supplie, Joseph, dites la vérité…

— Oui, fit le major, très ému, ne nous cachez rien, cela vaut mieux…

En ce moment, un bruit de pas pressés retentit dans l’antichambre et, brusquement, Hippolyte parut à la porte de la salle où il s’arrêta frémissant, très pâle, tout échevelé :

— Allons, lança son beau-frère, dis leur toi-même ce qui est arrivé !

— Eh bien, voilà, fit le jeune homme, j’ai « passé » !

Effarés, les vieux parents ne comprenaient pas encore.

— Pardi, expliqua Joseph, le petit a passé son examen ! Mais ce qu’il oublie de vous dire, c’est qu’il l’a subi maxima cum laude, traduisez : « avec la plus grande distinction et les félicitations du jury » !

Déjà l’heureux récipiendaire plongeait dans les bras de la chère maman qui sanglotait éperdue :

— Cher garçon ! Ah, cher garçon, comme c’est vilain de nous faire une peur comme ça !

D’ébahissement, la vieille Colette en avait lâché son plateau et, les mains aux joues :

— Oeie, mais ça est bien, Polytje !

Cependant que deux grosses larmes roulaient sur la barbe du major Platbrood…