Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/04

Les éditions de France (p. 45-62).

IV

CONTINUATION DES MALHEURS


Cependant, durant plusieurs années, l’amour semblera mort pour la jeune actrice. Malgré ses rêves, la réalité l’étreignit durement. Belle et poétique matière que les peines de cœur pour les êtres bien rentés. Elles engendrent des souffrances atroces, d’insolubles problèmes pour ceux-là que tiraille sans cesse une destinée méchante. Marceline n’avait nullement la liberté de pleurer sa tendresse trahie, de se laisser dorloter en élevant son enfant. La nécessité la talonnait. Ses sœurs n’avaient conclu que de fort médiocres mariages ; c’était sur elle que sa famille comptait, elle dont les débuts avaient rempli les siens d’orgueil et de convoitise. Allait-elle renoncer au travail, aux profits, pour se confiner dans son état déshonorant de fille mère ? Elle comprenait vaguement qu’elle n’aurait jamais le droit de pleurer et de rêver en paix. On se chargea de le lui préciser. Au travail !

Ce travail se présentait dans les conditions les plus défavorables. À la suite de ses couches cruelles, « les larmes lui étaient tombées dans la voix ». Plus de dugazon. Jamais elle ne pourrait reprendre le répertoire où elle avait d’emblée obtenu de si brillants succès. La musique, en elle, ne tournerait plus qu’à la poésie.

Pourtant, comment vivre ? Il lui restait la comédie et le drame où, à Bruxelles, elle avait été si fort appréciée. Grâce à Délie, qui devait bien tout de même regretter un peu son imprudence, elle put obtenir d’entrer à l’Odéon. Elle aurait ainsi l’amère vengeance de jouer les fameux Projets de Sagesse, où son amant laissait déjà percer, hélas ! son scepticisme désabusé. Elle mettrait surtout les douleurs précoces de sa vie, son amour tenace et sacrifié dans La Claudine de Florian, ces trois actes de Pigault-Lebrun, d’où était sortie Lisbeth, son premier grand succès.

Quel rôle, et combien il semblait fait pour elle !

Un Anglais, sir Belton, en excursionnant dans la vallée de Chamouny (sic) a séduit une jeune et pure montagnarde, Claudine. Le père de celle-ci, Savoyard intraitable sur les principes, veut bien lui pardonner, mais à condition qu’elle abandonnera le fruit de son malheureux amour. Elle refuse. Elle prendra des habits d’homme, et s’en ira à Paris gagner sa vie et celle de son enfant.

C’est dans la capitale que nous la retrouvons, au second acte, qui se passe plusieurs années après. Marceline y apparaissait en travesti, transformée en jeune décrotteur et vivant avec un petit gamin qu’elle fait passer pour son frère. Méconnaissable sous ce costume, elle rencontre Belton, qui la prend à son service sans se douter de rien, ce qui est un peu fort : mais on n’y regardait pas de si près. Dans ce nouvel avatar, sous le nom de Claude, elle va subir un nouveau supplice : elle sera forcée de servir de messager à la correspondance amoureuse de son bourreau. Bien plus : celui-ci, qui a gardé les mêmes déplorables habitudes, veut encore se débarrasser d’une maîtresse ; mais celle-ci, beaucoup moins patiente et résignée que ne l’a été Claudine, aposte des assassins pour expédier Belton ad patres

Point culminant du drame. Le jeune valet sauvera son maître ; c’est lui qui, à sa place, recevra un coup d’épée… Mais, en le secourant, l’égoïste Anglais trop aimé, découvrira son sexe ; il retrouvera une bague qu’il avait donnée jadis à sa timide amoureuse de Chamouny. Il se jettera à ses pieds pour implorer son pardon. Elle le lui accorde, naturellement, et ils se marient, à la satisfaction générale.

Florian avait fait accepter ce sujet invraisemblable, en le mettant en récit rustique dans la bouche d’un guide des Alpes : à la scène, Mlle Desbordes le sauvait par sa grâce touchante, par tout ce qu’elle y mettait de sa propre vie.

Elle arrivait, en effet, dans un moment où triomphait au théâtre la sensibilité larmoyante de la fin du XVIIIe siècle, étonnante époque où les hommes, mêlés aux horreurs de la guerre civile et de la guerre étrangère, ne demandaient qu’à s’émouvoir et à verser des pleurs naïfs. Ainsi jouait-elle Cécile, dans L’Honnête Criminel ou l’Amour filial, cinq actes en vers, où Fenouillot de Falbaire avait transposé l’histoire douloureuse de Jean Fabre, protestant de Nimes, envoyé aux galères à la place, de son vieux père, et demeurant dans la chiourme jusqu’à ce que le duc de Choiseul brisât ses fers par un brevet de congé.

Ici, Lisimon a été remplacé par son fils André, qui depuis six ans expie à sa place, à Rochefort, le zèle religieux du pasteur. Il y est reconnu par Cécile, qui l’aime toujours et qui mourra de chagrin s’il est coupable ; mais comment André parlerait-il sans compromettre et livrer son père ? En vain, le généreux Dolban fait-il luire à ses yeux l’espoir d’épouser sa fidèle amante… Heureusement, au cinquième acte, le malheureux rentre chez lui, retrouve le vieillard auquel il a sauvé la vie, et sa fiancée, qui, lasse d’attendre, est sur le point d’en épouser un autre. Comme tout le monde est vertueux, dans ce genre de pièces, le rival éconduit s’efface de bonne grâce et devient même le protecteur du libéré.

Puis ce fut le tour d’une autre pièce célèbre, Misanthropie et Repentir, de Kotzebuë.

Là, Marceline jouait Eulalie, baronne de Mello, victime de l’amour que le jeune secrétaire de son mari lui a inspiré. Elle est partie avec lui, et le baron ne tarde pas à se réfugier, lui aussi, dans la solitude, avec ses enfants.

Les années ont passé. Près de sa retraite, il finit par apprendre qu’il a un voisin, le comte Walter, admirable philanthrope qui répand ses bienfaits sur la contrée par l’entremise de sa gouvernante, Mme Miller. Or, un jour, Mello est amené à sauver la vie à ce Walter, qui est tombé fort malencontreusement dans un canal. Étonné de ne pas recevoir de ses nouvelles, il se rend chez lui quelques jours après. Coup de théâtre, que nous prévoyions bien un peu : il reconnaît sa femme et son secrétaire. Il s’enfuit, horrifié, tandis qu’elle s’évanouit.

Nous pensons que cela va très mal tourner, quand arrive la coupable. Elle a obtenu la permission de revoir ses enfants. Heureusement, La Nouvelle Héloïse est passée par là. Le baron s’écrie, aux bravos enthousiastes de toute la salle : « Eulalie, embrasse ton époux ! » Et il lui ouvre ses bras.

On a peine à se figurer le succès d’émotion de cette pièce absurde, qui tenta Mlle Mars et Talma eux-mêmes. On racontait même qu’un jeune homme avait rompu son mariage, parce que sa fiancée put assister à Misanthropie et Repentir, sans avoir les larmes aux yeux. Il ne faisait pas bon, alors, de ne pas pleurer !

Marceline, elle, pleurait et s’évanouissait à merveille ; on la retrouvera ainsi dans Clémence et Valdemar ou le Peintre par amour de Pelletier-Volméranges, Eveline, de Rigaud, Les Querelles de ménage, de Doros et X***, et encore dans des pièces plus littéraires. Par exemple, La Coquette fixée, comédie en trois actes, en vers, où l’abbé de Voisenon avait essayé de reprendre et de développer le thème de La Princesse d’Élide.

Un jeune officier, Dorante, guidé par son ami Clitandre, s’est chargé de fixer le cœur changeant d’une coquette. Il y parvient comme de juste en affectant l’indifférence et l’amour pour une autre. Il réussit dans son jeu à un tel point que la coquette, réellement transformée et pénétrée enfin d’un véritable amour, ne sait comment lui prouver son attachement : elle met en gage ses bijoux les plus précieux pour lui faire obtenir le brevet d’un régiment. Pensez avec quel cœur et quelle conviction Marceline jouait encore cela !

Peut-être, à ces jeux d’esprit, un peu lents et un peu subtils, préférait-elle les secousses d’un drame comme Le Déserteur, trois actes en prose de Sedaine, auxquels le vieux Montigny avait ajouté une charmante musique de scène. La pièce elle-même n’avait rien d’un chef-d’œuvre. C’était sur elle qu’un malveillant avait composé cette épigramme :

D’avoir hanté la comédie
Un pénitent, en bon chrétien,
S’accusait et promettait bien
De n’y retourner de sa vie.
— Voyons, lui dit le confesseur,
C’est le plaisir qui fait l’offense.
Que donnait-on ? — Le Déserteur.
— Vous le lirez pour pénitence.

Sedaine a cherché ici les effets purement dramatiques. Louise (Mlle Desbordes), fille de l’invalide Jean-Louis, est promise au milicien Alexis. Celui-ci va rentrer du service et le mariage se prépare, lorsque les villageois, dans leur simplicité rustaude, ont l’idée saugrenue de lui faire savoir mystérieusement que sa fiancée l’a oublié et qu’elle se dispose à épouser Bertrand, son cousin. Cette mauvaise plaisanterie produit un effet désastreux sur le pauvre garçon, qui, sans attendre sa libération, déserte son poste. On l’arrête, on le traduit en jugement. Et quand Louise vient pour le désabuser, il est condamné à mort. Tout semble perdu, mais la jeune fille, en se jetant aux pieds du roi, obtient la grâce d’Alexis. Cela composerait évidemment une œuvre assez noire, si le dragon Montauciel, chargé de la partie comique, ne provoquait, de temps à autre, quelques éclairs de gaieté.

Enfin, de ce passage à l’Odéon, qui dura trois longues années, Marceline avait gardé le souvenir de son rôle d’Euphrasie — les héroïnes de ce temps collectionnaient les noms burlesques — dans Le Vieillard et les Jeunes Gens, une des comédies les plus faibles de Colin d’Harleville, où l’on voyait Melville et Jules, à peine échappés de l’école, se poser en maîtres dans la maison, et disposer de la main de leur sœur pour un mariage détestable avec un certain Lorsan, fat lié avec une autre femme. Comment échappera au danger la jeune fille persécutée ? Grâce à l’intervention de M. de Naudé, aimable sexagénaire, qui se pose en prétendant auprès de la mère et déjoue les détestables projets des jeunes écervelés,

Comment se seraient satisfaits le cœur et l’esprit de notre jeune première, au cours de tant de soirées vides ? Cette période de la gloire impériale évoque irrésistiblement les malédictions de Musset et de Lamartine : « Rien ne peut peindre à ceux qui ne l’ont pas subie l’orgueilleuse stérilité de cette époque. » Le théâtre vivait sur la production lamentable du siècle précédent, où il avait été de bon ton de s’apitoyer à tout bout de champ, de déclamer sur des malheurs imaginaires, dont, au fond, on ne s’émouvait pas du tout. Et l’on comprend aisément que Mlle Desbordes se fût privée bien facilement de farcir son cerveau de tant de tirades saugrenues, de tant de mauvais vers, elle qui sentait sourdre et bruire dans son coeur la poésie éternelle. C’est justement parce qu’elle fut accablée sous tant de mauvais rôles qu’elle échappa à la contagion littéraire qui la guettait, qu’elle se garda étrangère à toutes les modes, qu’elle fut capable d’écrire en dehors du temps.

Contrairement à tant d’autres actrices, elle n’existait réellement qu’en dehors du théâtre, quand elle avait effacé le rouge et le blanc gras, dépouillé ses oripeaux de forte ingénuité, pour ne plus penser qu’à son enfant en nourrice, ou à son amant enfui. Là, seulement était sa vie, mélancolique, résignée, déchirée certes, mais malgré tout, sa vie dans la palpitation irrésistible de l’espoir et du regret.

Il suffirait d’un incident pour raviver tant de souffrance et de flamme ; Délie s’en aperçut vite, lorsque Hyacinthe de Latouche fut brutalement et définitivement ramené d’Italie par l’écroulement du monstrueux empire artificiel mis debout par Napoléon. Au printemps de 1814, les fonctionnaires français répandus en Europe ne tarderaient pas à se réfugier dans nos frontières.

Le poète des Projets de Sagesse allait, encore une fois rejouer lui-même sa pièce au naturel.

D’abord il se garda de reparaître à l’Odéon ou aux alentours. Mais on savait qu’il avait regagné Paris. Que ferait Marceline ? Elle désirait follement et tout à la fois elle craignait de le retrouver. Elle tremblait de le voir apparaître et se désespérait qu’il ne vînt pas.

Il ne reviendra plus… Il sait que je l’abhorre ;
Je l’ai dit à l’Amour qui déjà s’est enfui.
S’il osait revenir, je le dirais encore !
Mais on approche, on parle… Hélas ! ce n’est pas lui !

En fait, Latouche rentré, fort meurtri et inquiet, était tombé malade. Quelle angoisse nouvelle ! Renseignée par Délie, qui n’avait rien compris à cette querelle d’amoureux, elle se consumait de ne pouvoir aller jusqu’à son amant, dont elle redoutait ensemble la nouvelle et l’ancienne famille. À la fin, elle n’y tint plus. Elle s’en alla rôder sous les fenêtres du bien-aimé, au risque de causer un esclandre.

Il fallait en finir. Délie eut pitié, peut-être avec une cruauté inconsciente, de sa petite camarade : Dès qu’Hyacinthe fut guéri, elle réussit à l’attirer chez elle… Il y rencontra Marceline, qui n’avait pas été prévenue.

Ce qui arriva était fatal. Jeunes tous deux, et ardents, quoique d’une manière bien différente, ils devaient retomber aux bras l’un de l’autre. Le jeune homme demeurait secrètement flatté de l’émotion fidèle, sans l’ombre d’amertume, qui se révélait à lui. Et la jeune femme, nous connaissons les précieuses notations qu’elles nous a laissées :

J’oubliai tout, dès que l’Amour pleura.

Pouvait-elle hésiter, se refuser à ce qu’elle aurait payé de son sang ?

Dieu ! sera-t-il encor mon maître ?
Mais, absent, ne l’était-il pas ?

Une autre peut-être se serait souvenu avec quelle désinvolture Latouche avait abandonné à son sort pour le moins incertain sa jeune maîtresse et son enfant ; elle aurait fait attendre son pardon, l’aurait mêlé de reproches et d’exigences pour l’avenir… Celle-là n’aurait pas été terrassée par un amour implacable autant qu’absurde. Marceline nous l’a révélé dans un de ces vers d’un seul jet qui font sa gloire :

Fierté, j’ai mieux aimé mon pauvre cœur que toi !

Cependant, par moment, la raison reprenait en elle son empire. Elle savait fort bien que son amant ne serait pas fidèle, qu’il ne pouvait pas se lier à elle pour l’éternité. Elle essayait de transformer sa passion brûlante en amourette, en caprice dont elle n’ignorerait pas la fragilité. Pourquoi ne s’aimeraient-ils pas tous deux comme tant d’autres ? Elle lui écrivait ces strophes adorablement sincères :

Puisque c’est toi qui veux nouer encore
Notre lien,
Puisque c’est toi dont le regret m’implore,
Écoute bien :

Les longs serments, rêves trempés de charmes,
Écris ou lus,

Comme Dieu veut qu’ils soient payés de larmes,
N’en écris plus…

C’était prudent. L’heure n’était guère propice aux longues amours. L’ébranlement de 1815 allait encore tout détruire, même dans les cours. L’âme républicaine de Latouche frissonna en apprenant que l’Empereur avait quitté l’île d’Elbe. Les rêves politiques qui devaient agiter une grande partie de sa vie l’obsédèrent. Il vint s’offrir au gouvernement qu’il avait déjà servi.

Le voilà secrétaire du maréchal Brune, victime désignée aux fureurs populaires de la Terreur blanche. On le nomme sous-préfet de Toulon. Il part, la rafale l’emporte. Marceline, qui a cru le reconquérir, pour qui rien n’existe que son amour, le regarde s’éloigner sans pouvoir en croire ses yeux. Le retour de l’île d’Elbe, l’Europe bouleversée, les rois en fuite, Waterloo, qu’est-ce que cela, quand on s’aime vraiment ?

Malheureusement, elle se voyait obligée de s’en convaincre, Hyacinthe ne pensait pas ainsi. Il avait sa vie à construire sur les plans difficiles que lui dictait son ambition. Il n’allait pas y renoncer pour filer une idylle, déjà un peu ennuyeuse, avec cette petite actrice de l’Odéon. C’était éclatant, irréfutable. Et elle s’écriait :

Il est fini, ce long supplice !
Je t’ai rendu tes serments et ta foi,
Je n’ai plus rien à toi…

Adieu, mon âme se déchire !
Ce mot que dans mes pleurs je n’ai pu prononcer,
Adieu ! Ma bouche encor n’oserait te le dire,
Et ma main vient de le tracer.

Il semblait bien, à ce moment, que son roman fût terminé, et qu’elle eût le triste droit d’y mettre le point final. Il ne faisait que commencer.

« Les malheurs vont toujours par troupes », dit le roi Claudius, dans Hamlet. Mlle Desbordes se révélait-elle trop absorbée par ses chagrins intimes ? Sa liaison avec un jeune auteur dramatique lui avait-elle déjà créé des ennemis ? Ne voulait-on plus à l’Odéon, réorganisé après les Cent Jours, de la maîtresse d’un sous-préfet bonapartiste ? Quoi qu’il en fût, elle se vit brutalement exclure de ce théâtre, où, depuis trois ans, elle avait tant travaillé sans joie et sans grand profit. La décision était irrévocable. Elle fut maintenue, malgré l’appui très dévoué de ses camarades, qui sollicitaient, au contraire, pour elle, le sociétariat aux appointements de 3.000 francs annuels, et qui, en désespoir de cause, se dévouèrent pour donner une représentation à son bénéfice.

On sait le temps que durent de pareils enthousiasmes. Dans un moment tragique, où de nouveau le monde cherchait son équilibre, Marceline se retrouvait seule, sans appui, sans moyens d’existence, avec un enfant sur les bras : le petit Eugène allait atteindre ses cinq ans. Impossible de le laisser plus longtemps en nourrice à la campagne. Comme la Claudine qu’elle avait jouée avec tant de conviction, elle allait aborder la vie affreusement pénible de la femme qui n’a pas seulement à penser à elle, mais qui, sans ressources, doit lutter et travailler pour deux.

Que devenir ? Elle avait gardé des relations avec Bruxelles où, quelque dix ans auparavant, elle faisait une fugue si malencontreuse. Pourquoi n’essaierait-elle pas de revenir à ce Théâtre de la Monnaie, où, naguère on l’avait bien accueillie ? Ainsi, elle quitterait Paris, ne serait plus exposée à rencontrer encore l’homme dont l’image vivante continuerait à hanter sa vie…

Ses démarches, rapidement menées, furent couronnées de succès. Le 11 septembre suivant, elle débutait dans le rôle de Charlotte des Deux Frères et dans celui d’Angélique de L’Épreuve nouvelle. Elle plut d’emblée au public, et recommença de renaître à l’espérance.

Acceptée dans le même emploi qu’à l’Odéon, elle reprenait ses rôles habituels, son répertoire souvent médiocre et niais, mais qu’elle savait du moins par cœur et qui ne l’obligeait pas à un gros travail personnel. Elle gardait suffisamment de temps pour s’occuper de son fils, triste consolation de sa pauvre existence. Des appointements honorables lui permettaient de suffire à ses besoins, et même d’envoyer une petite pension à son père.

Y aurait-il une lueur de calme et de bonheur dans cette existence tourmentée ? Elle commençait peut-être à le croire, lorsque soudainement l’enfant auquel elle avait voué ses folles réserves de tendresse lui fut enlevé par la mort, le 10 avril 1816. Il y avait à peine sept mois qu’elle avait trouvé asile à Bruxelles. Ce fut pour elle un coup terrible, dans son isolement et dans sa situation équivoque. Un brave homme se trouva là, cependant, pour adoucir ce que cette situation aurait eu, publiquement, de plus pénible. Le caissier du théâtre, M. Jean-Eugène de Bonne, se chargea d’aller inscrire le décès, en se déclarant tout à la fois le père de l’enfant et le mari de la mère. Ainsi tout aveu humiliant fut évité…

Quel était cet excellent M. de Bonne ? Lui aussi, s’est effacé dans l’ombre propice où ont disparu tant d’amis et de protecteurs éphémères. Il fut là seulement au moment où il fallait pour aider la jeune ingénuité en des jours particulièrement cruels. Nous n’avons pas besoin d’en savoir plus.

Ce que nous ne pouvons ignorer, c’est que le deuil de Marceline fut atroce. Deux mois après, elle écrivait à son frère :

Je suis si anéantie de larmes, ma tête et mon cœur sont si en désordre que je ne sais même pas me plaindre d’un malheur qui me tue. J’avais tout supporté avec courage, mais, mon cher ami, ce dernier coup m’a frappée au cœur !

J’ai perdu ce que j’ai le mieux aimé au monde, et comment l’ai-je perdu ? Cette image s’attache à moi… N’est-ce pas un ange qui me suit ?

Oui, cher Félix, j’ai beaucoup souffert. Ce petit ami, cet enfant était l’unique charme et le seul espoir de ma vie. Ma triste existence se traîné à présent. Oh ! je suis bien malheureuse.

C’est que, dans ce petit être frêle, elle avait vu s’effacer la seule preuve vivante du grand amour dont elle portait toujours la blessure.

Du vrai père, aucune trace, aucun souvenir. Nul espoir de le retrouver. Qu’eût-elle pensé si elle avait su que, lui aussi, il était frappé d’un deuil identique, dans la personne de son fils légitime, le petit Léonce ?… Elle aurait songé que, malgré tout, leurs vies devaient demeurer parallèles, et elle en eût retiré comme une amère consolation.

Latouche connut-il la mort d’Eugène, baptisé de Bonne dans son berceau funèbre ? Quelques années plus tard, seulement, il ne craignit plus d’y faire allusion, dans les vers qu’il adressa, dans La Minerve littéraire, à sa tendre amie :

Aux vallons de Lesbos d’harmonieux zéphirs
Redisent de Sapho les vers et les soupirs ;
Et Pindare, cinq fois, vit la palme divine
Abandonner son front pour le front de Corinne.
Comme elle, tu vivras dans un long souvenir :
Soit qu’Amour dans tes chants dictés pour l’avenir

Célèbre sa douceur et ses lois éternelles,
Soit que tes vers, trempés de larmes maternelles,
De ton fils qui n’est plus consolent le tombeau,
Ton fils, ange du ciel, et si jeune et si beau !

… Maintenant, c’était l’oubli, le silence, la nuit. Nuit d’autant plus épaisse qu’à la mort de l’enfant allait succéder bientôt celle du vieux père. Le 10 juin 1816, Félix Desbordes, accablé de soucis et de misère, expirait à Douai. La jeune première du Théâtre de la Monnaie se trouvait orpheline et seule au monde. Ses plus chères amours l’avaient abandonnée. Aussi, lorsque le passage de Mlle Mars viendrait la tirer de son répertoire habituel, avec quel cœur, avec quelles larmes, sa voix enrouée exhalerait-elle, aux côtés de l’illustre tragédienne, la plainte d’Andromaque :

Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.
J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés
J’ai vu trancher les jours de ma famille entière…

Il aurait fallu que le jeune Valmore, qui jouait Oreste, fût aveugle pour ne pas comprendre que le moment était venu d’apporter un peu de tendresse à cette âme désemparée.