Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/03

Les éditions de France (p. 33-44).

III

MALHEURS DE LA JEUNE PREMIÈRE


Jusque-là, Mlle Desbordes, « forte seconde ingénuité », avait connu des amourettes, même des amours. Il serait naïf de penser le contraire, si l’on veut bien se rapporter à l’époque singulièrement tumultueuse et au milieu plus que libre dans lequel elle vivait. Que si, pour se figurer tout autre chose, on voulait citer les élévations ardemment pieuses de ses poésies et de sa correspondance, il faudrait aussitôt corriger cette impression en se rappelant que cette sorte de littérature ne correspondait chez elle à aucune pratique religieuse. Elle appartenait, et une des premières en date, à cette phalange ardente et passionnée de belles dames qui, pendant presque tout le XIXe siècle, mêleront Dieu et les anges à toutes les aventures, — même les plus inquiétantes. Prendre au pied de la lettre les effusions mystiques et pures de Marceline, serait aussi périlleux que de croire à la sincérité de Raphaël et des Confidences.

Ne croyons point que Caroline Branchu et Délie Amoreux ont perverti une pauvre petite innocente ; mais en cette année 1808, année d’oisiveté, de découragement, d’angoisse, il est sûr que c’est grâce à elles que Mlle Desbordes a rencontré l’Amour, c’est-à-dire cette maladie nettement cataloguée à laquelle tant de gens échappent, mais qui marque, empoisonne, torture ceux-là qu’elle atteint.

Parmi ses relations, Délie ne comptait pas seulement des Anglais, mais un jeune Berrichon, employé dans les bureaux des Droits réunis, où, d’ailleurs, il travaillait très peu, car il ne rêvait que de poésie et de théâtre. Il comptait déjà à son actif un Denys à Corinthe ou le Tyran maître d’école, et il espérait, grâce à la grande coquette, forcer les portes de l’Odéon. On a reconnu Hyacinthe-Joseph-Alexandre Thabaud de Latouche, dont il a été dit tant de mal qu’il faudrait bien tout de même essayer d’en tracer un portrait impartial[1].

Il sortait d’une vieille famille provinciale, installée à La Châtre, à l’ombre du château seigneurial des Chauvigny, au bord de l’Indre paisible entre les saules, les peupliers et les bouleaux, dans une maison modeste au pignon moussu et au toit d’ardoise. Il pouvait citer parmi ses ancêtres, au blason d’azur chevronné d’or et semé de trèfles tigés de même, trois trésoriers de France, et ses deux oncles appartenaient au corps législatif de l’Empire. Il représentait fort bien le type du jeune homme sur lequel veille toute une lignée traditionnelle, et qui en constitue en quelque sorte la résultante. À vingt-deux ans, on s’était hâté de le marier avec Mlle Anne-Françoise-Joséphine de Comberousse, fille de l’ex-président du Conseil des Anciens.

Malheureusement, certains tempéraments déjouent toutes les précautions prises. Le jeune employé n’allait pas à son bureau. Le jeune mari n’avait aucun goût d’intérieur, surtout aux côtés d’une femme qui n’était jamais trois jours de suite en paix avec son estomac ou ses nerfs ; ils s’avéraient tous deux, elle maladive, hors d’état de dominer les embarras d’une maison, lui, impatient et bizarre comme un poète.

On a dit qu’il était boiteux et borgne. À la vérité, tandis qu’il faisait ses études dans ce collège de Pontlevoy où Balzac a tant souffert, un de ses camarades, d’un coup de balle, lui creva un cil, et cet accident ne lui laissa qu’un étrange feu rouge dans la prunelle. Mais sa démarche n’avait rien de claudicant. Il s’imposait tout de suite par ses manières exquises, l’élégance impeccable de sa tenue, son allure de gentilhomme. Il suffit enfin de consulter ses portraits pour se rendre compte qu’il était beau, avec l’expression de finesse et d’énergie de tout son visage à l’arcade sourcilière accusée, à la mâchoire solide et volontaire, aux lèvres fines et serrées, et qu’encadraient des cheveux bouclés et de courts favoris.

Plus tard, aigri par la vie et ses déboires, il a pu mordre cruellement ses contemporains et on a eu raison de stigmatiser sa méchanceté ; mais, en 1808, il n’y avait chez ce jeune homme que dominait le culte de la poésie, qu’une propension périlleuse à la raillerie et à l’épigramme, et la caresse de son regard corrigeait vite le pli moqueur de sa bouche. On ne pouvait le voir paraître, avec les gestes rares de ses mains petites et fines, sa voix douce et pénétrante, son langage choisi, sa culture qui ne gardait rien de pédantesque, sans l’imaginer voué à un grand destin.

Il fallait bien qu’il rayonnât un fluide particulier, car cet homme haï des autres hommes, dénigré, bafoué, rabaissé impitoyablement et encore plus impitoyablement sifflé, a jusqu’à la fin été adoré des femmes. Pourquoi donc s’étonner qu’à vingt-trois ans, il rencontrât peu de cruelles ?

Délie avait éprouvé un goût très vif pour lui ; mais comme c’était une fille plus positive qu’amoureuse, on ne doit pas se montrer surpris qu’elle cherchât bientôt à se débarrasser de ce poète. Son intuition féminine lui fit comprendre qu’il s’entendrait à merveille avec Marceline. Elle le présenta à sa rêveuse amie, qui s’enflamma bien vite, mais qui, pour tromper l’embarras le plus doux », jouait mélancoliquement de la harpe. Cela formait une délicieuse estampe, bien faite pour illustrer les vers de l’un et les romances de l’autre.

Car nous avons l’incroyable fortune, que n’eut point. M. Valmore, de pouvoir reconstituer cette histoire dans les élégies des deux amants. Celles de Latouche sont parfois rocailleuses et imprécises :

Ô nuits ! brûlantes nuits sous le Nord frémissantes,
Ce cœur qui s’éveillait sous mes mains caressantes,
Ce cœur qui m’appartient, dont on veut me bannir,
Qu’il palpite à jamais de mon seul souvenir !

L’œuvre de Marceline exaucera ce souhait orgueilleux. À travers ses innombrables élégies, et même dans ses romans et nouvelles, nous retrouverons l’amour-passion qui l’a embrasée dans les années 1809-1810, pour paraître s’éteindre parfois, mais pour se ranimer, ensuite, plus terrible et plus cuisant jusqu’à la fin. Voilà bien ce dont son mari ne s’est jamais douté. Au début, ce n’a été qu’un « badinage enchanteur ». Délie s’est amusée à lui faire connaître son brillant amant, à lui faire lire les vers qu’il a écrits pour elle. Marceline a voulu se garder d’intervenir dans l’idylle.

Laissez-moi ma mélancolie ;
Je la préfère à l’ivresse d’un jour ;
On peut rire avec la folie
Mais il n’est pas prudent de rire avec l’amour.
Laissez-moi fuir un danger plein de charmes,
Ne m’offrez plus un cœur qui n’est qu’à vous.
Le badinage le plus doux
Finit quelquefois dans les larmes.

Vaines résistances. La jeune première fait appel inutilement à une amitié qu’elle croit trahir, à sa délicatesse, à son amère expérience… Le sort en est jeté. Les complaisances de Délie facilitent singulièrement la conquête de Latouche. Le roman commence :

J’osai me croire aimée : alors toute la terre
Tressaillit avec moi, me rapprocha des cieux ;
Pour écouter longtemps, je sus longtemps me taire
Et je ne répondis qu’au regard de ses yeux.
J’osai le soutenir et je perdis mon âme ;
Je ne me souvins plus, je n’entendis plus rien,
L’univers, c’était lui, lui m’appela son bien,
Et tout s’anéantit dans notre double flamme.

Nous sommes ici à l’origine des poèmes les plus étonnants de notre littérature. Ils ont été soupirés, au jour le jour, par une femme dont l’instruction était à peu près nulle, et qui n’avait lu que les médiocres pièces de théâtre qu’elle interprétait. Et ce style, ce mouvement, cette harmonie seraient entièrement inexplicables, malgré le miracle de l’amour, si nous ne savions que, tout de même, par intervalles, le divin Racine a passé par là, et que la poétesse entend chanter dans sa mémoire l’ample mélodie d’Andromaque et d’Iphigénie.

Cette première liaison dura deux ans. C’était beaucoup pour Latouche, jeune mari volage, plus occupé de ses ambitions et de ses plaisirs que de sa nouvelle maîtresse. Elle ne pouvait le captiver par sa beauté ; quelque temps, elle le retint par son charme, sa vivacité d’intelligence et de sentiment, par cette flamme poétique qu’il devinait en elle, et qui le flattait. Tandis qu’il était fort dispersé dans sa famille, dans le monde, dans les théâtres, elle se consumait tout simplement à l’attendre. Elle le voyait partout, dans les promenades qu’elle faisait pour se forcer à sortir, dans les livres qu’elle essayait de lire ou de feuilleter. Quand il n’était pas là, ce qui arrivait souvent, elle n’avait d’inspiration que pour l’évoquer. Et les vers célèbres reviennent aussitôt en foule à la mémoire :

Ma demeure est haute,
Donnant sur les cieux.
La lune en est l’hôte
Pâle et sérieux.

En bas quelqu’un sonne.
Qu’importe aujourd’hui ?
Ce n’est plus personne
Quand ce n’est pas lui !

Vis-à-vis la mienne
Une chaise attend.
Elle fut la sienne,
La nôtre, un instant.


D’un ruban signée
Cette chaise est là,
Toute résignée
Comme me voilà !

Au bout de quelques mois, Marceline sentit fort bien que ce qui était devenu pour elle une passion dévorante n’était pour Hyacinthe, n’avait jamais été qu’un caprice. Sa vie à elle en demeurait bouleversée. Elle ne pensait plus au théâtre, à l’art, à sa carrière ; après de si brillants et si étonnants débuts, elle avait plongé dans l’oubli : lui ne pensait qu’à concourir à l’Académie ou à faire jouer sa comédie en vers, Les Projets de Sagesse, tirée d’un conte de Voltaire et décorée de cette épigraphe empruntée au même écrivain qu’il regardait comme son maître :

Nous tromper dans nos entreprises,
C’est à quoi nous sommes sujets ;
Le matin, je fais des projets
Et, le long du jour, des sottises.

Aussi, ses visites s’espaçaient-elles. « Il n’aimait pas… J’aimais ! » écrivait-elle. Mieux que bien des phrases, ces simples mots résument le problème.

Tout ceci se compliquait, d’ailleurs, de l’événement qui est la terrible pierre de touche de l’amour. La pauvre « forte ingénuité » était enceinte.

Qu’allait-il se passer ? Son amant ne pouvait en aucune manière se charger de l’enfant, en parler même à sa famille. Marceline dut faire face à toutes les difficultés navrantes de sa situation, seule, ou peut-être avec l’appui de la grosse Caroline. Elle se confessa à son père, à l’oncle Constant, à ses sœurs : mais quelle aide vraiment efficace en attendre ? Dans les conditions les plus navrantes de dénuement et d’abandon elle donna le jour à un fils, Marie-Eugène, le 24 janvier 1810, après des couches laborieuses et lamentables qui la laissèrent brisée, meurtrie, aphone.

Les mois qui suivirent furent encore plus affreux.

Marceline se rendait compte nettement qu’elle avait cessé de plaire à son bel amant. Il cherchait, ailleurs, des consolations à son mariage raté, à sa triste liaison avec cette pauvre sotte. Elle ne pouvait en douter car il ne se cachait pas.

… Qu’ils sont beaux, les yeux qui te parlaient !
… Ces yeux dont tu m’as dit les charmes,
Laisse-moi les haïr, mais de loin, mais tout bas.
Quels yeux ! Ils sont partout ! Oh ! ne m’en parle pas !
Va-t’en ! Sois heureux !…

Elle le disait, comme cela, en vers ; au fond, elle appartenait à cette race de femmes aimantes et passionnées qui se résolvent malaisément à une rupture. Pour y parvenir, Latouche, déjà roué, eut recours à un stratagème classique. Il feignit d’être jaloux, il lui adressa des reproches amers, l’accabla de soupçons notoirement injustes. Au fond, elle en éprouva une grande douceur. Il revenait à elle, puisqu’il s’inquiétait à ce point de sa vie quotidienne. Hélas ! Il n’y avait là que des prétextes à querelles, de quoi rendre l’existence insupportable.

D’autre part, comment la pauvre petite, sans ressources, serait-elle demeurée à Paris ? Une seule issue s’offrait à elle : rejoindre aux environs de Rouen ses sœurs aînées, chez qui elle avait mis son enfant en nourrice. Il semble que, pour ménager sa dignité, elle prit l’initiative de rompre avec son « perfide amant ». Au mois de décembre 1811, elle disparut.

Latouche, qui n’était pas beaucoup plus heureux, méditait, lui aussi un exode. Sa femme légitime lui avait donné un fils, Léonce, mais les naissances, qui rapprochent dans les foyers vraiment unis, séparent au contraire les époux qui ne s’aiment pas, comme les couples illégitimes. Mme de Latouche, qui ne pouvait s’accommoder ni de la conduite ni de l’humeur de son mari, se retira avec quelque éclat chez ses parents, les Comberousse. Et comme à toutes ces contrariétés venaient s’ajouter en foule des ennuis d’argent, notre jeune poète songea, lui aussi, à s’éclipser le plus galamment et le plus profitablement du monde.

Au printemps de 1812, il obtint un congé de son administration, puis, quelque temps après, sa nomination en Italie. Il partit à petites étapes, visitant à pied et à cheval la Suisse et le Midi de la France.

Il s’était allégé l’âme en écrivant ce poème qu’il ne publia que quinze ans plus tard :

Brisons des nœuds dont l’étreinte vous blesse,
Vous accusez le souvenir,
Vous regrettez les instants de faiblesse
Et moi des jours perdus pour l’avenir.
L’emportement, les plaintes, les alarmes,
Retiennent seuls nos destins enchaînés ;
L’amour vaincu conserve encor ses armes
Et nous lance en fuyant ses traits empoisonnés.
L’illusion pour nous ne peut renaître…
… Pendant tout un printemps, ne m’as-tu pas aimé ?
Pendant tout un printemps les tilleuls du bocage
Associaient leur ombre et mêlaient leur feuillage,
Et voilà que, de fleurs doucement dépouillés,
L’hiver a désuni leurs rameaux défeuillés…[2]

Marceline ne se consolait pas si aisément. L’âme ulcérée, elle croyait voir son amant s’en allant en Italie, pour suivre « une déesse à la mode », dont elle faisait ainsi le portrait dans son premier roman : « Une expérience de cent ans sous les grâces de dix-huit » ; — et elle imaginait des jeux de bal, des émotions de valse, des bouquets, échangés comme par distraction… Puis, sur un tout autre ton, dans son exil normand, auprès du pauvre petit être qui matérialisait la réalité de sa triste aventure, elle écrivait pour sa sœur Eugénie :

Ma sœur, il est parti ! Ma sœur, il m’abandonne !
Je sais qu’il m’abandonne, et j’attends, et je meurs !
Je meurs… Embrasse-moi. Pleure pour moi… Pardonne…
Je n’ai plus une larme et j’ai besoin de pleurs.

De tels vers montrent bien que, pour elle, son amour était loin d’être consumé.

  1. Sur H. de Latouche, il est indispensable de consulter l’ouvrage de M. Frédéric Ségu, Un romantique républicain, auquel nous avons beaucoup emprunté.
  2. Élégie IX. Rupture.