P. Jannet (p. 27-214).


LE
ROMAN BOURGEOIS
OUVRAGE COMIQUE

LIVRE PREMIER



Je chante les amours et les advantures de plusieurs bourgeois de Paris, de l’un et de l’autre sexe ; et ce qui est de plus merveilleux, c’est que je les chante, et si je ne sçay pas la musique. Mais puisqu’un roman n’est rien qu’une poésie en prose, je croirois mal débuter si je ne suivois l’exemple de mes maistres, et si je faisois un autre exorde : car, depuis que feu Virgile a chanté Ænée et ses armes, et que le Tasse, de poëtique memoire, a distingué son ouvrage par chants, leurs successeurs, qui n’estoient pas meilleurs musiciens que moy, ont tous repeté la mesme chanson, et ont commencé d’entonner sur la mesme notte. Cependant je ne pousseray pas bien loin mon imitation ; car je ne feray point d’abord une invocation des muses, comme font tous les poëtes au commencement de leurs ouvrages, ce qu’ils tiennent si necessaire, qu’ils n’osent entreprendre le moindre poëme sans leur faire une priere, qui n’est gueres souvent exaucée. Je ne veux point faire aussi de fictions poëtiques, ny écorcher l’anguille par la queue, c’est à dire commencer mon histoire par la fin, comme font tous ces messieurs, qui croyent avoir bien r’affiné pour trouver le merveilleux et le surprenant quand ils font de cette sorte le recit de quelque avanture. C’est ce qui leur fait faire le plus souvent un long galimathias, qui dure jusqu’à ce que quelque charitable escuyer ou confidente viennent éclaircir le lecteur des choses precedentes qu’il faut qu’il sçache, ou qu’il suppose, pour l’intelligence de l’histoire.

Au lieu de vous tromper par ces vaines subtilitez, je vous raconteray sincerement et avec fidelité plusieurs historiettes ou galanteries arrivées entre des personnes qui ne seront ny heros ny heroïnes, qui ne dresseront point d’armées, ny ne renverseront point de royaumes, mais qui seront de ces bonnes gens de mediocre condition, qui vont tout doucement leur grand chemin, dont les uns seront beaux et les autres laids, les uns sages et les autres sots ; et ceux-cy ont bien la mine de composer le plus grand nombre. Cela n’empeschera pas que quelques gens de la plus haute vollée ne s’y puissent reconnoître, et ne profitent de l’exemple de plusieurs ridicules dont ils pensent estre fort éloignez. Pour éviter encore davantage le chemin battu des autres, je veux que la scène de mon roman soit mobile, c’est à dire tantost en un quartier et tantost en un autre de la ville ; et je commenceray par celuy qui est le plus bourgeois, qu’on appelle communément la place Maubert.

Un autre autheur moins sincère, et qui voudroit paroistre éloquent, ne manqueroit jamais de faire icy une description magnifique de cette place. Il commenceroit son éloge par l’origine de son nom ; il diroit qu’elle a esté annoblie par ce fameux docteur Albert le Grand, qui y tenoit son écolle, et qu’elle fut appelée autrefois la place de Me Albert, et, par succession de temps, la place Maubert. Que si, par occasion, il écrivoit la vie et les ouvrages de son illustre parrain, il ne seroit pas le premier qui auroit fait une digression aussi peu à propos. Après cela il la bâtiroit superbement selon la dépense qu’y voudroit faire son imagination. Le dessein de la place Royalle ne le contenteroit pas ; il faudroit du moins qu’elle fût aussi belle que celle où se faisoient les carrousels, dans la galente et romanesque ville de Grenade. N’ayez pas peur qu’il allast vous dire (comme il est vray) que c’est une place triangulaire, entourée de maisons fort communes pour loger de la bourgeoisie ; il se pendroit plûtost qu’il ne la fist quarrée, qu’il ne changeast toutes les boutiques en porches et galleries, tous les aulvens en balcons, et toutes les chaînes de pierre de taille en beaux pilastres. Mais quand il viendroit à décrire l’église des Carmes, ce seroit lors que l’architecture jouëroit son jeu, et auroit peut-estre beaucoup à souffrir. Il vous feroit voir un temple aussi beau que celuy de Diane d’Ephese ; il le feroit soûtenir par cent colomnes corinthiennes ; il rempliroit les niches de statues faites de la main de Phidias ou de Praxitelle ; il raconteroit les histoires figurées dans les bas reliefs ; il feroit l’autel de jaspe et de porphire ; et, s’il luy en prenoit fantaisie, tout l’édifice : car, dans le pays des romans, les pierres precieuses ne coûtent pas plus que la brique et que le moilon. Encore il ne manqueroit pas de barbouiller cette description de metopes, trigliphes, volutes, stilobates, et autres termes inconnus qu’il auroit trouvez dans les tables de Vitruve ou de Vignoles, pour faire accroire à beaucoup de gens qu’il seroit fort expert en architecture. C’est aussi ce qui rend les autheurs si friands de telles descriptions, qu’ils ne laissent passer aucune occasion d’en faire ; et ils les tirent tellement par les cheveux, que, mesme pour loger un corsaire qui est vagabond et qui porte tout son bien avec soy, ils luy bâtissent un palais plus beau que le Louvre, ny que le Serrail.

Grace à ma naïveté, je suis déchargé de toutes ces peines, et quoy que toutes ces belles choses se fassent pour la decoration du theatre à fort peu de frais, j’aime mieux faire jouer cette piece sans pompe et sans appareil, comme ces comedies qui se jouent chez le bourgeois avec un simple paravent. De sorte que je ne veux pas mesme vous dire comme est faite cette église, quoy qu’assez celebre : car ceux qui ne l’ont point veue la peuvent aller voir, si bon leur semble, ou la bâtir dans leur imagination comme il leur plaira. Je diray seulement que c’est le centre de toute la galanterie bourgeoise du quartier, et qu’elle est tres-frequentée, à cause que la licence de causer y est assez grande. C’est là que, sur le midy, arrive une caravane de demoiselles à fleur de corde[1], dont les meres, il y a dix ans, portoient le chapperon, qui estoit la vraye marque et le caractere de bourgeoisie, mais qu’elles ont tellement rogné petit à petit, qu’il s’est evanoüy tout à fait. Il n’est pas besoin de dire qu’il y venoit aussi des muguets et des galans, car la consequence en est assez naturelle : chacune avoit sa suite plus ou moins nombreuse, selon que sa beauté ou son bonheur les y attiroit.

Cette assemblée fut bien plus grande que de coustume un jour d’une grande feste qu’on y solemnisoit. Outre qu’on s’y empressoit par devotion, les amoureux de la symphonie y estoient aussi attirez par un concert de vingt-quatre violons de la grande bande ; d’autres y couroient pour entendre un predicateur poly[2]. C’estoit un jeune abbé sans abbaye, c’est à dire un tonsuré de bonne famille, où l’un des enfans est tousjours abbé de son nom. Il avoit un surpelis ou rochet bordé de dentele, bien plicé et bien empesé ; il avoit la barbe bien retroussée, ses cheveux estoient fort frisez, afin quïls parussent plus courts, et il affectoit de parler un peu gras, pour avoir le langage plus mignard. Il vouloit qu’on jugeast de l’excellence de son sermon par les chaises, qui y estoient louées deux sous marqués. Aussi avoit-il fait tout son possible pour mandier des auditeurs, et particulièrement des gens à carosse. Il avoit envoyé chez tous ses amis les prier d’y assister, ayant fait pour cela des billets semblables à ceux d’un enterrement, hormis qu’ils n’estoient pas imprimez.

Une belle fille qui devoit y quêter ce jour-là[3] y avoit encore attiré force monde, et tous les polis qui vouloient avoir quelque part en ses bonnes grâces y estoient accourus exprès pour luy donner quelque grosse pièce dans sa tasse : car c’estoit une pierre de touche pour connoistre la beauté d’une fille ou l’amour d’un homme que cette queste. Celuy qui donnoit la plus grosse pièce estoit estimé le plus amoureux, et la demoiselle qui avoit fait la plus grosse somme estoit estimée la plus belle. De sorte que, comme autrefois, pour soutenir la beauté d’une maîtresse, la preuve cavallière estoit de se présenter la lance à la main en un tournoy contre tous venans, de même la preuve bourgeoise estoit en ces derniers temps de faire presenter sa maîtresse la tasse à la main en une queste, contre tous les galans.

Certainement la questeuse estoit belle, et si elle eust esté née hors la bourgeoisie, je veux dire si elle eust esté élevée parmi le beau monde, elle pouvoit donner beaucoup d’amour à un honneste homme. N’attendez pas pourtant que je vous la décrive icy, comme on a coustume de faire en ces occasions ; car, quand je vous aurois dit qu’elle estoit de la riche taille, qu’elle avoit les yeux bleus et bien fendus, les cheveux blonds et bien frisez, et plusieurs autres particularitez de sa personne, vous ne la reconnoistriez pas pour cela, et ce ne seroit pas à dire qu’elle fût entierement belle ; car elle pourroit avoir des taches de rousseurs, ou des marques de petite vérole. Témoin plusieurs héros et héroïnes, qui sont beaux et blancs en papier et sous le masque de roman, qui sont bien laids et bien basanez en chair et en os et à découvert. J’aurois bien plutost fait de vous la faire peindre au devant du livre, si le libraire en vouloit faire la dépense. Cela seroit bien aussi nécessaire que tant de figures, tant de combats, de temples et de navires, qui ne servent de rien qu’à faire acheter plus cher les livres[4]. Ce n’est pas que je veuille blasmer les images, car on diroit que je voudrois reprendre les plus beaux endroits de nos ouvrages modernes.

Je reviens à ma belle questeuse, et pour l’amour d’elle je veux passer sous silence (du moins jusqu’à une autre fois) toutes les autres avantures qui arriverent cette journée-là dans cette grande assemblée de gens enroollez sous les étendars de la galanterie. Cette fille estoit pour lors dans son lustre, s’estant parée de tout son possible, et ayant esté coiffée par une demoiselle suivante du voisinage, qui avoit appris immediatement de la Prime. Elle ne s’estoit pas contentée d’emprunter des diamants, elle avoit aussi un laquais d’emprunt qui lui portoit la queue, afin de paroistre davantage. Or, quoy que cela ne fût pas de sa condition, neantmoins elle fut bien aise de ménager cette occasion de contenter sa vanité ; car on ne doit point trouver à redire à tout ce qui se fait pour le service et l’avantage de l’Eglise. Quant à son meneur, c’estoit le maistre clerc du logis, qu’elle avoit pris par nécessité autant que par ostentation ; car le moyen sans cela de traverser l’Eglise sur des chaises, sur lesquelles on entendoit le sermon, à moins que d’avoir une asseurance de danceur de corde ? Avec ces avantages, elle fit fort bien le profit de la sacristie ; mais avant que je la quitte, je suis encore obligé de vous dire qu’elle estoit fort jeune, car cela est necessaire à l’Histoire, comme aussi que son esprit avoit alors beaucoup d’innocence, d’ingenuité ou de sottise. Je n’ose dire asseurément laquelle elle avoit de ces trois belles qualitez ; vous en jugerez vous-mesme par la suite.

À cette solemnité se trouva un homme amphibie, qui estoit le matin advocat et le soir courtisan ; il portoit le matin la robe au Palais pour plaider ou pour écouter, et le soir il portoit les grands canons, et les galands d’or, pour aller cajoler les dames. C’estoit un de ces jeunes bourgeois qui, malgré leur naissance et leur éducation, veulent passer pour des gens du bel air, et qui croyent, quand ils sont vestus à la mode et qu’ils méprisent ou raillent leur parenté, qu’ils ont acquis un grand degré d’élevation au dessus de leurs semblables. Cettuy-cy n’estoit pas reconnoissable quand il avoit changé d’habit. Ses cheveux, assez courts, qu’on luy voyoit le matin au Palais, estoient couverts le soir d’une belle perruque blonde, tres-frequemment visitée par un peigne qu’il avoit plus souvent à la main que dans sa poche. Son chapeau avoit pour elle un si grand respect, qu’il n’osoit presque jamais luy toucher. Son collet de manteau estoit bien poudré, sa garniture fort enflée, son linge orné de dentelle ; et ce qui le paroit le plus estoit que, par bon-heur, il avoit un porreau au bas de la joue, qui luy donnoit un honneste pretexte d’y mettre une mouche. Enfin il estoit ajusté de maniere qu’un provincial n’auroit jamais manqué de le prendre pour modelle pour se bien mettre. Mais j’ay ou tort de dire qu’il n’estoit pas reconnoissable : sa mine, son geste, sa contenance et son entretien le faisoient assez connoistre, car il est bien plus difficile d’en changer que de vestement, et toutes ses grimaces et affectations faisoient voir qu’il n’imitoit les gens de la cour qu’en ce qu’ils avoient de deffectueux et de ridicule. C’est ce qu’on peut dire, en passant, qui arrive à tous les imitateurs, en quelque genre que ce soit.

Cet homme donc n’eut pas si-tost jetté les yeux sur Javotte (tel estoit le nom de la demoiselle charitable qui questoit) qu’il en devint fort passionné, chose pour lui fort peu extraordinaire, car c’estoit, à vray dire, un amoureux universel. Neantmoins, pour cette fois, l’Amour banda son arc plus fort, ou le tira de plus près, de sorte que la flèche enfonça plus avant dans son cœur qu’elle n’avoit accoustumé. Je ne vous sçaurois dire précisément quelle fut l’émotion que son cœur sentit à l’approche de cette belle (car personne pour lors ne luy tasta le poux), mais je sçay bien que ce fut ce jour-là précisement qu’il fit un vœu solemnel de luy rendre service. Bien-tost après, une heureuse occasion s’en presenta tout à propos. Elle vint quester à un jeune homme qui estoit auprès de luy. C’estoit un autre petit clerc du logis, très malicieux, qui estoit en colère contre elle parce qu’elle avoit retiré les clefs de la cave des mains d’une servante qui luy donnoit du vin. Comme il vid qu’elle faisoit vanité de faire voir que sa tasse estoit pleine d’or et de grosses pieces blanches, il tira de sa poche une poignée de deniers ; il en arrosa sa tasse pour luy faire dépit, et couvrit toutes les pieces qu’elle estalloit en parade. La questeuse en rougit de honte, et du doigt écarta le plus qu’elle pût cette menue monnoye, qui, malgré toute son adresse, ne parût encore que trop. Ce fut alors que Nicodème (ainsi s’appeloit le nouveau blessé ), lui presentant une pistolle, feignit de luy en demander la monnoye ; mais il ne fit que retirer de la tasse les deniers, et il luy donna le reste en pur don.

Cette nouvelle sorte de galenterie fut remarquée par Javotte, qui en son ame en eust de la joye, et qui crût en effet luy en avoir de l’obligation. Ce qui fit qu’au sortir de l’église, elle souffrit qu’il l’abordast avec un compliment qu’il avoit medité pendant tout le temps qu’il l’avoit attendue. Cette occasion luy fut fort favorable, car Javotte ne sortoit jamais sans sa mere, qui la faisoit vivre avec une si grande retenue qu’elle ne la laissoit jamais parler à aucun homme, ny en public, ny à la maison. Sans cela cet abord n’eut pas esté fort difficile pour luy, car, comme Javotte estoit fille d’un procureur et Nicodème estoit advocat, ils estoient de ces conditions qui ont ensemble une grande affinité et sympathie, de sorte qu’elles souffrent une aussi prompte connoissance que celle d’une suivante avec un valet de chambre.

Dès que l’office fut dit et qu’il la pût joindre, il luy dit, comme une tres-fine galanterie : Mademoiselle, à ce que je puis juger, vous n’avez pu manquer de faire une heureuse queste, avec tant de mérite et tant de beauté. Hélas, Monsieur (repartit Javotte avec une grande ingenuité), vous m’excuserez ; je viens de la compter avec le pere sacristain : je n’ay fait que soixante et quatre livres cinq sous ; mademoiselle Henriette fit bien dernierement quatre-vingts dix livres ; il est vray qu’elle questa tout le long des prieres de quarante heures, et que c’estoit en un lieu où il y avoit un Paradis le plus beau qui se puisse jamais voir. Quand je parle du bon-heur de vostre queste (dit Nicodeme), je ne parle pas seulement des charitez que vous avez recueillies pour les pauvres ou pour l’église ; j’entens aussi parler du profit que vous avés fait pour vous. Ha ! Monsieur (reprit Javotte), je vous asseure que je n’y en ay point fait ; il n’y avoit pas un denier davantage que ce que je vous ay dit ; et puis croyez-vous que je voulusse ferrer la mule en cette occasion ? Ce seroit un gros peché d’y penser. Je n’entends pas (dit Nicodeme) parler ny d’or ny d’argent, mais je veux dire seulement qu’il n’y a personne qui, en vous donnant l’aumosne, ne vous ait en mesme temps donné son cœur. Je ne sçay (repartit Javotte) ce que vous voulez dire de cœurs ; je n’en ay trouvé pas un seul dans ma tasse. J’entends (ajousta Nicodeme) qu’il n’y a personne à qui vous vous soyez arrestée qui, ayant veu tant de beauté, n’ait fait vœu de vous aimer et de vous servir, et qui ne vous ait donné son cœur. En mon particulier, il m’a esté impossible de vous refuser le mien. Javotte luy repartit naïvement : Et bien, Monsieur, si vous me l’avez donné, je vous ay en mesme temps répondu : Dieu vous le rende. Quoy ! (reprit Nicodeme un peu en colère) agissant si serieusement, faut-il se railler de moy ? et faut-il ainsi traitter le plus passionné de tous vos amoureux ? À ce mot, Javotte répondit en rougissant : Monsieur, prenez garde comme vous parlez ; je suis honneste fille : je n’ai point d’amoureux ; maman m’a bien deffendu d’en avoir. Je n’ay rien dit qui vous puisse choquer (repartit Nicodeme), et la passion que j’ay pour vous est toute honneste et toute pure, n’ayant pour but qu’une recherche legitime. C’est donc, Monsieur (repliqua Javotte), que vous me voulez épouser ? Il faut pour cela vous adresser à mon papa et à maman : car aussi bien je ne sçais pas ce qu’ils me veulent donner en mariage. Nous n’en sommes pas encore à ces conditions (reprit Nicodeme) ; il faut que je sois auparavant asseuré de vostre estime, et que je sçache si vous agréerez que j’aye l’honneur de vous servir. Monsieur (dit Javotte), je me sers bien moy-mesme, et je sçais faire tout ce qu’il me faut.

Cette réponse bourgeoise defferra fort ce galand, qui vouloit faire l’amour en stile poly. Asseurément il alloit débiter la fleurette avec profusion, s’il eust trouvé une personne qui luy eust voulu tenir teste. Il fut bien surpris de ce que, dès les premieres offres de service, on l’avoit fait expliquer en faveur d’une recherche legitime. Mais il avoit tort de s’en estonner, car c’est le deffaut ordinaire des filles de cette condition, qui veulent qu’un homme soit amoureux d’elles si-tost qu’il leur a dit une petite douceur, et que, si-tost qu’il en est amoureux, il aille chez des notaires ou devant un curé, pour rendre les témoignages de sa passion plus asseurez. Elles ne sçavent ce que c’est de lier de ces douces amitiez et intelligences qui font passer si agreablement une partie de la jeunesse, et qui peuvent subsister avec la vertu la plus severe. Elles ne se soucient point de connoistre pleinement les bonnes ou les mauvaises qualitez de ceux qui leur font des offres de service, ny de commencer par l’estime pour aller en suite à l’amitié ou à l’amour. La peur qu’elles ont de demeurer filles les fait aussi-tost aller au solide, et prendre aveuglément celuy qui a le premier conclu. C’est aussi la cause de cette grande différence qui est entre les gens de la cour et la bourgeoisie : car la noblesse faisant une profession ouverte de galanterie, et s’accoûtumant à voir les dames dès la plus tendre jeunesse, se forme certaine habitude de civilité et de politesse qui dure toute la vie. Au lieu que les gens du commun ne peuvent jamais attraper ce bel air, parce qu’ils n’étudient point cet art de plaire qui ne s’apprend qu’aupres des dames, et qu’apres estre touché de quelque belle passion. Ils ne font jamais l’amour qu’en passant et dans une posture forcée, n’ayant autre but que de se mettre vistement en ménage. Il ne faut pas s’étonner apres cela si le reste de leur vie ils ont une humeur rustique et bourrue qui est à charge à leur famille et odieuse à tous ceux qui les frequentent. Nôtre demy courtisan auroit bien voulu faire l’amour dans les formes ; il n’auroit pas voulu oublier une des manieres qu’il avoit trouvées dans ses livres, car il avoit fait son cours exprès dans Cyrus et dans Clelie. Il auroit volontiers envoyé des poulets, donné des cadeaux et fait des vers, qui pis est ; mais le moyen de joüer une belle partie de paume avec une personne qui met à tous les coups sous la corde ?

Il n’eust pas si-tost remené sa maistresse jusqu’à sa porte, qu’avec une profonde reverence elle le quitta, luy disant qu’il falloit qu’elle allast songer aux affaires du ménage, et qu’aussi bien sa maman lui crieroit si elle la voyoit causer avec des garçons. Il fut donc obligé de prendre congé d’elle, en resolution de la venir bien-tost revoir. Mais la difficulté estoit d’avoir entrée dans la maison, car personne n’y estoit receu s’il n’y avoit bien à faire, encore n’entroit-on que dans l’étude du procureur ; car si quelqu’un fust venu pour rendre visite à Javotte, la mere seroit venue sur la porte luy demander : Qu’est-ce que vous avez à dire à ma fille ? La necessité obligea donc Nicodeme de chercher à faire connoissance avec Vollichon[5] (le pere de Javotte s’appelloit ainsi), ce qui ne fut pas difficile, car il le connoissoit desja de veue pour l’avoir rencontré au Chastelet, où il estoit procureur, et où Nicodeme alloit plaider quelquefois. Il feignit de luy consulter quelque difficulté de pratique, puis il lui dit qu’il le vouloit charger d’un exploit pour un de ses amis. En effet, il luy en porta un chez luy ; mais cela ne fit que l’introduire dans l’étude comme les autres : car l’appartement des femmes fut pour luy fermé, comme si c’eust esté un petit serrail. Il s’avisa d’une ruse pour les voir : il feignit qu’il avoit une excellente garenne à la campagne, d’où on luy envoyoit souvent des lapins. Il dit à Vollichon qu’il luy en envoyeroit deux, et qu’il les iroit manger avec luy, dans la pensée qu’il verroit, pour le moins pendant le disner, sa femme et sa fille. Il en fit donc acheter deux à la Vallée de misere ; mais ce fut de l’argent perdu, non pas à cause que c’estoient des lapins de clapié (car le procureur ne les trouva encore que trop bons), mais parce que cela ne lui donna point occasion de voir sa maistresse, qui, ce jour-là, ne disna point à la grande table, peut-estre à cause qu’elle n’estoit pas habillée, ou qu’elle faisoit quelque affaire du ménage. Il poussa donc plus loin ses inventions : il fit partie avec Vollichon pour aller jouer à la boule[6], qui est le plus grand regale qu’on puisse faire à un procureur, et le plus puissant aimant pour l’attirer hors de son étude. Cela les rendit bientost bons amis, et ce qui y contribua beaucoup, c’est que Nicodeme se laissa d’abord gagner quelque argent ; mais il n’oublioit point de jouer pour la derniere partie un chapon, qui se mangeoit aussi-tost chez le procureur.

Ce fut au quatrième ou cinquième chapon que Nicodeme eust le plaisir de voir sa maistresse à table avec luy ; mais ce plaisir fut de peu de durée, car elle ne parut que long-temps apres que les autres furent assis, et elle se leva sitost qu’on apporta le dessert, apres avoir plié sa serviette et emporté son assiette elle-mesme. Encore durant le repas elle ne profera pas un mot et ne leva pas presque les yeux, monstrant avec sa grande modestie qu’elle sçavoit bien pratiquer tout ce qui estoit dans sa Civilité puérile. Elle s’alla aussitost renfermer dans sa chambre avec sa mere, pour travailler à quelque dentelle ou tapisserie. Enfin jamais il n’y eut demoiselle avec qui il fust plus difficile de nouer conversation : car au logis elle estoit tenue de court, et dehors elle ne sortoit qu’avec sa mere, ainsi qu’il a esté dit ; de sorte que sans le hazard de la queste, qui luy donna un moment de liberté et luy permit de retourner seule chez elle, jamais Nicodeme n’auroit trouvé occasion de l’accoster. L’amitié de Vollichon luy estoit presque inutile ; cependant elle s’augmentoit de jour en jour, et, pour en connoistre un peu mieux les fondemens, il est bon de dire quelque chose du caractere de ce procureur, qui estoit encore un original, mais d’une autre espece.

C’étoit un petit homme trapu grisonnant, et qui étoit de mesme âge que sa calotte. Il avoit vieilli avec elle sous un bonnet gras et enfoncé qui avoit plus couvert de méchancetez qu’il n’en auroit pu tenir dans cent autres testes et sous cent autres bonnets : car la chicane s’estoit emparée du corps de ce petit homme, de la mesme maniere que le demon se saisit du corps d’un possédé. On avoit sans doute grand tort de l’appeler, comme on faisoit, ame damnée, car il le falloit plûtost appeler ame damnante, parce qu’en effect il faisoit damner tous ceux qui avoient à faire à luy, soit comme ses clients ou comme ses parties adverses. Il avoit la bouche bien fendue, ce qui n’est pas un petit avantage pour un homme qui gagne sa vie à clabauder, et dont une des bonnes qualitez c’est d’estre fort en gueule. Ses yeux estoient fins et éveillez, son oreille estoit excellente, car elle entendoit le son d’un quart-d’escu de cinq cens pas, et son esprit étoit prompt, pourveu qu’il ne le fallût pas appliquer à faire du bien. Jamais il n’y eut ardeur pareille à la sienne, je ne dis pas tant à servir ses parties comme à les voler. Il regardoit le bien d’autrui comme les chats regardent un oiseau dans une cage, à qui ils tâchent, en sautant autour, de donner quelque coup de griffe. Ce n’est pas qu’il ne fist quelquefois le genereux, car s’il voyoit quelque pauvre personne qui ne sçeust pas les affaires, il luy dressoit une requeste volontiers, et luy disoit hautement qu’il n’en vouloit rien prendre ; mais il luy faisoit payer la signification plus que ne valloit la vacation de l’huissier et la sienne ensemble. Il avoit une antipathie naturelle contre la verité : car jamais pas une n’eut osé approcher de luy (quand mesme elle eût esté à son avantage) sans se mettre en danger d’estre combattue.

On peut juger qu’avec ces belles qualitez il n’avoit pas manqué de devenir riche, et en mesme temps d’estre tout à fait descrié : ce qui avoit fait dire à un galand homme fort à propos, en parlant de ce chicanneur, que c’estoit un homme dont tout le bien estoit mal acquis, à la reserve de sa reputation. Il en demeuroit mesme quelquefois d’accord ; mais il asseuroit qu’il estoit beaucoup changé, et il disoit un jour à Nicodeme, pour l’exciter à suivre le chemin de la vertu, qu’il avoit plus gagné depuis un an qu’il estoit devenu honneste homme qu’en dix ans auparavant, qu’il avoit vécu en fripon. Peut-être avoit-il quelque raison de parler ainsi : car il est vray que les amendes et les interdictions dont on avoit puny quelques unes de ses friponneries, qui avoient esté descouvertes, luy avoient cousté fort cher. J’en ai appris une entr’autres qu’il n’est pas hors de propos de reciter, parce qu’elle marque assez bien son caractere. Il avoit coustume d’occuper pour deux ou trois parties en mesme procez, sous le nom de differens procureurs de ses amis. Un jour qu’il ne pouvoit plus differer la condemnation d’un debiteur fuyard, il suscita un intervenant qui mit le procez hors d’état d’estre jugé ; mais comme celuy qui le poursuivoit s’en plaignit, Vollichon, pour oster la pensée que ce fust luy, dressa des écritures pour cet intervenant, où il declama de tout son possible contre luy-mesme ; il soustenoit que Vollichon estoit l’autheur de toute la chicanne du procez ; que c’estoit un homme connu dans le presidial pour ses friponneries ; qu’il avoit esté plusieurs fois pour cela noté et interdit ; et, apres s’estre dit force injures, il laissa à un clerc le soin de les décrire et de les faire signifier. Le clerc, paresseux de les coppier et encore plus de les lire, les donna à signifier comme elles estoient, escrites de la main de Vollichon. Elles vinrent ainsi entre les mains de sa partie adverse, et de là en celle des juges, qui en éclatterent de rire, mais qui ne laisserent pas de l’en punir rigoureusement.

Tel estoit donc le genie de Vollichon, qui vint à ce poinct de décry que le bourreau mesme, dont il estoit le procureur, le revoqua, sur ce qu’il ne le trouva pas assez honneste homme pour se servir de luy. Je laisse maintenant à penser si Nicodeme, qui n’étoit pas fort avare, mais qui estoit tres-amoureux, pouvoit bientost gagner les bonnes graces d’un homme aussi affamé que Vollichon. Il luy faisoit des escritures à dix sous par roolle ; il s’abonnoit avec luy pour plaider ses causes à vil prix, moyennant certaine somme par an ; il luy faisoit des presens ; il luy donnoit à manger, et generalement par tous moyens il s’efforçoit de gagner son amitié. Il y avoit encore une chose dans la conversation qui les attachoit puissamment, c’est que Nicodeme estoit un grand diseur de beaux mots, de pointes, de phœbus et de galimatias, et Vollichon un grand diseur de proverbes et de quolibets ; et comme ils s’applaudissoient souvent l’un à l’autre, leur entretien estoit fort divertissant.

Nonobstant cette grande amitié qui donnoit desormais une libre entrée à Nicodeme dans la maison, elle ne luy servoit de rien pour entretenir Javotte ; car, ou elle se retiroit dans une autre chambre en le voyant venir, ou, si elle y demeuroit, elle ne luy disoit pas un mot, tant elle avoit de retenue en presence de sa mère, qui estoit tousjours auprès d’elle. Il fallut donc qu’à la fin il devint amant declaré, pour luy pouvoir parler à son aise. Ce qui le porta encore plûtost à la demander en mariage, ce fut cette consideration, que c’est toûjours un party sortable pour un advocat que la fille d’un procureur. Car Vollichon estoit riche et avoit une fort bonne estude, qu’on devoit bien plûtost appeller boutique, parcequ’on y vendoit les parties. D’autre costé Vollichon ne vouloit avoir pour gendre qu’un homme de sac et de corde. C’est ainsi qu’il appeloit en sa langue celuy que nous dirions en la nostre qui est fort attaché au Palais, et qui ne se plaist qu’à voir des papiers. Il ne se soucioit pas qu’il fût beau, poly ou galand, pourveu qu’il fût laborieux et bon ménager. Il ne comptoit mesme pour rien la rare beauté de Javotte, et il ne s’attendoit pas qu’elle luy fist faire fortune. Peut-estre mesme qu’en cecy il ne manquoit pas de raison ; car il arrive la pluspart du temps que ceux qui content là dessus se trouvent attrapez, et que ces fortunes que les bourgeoises font pour leur beauté aboutissent bien souvent à une question de rapt que font les parens du jeune homme qui les espouse, ou a une séparation de biens que demande la nouvelle mariée à un fanfaron ruiné.

Cette disposition favorable fut cause que Nicodeme, pressé d’ailleurs de son amour, fit une belle declaration et une demande précise au nom de mariage au pere de Javotte.qui, ayant receu cette proposition avec la civilité dont un homme de l’humeur de Vollichon estoit capable, s’enquit exactement de la quantité de son bien, s’il n’estoit point embrouillé, et s’il n’avoit point fait de débauches ny de debtes. La seule difficulté qu’il y trouvent estoit que ce marié estoit trop beau, c’est à dire qu’il estoit trop bien mis et trop coquet. Car, à vrai dire, la propreté qui plaist à tous les honnestes gens est ce qui choque le plus ces barbons. Il disoit que le temps qu’on employait à s’habiller ainsi proprement estoit perdu, et que cependant on auroit fait cinq ou six roolles d’écritures. Il se plaignoit aussi que telle piece d’ajustement coûtoit la valeur de plus de vingt plaidoyers. Neantmoins l’estime qu’il avoit conceue pour Nicodeme effaçoit tout ce dégoust ; et, devenant indulgent en sa faveur, il disoit qu’il falloit que la jeunesse se passast ; mais, ne croyant pas qu’elle s’estendist au delà du temps qu’il falloit pour rechercher une fille, il esperoit dans trois mois de le voir aussi crasseux que lui.

Enfin, apres qu’il eut examiné l’inventaire, les partages et tous les titres de la famille, dressé et contesté tous les articles du mariage, le contrat en fut passé, et on permit alors à Nicodeme de voir sa maistresse un peu plus librement, c’est à dire en un bout de la chambre, en presence de sa mere, qui estoit un peu à quartier occupée à quelque travail. Ce bon-heur ne luy dura pas long-temps, car peu de jours apres Vollichon voulut qu’on se preparât pour les fiançailles, et mesme il fit publier les bans à l’eglise.

Je me doute bien qu’il n’y aura pas un lecteur (tant soit-il benevole) qui ne dise icy en lui-même : Voicy un méchant Romaniste ! Cette histoire n’est pas fort longue ny fort intriguée. Comment ! il conclud d’abord un mariage, et on n’a coûtume de les faire qu’à la fin du dixiéme tome ? Mais il me pardonnera, s’il lui plaist, si j’abrege et si je cours en poste à la conclusion. Il me doit mesme avoir beaucoup d’obligation de ce que je le gueris de cette impatience qu’ont beaucoup de lecteurs de voir durer si long-temps une histoire amoureuse, sans pouvoir deviner quelle en sera la fin. Neantmoins, s’il est d’humeur patiente, il peut sçavoir qu’il arrive, comme on dit, beaucoup de choses entre la bouche et le verre. Ce mariage n’est pas si avancé qu’on diroit bien et qu’il se l’imagine.

Il ne tiendroit qu’à moi de faire icy une heroïne qu’on enleveroit autant de fois que je voudrois faire de volumes. C’est un mal-heur assez ordinaire aux heros, quand ils pensent tenir leur maistresse, de n’embrasser qu’une nue, comme de mal-heureux Ixions, qui gobent du vent, tandis qu’un de leurs confidens la leur enleve sur la moustache. Mais comme l’on ne joue pas icy la grande piece des machines, et comme j’ay promis une histoire veritable, je vous confesseray ingenuëment que ce mariage fut seulement empêché par une opposition formée à la publication des bans, sous le nom d’une fille nommée Lucrece, qui pretendoit avoir de Nicodeme une promesse de mariage, ce qui le perdit de reputation chez les parens de Javotte, qui le tinrent pour un débauché, et qui ne voulurent plus le voir ny le souffrir. Or, pour vous dire d’où venoit cette opposition (car je croy que vous en avez curiosité) il faut remonter un peu plus haut, et vous reciter une autre histoire ; mais tandis que je vous la conteray, n’oubliez pas celle que je viens de vous apprendre, car vous en aurez encore tantost besoin.


Histoire de Lucrece la bourgeoise.

Cette Lucrece, que j’ai appellée la Bourgeoise, pour la distinguer de la Romaine, qui se poignarda, et qui estoit d’une humeur fort differente de celle-cy, estoit une fille grande et bien faite, qui avoit de l’esprit et du courage, mais de la vanité plus que de tout le reste. C’est dommage qu’elle n’avoit pas esté nourrie à la Cour ou chez des gens de qualité, car elle eût esté guerie de plusieurs grimasses et affectations bourgeoises qui faisoient tort à son bel esprit, et qui faisoient bien deviner le lieu où elle avoit esté élevée.

Elle estoit fille d’un referendaire en la chancellerie, et avoit esté laissée en bas âge, avec peu de bien, sous la conduite d’une tante, femme d’un advocat du tiers ordre, c’est à dire qui n’étoit ni fameux ni sans employ. Ce pauvre homme, qui estoit moins docte que laborieux, estoit tout le jour enfermé dans son estude, et gagnoit sa vie à faire des rooles d’écritures assez mal payez. Il ne prenoit point garde à tout ce qui se passoit dans sa maison. Sa femme estoit d’un costé une grande ménagere, car elle eût crié deux jours si elle eût veu que quelque bout de chandelle n’eust pas esté mis à profit, ou si on eût jetté une alumette avant que d’avoir servy par les deux bouts ; mais d’autre part c’estoit une grande joüeuse, et qui hantoit, à son dire, le grand monde, ou, pour mieux parler, qui voyoit beaucoup de gens. De sorte que toutes les aprédisnées on mettoit sur le tapis deux jeux de cartes et un tricquetrac, et aussi-tost arrivoient force jeunes gens de toutes conditions, qui y estoient plûtost attirez pour voir Lucrece que pour divertir l’advocate. Quand elle avoit gagné au jeu, elle faisoit l’honnorable, et faisoit venir une tourte et un poupelin[7], avec une tasse de confitures faites à la maison, dont elle donnoit la collation à la compagnie, ce qui tenoit lieu de souper à elle et à sa niepce, et par fois aussi au mary, qui n’en tastoit pas, parce qu’elle ne songeoit pas à luy preparer à manger, quand elle n’avoit pas faim. Elle passoit par ce moyen dans le voisinage pour estre fort splendide ; sa maison estoit appellée une maison de bouteilles[8] et de grande chère, et il me souvient d’avoir oüy une greffiere du quartier qui disoit d’elle en enrageant : Il n’appartient qu’à ces advocates à faire les magnifiques.

Lucrece fut donc élevée en une maison conduitte de cette sorte, qui est un poste tres-dangereux pour une fille qui a quelques necessitez, et qui est obligée à souffrir toutes sortes de galans. Il auroit fallu que son cœur eût esté ferré à glace pour se bien tenir dans un chemin si glissant. Toute sa fortune estoit fondée sur les conquestes de ses yeux et de ses charmes, fondement fort fresle et fort delicat, et qui ne sert qu’à faire vieillir les filles ou à les faire marier à l’officialité. Elle portoit cependant un estat de fille de condition, quoy que, comme j’ay dit, elle eût peu de bien ou plûtost point du tout. Elle passoit pour un party qui avoit, disoit-on, quinze mil écus ; mais ils estoient assignez sur les broüillarts de la riviere de Loyre, qui sont des effects à la verité fort liquides, mais qui ne sont pas bien clairs. Sur cette fausse supposition, Lucrece ne laissoit pas de bastir de grandes esperances, et, quand on luy proposoit pour mary un advocat, elle disoit en secouant la teste : Fy, je n’ayme point cette bourgeoisie ! Elle pretendoit au moins d’avoir un auditeur des comptes ou un tresorier de France : car elle avoit trouvé que cela estoit deub à ses pretendus quinze mil escus, dans le tariffe des partis sortables.

Cette citation, Lecteur, vous surprend sans doute : car vous n’avez peut-estre jamais entendu parler de ce tariffe. Je veux bien vous l’expliquer, et, pour l’amour de vous, faire une petite digression. Sçachez donc que, la corruption du siecle ayant introduit de marier un sac d’argent avec un autre sac d’argent, en mariant une fille avec un garçon ; comme il s’estoit fait un tariffe lors du decry des monnoyes pour l’évaluation des espèces, aussi, lors du decry du merite et de la vertu, il fut fait un tariffe pour l’évaluation des hommes et pour l’assortiment des partis. Voicy la table qui en fut dressée, dont je vous veux faire part.

Tariffe ou evaluation des partis sortables pour faire facilement les mariages.
Pour une fille qui a deux mille livres en mariage, ou environ, jusqu’à six mille livres. Il luy faut un marchant du Palais, ou un petit commis, sergent, ou solliciteur de procez.

Pour celle qui a six mille livres, et au dessus jusqu’à douze mille livres. Un marchand de soye, drappier, mouleur de bois, procureur du Chastelet, maistre d’hostel, et secrétaire de grand seigneur.

Pour celle qui a douze mille livres, et au dessus jusqu’à vingt mille livres. Un procureur en parlement, huissier, notaire ou greffier.

Pour celle qui a vingt mille livres, et au dessus, jusqu’à trente mille livres. Un advocat, conseiller du trésor ou des eauës et forests, substitut du parquet et general des monnoyes.

Pour celle qui a depuis trente mille livres jusqu’à quarante-cinq mille livres. Un auditeur des comptes, trésorier de France ou payeur des rentes.

Pour celle qui a depuis quinze mil jusqu’à vingt-cinq mil escus. Un conseiller de la cour des aydes, ou conseiller du grand conseil.

Pour celle qui a depuis vingt-cinq jusqu’à cinquante mil escus. Un conseiller au parlement, ou un maistre des comptes.

Pour celle qui a depuis cinquante jusqu’à cent mil escus. Un maistre des requêtes, intendant des finances, greffier et secrétaire du conseil, président aux enquêtes.

Pour celle qui a depuis cent mil jusqu’à deux cent mil escus. Un president au mortier, vray marquis, sur-intendant, duc et pair.

On trouvera peut-estre que ce tariffe est trop succinct, veu le grand nombre de charges qui sont creées en ce royaume, dont il n’est fait icy aucune mention ; mais, en ce cas, il faudra seulement avoir un extraict du registre qui est aux parties casuelles, de l’évaluation des offices, car, sur ce pied, on en peut faire aisément la réduction à quelqu’une de ces classes. La plus grande difficulté est pour les hommes qui vivent de leurs rentes, dont on ne fait icy aucun estat, comme de gens inutiles, et qui ne doivent songer qu’au celibat. Car ce n’est pas mal à propos qu’un de nos autheurs a dit qu’une charge estoit le chausse-pied du mariage, ce qui a rendu nos François (naturellement galands et amoureux) si friands de charges, qu’ils en veulent avoir à quelque prix que ce soit, jusqu’à achepter cherement des charges de mouleur de bois, de porteur de sel et de charbon. Toutefois, s’il arrive par mal-heur qu’une vieille fille marchande quelqu’un de ces rentiers, ils sont d’ordinaire évaluez au denier six, comme les rentes sur la ville et autres telles denrées ; c’est a dire qu’une fille qui a dix mil escus doit trouver un homme qui en ayt soixante mil, et ainsi à proportion.

Il y en aura encore qui eussent souhaitté que ce tariffe eût esté porté plus avant ; mais cela ne s’est pû faire, n’y ayant au delà que confusion, parce que les filles qui ont au delà de deux cent mille escus sont d’ordinaire des filles de financiers ou de gens d’affaires qui sont venus de la lie du peuple, et de condition servile. Or, elles ne sont pas vendues à l’enchere comme les autres, mais délivrées au rabais ; c’est à dire qu’au lieu qu’une autre fille qui aura trente mille livres de bien est vendue à un homme qui aura un office qui en vaudra deux fois autant, celles-cy, au contraire, qui auront deux cens mille escus de bien, seront livrées à un homme qui en aura la moitié moins ; et elles seront encore trop heureuses de trouver un homme de naissance et de condition qui en veuille.

La seule observation qu’il faut faire, de peur de s’y tromper, est qu’il arrive quelquefois que le merite et la beauté d’une fille la peut faire monter d’une classe, et celle de trente mille livres avoir la fortune d’une de quarante ; mais il n’en est pas de mesme d’un homme, dont le merite et la vertu sont tousjours comptez pour rien. On ne regarde qu’à sa condition et à sa charge, et il ne fait point de fortune en mariage, si ce n’est en des lieux où il trouve beaucoup d’années meslées avec de l’argent, et qu’il achepte le tout en tâche et en bloc.

Mais c’est assez parlé de mariage ; il faut revenir à Lucrece, que je perdois presque de veue. Ses charmes ne la laissoient point manquer de serviteurs. Elle n’avoit pas seulement des galands à la douzaine, mais encore à quarterons et à milliers ; car, dans ces maisons où on tient un honneste berlan ou académie de jeu, il s’en tient aussi une d’amour, qui d’abord est honneste, mais qui ne l’est pas trop à la fin ; ce qui me fait souvenir de ce qu’un galant homme disoit, que c’étoit presque mettre un bouchon, pour faire voir qu’il y avoit quelque bonne pièce preste à mettre en perce.

Ils venoient, comme j’ay dit, plûtost pour voir Lucrece que pour jouer ; cependant il falloit jouer pour la voir. Tel, après avoir joué quelque temps, donnoit son jeu à tenir à quelqu’autre pour venir causer avec elle ; et tel disoit qu’il estoit de moitié avec sa tante. Elle faisoit de son costé la mesme chose, et estoit de moitié avec quelqu’un qu’elle avoit embarqué au jeu ; mais, apres avoir rangé son monde en bataille, elle alloit par la salle entretenir la compagnie, et sçavoit si bien contenter ses galands par l’égalité qu’elle apportoit à leur parler, qu’on eust dit qu’elle eust eu un sable pour régler tous ses discours.

Elle tiroit un grand avantage du jeu, car elle partageoit le guain qui se faisoit, et ne payoit rien de la perte qui arrivoit. Sur tout elle trouvoit bien son compte quand il tomboit entre ses mains certains badauts qui faisoient consister la belle galanterie à se laisser gagner au jeu par les filles, pour leur faire par ce moyen accepter sans honte les presens qu’ils avoient dessein de leur faire. Erreur grande du temps jadis, et dont, par la grace de Dieu, les gens de cour et les fins galans sont bien déduppez. Il est vray que les coquettes rusées sont fort aises de gagner au jeu ; mais, comme elles appellent conqueste un effect qu’elles attribuent à leur adresse ou à leur bonne fortune, elles n’en ont point d’obligation au pauvre sot qui se laisse perdre, qu’elles nomment leur duppe, et qu’elles n’abandonnent point qu’apres leur avoir tiré la derniere plume. Et lors il n’est plus temps de commencer une autre galanterie, car elles n’ont jamais d’estime pour un homme qui a fait le fat, quoy qu’à leur profit. Aussi bien, à quoy bon chercher tant de destours ? ne fait-on pas mieux aujourd’huy de jouer avec les femmes à la rigueur, et de ne leur pardonner rien, et, si on leur veut faire des presens, de leur donner sans cérémonie ? En voit-on quantité qui les refusent et qui les renvoyent ? Cela estoit bon au temps passé, quand on ne sçavoit pas vivre. Je croy mesme, pour peu que nous allions en avant, comme on se raffine tous les jours, qu’on pratiquera la coustume qui s’observe déjà en quelques endroits, de bien faire son marché, et de dire : Je vous envoye tel present pour telle faveur, et d’en prendre des assurances : car, en effect, les femmes sont fort trompeuses.

Mais, en parlant de jeu, j’avois presque écarté Lucrece, qui aymoit, sur tous les galands, les joueurs de discretions[9] : car, dans sa perte, elle payoit d’un siflet ou d’un ruban, et, dans le guain, elle se faisoit donner de beaux bijoux et de bonnes nippes. Elle n’estoit vétuë que des bonnes fortunes du jeu ou de la sottise de ses amans. Le bas de soye qu’elle avoit aux jambes estoit une discretion ; sa cravatte de poinct de Gennes, autre discretion ; son collier et mesme sa juppe, encore autre discretion ; enfin, depuis les pieds jusqu’à la teste, ce n’estoit que discretion. Cependant elle joüa tant de fois des discretions, qu’elle perdit à la fin la sienne, comme vous entendrez cy-apres. Je vous en advertis de bonne heure, car je ne vous veux point surprendre, comme font certains autheurs malicieux qui ne visent à autre chose.

Entre tous ces amants dont la jeune ferveur adoroit Lucrece, se trouva un jeune marquis ; mais c’est peu de dire marquis, si on n’adjouste de quarante, de cinquante ou de soixante mille livres de rente : car il y en a tant d’inconnus et de la nouvelle fabrique, qu’on n’en fera plus de cas, s’ils ne font porter à leur marquisat le nom de leur revenu, comme fit autrefois celuy qui se faisoit nommer seigneur de dix-sept cens mille escus. On n’avoit pas compté avec celuy-cy, mais il faisoit grande dépense et changeoit tous les jours d’habits, de plumes, et de garnitures. C’est la marque la plus ordinaire à quoy on connoist dans Paris les gens de qualité, bien que cette marque soit fort trompeuse. Il avoit veu Lucrece dans cette eglise (j’ay failly à dire : que j’ay déjà décrite) où il estoit allé le jour de cette solemnité dont j’ay parlé, pour toute autre affaire que pour prier Dieu. D’abord qu’il la vid il en fut charmé, et quand elle sortit il commanda à son page de la suivre pour sçavoir qui elle estoit ; mais, devant que le page fut de retour, il avoit déjà tout sçeu d’un Suisse François qui chasse les chiens et louë les chaises dans l’eglise, et qui gagne plus à sçavoir les intrigues des femmes du quartier qu’à ses deux autres mestiers ensemble. Une piece blanche luy avoit donc appris le nom, la demeure, la qualité de Lucrece, celle de sa tante, ses exercices ordinaires et les noms de la pluspart de ceux qui la frequentoient ; enfin mille choses qu’en une maison privée on n’auroit découvert qu’avec bien du temps ; ce qui fait juger que celles où on se gouverne de la sorte commencent à passer pour publiques. Il songea, comme il estoit assez discret, à chercher quelqu’un qui le pust introduire chez elle ; en tout cas, il se resolvoit de se servir du prétexte du jeu, qui est le grand passe-par-tout pour avoir entrée dans de telles compagnies ; il n’eust besoin de l’une ni de l’autre, car dès le lendemain, passant en carrosse dans la ruë de Lucrece, il la vid de loin sur le pas de sa porte. L’impatience qu’elle avoit de voir que personne n’estoit encore venu l’y avoit portée, et dès qu’elle entendit le bruit d’un carrosse, elle tourna la teste de ce côté-là, pensant que c’estoit quelqu’un qui venoit chez elle. Le marquis se mit à la portiere pour la saluer et tascher à noüer conversation.

Voicy une mal-heureuse occasion qui luy fut favorable : un petit valet de maquignon poussoit à toute bride un cheval qu’il piquoit avec un éperon rouillé, attaché à son soullier gauche ; et comme la rue estoit estroitte et le ruisseau large, il couvrit de boue le carrosse, le marquis et la demoiselle. Le marquis voulut jurer, mais le respect du sexe le retint ; il voulut faire courir après, mais le piqueur estoit si bien monté qu’on ne lui pouvoit faire de mal, si on ne le tiroit en volant. Il descendit, tout crotté qu’il estoit, pour consoler Lucrece et luy dit en l’abordant : Mademoiselle, j’ay esté puny de ma temerité de vous avoir voulu voir de trop près ; mais je ne suis pas si fâché de me voir en cet estat que je le suis de vous voir partager avec moi ce vilain present. Lucrece, honteuse de se voir ainsi ajustée, et qui n’avoit point de compliment prest pour un accident si inopiné, se contenta de luy offrir civilement la salle pour se venir nettoyer, ou pour attendre qu’il eust envoyé querir d’autre linge, et elle prit aussi-tost congé de luy pour en aller changer de son costé. Mais elle revint peu apres avec d’autre linge et un autre habit, et ce ne fut pas un sujet de petite vanité pour une personne de sa sorte de montrer qu’elle avoit plusieurs paires d’habits et de rapparter en si peu de temps un poinct de Sedan qui eut pû faire honte à un poinct de Gennes qu’elle venoit de quitter. La premiere chose que fit le marquis, ce fut d’envoyer son page en diligence chez luy, pour luy apporter aussi un autre habit et d’autre linge, esperant qu’on lui presteroit quelque garde-robe où il pourroit changer de tout. Mais le page revint tout en sueur luy dire que le valet de chambre avoit emporté la clef de la garde-robe, et que, depuis le matin qu’il avoit habillé son maistre, il ne revenoit à la maison que le soir, suivant la coustume de tous ces faineans, que leurs maistres laissent joüer, yvrogner et filouter tout le jour, faute de leur donner de l’employ, croyant deroger à leur grandeur, s’ils les employoient à plus d’un office. Il fallut donc qu’il prist, comme on dit, patience en enrageant, et qu’il condamnast son peu de prevoyance de n’avoir pas mis dans la voiture une carte où il y eust une garniture de linge, puisque le cocher avoit bien le soin d’y mettre un marteau et des clous pour r’attacher les fers des chevaux quand ils venoient à se déferrer. Tout ce qu’il pût faire, ce fut de se placer dans le coin de la salle le plus obscur et de se mettre encore contre le jour, afin de cacher ses playes lemieux qu’il pourroit. Il a juré depuis (et ce n’est pas ce qui doit obliger à le croire, car il juroit quelquefois assez legerement, mais j’ay veu des experts en galanterie qui disoient que cela pouvoit estre vray) que, dans toutes ses avantures amoureuses, il n’a jamais souffert un plus grand ennuy, ny de plus cuisantes douleurs, qu’avoir esté obligé de paroistre en ce mauvais estat la première fois qu’il aborda sa maistresse ; aussi, quoy que la violence de son amour le pressast plusieurs fois de luy declarer sa passion, et qu’il s’en trouvast mesme des occasions favorables, il reserra tous ses compliments, et, s’imaginant qu’autant de crottes qu’il avoit sur son habit estoient autant de taches à son honneur, il estoit merveilleusement humilié, et il ressembloit au pan, qui, apres avoir regardé ses pieds, baisse incontinent la queuë.

Pour comble de mal-heurs, dès qu’il fut assis, il arriva chez Lucrece plusieurs filles du voisinage, dont les unes estoient ses amies et les autres non : car elles alloient en cet endroit comme en un rendez-vous general de galans, et elles y alloient chercher un party comme on iroit au bureau d’adresse[10] chercher un lacquais ou un valet de chambre. Les unes se mirent à jouer avec de jeunes gens qui y estoient aussi fraîchement arrivez, les autres allerent causer avec Lucrece. Elles ne connoissoient point le marquis, et ainsi elles le prirent pour quelque miserable provincial. Comme les bourgeoises commencent à railler des gens de province aussi bien que les femmes de la cour, elles ne manquerent pas de luy donner chacune son lardon. L’une luy disoit : Vrayment, monsieur est bien galant aujourd’huy ; il ne manque pas de mouches. L’autre disoit : Mais est-ce la mode d’en mettre aussi sur le linge ? La troisiéme adjoustoit : Monsieur avoit manqué ce matin de prendre de l’eau beniste, mais quelque personne charitable luy a donné de l’aspergés ; et la derniere, franche bourgeoise, repliquoit : Voila bien de quoi ! ce ne sera que de la poudre à la Saint-Jean.

Le marquis d’abord souffroit patiemment tous ces brocards assez communs, et, pressé du remords de sa conscience, n’osoit se défendre d’une accusation dont il se sentoit fort bien convaincu. Enfin, on le poussa tant là dessus qu’il fut contraint de repartir : Je vois bien, mesdemoiselles, que vous me voulez obliger à défendre les gens mal-propres, mais je ne sçay si je pourray bien m’en acquitter, car jusqu’ici j’ay songé si peu à m’exercer sur cette matiere, que je ne croyois pas avoir jamais besoin d’en parler pour moy, sans le malheur qui m’est arrivé aujourd’huy. Vous en serez moins suspect (reprit Lucrece) si vous n’avez pas grand interet en la cause ; il y a en recompense beaucoup de personnes à qui vous ferez grand plaisir de la bien plaider. Je ne suis point (dit le marquis) de profession à faire des plaidoyers ny des apologies, mais je dirai, puisqu’il s’en présente occasion, que je trouve estrange qu’en la pluspart des compagnies on n’estime point un homme, et qu’on ait mesme de la peine à le souffrir, s’il n’est dans une excessive propreté, et souvent encore s’il n’est magnifique. On n’examine point son merite ; on en juge seulement par l’exterieur et par des qualitez qu’il peut aller prendre à tous moments à la rue aux Fers ou à la Fripperie. Cela est vray (dit en l’interrompant la franche bourgeoise dont j’ay parlé), et si Paris est tellement remply de crottes, qu’on ne s’en sçauroit sauver.

J’éprouve bien aujourd’huy (reprit le marquis) qu’on s’en sauve avec bien de la peine, puisque le carrosse ne m’en a pu garentir ; et je me range à l’opinion de ceux qui soustiennent qu’il faut aller en chaise pour estre propre. L’ancien proverbe qui, pour expliquer un homme propre, dit qu’il semble sortir d’une boëte, se trouve bien vray maintenant, et c’est peut-estre luy qui a donné lieu à l’invention de ces boëtes portatives. Mais (interrompit encore la bourgeoise) tout le monde ne s’y peut pas faire porter, car les porteurs vous rançonnent, et il en coûte trop d’argent. Je ne m’y suis voulu faire porter qu’une fois à cause qu’il pleuvoit, et ils me demandoient un escu pour aller jusqu’à Nostre-Dame. Il est vray (dit le marquis) que la dépense en est grande et ne peut pas estre supportée par ceux qui sont dans les fortunes basses ou mediocres, comme sont la pluspart des personnes d’esprit et de sçavoir, et c’est ce qui fait qu’il sont reduits à ne voir que leurs voisins, comme dans les petites villes, et ils n’ont pas l’avantage que Paris fournit d’ailleurs, car on y pourroit choisir pour faire une petite société les personnes les plus illustres et les plus agreables, si ce n’estoit que le hasard et les affaires les dispersent en plusieurs quartiers fort éloignez les uns des autres.

Il n’y a que peu de jours qu’un des plus illustres me fit une fort agreable doleance sur un pareil accident qui luy estoit arrivé. Il estoit (dit-il) party du fauxbourg Saint-Germain pour aller au Marais, fort propre en linge et en habits, avec des galoches fort justes et en un temps assez beau. Il s’estoit heureusement sauvé des boues à la faveur des boutiques et des allées, où il s’estoit enfoncé fort judicieusement au moindre bruit qu’il entendoit d’un cheval ou d’un caresse. Enfin, grace à son adresse et au long détour qu’il avoit pris pour choisir le beau chemin, il estoit prest d’arriver au port desiré quand un malautru baudet, qui alloit modestement son petit pas sans songer en apparence à la malice, mit le pied dans un trou, qui estoit presque le seul qui fust dans la rue, et le crotta aussi coppieusement qu’auroit pû faire le cheval le plus fringuant d’un manege. Cela fit qu’il n’osa continuer le dessein de sa visite, et qu’il s’en retourna honteusement chez luy le nez dans son manteau. Ainsi il fut privé des plaisirs qu’il esperoit trouver en cette visite, et celles qui la devoient recevoir perdirent les douceurs de sa conversation. Cet accident, au reste, l’a tellement dégoûté de faire des visites éloignées, qu’il a perdu toutes les habitudes qu’il avoit hors de son quartier. Vôtre amy (dit alors Lucrece) estoit un peu scrupuleux  ; s’il eut bien fait il se seroit contenté de faire d’abord quelque compliment en faveur de ses canons crottez, quelque invective contre les desordres de la ville et contre les directeurs du nettoyement des boues, et un petit mot d’imprécation contre cet asne hypocrite, autheur du scandalle. Cela eût esté, ce me semble, suffisant pour le mettre à couvert de tout reproche. Je trouve (interrompit Hyppolite, qui estoit une veritable coquette, et qui avoit fait la premiere raillerie) qu’il fit prudemmentde s’en retourner, car, s’il y eust eu là quelqu’un de mon humeur, il n’eût pas manqué d’avoir quelque attaque. Quoy (reprit Lucrece) y avoit-il de sa faute  ? N’avez-vous pas remarqué toutes les precautions qu’il avoit prises ? Quoy, tout le temps et les pas qu’il avoit perdus en s’enfonçant dans les boutiques et dans les allées ne luy seront-ils contez pour rien ? Non (dit l’Hyppolite), tout cela n’importe ; que ne venoit-il en chaise ?

Vous ne demandez pas s’il avoit moyen de la payer (reprit le marquis) ; mais vous n’estes pas seule de vostre humeur, et je prevoy que, si le luxe et la delicatesse du siecle continuent, il faudra enfin que quelques grands seigneurs, à l’exemple de ceux qui ont fondé des chaises de théologie, de medecine et de mathematique, fondent des chaises de Sous-carriere[11], pour faire porter proprement les illustres dans les ruelles et les metre en estat d’estre admis dans les belles conversations. Ce seroit, dit Lucrece, une belle fondation, et qui donneroit bien du lustre aux gens de lettres ; mais elle coûteroit beaucoup, car il y a bien des illustres pretendus. Il faudroit au moins les restreindre à ceux de l’Academie, et alors on ne trouveroit point estrange qu’on en briguast les places si fortement. Cette fondation, dit le marquis, ne se fera peut-estre pas sitost, et je la souhaite plus que je ne l’espere en faveur de mademoiselle (dit-il) en montrant Hyppolite, dont il ne sçavoit pas le nom, afin qu’elle n’ayt point le déplaisir de converser avec des gens crottez. Le marquis dit ces paroles avec assez d’aigreur, estant animé de ce qu’elle l’avoit raillé d’abord, et, pour luy rendre le change, il ajouta un peu librement : Encore je souffrirois plus volontiers que des femmes de condition, qui ont des appartements magnifiques, et qui ne voyent que des polis et des parfumés, eussent de la peine et du dégoust à souffrir d’autres gens ; mais je trouve estrange que des bourgeoises les veüillent imiter, elles qui iront le matin au marché avec une escharpe[12] et des souliers de vache retournée, et qui, pour les necessitez de la maison, recevront plusieurs pieds plats dans leur chambre, où il n’y a rien à risquer qu’un peu d’exercice pour les bras de la servante qui frotte le plancher ; cependant ce sont elles qui sont les plus delicates sur la propreté,

quand elles ont mis leurs souliers brodez et leur belle juppe.

Certes (dit alors Lucrece) Monsieur a grande raison, et, pour estre de la cour, il ne laisse pas de connoistre admirablement les gens de la ville. Je connois des personnes qui ne sont gueres loin d’icy, qui sont si difficiles à contenter sur ce poinct qu’elles en sont insupportables, et je crois qu’elles aimeroient mieux qu’un homme apportast dix sottises en conversation que la moindre irrégularité en l’adjustement. Je pense mesme qu’elles ne veulent voir des gens bien mis qu’afin de se pouvoir vanter de voir le beau monde. Mais (dit Hyppolite) approuvez-vous la conduite de certains illustres, qui, sous ombre de quelque capacité qu’ils ont au-dedans, negligent tout à fait le dehors. Par exemple, nous avons en notre voisinage un homme de robbe fort riche et fort avare, qui a une calotte qui luy vient jusqu’au menton, et quand il auroit des oreilles d’asne comme Midas, elle seroit assez grande pour les cacher. Et j’en sçais un autre dont le manteau et les éguilletes sont tellement effilées que je voudrois qu’il tombast dans l’eau, à cause du grand besoin qu’elles ont d’estre rafraischies. Voudriez-vous deffendre ces chichetez et ces extravagances, et faudroit-il empescher une honneste compagnie où ils voudroient s’introduire d’en faire des railleries? Je ne crois pas (repliqua le marquis) que personne ayt jamais loüé ces vitieuses affectations ; au contraire, on voit avec mépris et indignation ces barbons, ces gens de college, dont les habits sont aussi ridicules que les mœurs. Mais il faut avoir quelque indulgence pour les personnes de merite qui, estant le plus souvent occupées à des choses plus agreables, n’ont ny le loysir ny le moyen de songer à se parer. Ce n’est pas que je loüe ceux qui, par negligence ou par avarice, demeurent en un estat qui fait mal au cœur ou qui blesse la veuë. Car ce sont deux vices qu’il faut également blasmer. Mais combien y en a-t-il qui, quelque soin qu’ils prennent à s’ajuster et à cacher leur pauvreté, ne peuvent empescher qu’elle ne paroisse tousjours à quelque chapeau qui baisse l’oreille, quelque manteau pelé, quelque chausse rompuë, ou quelque autre playe dont il ne faut accuser que la fortune ?

Votre sentiment (dit Lucrece) est tres-raisonnable, et j’ay toujours fort combatu ces delicatesses ; mais encore ce seroit beaucoup s’il ne falloit qu’estre propre, qui est une qualité necessaire à un honneste homme ; il faut aussi avoir dans ses vestements de la diversité et de la magnificence : car on donne aujourd’huy presque partout aux hommes le rang selon leur habit ; on met celuy qui est vestu de soye au dessus de celuy qui n’est vestu que de camelot, et celui qui est vestu de camelot au dessus de celuy qui n’est vestu que de serge. Comme aussi on juge du mérite des hommes à proportion de la hauteur de la dentelle qui est à leur linge, et on les éleve par degrez depuis le pontignac jusqu’au poinct de Gennes. Il est vray qu’on en use ainsi, dit Hyppolite, et je trouve qu’on a raison. Car comment jugerez-vous d’un homme qui entre en une compagnie si ce n’est par l’extérieur ? S’il est richement vestu, on croit que c’est un homme de condition, qui a esté bien nourry et élevé, et qui, par consequent, a de meilleures qualitez. Vous auriez grande raison (reprit le marquis) si vous n’en usiez ainsi qu’envers les inconnus : car j’excuserois volontiers l’honneur qu’on fait à un faquin qui passe pour un homme de condition à la faveur de son habit, puisque vous ne feriez qu’honorer la noblesse que vous croiriez estre en luy ; mais on en use de mesme envers ceux qui sont les mieux connus, et j’ay veu beaucoup de femmes qui n’estimoient les hommes que par le changement des habits, des plumes et des garnitures[13]. J’en ay veu qui, au sortir d’un bal ou d’une visite, ne s’entretenoient d’autre chose. L’une disoit : Monsieur le comte avoit une garniture de huit cent livres, je n’en ay point veu de plus riche ; l’autre : Monsieur le baron estoit vestu d’une estoffe que je n’avois point encore veue, et qui est tout à fait jolie ; une troisième disoit : Ce gros pifre[14] de chevalier est tousjours vestu comme un gouverneur de Lyons ; il n’oseroit changer d’habits, il a peur qu’on le méconnoisse. Cependant, il est souvent arrivé que le gros pifre a battu la belle garniture portée par un poltron, et que celuy qui avoit l’étoffe fort jolie n’aura dit que des fadaises. J’en ay veu mesme une assez sotte pour louer l’extravagance d’un certain galand de ma connoissance, qui, pour porter le deuil de sa maistresse, avoit fait faire exprès une garniture de rubans noirs et blancs, avec des figures de testes de morts et de larmes, comme celles qui sont aux parements d’église le jour d’un enterrement. Je crois (interrompit Lucrece) qu’on doit plustost dire qu’il portoit le deuil de sa raison qui estoit morte. Vous dites vray (repliqua le marquis), mais il n’en devoit porter que le petit deuil, car il y avoit longtemps qu’elle estoit deffunte. Vous attaquez de fort bonne grace, dit Lucrece, des personnes qui m’ont tousjours fort dépleu ; à dire vray, je n’attendois pas de tels sentiments d’un homme de la Cour, et qui a la mine de se piquer d’estre propre et magnifique.

Je vous avoue (dit le marquis) que ma condition m’oblige à faire dépense en habits, parce que le goust du siecle le veut ainsi ; et pour ne pas avoir la tache d’avarice ou de rusticité, je suy les modes et j’en invente quelquefois ; mais c’est contre mon inclination, et je voudrois qu’il me fust permis de convertir ces folles dépenses en de pures liberalitez envers d’honnestes gens qui en ont besoin. Sur tout j’ay toûjours blâmé l’exces où l’on porte toutes ces choses, car c’est un grand malheur lorsqu’on tombe entre les mains de ces coquettes fieffées qui sont de loisir, et qui ne sçavent s’entretenir d’autres choses. Elles examineront un homme comme un criminel sur la sellette, depuis les pieds jusqu’à la teste, et quelque soin qu’il ait pris à se bien mettre, elles ne laisseront pas de lui faire son proces. Je me suis trouvé souvent engagé en ces conferences de bagatelles où j’ay veu agiter fort serieusement plusieurs questions tres-ridicules. J’y vis une fois un sot de qualité qu’on avoit pris au collet ; une femme luy dit que son rabat n’estoit pas bien mis, l’autre dit qu’il n’estoit pas bien empesé, et la troisième soûtint que son défaut venoit de l’échancrure ; mais il se deffendit bravement en disant qu’il venoit de la bonne faiseuse, qui prend un escu de façon de la piece. Le rabat fut declaré bien fait au seul nom de cette illustre ; je dis illustre, et ne vous en estonnez pas, car le siecle est si fertile en illustres qu’il y en a qui ont acquis ce titre à faire des mouches. Cette authorité (dit Lucrece) estoit decisive, et la question apres cela n’estoit plus problematique ; aussi il faut demeurer d’accord que le rabat est la plus difficile et la plus importante des pieces de l’adjustement ; que c’est la premiere marque à laquelle on connoist si un homme est bien mis, et qu’on n’y peut employer trop de temps et trop de soins, comme j’ay ouy dire d’une presidente[15], qu’elle est une heure entiere à mettre ses manchettes, et elle soûtient publiquement qu’on ne les peut bien mettre en moins de temps. Apres que ce rabat fut bien examiné (adjoûta le marquis), on descendit sur les chausses à la Candalle[16] ; on regarda si elles estoient trop plicées en devant ou en arriere, et ce fut encore un sujet sur lequel les opinions furent partagées. En suite on vint à parler du bas de soye, et alors on traitta une question fort grande et fort nouvelle, n’estant encore decidée par aucun autheur : Si le bas de soye est mieux mis quand on le tire tout droit que quand il est plicé sur le gras de la jambe. Et après avoir employé deux heures à ce ridicule entretien, comme je vis qu’elles alloient examiner tout le reste article par article, comme si c’eust esté un compte, je rompis la conversation en me retirant, et je vis qu’elles remirent à une autre fois à parler du reste ; car, pour juger un proces si important, elles y employerent plusieurs vaccations.

Vous raillez si agreablement (dit Lucrece) ces personnes qui vous ont dépleû, qu’il faut bien prendre garde à l’entretien qu’on a avec vous, et je ne sçay si vous n’en direz point autant de celuy que nous avons aujourd’huy ensemble. Je respecte trop (dit le marquis) tout ce qui vient d’une si belle bouche, et je vous ay veu des sentiments si justes et si eloignez de ceux que nous venons de railler, que vous n’avez rien à craindre de ce costé-là. En effet (reprit Lucrece) je n’approuve point qu’on s’entretienne de ces bagatelles, ny qu’on aille pointiller sur le moindre defaut qu’on trouve en une personne ; il suffit qu’elle n’ait rien qui choque la veue. Aussi bien je sçais que, quelque soin qu’on prenne à s’adjuster, particulierement pour les gens de la ville, on y trouvera toujours à redire : car, comme la mode change tous les jours, et que ces jours ne sont pas des festes marquées dans le calendrier, il faudroit avoir des avis et des espions à la cour, qui vous advertissent à tous momens des changemens qui s’y font ; autrement on est en danger de passer pour bourgeois ou pour provincial.

Vous avez grande raison (adjousta le marquis), cette difficulté que vous proposez est presque invincible, à moins qu’il y eust un bureau d’adresse estably ou un gazetier de modes[17] qui tint un journal de tout ce qui s’y passeroit de nouveau. Ce dessein (dit Hyppolite) seroit fort joly, et je croy qu’on vendroit bien autant de ces gazettes que des autres.

Puisque vous vous plaisez à ces desseins (dit le marquis), je vous en veux reciter un bien plus beau, que j’ouys dire ces jours passez à un advocat, qui cherchoit un partisan pour traiter avec luy de cet advis ; et ne vous estonnez pas si j’ay commerce avec les gens du palais, et si je me sers par fois de leurs termes, car deux mal-heureux proces qui m’ont obligé de les frequenter m’en ont fait apprendre à mes dépens plus que je n’en voulois savoir. Il disoit qu’il seroit tres-important de créer en ce royaume un grand conseil de modes, et qu’il seroit aisé de trouver des officiers pour le remplir : car, premierement, des six corps des marchands on tireroit des procureurs de modes, qui en inventent tous les jours de nouvelles pour avoir du débit ; du corps des tailleurs on tireroit des auditeurs de mode, qui, sur leurs bureaux ou etablis, les mettroient en estat d’estre jugées, et en feroient le rapport ; pour juges on prendroit les plus legers et les plus extravaguants de la cour, de l’un et de l’autre sexe, qui auroient pouvoir de les arrêter et verifier, et de leur donner authorité et credit. Il y auroit aussi des huissiers porteurs de modes, exploitans par tout le royaume de France. Il y auroit enfin des correcteurs de modes, qui seroient de bons prud’hommes qui mettroient des bornes à leur extravagance, et qui empescheroient, par exemple, que les formes des chapeaux ne devinssent hautes comme des pots à beure, ou plattes comme des calles, chose qui est fort à craindre lors que chacun les veut hausser ou applattir à l’envy de son compagnon, durant le flux et reflux de la mode des chapeaux ; ils auroient soin aussi de procurer la reformation des habits, et les décris necessaires, comme celuy des rubans, lors que les garnitures croissent tellement qu’il semble qu’elles soient montées en graine, et viennent jusqu’aux pochettes. Enfin, il y auroit un greffe ou un bureau estably, avec un estalon et toutes sortes de mesures, pour régler les differens qui se formeroient dans la juridiction, avec une figure vestue selon la derniere mode, comme ces poupées qu’on envoie pour ce sujet dans les provinces[18]. Tous les tailleurs seroient obligez de se servir de ces modelles, comme les appareilleurs vont prendre les mesures sur les plans des édifices qu’on leur donne à faire. Il y auroit pareillement en ce greffe une pancarte ou tableau où seroient specifiez par le menu les manieres et les regles pour s’habiller, avec les longueurs des chausses, des manches et des manteaux, les qualitez des estoffes, garnitures, dentelles et autres ornements des habits, le tout de la mesme forme que les devis de maçonnerie et de charpenterie. Et voicy le grand avantage que le public en retireroit : c’est qu’il arrive souvent qu’un riche bourgeois, et surtout un provincial, ou un Alleman, aura prodigué beaucoup d’argent pour se vestir le mieux qu’il luy aura esté possible, et il n’y aura pas réussi, quelque consultation qu’il ait faite de toute sorte d’officiers qu’il aura pû assembler pour resoudre toutes ses difficultés. Car il se trouvera souvent que, si l’habit est bien fait, il n’en sera pas de mesme des bas ou du chapeau ; enfin il vivra tousjours dans l’ignorance et dans l’incertitude. Au lieu que, s’il est en doute, par exemple, si la forme de son chapeau est bien faite, il n’aura qu’à la porter au bureau des modes, pour la faire jauger et mesurer, comme on fait les litrons et les boisseaux qu’on marque à l’Hostel-de-Ville. Ainsi, se faisant estalonner et examiner depuis les pieds jusqu’à la teste, et en ayant tire bon certificat, il auroit sa conscience en repos de ce costé-là, et son honneur seroit à couvert de tous les reproches que luy pourroit faire la coquette la plus critique.

C’est dommage (dit Lucrece) que vous n’estes associé avec cet homme qui a inventé ce party : vous le feriez bien valoir. Je crois qu’il y a beaucoup d’officiers en France moins utiles que ceux-là, et beaucoup de reglements moins necessaires que ceux qu’ils feroient. J’ai mesme ouy dire à des sçavans qu’il y avoit de certains pays où estoient establis de certains officiers expressément pour faire regler les habits ; mais comme je ne suis pas sçavante, je ne vous puis dire quels ils sont.

Lucrece n’avoit pas encore achevé quand sa tante rompit le jeu, et mesme un cornet qu’elle tenoit à la main, à cause d’un ambezas19 qui luy estoit venu le plus mal à propos du monde. Cela rompit aussi cette conversation, car elle s’en vint avec un grand cry


19. Terme du jeu de trictrac. C’est lorsque chaque dé jeté amène l’as (ambo asses, deux as).

annoncer le coup de malheur qui luy estoit arrivé, qu’elle plaignit avec des termes aussi pathetiques que s’il y fust allé de la ruine de l’estat. Cela troubla tout ce petit peloton ; quelques-uns, par complaisance, luy aidèrent à pester contre ce malheureux Ambezas qui estoit venu sans qu’on l’eust mandé ; d’autres la consolerent sur l’inconstance de la fortune et lui promirent de sa part un sonnez pour une autre fois. Et cependant le marquis, qui ne cherchoit qu’une occasion de se retirer, prit congé de Lucrece, non sans luy dire en particulier qu’il esperoit de venir chez elle le lendemain en meilleur ordre, lui demandant la permission de continuer ses visites. Mais en sortant il pensa luy arriver encore le mesme accident, car les maquignons sont tres-frequens en ce quartier-là. Il ne put battre celuy-cy non plus que l’autre, à cause de sa fuite ; mais son page l’en vengea, et, n’estant pas dans sa colère si raisonnable que son maistre, il la déchargea sur un autre maquignon qui estoit à pied sur le pas de sa porte. Et comme ce pauvre homme lui disoit : Ha, monsieur, je ne crotte personne ! Hé bien, c’est pour ceux que tu as crottez et que tu crotteras. Action de justice et chastiment remarquable, qui devroit faire honte à nos officiers de police.

À peine le marquis estoit-il remonté dans son carosse que ses laquais, à l’exemple du maistre et du page, animez contre les crotteurs de gens, virent passer des meuniers sur la crouppe de leurs mulets accouplez trois à trois, qui faisoient aussi belle diligence que des courriers extraordinaires. Le grand laquais jetta un gros pavé qu’il trouva dans sa main à l’un de ces meuniers avec une telle force que cela eust été capable de rompre les reins de tout autre ; mais ce rustre, hochant la teste et le regardant par dessus l’épaule, lui dit avec un ris badin : Ha ouy, je t’engeolle. Et, piquant la crouppe de sa monture avec le bout de la poignée de son fouet, il se vit bien-tost hors de la portée des pavez. Dès le lendemain, le marquis vint voir Lucrece en un équipage qui fit bien connoistre que ce n’estoit pas pour luy qu’il avoit fait l’apologie du jour precedent.

Je croy que ce fut en cette visite qu’il luy découvrit sa passion ; on n’en sçait pourtant rien au vray. Il se pourroit faire qu’il n’en auroit parlé que les jours suivans, car tous ces deux amans estoient fort discrets, et ils ne parloient de leur amour qu’en particulier. Par mal-heur pour cette histoire, Lucrece n’avoit point de confidente, ni le marquis d’escuyer, à qui ils repetassent en propres termes leurs plus secrettes conversations. C’est une chose qui n’a jamais manqué aux heros et aux heroïnes. Le moyen, sans cela, d’écrire leurs avantures ? Le moyen qu’on pust savoir tous leurs entretiens, leurs plus secrettes pensées ? qu’on pust avoir coppie de tous leurs vers et des billets doux qui se sont envoyez, et toutes les autres choses necessaires pour bastir une intrigue ? Nos amants n’estoient point de condition à avoir de tels officiers, de sorte que je n’en ay rien pu apprendre que ce qui en a paru en public ; encore ne l’ay-je pas tout sçeu d’une mesme personne, parce qu’elle n’auroit pas eu assez bonne memoire pour me repeter mot à mot tous leurs entretiens ; mais j’en ay appris un peu de l’un et un peu de l’autre, et, à n’en point mentir, j’y ay mis aussi un peu du mien. Que si vous estes si desireux de voir comme on découvre sa passion, je vous en indiqueray plusieurs moyens qui sont dans l’Amadis, dans l’Astrée, dans Cirus et dans tous les autres romans, que je n’ay pas le loisir ni le dessein de coppier ny de derober, comme ont fait la plupart des auteurs, qui se sont servis des inventions de ceux qui avoient écrit auparavant eux. Je ne veux pas mesme prendre la peine de vous en citer les endroits et les pages ; mais vous ne pouvez manquer d’en trouver à l’ouverture de ces livres. Vous verrez seulement que c’est toujours la mesme chose, et comme on sçait assez le refrain d’une chanson quand on en écrit le premier mot avec un etc., c’est assez de vous dire maintenant que nostre marquis fut amoureux de Lucrece, etc. Vous devinerez ou suppléerez aisément ce qu’il luy dit ou ce qu’il luy pouvoit dire pour la toucher.

Il est seulement besoin que je vous declare quel fut le succès de son amour ; car vous serez sans doute curieux de sçavoir si Lucrece fut douce ou cruelle, parce que l’un pouvoit arriver aussi-tost que l’autre. Sçachez donc qu’en peu de temps le marquis fit de grands progrès ; mais ce ne fut point son esprit et sa bonne mine qui luy acquirent le cœur de Lucrece. Quoy que ce fust un gentil-homme des mieux faits de France et un des plus spirituels, qu’il eût l’air galand et l’ame passionnée, cela n’estoit pas ce qui faisoit le plus d’impression sur son esprit : elle faisoit grand cas de toutes ces belles qualités ; mais elle ne vouloit point engager son cœur qu’en establissant sa fortune. Le marquis fut donc obligé de luy faire plus de promesses qu’il ne luy en vouloit tenir, quelque honneste homme qu’il fust : car qu’est-ce que ne promet point un amant quand il est bien touché ? Et qu’y a-t-il dont ne se dispense un gentil-homme quand il est question de se deshonorer par une indigne alliance ? Il avoit commencé d’acquerir l’estime de Lucrece en faisant grande dépense pour elle ; il luy laissa mesme gagner quelque argent, en faisant voir neantmoins qu’il ne perdoit pas par sottise, ni faute de sçavoir le jeu. Apres, il s’accoustuma à luy faire des presens en forme, qu’elle reçut volontiers, quoy qu’elle eust assez de cœur ; mais elle estoit obligée d’en user ainsi, car elle avoit moins de bien que de vanité. Elle vouloit paroistre, et ne le pouvoit faire qu’aux dépens de ses amis. Les cadeaux n’estoient pas non plus épargnez ; les promenades à Saint-Clou, à Meudon et à Vaugirard, estoient fort frequentes[19], qui sont les grands chemins par où l’honneur bourgeois va droit à Versailles[20], comme parlent les bonnes gens. Toutes ces choses neantmoins ne concluoient rien ; Lucrece ne donnoit encore que de petites douceurs qu’il falloit que le marquis prist pour argent comptant. Il fut donc enfin contraint, vaincu de sa passion, de luy faire une promesse de l’épouser, signée de sa main et écrite de son sang, pour la rendre plus authentique. C’est là une puissante mine pour renverser l’honneur d’une pauvre fille, et il n’y a guere de place qui ne se rende si-tost qu’on la fait jouer. Lucrece ne s’en deffendit pas mieux qu’une autre ; elle ne feignit point de donner son cœur au marquis et de lui vouer une amour et une foy réciproque. Ils vécurent depuis en parfaite intelligence, sans avoir pourtant le dernier engagement. Ils se flattèrent tous deux de la plus douce esperance du monde : le marquis de l’esperance de posseder sa maîtresse, et Lucrece de l’esperance d’estre marquise. Mais ce n’estoit pas le compte de cet amant impatient ; sa passion estoit trop forte pour attendre plus longtemps les dernieres faveurs.

D’ailleurs il y avoit un obstacle invincible à l’exécution de sa promesse de mariage, supposé qu’il eust eu dessein de l’exécuter. Il estoit encore mineur, et il avoit une mère et un oncle qui possedoient de grands biens, sur lesquels toute la grandeur de sa maison estoit fondée. L’un et l’autre n’y auroient jamais donné leur consentement ; au contraire, il estoit en danger d’estre désherité ou mesme de voir casser son mariage s’il eust esté fait. Il redoubla donc son empressement aupres de Lucrece, et il trouva enfin une occasion favorable dans une de ces mal-heureuses promenades qu’ils faisoient souvent ensemble.

Ce n’est pas que Lucrece n’y allast tousjours avec sa tante et quelques autres filles du voisinage accompagnées de leurs meres ; mais ces bonnes dames croyoient que leurs filles estoient en seureté pourveu qu’elles fussent sorties du logis avec elles, et qu’elles y revinssent en même temps. Il y en a plusieurs attrapées à ce piege ; car, comme la campagne donne quelque espece de liberté, à cause que les témoins et les espions y sont moins frequens et qu’il y a plus d’espace pour s’écarter, il s’y rencontre souvent une occasion de faire succomber une maîtresse, et c’est proprement l’heure du berger[21]. D’ailleurs, les gens de cour ne meurent pas de faim faute de demander leurs necessitez ; ils prennent des avantages sur une bourgeoise coquette qu’ils n’oseroient pas prendre sur une personne de condition, dont ils respecteroient la qualité. Enfin, notre assiegeant somma tant de fois la place de se rendre et il la serra de si près qu’il la prit un jour au dépourveu et éloignée de tout secours, car la tante estoit alors en affaire, et occuppée à une importante partie de triquetrac qu’elle faillit gagner à bredoüille.

Lucrece se rendit donc ; je suis fâché de le dire, mais il est vray. Je voudrois seulement pour son honneur sçavoir les parolles pathetiques que luy dit son amant passionné pour la toucher. Elles furent plus heureuses que toutes les autres qu’il luy avoit dites jusques-là. Je croy qu’il luy fit bien valoir le saffran qu’il avoit sur le visage ; car, en effet, il estoit devenu tout jaune de soucy. Je croy aussi qu’il tira un poignard de sa poche pour se percer le cœur en sa presence, puisque son amour ne l’avoit pû encore faire mourir. Il ne manqua pas non plus de la faire ressouvenir de la promesse de mariage qu’il luy avoit donnée, et de luy faire là dessus plusieurs sermens pour la confirmer. Mais, par malheur, on ne sçait rien de tout cela, parce que la chose se passa en secret ; ce qui serviroit pourtant beaucoup pour la décharge de cette demoiselle. Seulement il faut croire qu’il y fit de grands efforts ; car, en effet, Lucrece estoit une fille d’honneur et de vertu, et elle le monstra bien, ayant esté fort longtemps à tenir bon, bien que, de la maniere dont elle avoit esté élevée, ce dust estre une bicoque à estre emportée facilement. Quoy qu’il en soit, elle songea plustost à establir sa fortune qu’à contenter son amour. Elle ne crut pas pouvoir mener d’abord le marquis chez un notaire ou devant un curé, qui auroient esté peut-estre des causeurs capables de divulguer l’affaire et de donner occasion aux parens de son amant de la rompre. Elle crut qu’il falloit qu’il y eust quelque engagement precedent, et elle ayma mieux hazarder quelque chose du sien que de manquer une occasion d’estre grande dame. Ce n’est point la faute de Lucrece si le marquis n’a point tenu sa parolle, qu’elle avoit ouy dire inviolable chez les gentils-hommes. Et certes, il y en a beaucoup qui ne se mocqueront pas d’elle, parce qu’elles y ont esté aussi attrapées. Leur amour dura encore longtemps avec plus de familiarité qu’auparavant, sans qu’il y arrivast rien de memorable ; car il n’y eust point de rival qui contestast au marquis la place qu’il avoit gagnée, ou qui envoyast à sa maistresse de fausses lettres. Il n’y eut point de portrait, ny de monstre, ny de bracelet de cheveux qui fust pris ou égaré, ou qui eust passé en d’autres mains, point d’absence ny de fausse nouvelle de mort ou de changement d’amour, point de rivale jalouse qui fist faire quelque fausse vision ou équivoque, qui sont toutes les choses necessaires et les matériaux les plus communs pour bastir des intrigues de romans, inventions qu’on a mises en tant de formes et qu’on a repetassées si souvent qu’elles sont toutes usées.

Je ne puis donc raconter autre chose de cette histoire ; car toutes les particularitez que j’en pourrois sçavoir, si j’en estois curieux, ce seroit d’apprendre combien un tel jour on a mangé de dindons à Saint-Cloud chez la Durier[22], combien de plats de petits pois ou de fraises on a consommés au logis de petit Maure à Vaugirard, parce qu’on pourroit encore trouver les parties de ces collations chez les hostes où elles ont esté faites, quoy qu’elles ayent esté acquitées peu de tems apres par le marquis, qui payoit si bien que cela faisoit tort à la noblesse. Ils furent mesme si discrets qu’on ne s’avisa point qu’il y eust plus de privauté qu’auparavant, et cela n’empescha pas qu’il n’y eust plusieurs personnes du second ordre qui entretinssent Lucrece et qui en fissent les amoureux et les passionnez. Mais c’estoit toûjours avec quelque espece de respect pour le marquis, et sous son bon plaisir. Ils prenoient leur avantage quand il n’y estoit pas, et ils luy cedoient la place quand il arrivoit ; car chacun sait que ces nobles sont un peu redoutables aux bourgeois, et par conséquent nuisent beaucoup aux filles, à cause qu’ils écartent les bons partis.

Lucrece avoit accoustumé son amant à souffrir qu’elle entretinst, comme elle avoit toujours fait, tous ceux qui viendroient chez elle. Particulierement depuis sa faute, que le remords de sa conscience luy faisoit encore plus publique qu’elle n’estoit, elle les traita encore plus favorablement. Peut-estre aussi que par adresse elle en usoit de la sorte ; car, quoiqu’elle se flattast toujours de l’esperance d’estre Madame la marquise, neantmoins comme la chose n’estoit pas faite et qu’il n’y a rien de si asseuré qui ne puisse manquer, elle estoit bien aise d’avoir encore quelques autres personnes en main pour s’en servir en cas de necessité. Outre qu’il est fort naturel aux coquettes d’aymer à se faire dire des douceurs par toutes sortes de gens, quoiqu’elles n’ayent pour eux ny amour ny estime.

Parmy ce corps de reserve de galands assez nombreux se trouva Nicodeme, qui estoit un grand diseur de fleurettes, et, comme j’ay dit, un amoureux universel. Il s’engagea si avant dans cette amour, qu’un jour, après avoir prosné sa passion avec les plus belles Marguerites françoises[23] qu’il pust trouver, Lucrece, pour s’en défaire, dit qu’elle n’adjoustoit point de foy à ses parolles, et qu’elle en voudroit voir de plus puissans témoignages. Il luy respondit serieusement qu’il luy en donneoit de telle nature qu’elle voudroit ; elle luy repliqua qu’elle se raportoit à luy de les choisir. Aussitost Nicodeme, pour luy monstrer qu’il la vouloit aymer toute sa vie, lui dit qu’il luy en donneroit tout à l’heure une promesse par écrit. Tout en riant elle l’en deffia, et un peu de temps apres, Nicodeme, s’estant retiré expressément dans une antichambre, luy apporta en effet une promesse de mariage qu’il luy mit en main. Elle la prit en continuant sa raillerie, et luy demanda seulement : La quantième est-ce d’aujourd’huy ? (Car c’estoit un homme sujet à de telles foiblesses.) En mesme temps, pour monstrer qu’elle n’en faisoit pas grand estat, elle s’en servit à envelopper une orange de Portugal qu’elle tenoit en sa main. Neantmoins elle ne laissa pas de la serrer proprement pour les besoins qu’elle en pourroit avoir, quand ce n’eust esté que pour faire voir un jour qu’elle avoit eu des amans.

Cela s’estoit passé auparavant que Nicodeme fust engagé avec Javotte. Quelque temps après, il arriva qu’un procureur de l’officialité, nommé Villeflatin, qui estoit amy et voisin de l’oncle de Lucrece, le vint voir et le trouva dans sa chambre au coin du feu. Par hasard, Lucrece estoit à fouiller dans un buffet qu’elle avoit dans la mesme chambre. Comme c’est la première cajolerie des vieillards de demander aux jeunes filles quand elles seront mariées, ce fut aussi le premier compliment de ce procureur. Hé bien ! lui dit-il, mademoiselle, quand est-ce que nous danserons à vostre nopce ! Je ne sçay pas quand ce sera, répondit Lucrece en riant ; au moins ce ne sera pas faute de serviteurs : voilà une promesse ; si j’en veux, il ne tient qu’à moy de l’accepter. Elle dit cela en monstrant un papier plié, qui estoit cette promesse qu’elle avoit trouvée fortuitement sous sa main, sur quoy neantmoins elle ne faisoit pas grand fondement, car elle mettoit toutes ses esperances en celle du marquis, dont elle n’avoit garde de faire alors mention. Le procureur, par curiosité, jetta la main dessus sans qu’elle y prist garde, et, faisant semblant de la vouloir arracher, elle fut obligée de la lascher de peur de la rompre. Il la lut exactement, et il luy dit qu’il connoissoit celuy qui l’avoit souscrite, qu’il avoit du bien ; il n’en fit point d’autre éloge, car il croyoit bien par ce mot avoir dit tout ce qui s’en pouvoit dire. Il luy demanda si la promesse estoit reciproque, et si elle en avoit donné une autre ; mais Lucrece, sans dire ny ouy, ny non, lui répondit tousjours en bouffonnant. Il luy recommanda serieusement de la bien garder, luy offrant de la servir en cette occasion et de faire une exacte enqueste du bien que Nicodeme pouvoit avoir.

À quelques jours de là il avint que, Villeflatin estant allé au Châtelet pour quelques affaires, y trouva Vollichon, pere de Javotte ; et comme il le connoissoit de longue main, Vollichon lui fit part de la joyeuse nouvelle du mariage prochain de sa fille. Villeflatin s’en rejouyt d’abord avec luy, disant qu’il faisoit fort bien de la marier ainsi jeune ; qu’une fille est de grande garde ; qu’un pere en est déchargé et n’est plus responsable de ses fredaines quand elle est entre les mains d’un mary, qui est obligé d’en avoir le soin. Qu’à la vérité sa petite Javotte estoit bien sage ; mais que le siecle estoit si corrompu, et la jeunesse si dépravée, qu’on ne faisoit non plus de scrupule de surprendre une pauvre innocente que de boire un verre d’eau. Et apres d’autres discours de cette nature que j’obmets à dessein, non pas faute de les sçavoir (car je les ay ouy dire mille fois), il luy demanda qui estoit celuy qu’il avoit choisi pour faire entrer en son alliance, et quand se feroit la solemnité du mariage. Vollichon luy répondit que les bans estoient desja jettez à Saint-Nicolas et à Saint-Severin, les parroisses des futurs espoux ; que les fiançailles se devoient faire dans deux jours, et que c’estoit Nicodeme qui devoit estre son gendre. Comment ! (s’écria Villeflatin) et on disoit qu’il devoit épouser mademoiselle Lucrece, nostre voisine ! J’ai veu, leu et tenu une promesse de mariage à son profit, et qui est bien signée de luy. Vous me surprenez (dit Vollichon), je vous prie de m’en faire sçavoir des nouvelles certaines, et de me dire s’il… Et, sans achever, il le quitta avec furie, en criant : Qui appelle Vollichon ? C’estoit le guichetier de la porte du presidial, qui appelloit Vollichon pour venir parler sur la montée à une partie qu’on ne vouloit pas laisser entrer. Son avidité, qui ne vouloit rien laisser perdre, ne luy permit pas de faire reflexion qu’il quittoit une affaire tres importante pour une autre qui estoit peut-estre de neant, comme elle estoit en effet. Si-tost qu’il eut expédié cette partie, il retourna au lieu où il avoit laissé Villeflatin, pour luy demander s’il se souvenoit des termes ausquels la promesse de mariage estoit conçue, puisqu’il l’avoit eue entre ses mains ; mais il ne le trouva plus : car, comme celuy-cy estoit fort zelé pour le service de Lucrece et de toute sa famille, voyant le brusque départ de Vollichon, il s’imagina qu’il estoit allé promptement faire avertir sa femme et sa fille qu’on vouloit aller sur son marché et qu’une autre personne avoit surpris une promesse de mariage de Nicodeme. Enfin il crut qu’il estoit allé donner ordre d’achever le mariage avant qu’on y pust former opposition, de peur de laisser échapper ce party, qui en effet lui estoit avantageux. Il eut peur que ce qu’il avoit découvert à Vollichon ne le poussast encore plustost à precipiter l’affaire. C’est ce qui l’obligea d’aller tout de ce pas et de son propre mouvement (sans parler de rien à Lucrece, ny à son oncle, ny à sa tante), afin de ne perdre point de temps, former une opposition au mariage entre les mains des curez de Saint-Nicolas et de Saint-Severin. Et non content de cela, il obtint du lieutenant civil et de l’official des deffenses de passer outre, qu’il fit signifier aux mesmes curez et à Vollichon, car, quand à Nicodeme, il ne sçavoit où il demeuroit. Puis il vint tout en sueur, sur les trois heures apres midy, dire à Lucrece qu’il y avoit bien des nouvelles, qu’elle luy avoit bien de l’obligation, qu’il n’avoit ny bu ni mangé de tout le jour, qu’il avoit toujours couru pour son service. Et apres plusieurs autres prologues, il lui raconta la rencontre qu’il avoit faite de Vollichon et tous les exploits qu’il avoit fait depuis.

Lucrece fut fort surprise de ce recit, et il lui monta au visage une rougeur plus forte qu’aucune qu’elle eust jamais eue. Pour tout remerciment de la bonne volonté de ce procureur, elle luy dit qu’il la servoit vraiment avec beaucoup de chaleur, puisqu’il n’avoit pas mesme pris le temps d’en parler à son oncle ny à sa tante ; qu’en son particulier, elle n’avoit point dessein d’épouser Nicodeme, et encore moins par l’ordre de la justice. Ha, ha (dit alors le procureur ), il faut apprendre à cette jeunesse éventée à ne se moquer pas des filles d’honneur : nous avons sa signature, il faudra au moins qu’il paye des dommages et interests ; laissez-moi seulement faire. Et avec un « Nous nous verrons tantost plus amplement ; je n’ay ny bu ny mangé d’aujourd’huy », il enfila l’escalier, et tira la porte de la chambre apres luy ; il la ferma mesme à double tour pour empescher qu’on ne courust apres luy pour le reconduire.

Lucrece, que par bon-heur il avoit trouvée seule, demeura en grande perplexité. Son marquis s’en estoit allé il y avoit quelque temps et luy avoit laissé des marques de son amour. Peu avant son départ, elle s’estoit apperceue d’un certain mal qui avoit la mine de luy gaster bien-tost la taille. Cela mesme l’avoit obligée de le presser de l’épouser ; mais lorsqu’elle le conjuroit si vivement qu’il ne s’en pouvoit presque plus deffendre, il luy vint un ordre de la cour d’aller joindre son regiment : à quoi il obeyt en apparence avec regret, et en lui faisant de grandes protestations de revenir au plustost satisfaire à sa promesse. Il partit bien, mais je ne sçay quel terme il prit pour son retour, tant y a qu’il n’est point encore revenu. Lucrece luy écrivit force lettres, mais elle n’en reçeut point de réponse. Elle vit bien alors, mais trop tard, qu’elle estoit abusée, et ce qui la confirma dans cette pensée, c’est que, depuis le départ du marquis, elle n’avoit plus trouvé la promesse de mariage qu’il luy avoit donnée. Elle ne pouvoit pas mesme s’ymaginer comme elle l’avoit perdue, veu le grand soin qu’elle avoit eu de la serrer dans son cabinet. Or, voicy comme la chose estoit arrivée :

La passion du marquis estant un peu refroidie par la jouyssance, il fit reflexion sur la sottise qu’il alloit faire s’il executoit la parolle qu’il avoit donnée à Lucrece. Outre le tort qu’il faisoit à sa maison en se mésalliant, il voyoit tous ses parens animez contre luy, qui luy feroient perdre les grands biens sans lesquels il ne pouvoit soustenir l’éclat de sa naissance. Il voyoit, d’un autre costé, que, si Lucrece playdoit contre luy en vertu de sa promesse de mariage, cela luy feroit une tres-fâcheuse affaire : car, outre que ces sortes de proces laissent tousjours quelque tache à l’honneur d’un honneste homme, à cause qu’il est accusé en public de trahison et de manquement de parolle, les evenemens en sont quelquefois douteux, et avec quelque avantage qu’on en sorte, ils coustent toujours tres-cher. Il se resolut donc d’user de stratagème pour se tirer de ce mauvais pas où son amour trop violent l’avoit engagé. Pour cet effet il mena sa maistresse à la foire Saint-Germain, et, luy disant qu’il luy vouloit donner le plus beau cabinet d’ébeine qui s’y trouveroit, il la pria de le choisir et d’en faire le prix. Elle fit l’un et l’autre, et de plus elle le remercia de sa liberalité. Le marquis prit le soin de le luy faire porter chez elle ; mais auparavant il commanda secrettement au marchand d’y faire des clefs doubles, dont il garda les unes par devers luy et il fit livrer les autres à Lucrece avec le cabinet. Soudain qu’elle eut ce present, elle y serra avec joie ses plus precieux bijoux, et ne manqua pas surtout d’y mettre sa promesse de mariage qu’elle avoit du marquis.

Quand il fut sur son départ, ayant dessein de retirer sa promesse, il alla chez Lucrece à une heure où il sçavoit qu’elle n’estoit pas au logis ; il y entra familierement comme il avoit accoustumé, et, feignant d’avoir quelque chose d’importance à luy dire, il demanda permission de l’attendre dans sa chambre. Estant là, il se trouva bien-tost seul, et alors, avec la clef qu’il avoit par devers luy, il ouvrit le cabinet, et, trouvant la promesse, s’en saisit, sans que Lucrece, quand elle fut arrivée, s’apperceût d’aucune chose. Elle n’avoit mesme reconnu ce vol que peu de jours avant ce procès que venoit de former Villeflatin contre Nicodeme, et n’en avoit pas encore soubçonné le marquis ; mais quand elle vid que son absence duroit, qu’il ne luy écrivoit point et que sa promesse estoit perdue, elle ne douta plus de sa perfidie. Dans son déplaisir elle ne trouva point de meilleur remede à son affliction que d’entretenir avec plus de soin ses autres conquestes. Or comme il falloit qu’elle se mariast avant qu’on s’apperceust de ce qu’elle avoit tant de sujet de cacher, elle commença à s’affliger moins du zele indiscret de son voisin, qui luy cherchoit un mary malgré elle par les voyes de la justice.

Elle attendit donc avec patience le succès de cette affaire, raisonnant ainsi en elle-mesme, que si elle gagnoit sa cause, elle gagnoit un mary dont elle avoit grand besoin, et si elle la perdoit, elle pourroit dire (comme il estoit vray) qu’elle n’avoit point approuvé cette procedure, et qu’on l’avoit commencée à son insceu, ce qu’elle croyoit estre suffisant pour mettre son honneur à couvert. Aussi bien il n’estoit plus temps de deliberer ; la promptitude du procureur avoit fait tout le mal qui en pouvoit arriver ; la matiere estoit desja donnée aux caquets et aux railleries ; il falloit voir seulement où cela aboutiroit. Villeflatin, la revenant voir le soir, luy dit qu’elle luy donnast sa promesse. La honte ne l’ayant pas encore fait resoudre, elle fit semblant de l’avoir égarée et luy dit mesme qu’elle craignoit qu’elle ne fust perduë. Vous auriez fait là (reprit-il) une belle affaire. Or sus, trouvez-la au plustost, cependant que ce mariage est arresté ; il ne peut passer outre au prejudice de nos deffenses ; mais la faudra bien avoir pour la faire reconnoistre. Dites-moi cependant : n’a-t-il point eu d’autres privautez avec vous ? n’y a-t-il point eu de copule ? Dites hardiment, cela peut servir à vostre cause. Dame, en ces occasions il faut tout dire ; on n’y seroit pas receu par apres.

Lucrece rougit alors avec une confusion qui n’est pas imaginable et qui l’empescha de faire aucune réponse. Elle fut tellement surprise de cette grosse parolle, qu’elle fut toute preste à luy advoüer son malheur, dont elle croyoit qu’il se fust desja apperceu, de la sorte qu’il la traitoit. Elle l’alloit prier en mesme temps de s’entremettre auprès de son oncle et de sa tante pour obtenir le pardon de sa faute. Villeflattin crût que sa rougeur venoit de ce qu’il luy avoit demandé assez cruement une chose dont un homme plus civil que luy se seroit informé avec plus d’honnesteté ; de sorte que, sans la presser davantage, il la loua de sa pudeur, luy disant : Soyez aussi sage à l’advenir comme vous avez esté jusqu’icy, et vous reposez sur moi de cette affaire.

Cependant Nicodeme qui ne sçavoit rien de ces nouveaux incidens, alla le soir mesme voir Javotte, sa vraye maistresse, et ayant mis des canons blancs, s’estant bien frisé et bien poudré, il y arriva en chaise, fort gay, retroussant sa moustache et gringottant un air nouveau. Il rencontra dans la salle la mere et la fille, toutes deux bourgeoisement occupées à ourler quelque linge pour achever le trousseau de l’accordée. Le froid accueil qu’elles luy firent le surprit un peu, et, commençant la conversation par l’ouvrage qu’elles tenoient : Certes, ma bonne maman (luy dit-il), vostre fille vous aura bien de l’obligation, car je me doute bien que ce linge à quoy vous travaillez est pour elle. La prétenduë belle-mere luy répondit assez brusquement : Ouy, monsieur, c’est pour elle ; mais il vous passera bien loin du nez. Je vous trouve bien hardy de venir encore ceans, apres nous avoir voulu affronter. Là, là, ma fille est jeune et ne manquera pas de partis ; nous ne sommes pas des personnes à aller playder à l’officialité pour avoir un gendre. Allez trouver vostre maistresse à qui vous avez promis mariage ; nous ne voulons pas estre cause qu’elle soit dés-honorée. Nicodeme, encore plus estonné, jura qu’il n’avoit aucun engagement qu’avec sa fille. Vrayment (reprit aussi-tost la procureuse), il nous en feroit bien accroire si nous n’avions de quoy le convaincre ; et appelant la servante, elle luy dit : Julienne, allez querir un papier là haut sur le manteau de la cheminée, que je luy fasse voir son bec-jaune. Quand il fut apporté : Tenez (dit-elle), voyez si je parle par cœur ! Nicodeme pensa tomber de son haut en le lisant, car il connoissoit le cœur de Lucrece, et il ne pouvoit concevoir qu’une si fiere personne voulust playder à l’officialité pour avoir un mary. Il sçavoit qu’elle n’avoit receu la promesse qu’en riant et sans fonder sur cela aucune esperance ny dessein de mariage ; aussi n’en avoit-elle point parlé depuis, de sorte qu’il s’imagina que cela n’estoit point fait par son ordre ; il dit donc à sa belle mere : Voilà une piece que quelque ennemy me jouë ; s’il ne tient qu’à cela, je vous apporte dès demain une main-levée de cette opposition pardevant notaires.

Je n’ay que faire (répondit-elle) de notaires ni d’advocats ; je ne veux point donner ma fille à ces débauchez et à ces amoureux des onze mille vierges. Je veux un homme qui soit bon mary et qui gagne bien sa vie.

Nicodeme, qui ne trouvoit pas là grande satisfaction, d’ailleurs impatient de sçavoir la cause de cette broüillerie, prit congé d’elle peu de temps apres. Il ne fut pas assez hardy pour salüer, en sortant, sa maistresse de la maniere qu’il est permis aux amans declarez. Pour Javotte, elle se contenta de luy faire une reverence muette ; mais en se levant elle laissa tomber un peloton de fil et ses ciseaux, qui estoient sur sa juppe. Nicodeme se jette aussi-tost avec precipitation à ses pieds pour les relever ; Javotte se baisse, de son costé, pour le prevenir ; et, se relevant tous deux en mesme temps, leurs deux fronts se heurterent avec telle violence, qu’ils se firent chacun une bosse. Nicodeme, au desespoir de ce malheur, voulut se retirer promptement ; mais il ne prit pas garde à un buffet boiteux qui estoit derriere luy, qui choqua si rudement qu’il en fit tomber une belle porcelaine, qui estoit une fille unique fort estimée dans la maison. Là dessus, la mère éclate en injures contre luy. Il fait mille excuses, et en veut ramasser les morceaux pour en renvoyer une pareille ; mais en marchant brusquement avec des souliers neufs sur un plancher bien frotté et tel qu’il devoit estre pour des fiançailles, le pied luy glissa, et comme, en ces occasions, on tâche à se retenir à ce qu’on trouve, il se prit aux houppes des cordons qui tenoient le miroir attaché ; or, le poids de son corps les ayant rompus, Nicodeme et le miroir tombèrent en mesme temps. Le plus blessé des deux, neantmoins, ce fut le miroir, car il se cassa en mille pièces, Nicodeme en fut quitte pour deux contusions assez legères. La procureuse, s’ecriant plus fort qu’auparavant, luy dit : Qui m’amène ici ce ruine-maisons, ce brise-tout ? et se met en estat de le chasser avec le manche du ballay. Nicodeme, tout honteux, gagne la porte de la salle ; mais, estant en colere, il l’ouvrit avec tant de violence, qu’elle alla donner contre un theorbe qu’un voisin avoit laissé contre la muraille, qui fut entierement brisé. Bien luy en prit qu’il estoit tard, car en plein jour, au bruit que faisoit la procureuse, la huée auroit fait courir les petits enfans apres luy. Il s’en alla donc egalement rouge de honte et de colere ; et, à cause de l’heure, ne pouvant rien faire ce soir-là, il se resolut d’attendre au jour d’apres à voir Lucrece.

Le lendemain donc, voulant y aller en bon ordre, il demanda sa belle garniture de dentelle, qui luy fut apportée, à la reserve du rabat, qui se trouva manquer. Il envoya son laquais pour le chercher chés sa blanchisseuse, qui répondit par ce trucheman qu’elle ne l’avoit point. Comme Nicodeme estoit bon bourgeois et bon ménager, il alla le chercher luy-mesme ; il fouilla et renversa tout son linge sale, et il trouva à la fin ce qu’il cherchoit et même ce qu’il ne cherchoit pas. Car il faut sçavoir que cette blanchisseuse, nommée dame Roberte, blanchissoit aussi la maison de Lucrece et y estoit fort familiere. Or, comme il remuoit ce linge sale, voyant une chemise de femme assez haute en couleur, il luy demanda en riant si c’estoit une chemise de mademoiselle Lucrece. Dame Roberte luy répondit avec une grande naïveté : Vrayement nenny, ce n’en est pas ; mademoiselle Lucrece est maintenant la plus propre fille qu’il y ait à Paris ; depuis plus de trois mois je ne vois pas la moindre tache à son linge, il est presque aussi blanc quand je le prends que quand je le reporte. Et comment se porte-t’elle ? luy dit Nicodeme. Dame Roberte luy repondit avec la mesme ingenuité : La pauvre fille est toute mal bastie ; quand je vais chés elle le matin, je la trouve qui a des vomissemens et de si grands maux de cœur et d’estomac, qu’elle ne peut durer lassée dans son corps de juppe ; elle est tousjours avec ses brassieres de satin blanc. Toutefois cette pauvre fille ne se plaint pas, et cache si bien son mal qu’on ne sçait pas mesme au logis qu’elle soit malade ; l’apres-disnée elle reçoit son monde comme si de rien n’estoit : c’est la meilleure ame et la plus patiente creature qui se puisse voir. Nicodeme remarqua ces parolles ingenuës, et, changeant de dessein, au lieu d’aller voir Lucrece il alla consulter un medecin et un de ses amis du barreau ; enfin il se douta de la verité, et son imagination alla encore au delà ; car il s’imagina que, pour remedier au mal de Lucrece, ses parens avoient formé cette action afin de la luy faire épouser. Il crut aussi que, pour couvrir sa faute, elle leur avoit fait entendre qu’il avoit abusé d’elle sous la promesse de mariage qu’il luy avoit sottement donnée. Il avoit appris de ses amis qu’il avoit consulté, et il le pouvoit sçavoir luy-mesme, puisque c’estoit son mestier, que son affaire estoit mauvaise ; qu’une fille enceinte fondée en promesse de mariage seroit plustost cruë en justice que luy, et que, quelques sermens qu’il fist du contraire, il ne détruiroit point la presomption qu’on auroit que ce ne fust de ses œuvres. D’ailleurs Lucrece estoit belle et avoit beaucoup d’amis de gens de robbe, qui luy pouvoient faire gagner sa cause, quelque mauvaise qu’elle fust, outre qu’elle estoit si discrette en apparence qu’il ne la pouvoit pas convaincre d’aucune débauche, quoy que sa coquetterie fust publique. Il resolut donc de sortir de cette affaire à quelque prix que ce fust avant qu’elle éclatast tout à fait ; car il s’imaginoit que si-tost qu’il auroit conjuré cet orage et levé cette opposition, il renoüeroit aisément avec les parens de Javotte, de laquelle il estoit amoureux au dernier point, et certainement, si on eust connu son foible, il luy en eust coûté bon. Il employa quelque temps à chercher des connoissances pour faire parler sous main à l’oncle de Lucrece, n’osant pas y aller en personne, de peur d’un amené sans scandale. Il y trouva quelque accès par le moyen d’un amy qui connoissoit Villeflattin, le plenipotentiaire et le grand directeur de cette affaire, qui écouta volontiers ses propositions.

Cependant Lucrece estoit demeurée dans un grand embarras ; elle craignoit tous les jours de plus en plus que son mal secret ne devint public, et, voyant bien qu’il ne falloit plus avoir d’espérance au marquis, elle se résolut tout de bon de ménager l’affaire que le hazard et la promptitude de ce procureur luy avoit preparée. Ce qui la fit encore plustost resoudre, c’est qu’elle avoit preste l’oreille à une consultation qui s’estoit faite chez son oncle sur une pareille espece, où l’affaire avoit esté decidée en faveur d’une fille qui estoit en une semblable agonie. Elle prit donc en main sa promesse pour la porter à son oncle, et le prier, en luy demandant pardon de sa faute, de luy faire reparer son honneur. Mais, hélas ! en ce moment, elle avoit deux estranges repugnances : l’une de decouvrir sa faute, et l’autre d’en charger un innocent, ce qui estoit pourtant necessaire en cette occasion.

Trois fois elle monta en la chambre de son oncle, et trois fois elle en descendit sans rien faire. Enfin, y étant retournée avec une bonne resolution, elle commença à luy dire : Mon oncle… et, se repentant d’avoir commencé, elle s’arresta aussi-tost. Son oncle luy ayant demandé ce qu’elle desiroit, elle luy demanda s’il n’avoit point veu ses ciseaux, qu’elle avoit laissez sur la table. À la fin pourtant, apres avoir longuement tournoyé, elle luy dit tout de bon : Mon oncle, je voudrois bien vous entretenir d’une affaire en laquelle je vous prie de m’estre favorable. Mais comme elle commençoit à s’expliquer et en mesme temps à rougir, on vint dire à son oncle qu’on le demandoit en bas pour une affaire fort pressée. Il descendit promptement, et un peu apres envoya querir ses gants et son manteau. Lucrece alors tint à bonheur de n’avoir pas commencé le recit de son adventure, car elle auroit esté faschée de s’y voir interrompue. Or cette affaire estoit que Villeflattin avoit envoyé querir cet oncle, pour luy parler de l’affaire qu’il avoit poursuivie à son insçeu et de son propre mouvement, dans la confiance qu’il avoit qu’il ne seroit point desavoué, à cause du grand soin qu’il prenoit des intérêts de toute la famille. Ce bon homme fut fort surpris de cette nouvelle, et dit qu’il s’estonnoit fort de ce que sa niece ne lui en avoit rien dit. Mais il fut encore plus surpris quand Villeflattin, luy ayant fait le recit de tout ce qui s’y estoit passé dans le peu de jours que l’affaire avoit duré, luy dit que le proces estoit terminé s’il vouloit ; qu’on luy offroit de gros dommages et intérêts, et qu’en effet, l’entremetteur de Nicodeme estoit chès luy, qui faisoit une proposition de donner deux mille ecus d’argent comptant à Lucrece, à la charge de terminer l’affaire sur le champ. Il leur faisoit entendre que Nicodeme ne craignoit pas l’évenement de cette opposition en justice, et qu’il monstreroit bien qu’elle estoit sans fondement, mais qu’il vouloit seulement lever l’ombrage qu’elle donnoit aux parens de Javotte, qu’il estoit prest d’épouser, et particulierement à cause que l’Avent qui approchoit ne luy permettoit pas de laisser tirer l’affaire en longueur ; qu’enfin il sacrifioit cette somme d’argent à son plaisir, afin de ne perdre point de temps, ce qu’il n’eust pas fait en autre saison. Villeflattin, à qui on avoit promis en particulier une bonne paraguante[24], sçeut si bien cajoller le bon homme, qu’il le fit resoudre d’accepter cette proposition, dans la menace qui leur estoit faite de revoquer le lendemain ces offres pour en playder tout de bon. Et ce qui l’y porta encore plustost fut que Villeflattin luy dit que Lucrece avoit égaré la promesse qu’il falloit produire, ce qui la mettoit en danger d’estre debouttée au premier jour de sa demande. Il luy fit considerer aussi que, n’y ayant qu’une simple promesse de mariage, sans autre suitte ny engagement avec Lucrece, et y ayant d’ailleurs un contract solemnel fait avec Javotte, cette action ne se pourroit resoudre qu’en quelques dommages et interests, qu’on n’arbitre pas tousjours fort grands, et qui dépendent purement du caprice des juges.

Il passa donc aussi-tost une transaction, en laquelle il ne fut pas besoin de faire parler Lucrece, qui estoit mineure, et dont l’oncle, qui estoit son tuteur, crut bien procurer l’avantage. Il receut donc les deux mille écus, qui luy servirent bien depuis. Aussi-tost on vint annoncer cette bonne nouvelle à Lucrèce, et Villeflattin luy cria dès la porte : Ne vous avois-je pas bien dit que je vous ferois avoir des dommages et interests ? Tenez, voilà deux mille écus que j’en ay tiré, et si je n’avois pas la promesse en main ; regardez ce que c’eust esté si vous ne l’eussiez point perdue. Hé bien ! si on vous eust creue, vous alliez laisser tout perdre. Vous m’en remercierez si vous voulez, mais c’est comme si je vous les donnois en pur don.

Lucrece, surprise de ce compliment, et encore plus de cet accord qu’elle n’avoit esté du commencement du procès, ne répondit qu’avec une action qui témoignoit un genereux mépris des richesses. Elle feignit qu’elle n’attendoit pas à vivre apres cela, et qu’elle n’avoit jamais approuvé tout ce procedé. Elle le remercia pourtant de la bonne volonté qu’il avoit témoignée pour elle. Dès le soir elle luy envoya une somme d’argent pour le payer de ses peines, qu’il refusa genereusement, et le lendemain elle luy envoya le triple en presens qu’il receut fort bien.

Lucrece n’eut plus besoin alors de découvrir son mal secret, mais de chercher de nouvelles adresses pour le cacher et pour le couvrir, et elle en vint à bout à la fin, comme vous verrez dans la suitte ; mais, je veux la laisser un peu reposer, car il ne faut pas tant travailler une personne enceinte.

Nicodeme, sorty de cette fascheuse affaire, et joyeux d’avoir la main-levée de cette opposition, alla aussi-tost trouver le père de Javotte, apres avoir neantmoins appaisé la mere, en lui renvoyant un autre miroir, un autre theorbe, et une autre porcelaine. Vollichon lui fit un accueil plus froid qu’il ne croyoit, car il ne fit pas grand cas de la main-levée de cette opposition, et, sous pretexte que, s’il avoit fait cette sottise-là, il en pourroit bien avoir fait d’autres, dont il desiroit s’informer, il luy demanda du temps pour ne rien precipiter, et il remit le mariage au lendemain des roys, à cause que l’advent estoit fort proche. Ce que Nicodeme fut obligé de souffrir, en regrettant neantmoins l’argent qu’il avoit donné dans l’esperance de se marier deux jours apres. Or ce n’estoit pas ce qui arrestoit Vollichon, mais c’est que, deux jours auparavant, on luy avoit parlé d’un autre party pour sa fille, qui estoit plus avantageux, et voulant avoir (comme il disoit) deux cordes à son arc, il ne vouloit differer qu’afin de voir s’il pourroit s’engager avec le plus riche, pour rompre aussi-tost avec celuy qui l’estoit le moins.

Ce beau galand qu’on luy avoit proposé pour Javotte estoit encore un advocat, ou, pour le moins, un homme qui portoit au Palais la robbe et le bonnet. La seule fois qu’il parut au barreau, ce fut lors qu’il presta serment de garder les ordonnances. Et vrayment il les garda bien, car il ne trouva jamais occasion de les transgresser. Depuis vingt ans il n’avoit pas manqué un matin de se trouver au Palais, et cependant il n’avoit jamais fait consultation, escritures ny plaidoyer. En recompense il estoit fort employé à discourir sur plusieurs fausses nouvelles qui se debitoient à son pillier ; et il avoit fait plusieurs consultations sur les affaires publiques et sur le gouvernement, car il se meloit parmy de gros pelotons de gens inutiles, qui tous les matins vont au Palais, et y parlent de toutes sortes de nouvelles, comme s’ils estoient controlleurs d’estat (offices fort courus et fort en vogue) ; je m’étonne de ce qu’on ne les fait pas financer. L’apresdisnée il alloit aux conferences du bureau d’adresse[25], aux harangues qui se faisoient par les professeurs dans les colleges, aux sermons, aux musiques des eglises, à l’orvietan[26], et à tous les autres jeux et divertissemens publics qui ne coustoient rien, car c’estoit un homme que l’avarice dominoit entierement, qualité qu’il avoit trouvée dans la succession de son pere. Il estoit fils d’un marchand bonnetier qui estoit devenu fort riche à force d’épargner ses écus, et fort barbu à force d’épargner sa barbe. Il se nommoit Jean Bedout, gros et trapu, un peu camus, et fort large des épaules. Sa chambre estoit une vraye salle des antiques ; ce n’est pas qu’il y eust force belles curiositez, mais à cause des meubles dont elle estoit garnie. Son buffet et sa table estoient pleines de vieilles sculptures, et si délicates (j’entends la table et le buffet) qu’elles n’eussent pu souffrir les travaux du demenagement, car il les auroit fallu embourer ou garnir de paille pour les transporter comme si c’eust esté de la poterie. Sa tapisserie et ses sieges estoient de pieces rapportées, et de tel prix que pas un n’avoit son pareil. Sa cheminée estoit garnie d’un ratelier chargé d’armes qui estoient rouillées dès le temps des guerres de la ligue, et à sa poultre estoient attachées plusieurs cages pleines d’oyseaux qui avoient appris à siffler sous luy. La seule chose où il s’efforçoit de faire dépense estoit en bibliotheque. Il avoit tous livres d’élite ; je veux dire qu’il choisissoit ceux qui estoient à meilleur marché. Un mesme auteur estoit composé de plusieurs tomes d’inégale grandeur, d’impression, de volume et de relieure differente ; encore estoit-il toujours imparfait. Entre les caracteres, ceux qu’il estimoit le plus c’étoient les gothiques, et entre les relieures celles de bois. Il fuyoit la conversation des honnestes gens, à cause qu’il pourroit arriver par mal-heur qu’on y seroit engagé à faire quelque dépense. Il se trouva mesme une fois mêlé dans une conference de gens d’esprit, où, comme on discutoit de plusieurs matieres, il y avoit à faire un grand fruit ; mais il rompit avec eux, à cause qu’à la fin de l’année il falloit payer un quart d’écu pour quelques menues necessitez, et pour donner à un pauvre homme qui avoit soin de nettoyer la salle. Il trouva ce present trop excessif, et n’ayant voulu donner pour sa part que cinq sous, il les tira avec grande peine de son gousset ; mais pour les en faire sortir il fallut qu’il retournast tout à fait sa pochette, tant il avoit dedans d’autres brimborions. Il s’y trouva mesme une grosse poignée de miettes de pain, ce qui donna sujet à quelques railleurs de dire qu’il avoit mis exprès ces miettes avec son argent, de peur qu’il ne se rouillast, de mesme qu’on met des cousteaux dans du son quand on est longtemps sans les faire servir. Cette rupture leur fit grand plaisir, parce qu’ils virent bien que son esprit estoit une pierre-ponce, qu’il estoit tout à fait impossible de polir. Il avoit pourtant quelques bonnes qualitez : car la chasteté et la sobriété estoient en luy en un souverain degré, et generalement toutes les vertus épargnantes. Il avoit une pudeur ingenue, qui luy eust esté bienseante s’il eut esté jeune. Il seroit devenu plus rouge qu’un cherubin s’il eust levé les yeux sur une femme. Il estoit mesme si honteux en tout temps qu’en parlant à l’un il regardoit l’autre ; il tournoit ses glans ou ses boutons, mordoit ses gants et se grattoit où il ne luy demangeoit pas ; en un mot, il n’avoit point de contenance asseurée. Ses habits estoient aussi ridicules que sa mine ; c’estoient des memorians ou repertoires des anciennes modes qui avoient regné en France. Son chapeau estoit plat, quoy que sa teste fust pointue ; ses souliers estoient de niveau avec le plancher, et il ne se trouva jamais bien mis que quand on porta de petits rabats, de petites basques et des chausses estroites : car, comme il y trouva quelque épargne d’étoffe, il retint opiniastrement ces modes. Il avoit la teste grasse, quoique son visage fut maigre, et ses sourcils et sa barbe estoient assez bien nourris, veu la petite chere qu’il faisoit. C’eust esté dommage qu’une si belle plante, et unique en son espece, n’eust point eu de rejeton ; il parla donc de se marier, ou plutost quelqu’autre en parla pour luy : car c’estoit un homme à marier par ambassadeur, comme les princes ; mais ce que ceux-là font par grandeur, cettuy-cy le faisoit par timidité. Cela l’excita à faire l’honorable et à visiter un peu les bourgeois de son quartier, jusqu’à telle familiarité qu’ils soupoient ensemble les festes et les dimanches, à condition que chacun feroit apporter son souper de son logis. Il arriva un jour fort plaisamment qu’il s’y trouva huit éclanches, venans de huit ménages qui composoient l’assemblée. Mais sa plus grande dépense fut au temps du carnaval, où il donnoit à manger à son tour aussi bien que les autres, et là furent mangez quelques coqs-d’inde et quelques cochons de lait qui n’avoient point passé par les mains du rotisseur, car le maistre du festin avoit coustume de dire qu’ils estoient plus propres quand on les accommodoit à la maison. Je ne saurois me tenir que je ne raconte une adventure qui arriva à l’une de ces réjouyssances du quartier. Une greffiere avoit coustume d’emporter la clef de l’armoire au pain, apres en avoir taillé quelques morceaux qu’elle laissoit à la servante et aux clercs pour leur souper. Un jour qu’elle alloit manger chez un de ses voisins, elle avoit oublié de leur laisser leurs bribes, de sorte qu’un des clercs fut deputé, qui luy alla demander la clef de l’armoire au pain, au milieu de la compagnie. Elle en rougit, et n’osa pas la luy refuser ; mais, quand elle fut au logis, elle luy fit de grandes reprimandes sur son indiscretion, et luy deffendit bien expressément de lui venir jamais demander la clef du pain quand elle seroit en quelque assemblée. Il retint bien cette leçon, et une autre fois qu’il arriva à la greffiere un pareil défaut de memoire, le mesme clerc luy vint dire devant tout le monde : Madame, puisque vous ne voulez pas qu’on vous demande la clef du pain, je vous prie au moins de nous ouvrir ici l’armoire ; et en mesme temps il fit entrer un crocheteur qui avoit l’armoire chargée sur son dos, ce qui fit éclatter de rire toute la compagnie. Peu apres, il arriva un petit incident de cuisine qui fit continuer la risée : car un barbier estuviste qui estoit de la feste, se piquant de faire des sauces, se mit en devoir de faire un salmigondis ; mais ayant mis chauffer le plat sur les cendres auprès du feu qui estoit trop ardent, un des bords du plat se fondit, et il s’y fit une échancrure pareille à celle des bassins à faire la barbe. Comme il le servit chaudement sur la table, un galant homme qui se trouva par hazard dans la trouppe dit assez plaisamment : Je sçavois bien que ce barbier maladroit nous donneroit icy un plat de son mestier. Ces rencontres, qui arriverent, par bonheur pour Bedout, lors qu’il rendit le bouquet[27], furent bien-tost connues par la ville, de sorte qu’on ne parloit en tous lieux que de son soupper, qui, par ce moyen, fut mis en reputation. Or, comme il ne vouloit pas perdre cette dépense, cela fit qu’il resolut, pendant ce temps de bonne chere, de se marier tout de bon. Il se mit donc sur sa bonne mine ; il fit lustrer son chapeau et le remettre en forme ; il mit un peu de poudre sur ses cheveux. Il augmenta sa manchette de deux doigts ; il mit mesme des canons, mais si petits, qu’il sembloit plûtost avoir des bandeaux sur les jambes que des canons. Il fit abattre la haute fustaye de sa barbe et le taillis de ses sourcils. Enfin, à force de soins, il devint un peu moins effroyable qu’auparavant. Une de ses cousines parla aux parents de Javotte, qui estoit du voisinage, de la marier avec cet Adonis, qui avoit tous ses charmes enfermez sous la clef de son coffre. Elle fit bien-tost agréer cette proposition au pere et à la mere, parce qu’elle asseura qu’il avoit beaucoup de bien, et surtout que ce seroit un bon homme de mary, qui ne mangeroit pas son fait ny la dot de sa femme. Mais comme Vollichon estoit plus formaliste, il dit qu’il vouloit voir plus precisément en quoy consistoient ses effets, et il luy en fit demander le memoire pour s’en informer. Bedout le refusa absolument, et dit pour toutes raisons qu’il avoit esté taxé aux aisez[28] et contraint de se cacher pour cela six mois dans le Temple ; que les partisans, qui avoient des espions partout, pourroient voir le memoire de son bien, s’il l’avoit donné une fois à quelqu’un, et qu’ils recommenceroient leurs poursuites. Il se contenta de dire qu’il monstreroit toujours autant de bien qu’on en donneroit à la fille qu’on lui proposoit. Or, comme sa richesse estoit assez évidente, et qu’elle consistoit en maisons dans la ville et dans les faux-bourgs, Laurence, tel estoit le nom de sa cousine, fit qu’on n’insista pas d’avantage sur cette formalité. Mais elle se trouva bien embarrassée pour faire l’entreveue de luy et de la maistresse qu’elle lui destinoit, afin de voir s’ils seroient agreables l’un à l’autre. Bedout esquiva la partie qu’elle vouloit faire pour cela, et il luy dit que rien ne pressoit, qu’il ne prenoit pas une femme pour sa beauté, qu’il seroit assez temps de la voir quand l’affaire seroit conclue ; qu’enfin telle qu’on la luy voudroit donner elle luy plairoit assez. Mais si vous ne lui plaisez pas (luy dit Laurence) ? Bedout répondit qu’une honneste femme ne devoit point avoir d’yeux pour les défauts de son mary. Nonobstant ces brutalitez, l’affaire s’avançoit toujours, et vint au point que Laurence voulut, à quelque prix que ce fut, les faire rencontrer ensemble. Elle invita donc son cousin de venir chés elle un jour qu’elle sçavoit que madame Vollichon luy devoit venir rendre visite avec sa fille. Il y vint sans se douter de l’embuscade qui luy estoit préparée, et apres quelque temps, quand il vit entrer ces deux dames qu’il ne connoissoit point encore, il rougit, perdit contenance et à toute force voulut s’en aller. Mais Laurence le retint par le bras et luy dit : Demeurez, mon cousin : la fortune vous favorise beaucoup aujourd’huy ; voilà celle que vous devez peut-estre avoir pour femme et celle que vous aurez ainsi pour belle-mere. Cela l’embarrassa encore davantage ; il fut pourtant obligé de demeurer. Aussi-tost il fit deux reverences, l’une du pied droit et l’autre du pied gauche, à chacune la sienne, et laissa parler pour luy sa cousine, qui fit les honneurs de la maison. Or, comme il se trouva plus près de Javotte quand ils eurent pris des sieges, ayant mis son chapeau sous son coude, et frottant ses mains l’une dans l’autre, apres un assez long silence, peut-estre afin de méditer ce qu’il devoit dire, il ouvrit ainsi la conversation : Hé bien (Mademoiselle), c’est donc vous dont on m’a parlé ? Javotte répondit avec son innocence accoustumée : Je ne sçay pas (Monsieur) si on vous a parlé de moy ; mais je sçais bien qu’on ne m’a point parlé de vous. Comment (reprit-il), est-ce qu’on pretend vous marier sans vous en rien dire ? Je ne sçais (dit-elle). Mais que diriez-vous (repartit-il) si on vous proposoit un mariage ? Je ne dirois rien (répondit Javotte). Cela me seroit bien avantageux (reprit Bedout assez haut, croyant dire un bon mot), car nos lois portent en termes formels que qui ne dit mot semble consentir. Je ne sçais quelles sont vos loix (luy dit-elle) ; mais pour moy, je ne connois que les loix de mon papa et de maman. Mais (reprit-il) s’ils vous commandoient d’aymer un garçon connue moy, le feriez-vous ? Non (dit Javotte) : car ne sait-on pas bien que les filles ne doivent jamais aymer les garçons ? J’entends (repliqua Bedout) s’il estoit devenu mary. Ho, ho (dit-elle), il ne l’est pas encore ; il passera bien de l’eau sous les ponts entre-cy et là. La bonne mere, qui vouloit ce parti, qu’elle regardoit comme tres-advantageux, se mit de la partie, et luy dit : Il ne faut pas (Monsieur) prendre garde à ce qu’elle dit ; c’est une fille fort jeune, et si innocente qu’elle en est toute sotte. Ha, Madame (reprit Bedout), ne dites pas cela ; c’est vôtre fille, et il ne se peut qu’elle ne vous ressemble. Quand à moy, je trouve qu’il n’y a rien de tel que de prendre pour femme une fille fort jeune, car on la forme comme l’on veut avant qu’elle ait pris son ply. La mere reprend aussitost : Ma fille a toujours esté bien élevée, et je la livreray à un mary bonne ménagere ; depuis le matin jusques au soir elle ne leve pas les yeux de dessus sa besogne. Quoy (interrompit Javotte), faudra-t-il encore travailler quand je seray mariée ? Je croyois que quand on estoit maistresse on n’avoit autre chose à faire qu’à joüer, se promener et faire des visites ? Si je sçavois cela, j’aymerois autant demeurer comme je suis. À quoy sert donc le mariage ? Laurence, qui estoit adroite et malicieuse, se mit là dessus à luy dire : Non, non, Mademoiselle, n’ayez point de peur ; mon cousin est plus galant homme qu’il ne semble ; il a du bien assez pour vivre honorablement, sans que vous songiez tant à le ménager. Vous vivrez à vostre aise et fort en repos ; vous dormirez toute la matinée, vous irez joüer et vous promener tout le reste du jour ; pourveu que vous soyez avec luy à disner et à souper, cela suffira. Vous parlez sans procuration speciale (luy dit Bedout presque en colere) ; un mary ne prend une femme que pour avoir de la compagnie et pour regler sa maison. Cependant, au lieu de ménager son bien, elle iroit le dissiper ! le bien de Cresus n’y fourniroit pas. Pour moy, je voudrois qu’une femme vescust à ma mode, et qu’elle ne prist plaisir qu’à voir son mary. Vous donneriez (dit Laurence) des bornes bien estroites à ses plaisirs. Pour moy (reprit Bedout), je vous vais prouver par cent authoritez que cela doit aller ainsi ; et il alloit enfiler cent sottises et pedanteries quand, par bon-heur, une collation entra dans la salle, qui rompit ce ridicule entretien. La seule galenterie qu’il fit ce jour là, fut qu’il voulut peler une poire pour sa maistresse ; mais comme c’estoit presque fait, elle luy échappa des doigts, et se sucra d’elle-mesme sur le plancher de la chambre. Il la ramassa avec une fourchette, souffla dessus, la ratissa un peu, puis la luy offrit, et luy dit encore, comme font plusieurs personnes maintenant, qu’il luy demandoit un million d’excuses. À quoy Javotte répondit ingenuement : Monsieur, je ne vous en sçaurois donner, car je n’en ay pas une seule. Après quelques discours et aventures semblables, la visite se termina. Bedout se hazarda jusqu’à reconduire sa maistresse chés elle ; mais il prit tousjours le haut du pavé, ce qu’il ne faisoit pas pourtant par incivilité ny par ambition, mais par ignorance, qui estoit bien pardonnable à un homme qui faisoit son apprentissage d’escuyer, et à qui semblable faute n’estoit jamais arrivée. À peine l’eut-il quittée, que Javotte dit à sa mere : Mon Dieu, maman, que voilà un homme qui me déplaist ; qui luy répondit seulement : Taisez-vous, petite Babouine ; vous ne sçavez pas ce qui vous est propre. Bedout en s’en retournant rentra chez sa cousine pour prendre congé d’elle, qui luy demanda aussi-tost ce qu’il disoit d’une si jolie personne. Il répondit qu’il n’y trouvoit rien à redire, sinon que la mariée estoit trop belle. Et comme les timides sont tousjours défians et jaloux, il luy advoua que, si elle devenoit sa femme, il auroit bien de la peine à la garder. Neantmoins, la beauté ayant des forces si puissantes qu’elle fait de vives impressions sur les cœurs les plus bourus et les plus farouches, il s’en trouva dès lors amoureux, et pria sa cousine de continuer ses soins pour avancer au plustost ce mariage. Cependant il crût faire mieux sa cour dans son cabinet, en écrivant à sa maistresse quelque chose qu’il auroit eu le loisir de méditer, qu’en lui parlant de vive voix, à cause que sa timidité luy ostoit quelquefois la facilité de s’exprimer sur le champ. Il se mit donc à travailler serieusement, et apres avoir bien griffonné des sottises pour faire une lettre galante, il la mit au net dans du papier doré, et la cacheta bien proprement avec de la soye : c’estoit un soin qu’il n’avoit jamais pris pour personne. Il la donna à porter à un laquais nouvellement venu de Picardie, et partant bien digne d’un tel maistre. Le laquais avoit charge de donner la lettre à mademoiselle Javotte en main propre, ce qu’il fit ; mais aussi ce fut tout. Car il ne luy dit aucune chose, ny à qui elle s’addressoit, ny d’où elle venoit. Elle luy demanda seulement si le port estoit payé, et elle la porta soudain à son pere, à qui elle crut qu’elle s’adressoit. Car elle avoit accoustumé d’en recevoir souvent pour luy, et n’en avoit jamais receu pour elle ; de sorte qu’elle ne songea pas seulement à lire l’adresse, quoy que je ne sçache pas précisément s’il y en avoit. Vollichon l’ouvrit et la leût, et en mesme temps sousrit de la naïfveté de sa fille, et admira le bel esprit de celuy qu’il destinoit pour son gendre, qui écrivoit en un style si magnifique et si peu commun. Le laquais s’en retourna donc sans réponse. Bedout luy demanda où il s’estoit amusé si long-temps, et le cria fort de ce qu’il avoit tant tardé à revenir. Je me suis arresté à voir de petites demoiselles pas plus hautes que cela (dit le laquais en monstrant la hauteur de son coude), que tout le monde regardoit au bout du Pont-Neuf, qui se battoient. Or ce beau spectacle estoit qu’il avoit veu la monstre des marionettes, qu’il croyoit ingenument estre de chair et d’os, et animées. Bedout ne pouvant donc pas apprendre d’un laquais si spirituel comme sa maistresse avoit receu son ambassade, resolut de l’aller voir sur le soir en personne. S’il y eust esté seul, il auroit peut estre eu la mesme peine à y estre receu que Nicodeme ; mais c’est ce qu’il n’avoit garde de faire. Il falloit mesme que son amour fust desja bien violente pour luy faire entreprendre d’y aller avec une bonne et seure introduction. Il pria donc sa cousine Laurence d’aller rendre à madame Vollichon sa visite, et de trouver bon qu’il luy servît d’escuyer. Laurence fut ravie de luy rendre ce service, et mesme rendit grace à Dieu de ce qu’elle voyoit son cousin si changé, n’ayant pas creû qu’il peust jamais avoir la hardiesse d’aller voir sa maistresse. Elle fut fort bien receue de la mère et de la fille, et à sa faveur Bedout le fut aussi. Et comme il n’estoit pas si bien mis que Nicodeme, et qu’il n’avoit pas la mine d’un cajolleur dangereux, madame Vollichon ne craignit point de le laisser seul avec sa fille, tandis qu’elle entretenoit Laurence, qui l’avoit adroitement tirée un peu à l’écart pour favoriser ce nouvel amant. Bedout, impatient de sçavoir le succès du grand effort de son esprit, dès les premiers complimens qu’il fit à Javotte, il luy demanda ce qu’elle disoit de la lettre qu’elle avoit receue, et pourquoy elle n’y avoit pas fait réponse. Elle luy répondit froidement qu’elle n’avoit point veu de lettre, sinon une pour son papa, qu’elle luy avoit portée, et qui y feroit réponse par la poste. Je ne vous parle pas de celle-là (repliqua-t-il) ; je vous parle d’une que vous a donné aujourd’huy mon laquais, et qui estoit pour vous-mesme. Pour moy (reprit Javotte en s’estonnant) ? hé ! les filles reçoivent-elles des lettres ? N’est-ce pas pour des affaires qu’on les écrit ? Et puis, qui est-ce qui me l’auroit envoyée ? Bedout luy dit que c’estoit luy qui avoit pris cette hardiesse. Vous (dit-elle) ! Et vous n’estes pas aux champs ? Vous me prenez bien pour une ignorante, comme si je ne sçavois pas que toutes les lettres viennent de bien loin par des messagers ? Nous en recevons tous les jours ceans, et mon papa ne fait que se plaindre de l’argent qu’il couste à en payer le port. Aussi bien, à quoy bon m’écrire ? Ne me direz-vous pas bien vous-mesme ce que vous voudrez, sans me le mander, puisque vous venez ici ? Aviez-vous quelque chose de si pressé à me dire ? Bedout, qui croyoit avoir fait une merveilleuse lettre, et qui en attendoit de grandes louanges, la prit au mot, en disant : Puisque vous voulez donc bien sçavoir ce qui est dans ma lettre, je vous en veux faire la lecture ; car j’en ay gardé une coppie, qu’il tira en mesme temps de sa poche, et qu’il leût en ces termes :

Epistre amoureuse à Mademoiselle Javotte.

Mademoiselle, comme j’agis sous l’aveu et l’authorité de messieurs vos parens, qui m’ont permis d’esperer d’entrer en leur alliance, je ne crois pas qu’il soit hors des limites de la bien-seance de vous tracer ces lignes, et vous faire là-dessus ma declaration, qui est que je vous offre un cœur tout neuf, tout pur et tout net, et qui est comme un parchemin vierge où votre image se pourra peindre à son aise, n’ayant jamais esté broüillé par aucun autre crayon ou portrait qu’il ait receu. Mais que dis-je ? C’est plûtost une planche d’airain sur laquelle, par le burin et les pointes de vos regards, vostre belle figure a esté desseignée ; et puis, y ayant versé l’eau forte de vos rigueurs, elle y a esté gravée si profondément, que vous pouvés desormais en tirer tant d’espreuves qu’il vous plaira. Je voudrois, en revanche, que je me pusse voir sur le vostre gravé en taille-douce ; et, pour ne pas pousser plus loin mon allegorie, je voudrois que nos deux cœurs, passans sous la presse du mariage, receussent de si belles impressions, qu’ils pussent estre apres reliés ensemble avec des nerfs indissolubles, pour venir tous deux habiter dans une estude où nous apprendrions à joüir des bon-heurs d’une vie privée et tranquille ; bon-heurs que vous souhaitte dès aujourd’huy et pour toûjours votre tres-humble et tres-affectionné futur espoux.

Jean Bedout.

Apres que Javotte eut bien escouté cette lettre, et qu’elle n’y eut rien entendu, elle crut que c’estoit faute d’y avoir esté assés attentive. Elle pria donc Bedout de la relire, ce qu’il fit tres-volontiers, croyant que c’étoit une marque de la bonté de la piece. Mais sur ce mot d’allegorie, elle l’interrompit avec un grand cri (disant) : Ha, mon Dieu, quel grand vilain mot ! N’y a-t-il rien de caché de mauvais là dessous ? Et comme il se mit en devoir de le luy expliquer, elle lui dit en l’interrompant derechef : Non, non, je ne le veux pas sçavoir, il suffit que maman m’a tousjours deffendu d’entendre dire de gros mots. Et sans vouloir entendre lire davantage, elle alla joindre sa mère. De sorte que Bedout fut reduit, faute de meilleur entretien, d’ayder à Javotte à devider quelques pelotons de laine.

Cependant madame Vollichon, avec son entretien bourgeois, faisoit beaucourp souffrir la pauvre Laurence, qui estoit une femme d’esprit et accoustumée à voir le beau monde. Elle luy avoit déjà fait des plaintes de l’embaras et des soins que donnent les enfans ; de la difficulté d’avoir de bonnes servantes ; et elle luy avoit demandé si elle n’en sçavoit point quelqu’une, parce qu’elle vouloit chasser la sienne, non sans luy raconter tous les défauts de celle-cy, et sans regretter les bonnes qualités de celles qu’elle avoit eues auparavant. Elle luy avoit aussi fait plainte de la despence de la maison et de la cherté des vivres, disant tousjours pour refrain qu’un ménage avoit la gueulle bien grande, et une autre fois, que c’étoit un gouffre et un abisme.

Quand Laurence, pour destourner cette basse conversation, luy parla de quelques femmes du quartier, et entr’autres d’une trésorière de France logée vis à vis d’elle qui faisoit assez de bruit dans le voisinage : Ha, ne me parlez point de celle-la (reprit madame Vollichon) ! C’est une glorieuse que je ne sçaurois souffrir. J’ay deux sujets de me plaindre d’elle, que je ne luy pardonneray jamais. Laurence s’étant enquise de la qualité de ces deux injures, elle aprit que c’étoit parce que la tresoriere n’étoit pas venue voir madame Vollichon à sa derniere couche, et ne luy avoit pas envoyé du cousin quand elle avoit fait le pain bénit. Laurence rioit encore de ce plaisant ressentiment, quand Vollichon entra dans la chambre. Il avoit tout le jour fait la débauche, ayant esté à la comedie, et de là au cabaret, où une de ses parties l’avoit traitté. L’espargne d’un repas et les fumées du vin l’avoient rendu plus gay que de coustume, ce qui l’avoit empesché de s’aller r’enfermer dans son estude pour y travailler jusqu’à minuit, comme il avoit accoustumé. À peine fut-il entré, qu’il dit tout en haletant, et avec un transport merveilleux, qu’il avoit esté à la plus belle comedie qui se pust jamais voir ; et qu’il y avoit tant de monde ; qu’on ne pouvoit entrer à la porte. Il dit mesme qu’il avoit trouvé là des imprimeurs et des gens qui travailloient à la presse. On n’entendoit pas d’abord ce quolibet ; mais il l’expliqua, en disant que c’estoient des coupeurs de bourse, qui avoient pris une monstre à un homme dans cette grande foule. Laurence luy demanda quelle pièce on avoit jouée. Il luy respondit : Attendez, je vais vous le dire, voici le fait : Un particulier nommé Cinna s’advise de vouloir tuer un empereur ; il fait ligue offensive et deffensive avec un autre appellé Maxime. Mais il arrive qu’un certain quidam va descouvrir le pot aux roses. Il y a là une demoiselle qui est cause de toute cette manigance, et qui dit les plus belles pointes du monde. On y voit l’empereur assis dans un fauteuil, devant qui ces deux messieurs font de beaux plaidoyers, où il y a de bons argumens. Et la piece est toute pleine d’accidens qui vous ravissent. Pour conclusion, l’empereur leur donne des lettres de remission, et ils se trouvent à la fin camarades comme cochons. Tout ce que j’y trouve à redire, c’est qu’il y devroit avoir cinq ou six couplets de vers, comme j’en ay veu dans le Cid, car c’est le plus beau des pieces. C’est dommage (dit Laurence) qu’on ne vous donne la commission de faire des prologues, car vous reussissés merveilleusement à expliquer le sujet d’une tragédie.

Nicodeme les interrompit par son arrivée. La bonne humeur où estoit Vollichon fut cause qu’il le receut mieux qu’à l’ordinaire, bien qu’en son ame il eust dessein de rompre avec luy, attendant seulement que quelqu’une de ses legeretés luy en fournist l’occasion. Aussi ne luy pouvoit-on pas refuser un libre accès aupres de sa maistresse tant que l’engagement qu’il avoit avec elle, c’est à dire son contrat, subsisteroit.

Dès que cet amant eut fait ses reverences, il dit à Madame Vollichon : Hé bien, ma bonne maman, ne m’avés-vous pas donné une generalle amnistie de tout le passé ? Quest-ce que vous me venés conter (répondit-elle brusquement) avec votre amnistie ? Je veux dire (reprit Nicodeme) que je crois que vous avés noyé toutes mes fautes dans le fleuve d’oubly. Voilà bien débutté (dit Vollichon), les oublies sont chez le patissier ; et il se mit à rire à gorge desployée, comme il faisoit à tous ses méchans quolibets. Si j’ai fait icy quelque bicestre (continua Nicodeme), j’en ai payé les dommages et interests, et je suis prest de parfournir ce qui y manquera. Ce n’est pas de cela que je suis en colere (dit Madame Vollichon), mais de ce que vous estes un perdu, un vilain et un desbauché. Aussi-tost son mari adjousta, en adressant la parole à Nicodeme : Je veux envoyer un commissaire chez vous, car on dit que vous vivez mal. Nicodeme se voulut justifier et jurer qu’il n’avoit jamais fait aucun scandale, quand Laurence (voyant un souris goguenard de Vollichon) interpreta ainsi ce brocard. Je vois bien (dit-elle), à la mine de Monsieur, qu’il vous veut reprocher que vous ne faites pas bonne chère. Il ne tiendra qu’à luy (repartit Nicodeme) de faire l’experience du contraire, car je le traiteray quand il voudra de maniere qu’il en sera content. Hé bien (dit Vollichon), je vous prends au mot : j’iray demain diner chez vous et je porteray de quoy manger. Il ne sera pas nécessaire que vous apportiez de quoi manger (reprit Nicodeme) ; la ville est bonne, je ne vous laisseray pas mourir de faim. Laurence fut encore l’interprete d’un pareil souris de Vollichon, en disant : Je vois bien que Monsieur n’a pas dessein de rien porter chez vous pour augmenter la bonne chere ; mais qu’il veut dire qu’il y portera ses dents, qui sont des instruments pour manger. À la bonne heure (dit Nicodeme) je vous attendray demain, et vostre compagnie (il dit cela en monstrant Bedout, qu’il connoissoit pour l’avoir veu au Palais, et qu’il croyoit estre venu avec Vollichon, sans sçavoir que ce fust son rival). Bedout repartit aussi-tost qu’il l’en remercioit, et qu’il n’estoit pas un homme à estre à charge à ses amis, pour aller ainsi disner chez eux sans nécessité. Et bien (dit Vollichon), je porteray les deux, je mangeray pour luy et pour moy. Gardez bien (dit Nicodeme) de faire vanité d’estre grand mangeur, de peur d’attirer le reproche qu’on fait souvent aux procureurs du Chastelet, de faire mille mangeries. Il n’y a rien qui ait moins de fondement que cela (repliqua Vollichon), car notre mestier maintenant est celuy d’un gagne-petit. Il est vray (dit alors Bedout) que la journée d’un procureur du Chastelet n’est taxée que six deniers ; mais cette taxe est tant de fois reïtérée, et il se passe si grand nombre d’actes en un jour, que cela monte à des sommes immenses. Je ne sçais pourquoy on a souffert jusqu’icy un si grand abus ; et je ne m’estone point qu’il y ait beaucoup de ces Messieurs qui aient fait de grandes fortunes en fort peu de temps. Bedout alloit faire de grandes moralitez sur la justice, car sur ces matieres il estoit grand discoureur, au lieu que sur celle de la galanterie il estoit toûjours muet, quand Nicodeme luy rompit les chiens pour mettre Javotte de la conversation ; et la voyant qui devidoit un peloton de laine, il luy dit assez poetiquement : Quand je vous vois occupée à ce travail, il me semble que je vois une de ces parques qui devident le fil de la vie des hommes ; et comme ma destinée est en vos mains, il me semble aussi que c’est la mienne que vous devidez, de sorte que je crains à toute heure que vos rigueurs n’en couppent le fil. Je n’entends point tout ce que vous dites (répondit Javotte) ; je n’ai point de destinée entre les mains ; je n’ai qu’un peloton de laine, pour faire ma tapisserie. Mais quoy (reprit Nicodeme), n’avez-vous pas dessein de me faire mourir mille fois par les cruelles longueurs que vous apportez à me rendre heureux ? car quand je vois vostre tapisserie en vos mains, je crois voir encore la toile de Penelope ? Je ne sçais comment sont faites vos toiles de Peneloppe (repliqua Javotte) ; je n’en ay point veu chez pas une lingere de Paris ; et pour le reste, ce n’est point de moy que cela dépend. S’il en dépendoit, je vous asseure que ce ne seroit encore de long-temps. Madame Vollichon, qui prestoit l’oreille à cet entretien, dit là dessus, prenant la parole : Vrayman, vrayman, vous avez tout le loisir de mascher à vuide. Je me garderay bien de passer outre jusqu’à ce que j’aye fait d’autres enquestes. Vous voyez (adjousta son mari), elle n’est encore qu’à la premiere des enquestes ; mais je ne me soucie pas qu’elle passe par toutes les chambres, pourvu qu’elle n’aille point à la Cour des aydes. Ha Monsieur (interrompit Laurence), vous avez une trop honneste femme pour avoir rien à craindre de ce costé-là. Je le crois (dit Vollichon), mais ces bonnes ménageres sont fort à craindre, qui font que leurs maris ont leur provision de bois sans aller la chercher sur le port.

Vous auriez esté bon du temps du vieux Testament (dit Nicodeme) ; vous ne parlez que par figures. Il faudra donc (interrompit Bedout) ne prendre ses parolles que dans le sens tropologique[29]. Est-ce là du latin (dit alors Vollichon) ? je ne l’entends point, mais du grais, je vous en casse. Il y a long-temps (dit alors Laurence) que j’admire vostre maniere de parler ; il faut que vous ayez un dictionnaire de quolibets que vous ayez appris par cœur, pour les prodiguer comme vous faites. Vrayement (dit Vollichon) j’en sçais bien d’autres dont je ne prens point d’argent ; et en effet il en alloit enfiler un grand nombre, si ce n’eust esté qu’un petit garçon vint à sa sœur Javotte demander tout haut en sa langue de petit enfant quelques pressantes nécessitez. Cette conversation fut ainsi interrompuë ; et quand elle auroit esté mille fois plus sérieuse, elle ne l’auroit pas esté moins, car c’est la coustume de ces bons bourgeois d’avoir toujours leurs enfans devant leurs yeux, d’en faire le principal sujet de leur entretien, d’en admirer les sottises et d’en boire toutes les ordures. Le petit Toinon fut aussi-tost loüé de sa propreté ; on luy promit à cause de cela du bonbon ; et apres qu’on l’eut mis bien à son aise, Madame Vollichon ne parla plus avec Mademoiselle Laurence que des belles qualitez de son fils, de ses miesvretez et postiqueries. Ce sont les termes consacrez chez les bourgeois et les mots de l’art pour expliquer les gentillesses de leurs enfans. Elle ne se contenta pas de parler de celuy-là ; elle en loüa encore un autre qui estoit encore à la mammelle, disant de luy qu’il parloit tout seul, qu’il avoit la plus belle éloquence du monde, et qu’il sçavoit déjà huit ou dix mots.

Toinon r’entra peu de temps apres dans la salle en equipage de cavallier, c’est à dire avec un baston entre les jambes, qu’il appelloit son dada. Vollichon prit aussi-tost un manche de balay qu’il mit entre les siennes, et, courant apres son fils, ils firent ensemble trois tours autour de la table, ce qui donna occasion à Nicodeme d’appeler cette course un tournoy.

Laurence commençoit à rire de la folie de Vollichon, quant Bedout luy remonstra qu’elle avoit tort de trouver à redire à cette action, et que, si elle avoit leu Plutarque, elle auroit veu qu’autrefois Agesilaus fut surpris en la même posture, et qu’au lieu de s’en deffendre il pria seulement ceux qui l’avoient veu de n’en rien dire jusqu’à ce qu’ils eussent des enfans. Laurence ne répondit autre chose, sinon qu’on ne pouvoit rien faire qui n’eust son exemple dans l’antiquité, et, par discretion, elle ne voulut pas continuer sa risée au nez de Vollichon, de peur de le fascher ; elle se contenta de faire en elle-mesme reflexion sur la sottise des bourgeois, qui quittent l’entretien de la meilleure compagnie du monde pour joüer et badiner avec leurs enfans, et qui croyent estre bien excusez en alleguant l’affection paternelle, comme s’ils n’avoient pas assez de temps pour y satisfaire quand ils sont en particulier et dans leur domestique, et comme si le reste de la compagnie, qui n’est pas obligé d’avoir la mesme affection, devoit prendre le mesme divertissement à leurs jeux et à leurs gambades ; sottise d’autant plus ridicule qu’elle s’estend bien souvent jusqu’aux gens les plus esloignez de la bourgeoisie, et qui ne s’en deffendent que par l’exemple qu’avoit cité Bedout inutilement, puisqu’Agesilaus ne se divertissoit ainsi qu’en secret ; encore estoit-il honteux d’avoir été surpris en cette action.

Le reste de cette visite se passa en actions aussi badines. Laurence en fut bien-tost fatiguée, et, se levant, emmena avec elle son cousin. Nicodeme fut obligé de sortir en même temps, parce que Madame Vollichon se vouloit retirer et mettre la clef de la maison sous son chevet. Ces deux amans firent encore plusieurs visites aussi ridicules, mais je ne veux pas m’amuser à repeter toutes les sottises qui s’y dirent de part et d’autre ; ce que nous en avons rapporté suffit.

Cependant les affaires de Nicodeme alloient de mal en pis, et celles de Bedout de mieux en mieux. Ce n’estoit pas que l’un eust plus de part aux bonnes graces de leur maistresse que l’autre, car Javotte avoit pour eux une égale indifférence, ou plustost une égale aversion. Mais c’est que Vollichon trouvoit plus de bien et moins de légèreté et de fanfaronnade en Bedout qu’en Nicodeme. Il resolut donc tout à fait dans sa teste le mariage avec Bedout, sans demander l’advis de sa fille, et il differa seulement la signature des articles, jusqu’à ce qu’il fust desgagé d’avec Nicodeme, avec lequel il esperoit de rompre bien-tost.

Comme on ne douta plus alors que Javotte ne fust bien-tost mariée, à cause qu’on avoit en main ces deux partis, on commença à luy donner chez elle plus de liberté qu’elle n’avoit auparavant. On luy fit venir un maistre à danser pour la façonner, et on choisit entre tous ceux de la ville celuy qui monstroit à meilleur marché ; encore sa mère voulut qu’il luy monstrast principalement les cinq pas et les trois visages[30] ; danses qui avoient esté dancées à sa nopce, et qu’elle disoit estre les plus belles de toutes. On luy permit aussi de voir le beau monde, de faire des visites dans les beaux reduits, et de se mesler en des compagnies d’illustres et de pretieuses : le tout néantmoins sans s’esloigner beaucoup de son quartier, car on ne la vouloit pas perdre de veuë. Elle fut introduitte dans la plus belle de ces compagnies par Laurence, qui en estoit. Son exquise beauté fut cause qu’elle y fut la bien venuë, malgré son innocence et son ingenuité : car une belle personne est toujours un grand ornement dans une compagnie de femmes. Ce beau reduit estoit une de ces Academies bourgeoises dont il s’est estably quantité en toutes les villes et en tous les quartiers du royaume ; où on discouroit de vers et de prose, et où on faisoit les jugements de tous les ouvrages qui paroissoient au jour. La pluspart des personnages qui la composoient vouloient estre traittez d’illustres, et avec raison, puisqu’il n’y en avoit pas un qui ne se fist remarquer par quelque caractere particulier. Elle se tenoit chez Angelique, qui estoit une personne de grand mérite que je ne sçay quel hazard avoit engagée dans cette societé. Elle n’avoit point voulu prendre d’autre nom de guerre ny de roman que le sien : car le nom d’Angelique est au poil et à la plume, passant par tout, bon en prose et bon en vers, et celebre dans l’histoire et dans la fable. Elle avoit appris quelques langues et leu toutes sortes de bons livres ; mais elle s’en cachoit comme d’un crime. Elle ne faisoit point vanité d’estaller ses sentimens, qui estoient tousjours fort justes, mais presque tousjours contredits, car, comme dans cette assemblée le nombre des gens raisonnables estoit le moindre, elle ne manquoit jamais de perdre sa cause à la pluralité des voix. Et à propos de cela, elle se comparoit à cette Cassandre qui n’estoit jamais creuë quand elle disoit la verité. Elle avoit une de ses parentes qui prenoit tout le contrepied. C’étoit la fille d’un receveur et payeur des rentes de l’Hostel de Ville, que, pour parler plus correctement, il falloit seulement appeller receveur ; car, pour la seconde partie de sa charge, il ne la faisoit point. Elle s’appelloit Phylippote en son nom ordinaire, et en son nom de roman elle se faisoit appeller Hyppolite, qui est l’anagramme du nom de Phylippote[31], ce qui n’est pas une petite fortune pour une pretenduë heroïne, quand son nom de roman se peut faire avec les lettres d’un nom de baptesme. Elle affectoit de paroistre sçavante avec une pedanterie insupportable. Un de ses amans lui enseignoit le latin, un autre l’italien, un autre la chiromance, un autre à faire des vers, de sorte qu’elle avoit presque autant de maistres que de serviteurs. Il y avoit en cette compagnie des esprits de toutes les sortes, dont le plus honneste homme s’appelloit Philalethe, passioné admirateur des vertus et des beautés d’Angelique, et qui faisoit tout son possible pour se bien mettre dans son esprit. D’autre costé, un certain autheur, nommé Charoselles, y venoit aussi ; il avoit esté assez fameux en sa jeunesse, mais il s’estoit décrié à tel point, qu’il ne pouvoit plus trouver de libraires pour imprimer ses ouvrages. Il se consoloit neantmoins par la lecture qu’il essayoit d’en faire à toutes les compagnies, et… Mais tout beau ! si je voulois descrire icy par le menu toutes ses qualitez et celles de ces autres personnages, je ferois une trop longue digression, et ce seroit trop differer le mariage qui est sur le tapis. Pour coupper court, il s’amassoit tous les jours bonne compagnie chez Angelique. Quelquefois on y traittoit des questions curieuses ; d’autrefois on y faisoit des conversations galantes, et on tâchoit d’imiter tout ce qui se pratique dans les belles ruelles par les pretieuses du premier ordre.

Le jour que Javotte fut introduitte dans cette compagnie il y avoit moins de monde, et elle ne fut pas si tumultueuse qu’à l’ordinaire. Il arriva mesme que la conversation y fut assés agreable et spirituelle. Or quoy que Javotte n’y contribuast que de sa presence, il ne sera pas hors de propos d’en inserer icy une partie, qu’elle escouta avec une attention merveilleuse. Pour vous consoler de cette digression, imaginez-vous, si vous voulez, qu’il arrive icy comme dans tous les romans ; que Javotte est embarquée ; qu’il vient une tempeste qui la jette sur des bords estrangers ; ou qu’un ravisseur l’enlève en des lieux d’où l’on ne peut avoir de long-temps de ses nouvelles ; encore aurez-vous cela de bon que vous ne la perdrez point de veuë, et vous la pourrez tousjours loüer de son silence, qui est une vertu bien rare en ce sexe.

Si-tost que les premiers compliments furent faits, dont les plus ingenuës se tirent quelquefois assez bien, parce que cela ne consiste d’ordinaire qu’en une profonde reverence, et en un petit galimatias qu’on prononce si bas qu’on ne l’entend point, Hyppolite, qui n’aymoit que les entretiens sçavans, esloigna bientost ces discours communs qui se font dans les visites ordinaires. Elle se plaignit de Laurence, qui avoit commencé à parler des nouvelles de la ville et du voisinage, luy disant que cela sentoit sa visite d’accouchée[32], ou les discours de commères, et que parmy le beau monde il ne falloit parler que de livres et de belles choses. Aussi-tost elle se jetta sur la fraipperie de plusieurs pauvres autheurs, qui sont les premiers qui ont à souffrir de ces fausses pretieuses, quand cette humeur critique les saisit. Dieu sçait donc si elle les ajusta de toutes pièces. Mais dispensez-moy de vous reciter cet endroit de leur conversation, que je veux passer sous silence, car je n’oserois nommer pas un des autheurs vivans : ils m’accuseroient de tout ce qui auroit esté dit alors, quoy que je n’en pusse mais. J’aurois beau condamner tous les jugemens qui auroient esté prononcez contre eux, ce seroit un crime capital d’en faire seulement mention. Ils me traitteroient bien plus rigoureusement qu’un historien ou un gazetier, qui ne sont jamais garands des recits qu’ils font. Outre que ces messieurs sont si delicats, qu’il faut bien prendre garde comme on parle d’eux ; ils sont si faciles à piquer, que le moindre mot de raillerie, ou une louange médiocre, les met aux champs, et les rend ennemis irreconciliables. Apres quoy, ce sont autant de bouches que vous fermez à la Renommée, qui auparavant parloient pour vous, et cela fait grand tort au libraire qui est interessé au débit d’un livre. J’ay mesme ce respect pour eux, que je ne veux pas faire comme certains escrivains, qui, lors qu’ils en parlent, retournent leurs noms, les escorchent, ou les anagrammatisent. Invention assez inutile, puisque, si leur nom est bien caché, le discours est obscur et perd de sa force et de sa grace, on n’est tout au plus plaisant qu’à peu de personnes ; et si on le descouvre (comme il arrive presque tousjours) ce déguisement ne sert de rien, veu que les lecteurs font si bien qu’ils en attrapent la clef, et il arrive souvent qu’il y a des larrons d’honneur qui en font faire de fausses clefs. C’est pourquoy je ne parlerai point du destail, mais seulement de ce qui fut dit en general, et dont personne ne se peut choquer, s’il n’est de bien mauvaise humeur, et s’il n’a la conscience bien chargée. On s’estendit d’abord sur les poëmes et sur les romans, et l’on y parla fort de l’institution du poëte, de la maniere de devenir autheur, et d’acquerir de la reputation dans le monde.

La plus grande passion que j’aurois (dit entre autres Hyppolite) ce seroit de pouvoir faire un livre ; c’est la seule chose dont je porte envie aux hommes ; je leur en vois faire en si grand nombre, que je m’imagine que l’advantage de leur sexe leur donne cette facilité. Il n’est point necessaire (répondit Angélique) de souhaitter pour cela d’estre d’un autre sexe ; le nostre a produit en tout temps d’assez beaux ouvrages, jusqu’à pouvoir estre enviez par les hommes. Cela est vray (dit Laurence), mais celles qui en font bien s’en cachent comme d’un crime ; et celles qui en font mal sont la fable et la risée de tout le monde ; de sorte que, de quelque costé que ce soit, il ne nous en revient pas grande gloire. Pour moy (dit Philalethe, qui estoit cet honneste homme dont j’ai parlé), je ne suis pas de cet avis, et je tiens qu’à l’égard de celles qui cachent leur science, elles acquierent une double gloire, puisqu’elles joignent celle de la modestie à celle de l’habileté ; et à l’esgard des autres, elles ne laissent pas d’estre loüables de tascher à se mettre au dessus du commun de leur sexe, malgré le deffaut de leur esprit. Et moy (ajouta Charroselles), si je suis jamais roy, je feray faire deffences à toutes les filles de se mesler de faire des livres ; ou, si je suis chancellier, je ne leur donneray point de privilege ; car, sous pretexte de quelques bagatelles de poësies ou de romans qu’elles nous donnent, elles épuisent tellement l’argent des libraires, qu’il ne leur en reste plus pour imprimer des livres d’histoire ou de philosophie des autheurs graves. C’est une chose qui me tient fort au cœur, et qui nuit grandement à tous les escrivains feconds, dont je puis parler comme sçavant. Vrayement, Monsieur (dit Pancrace, qui estoit un autre gentil-homme qui s’estoit trouvé par hazard dans cette mesme assemblée), on voit bien que vostre interest vous fait parler ; mais considérez que, nonobstant qu’on imprime beaucoup de vers et de romans, on ne laisse pas d’imprimer encore un nombre infini de gros autheurs anciens et modernes. De sorte que, si les libraires en rebutent quelques-uns, ce n’est pas une bonne marque de leur merite. S’il ne tenoit plus qu’à cela (reprit Hyppolite), je ne m’en mettrois gueres en peine ; car j’ay un libraire qui me loue des romans, qui ne demanderoit pas mieux que de travailler pour moy, particulierement à cause que je ne luy en demanderois point d’argent, car je sçais bien qu’ils n’ont jamais refusé de coppies gratuittes. Et puis j’ai tant d’amis et une si grande caballe, que je leur en ferois voir le debit asseuré. Ce dernier moyen (dit Charroselles) est le meilleur pour faire imprimer et vendre des livres, et c’est à ce deffaut que j’impute la mauvaise fortune des miens. Malheureusement pour moy, je me suis advisé d’abord de satiriser le monde, et je me suis mis tous les autheurs contre moy. Ainsi les prosneurs m’ont manqué dans le besoin. Ha ! que si c’estoit à recommencer… Vous diriez du bien (dit Laurence, qui le connoissoit de longue main) ; ce seroit bien le pis que vous pourriez faire ; vous y seriez fort nouveau, et ce seroit un grand hazard si vous y pouviez reüssir. Hé bien ! je ne regretteray plus le passé (dit Charroselles), puisqu’il ne peut plus se rappeler ; mais du moins, pour me vanger, je donneray au public mon traitté de la grande caballe[33], où je traitteray des fourbes de beaucoup d’autheurs au grand collier, et j’y feray voir que ce sont de vrays escrocs de reputation, plus punissables que tous ceux qui pipent au jeu ; et si je trouveray bien moyen de le faire imprimer malgré les libraires, quand je le devrois donner à quelqu’un de ces autheurs qui ont amené la mode d’adopter des livres.

Il est vray (dit alors Angélique) que les amis et la caballe ont servi quelquefois à mettre des gens en reputation ; mais ç’a esté tant qu’ils ont eu la discretion et la retenue de cacher leurs ouvrages, ou d’en faire juger sur la bonne foy de ceux qui les annonçoient. Mais si-tost qu’ils les ont donnez au public, il a rendu justice à leur merite, et toute leur reputation, qui n’estoit pas establie sur de solides fondemens, est tombée par terre. Je mourois de peur (adjousta Pancrace) que vous ne citassiez quelque exemple qui nous eut attiré quelque querelle sur les bras, non pas de la nature de celles dont je me desmeslerois le mieux. Mais (dit Philalethe) ne mettriez-vous point en mesme rang ceux qui font des vers au devant d’un livre, des prefaces ou des commentaires : car ce sont des gens qui loüent tant qu’il leur plaist, sans que la modestie de l’autheur courre aucune fortune. Ouy dea (respondit Charroselles), et ce n’est pas un petit stratageme pour mendier de l’estime. Ce n’est pas qu’il n’y arrive souvent quelque fourbe, car un autheur emprunte quelquefois le nom d’un amy, ou suppose un nom de roman pour se loüer librement luy-mesme. Je puis dire icy entre nous que je l’ay pratiqué avec assez de succès, et que sous un nom empruntée de commentateur de mon propre ouvrage, je me suis donné de l’encens tout mon soul.

Quoy qu’il en soit (reprit Hyppolite), je n’ay jamais pû concevoir comment on faisoit ces gros volumes, avec une suitte de tant d’intrigues et d’incidens : j’ai essayé mille fois de faire un roman, et n’en ai pû venir à bout ; pour des madrigaux, des chansons, et d’autres petites pieces, on sait que je m’en escrime assez bien, et que j’en ferai tant qu’on en voudra. Voila (dit Charroselles) un second moyen pour arriver promptement à la gloire, en ce malheureux siecle où on ne s’amuse qu’à la bagatelle. C’est tout ce qu’on estime et ce qu’on debite, pendant que les plus grands efforts d’esprit et les plus nobles travaux nous demeurent sur les bras.

Vous estes donc (dit Angelique) de l’opinion de ceux qui disent que le premier pas pour aller à la gloire est le madrigal, et le premier pour en décheoir est le grand poëme ? Il y a grande apparence (adjousta Pancrace). Mais comment est-ce que si peu de chose pourroit mettre les gens en reputation ? Vous ne dites pas le meilleur (adjousta Laurence) ; c’est qu’il faut qu’ils soient mis en musique pour estre bien estimez. Asseurement (interrompit Charroselles) ; c’est pour cela que vous voyez tous ces petits poëtes caresser Lambert, le Camus, Boisset et les autres musiciens de reputation, et qui ne mettent jamais en air que les vers de leurs favoris ; car autrement ils auroient fort à faire. On ne peut nier (dit Philalethe) que cette invention ne soit bonne pour se mettre fort en vogue : car c’est un moyen pour faire chanter leurs vers par les plus belles bouches de la cour, et leur faire ensuite courir le monde. Outre que la beauté de l’air est une espèce de fard qui trompe et qui esbloüit ; et j’ai veu estimer beaucoup de choses quand on les chantoit, qui estoient sur le papier de purs galimathias, où il n’y avoit ny raison ny finesse. Je les compare volontiers (reprit Charroselles) à des images mal enluminées, qui, estant couvertes d’un talc ou d’un verre, passent pour des tableaux dans un oratoire. Et moi (dit Pancrace) à un habit de droguet[34] enrichy de broderie par le caprice d’un seigneur.

Cela me fait souvenir (adjoûta Laurence) d’un homme que j’ay veu à la cour d’une grande princesse[35], qui s’estoit mis en reputation par la bagatelle melodieuse. Il avoit fait quantité de paroles pour des chansons ; de sorte qu’on disoit de luy que c’estoit un homme de belles paroles. Il se vantoit d’avoir des pensées fort delicates, et en effect elles l’estoient tellement que les plus esclairez souvent n’en pouvoient voir la finesse ; mais si-tost que son esprit voulut un peu prendre l’essor et faire une galanterie seulement de cinquante vers, elle fut generallement bernée. Voyla qui me surprend (dit Hyppolite), car un poëte de cour a tousjours assez d’approbateurs et de gens qui font valloir son ouvrage. Il falloit que son livre fust bien mauvais, ou que cet autheur eut bien peu d’amis. C’est là où je vous attendois (interrompit Charroselles), puisque je tiens que la plus necessaire qualité à un poëte pour se mettre en reputation, c’est de hanter la cour, ou d’y avoir esté nourry : car un poëte bourgeois ou vivant bourgeoisement y est peu consideré. Je voudrois qu’il eust accès dans toutes les ruelles, reduits et academies illustres ; qu’il eust un Mecenas de grande qualité qui le protegeast, et qui fist valloir ses ouvrages, jusques-là qu’on fust obligé d’en dire du bien malgré soy, et pour faire sa cour. Je voudrois qu’il escrivist aux plus grands seigneurs ; qu’il fist des vers de commande pour les filles de la reyne, et sur toutes les avantures du cabinet ; qu’il en contrefist mesme l’amoureux, et qu’il escrivist encore ses amours sous quelque nom emprunté, ou dans une histoire fabuleuse. Le meilleur seroit qu’il eust assez de credit pour faire les vers d’un balet du roy ; car c’est une fortune que les poëtes doivent autant briguer que les peintres font le tableau du May[36] qu’on presente à Nostre-Dame.

On ne peut nier (répondit Angelique) que toutes ces inventions, et sur tout les amis et l’authorité d’un grand seigneur, ne servent beaucoup à ces messieurs ; car les trois quarts du monde jugent des ouvrages d’autruy sans les connoistre, et sont de l’opinion de celuy qui a dit le premier son advis, comme nous voyons que les moutons se laissent conduire au premier qui marche. Adjoustez (dit Philalethe) qu’il y en a plusieurs qui, à force de parler contre leur sentiment, changent d’opinion, et se persuadent à la fin qu’une chose qu’ils auront condamnée d’abord avec justice, sera bonne parce qu’ils auront esté souvent obligez de parler en sa faveur pour d’autres considérations. Pour moi (dit Pancrace), j’ay veu un mauvais poëte de l’autre cour[37] fort estimé parce qu’on faisoit quelquefois sa fortune en loüant ses ouvrages, comme luy-mesme avec de meschans vers avoit fait la sienne. Je l’ay aussi connu (reprit Hyppolite), et je trouve qu’on avoit raison de l’estimer ; car, entre tous les poëtes, ceux qui sont en fortune ont tout à fait mon approbation, et dès qu’un homme est assez accommodé pour avoir un carrosse à luy, je ne veux pas qu’on songe seulement à censurer ses ouvrages. La naissance un peu riche sert bien autant à un poëte pour arriver à la gloire que ce génie qu’il faut qu’il obtienne de la nature, et qui a fait dire qu’on peut bien devenir orateur, mais qu’il faut naistre poëte. Et pour moy, je conseillerois à quiconque voudra estre de ce mestier, de vendre tout le reste de son bien pour obtenir ce degré d’honneur. Aussi bien (dit Pancrace) un carosse de poëte ou de musicien ne couste gueres à achetter : témoin celui d’un illustre marquis, dont l’attelage ne cousta que quarante francs, et qui, à la vérité, eut la honte de demeurer embourbé dans un crachat. Et quant à l’entretien, il couste aussi peu, veu que ces messieurs sont accoustumez à vivre aux dépens d’autruy, allant, à la ville et à la campagne, tantost chez l’un et tantost chez l’autre. Hélas ! (interrompit Charroselles avec un grand soupir) que ce raisonnement est vain ! il y a long-temps que j’entretiens exprès un carosse qui sent assez l’autheur, comme vous sçavez, et cependant je n’en ay pas eu plus de creance chez ces damnez de libraires, qui ne veulent point imprimer mes ouvrages.

J’ay un bon avis à vous donner (dit Laurence) : vous n’avez qu’à en donner des pieces separées aux faiseurs de Recueils ; ils n’en laissent échapper aucunes. Les belles pièces font valloir les mauvaises, comme la fausse monnoye passe à la faveur de la bonne qu’on y mesle. Je me suis déja advisé de cette invention (répondit Charroselles avec un autre grand hélas !) ; mais elle ne m’a servi qu’une fois. Car il est vray qu’apres qu’on m’eut rebuté un livre entier, je le hachay en plusieurs petites pièces, episodes et fragments, et ainsi je fis presque imprimer un volume de moy seul, quoy que sous le titre de Recueil de pièces de divers autheurs[38]. Mais malheureusement le libraire descouvrit la chose, et me fit des reproches de ce qu’il ne le pouvoit débiter. Cela m’estonne (dit alors Philalethe), car les receuils se vendoient bien autrefois[39] ; il est vray qu’ils sont maintenant un peu descriez, et ils ont en cela je ne sçay quoy de commun avec le vin, qui ne vaut plus rien quand il est au dessous de la barre, quoy qu’il fust excellent quand il estoit frais percé. À propos (reprit Hyppolite), ne trouvez-vous pas que ces recueils fournissent une occasion de se faire connoistre bien facilement et à peu de frais ? Je vois beaucoup d’autheurs qui n’ont esté connus que par là. Pour moy, j’ay quasi envie d’en faire de mesme ; je fourniray assez de madrigaux et de chansons pour faire imprimer mon nom, et le faire afficher s’il est besoin. Il semble (dit Angélique) qu’ils peuvent du moins servir à faire une tentative de réputation : car, si les pièces qu’on y hazarde sont estimées, on en recueille la gloire en seureté ; et si elles ne plaisent pas, on en est quitte pour les desadvouer, ou pour dire qu’on vous les a desrobées, et qu’elles n’estoient pas faites à dessein de leur faire voir le jour.

J’advoue bien (dit Pancrace) que ceux qui sont déjà en reputation, et dont les ouvrages ont esté louez dans les ruelles et dans les caballes, l’ont bien conservée dans les Recueils. Mais je ne vois pas que ceux-là en ayent beaucoup acquis qui n’estoient point connus auparavant d’ailleurs. De sorte qu’il est arrivé que la pluspart des honnestes gens n’ont pas souffert qu’on y ait mis leur nom, et il n’y a eu que quelques ignorans qui se sont empressez pour cela. Je vis ces jours passez un different (adjousta Philalethe) qui serviroit bien à confirmer ce que vous dites : c’etoit à la boutique d’un des plus fameux faiseurs de Recueils. Un fort honneste homme qui ne vouloit point passer pour autheur déclaré le vint menacer de lui donner des coups de baston à cause qu’il avoit fait imprimer un petit nombre de vers de galenterie sous son nom, et l’avoit mis au commencement du livre, dans le catalogue des autheurs, qu’il avoit mesme fait afficher au coin des rues. Le pauvre libraire, avec un ton pleureux (aussi pleuroit-il effectivement), lui dit : Hélas ! monsieur, les pauvres libraires comme moy sont bien miserables et ont bien de la peine à contenter messieurs les autheurs : il en vient de sortir un autre qui m’a fait la mesme menace, à cause que je n’ay pas mis son nom à ce rondeau ; et en disant cela il luy monstra un rondeau qui estoit la plus méchante pièce du livre.

Voyla comme les gousts sont différents (dit Laurence). Il y auroit eu bien du plaisir si ces messieurs eussent tous deux executé leur dessein en mesme temps. Pour moy (reprit Charroselles), je ne sçaurois condamner ceux qui taschent d’acquerir de la gloire par ce moyen : car en matiere de poësie (que vous sçavez que j’ay tousjours traittée de bagatelle) je trouve qu’il n’y a point de plus méchant trafic que d’en estre marchant grossier, c’est-à-dire de faire imprimer tout à la fois ses ouvrages, et en donner un juste volume ; la methode est bien meilleure de les débiter en détail, et de les faire courir pièce à pièce, de la mesme maniere qu’on debite les moulinets et les poupées pour amuser les petits enfants. Vostre maxime est assez confirmée par l’expérience (dit Angélique), car elle nous a fait voir des autheurs qui, pour de petites pièces, ont acquis autant et plus de gloire que ceux qui nous ont donné de grands ouvrages tout à la fois, et qui estoient en effect d’un plus grand merite. Ne vous estonnez pas de cela (dit Philalethe) : l’humeur impatiente de nostre nation est cause qu’elle ne se plaist pas aux grands ouvrages ; et une marque de cela, c’est que, si on tient un livre de vers, on lira plus-tost un sonnet qu’une élégie, et une épigramme qu’un sonnet ; et si un livre n’est plein que d’épigrammes, on lira plustost celles de quatre vers que celles de dix ou de douze.

Je suis bien heureuse (dit Hyppolite) qu’on estime en France davantage les petites pièces que les grandes, car, pour des madrigaux, j’en feray tant qu’on voudra, comme j’ay déja dit : on n’a presque qu’à trouver des rimes et quelque petite douceur, et on en est quitte ; au lieu qu’il est bien difficile de trouver des pointes pour faire des épigrammes, et des vers pompeux pour faire des sonnets. Ce n’est pas tout (adjousta Charroselles) que de faire de petites pièces ; il faut, pour les faire bien courir, que ce soient pièces du temps, c’est-à-dire à la mode, de sorte que ce sont tantost sonnets, rondeaux, portraits, enigmes, metamorphoses, tantost triolets, ballades, chansons, et jusqu’à des bouts rimez. Encore, pour les faire courir plus viste, il faut choisir le sujet, et que ce soit sur la mort d’un petit chien ou d’un perroquet[40], ou de quelques grandes aventures arrivées dans le monde galant et poétique.

Quand à moy (reprit Hyppolite), j’ayme sur tout les bouts-rimez, parce que ce sont le plus souvent des inpromptus, ce que j’estime la plus certaine marque de l’esprit d’un homme. Vous n’estes pas seule de vostre advis (dit Angelique) ; j’ay veu plusieurs femmes tellement infatuées de cette sorte de galanterie d’in-promptu, qu’elles les preferoient aux ouvrages les plus accomplis et aux plus belles meditations. Je ne suis pas de l’advis de ces dames (reprit brusquement Charroselles, dont l’humeur a esté tousjours peu civile et peu complaisante), et je ne trouve point de plus grande marque de reprobation à l’égard du jugement que d’aymer ces sortes de choses : car ceux qui y reussissent le mieux, ce sont les personnes gayes et bouffonnes, et mesme les foux achevez font quelquefois d’heureuses rencontres, au lieu que la vraye estime se doit donner aux ouvrages travaillez avec meure deliberation, où l’art se mesle avec le genie. Ce n’est pas que les gens d’esprit ne puissent faire quelquefois sur le champ quelques gaillardises, mais il faut qu’ils en usent avec grande discretion, car autrement ils se hasardent souvent à dire de grandes sottises, comme font tous ces faiseurs d’in-promptu et gens de reputation subite. Adjoutez à cela (dit Philalethe) qu’on ne debite point de marchandise où il y ayt plus de tromperie, car, comme dans les academies de jeu on pippe souvent avec de faux dez et de fausses cartes, de mesme dans les reduits academiques on pippe souvent l’in-promptu, et il y en a tel qu’on prend pour un nouveau né, qui pourroit passer pour vieux et barbon. Cela est vrai (adjousta Pancrace), car j’ay connu un certain folastre qui a fait assez de bruit dans le monde, qui avoit toûjours des in-promptu de poche, et qui en avoit de preparés sur tant de sujets, qu’il en avoit fait de gros lieux communs. Il menoit avec luy d’ordinaire un homme de son intelligence, avec l’ayde duquel il faisoit tourner la conversation sur divers sujets, et il faisoit tomber les gens en certains defilez où il avoit mis quelque in-promptu en embuscade, où ce galant tiroit son coup et deffaisoit le plus hardy champion d’esprit, non sans grande surprise de l’assemblée. Avec la mesme invention il se faisoit donner publiquement par son camarade des bouts-rimez, sur lesquels, à quelques moments de là, il rapportoit un sonnet qu’il donnoit pour estre fait sur le champ, et qu’il avoit fait chez luy en toute liberté et à loisir. Il est vrai qu’il lui arriva un jour un petit esclandre : c’est qu’une dame, qui avoit descouvert la chose par l’infidelité de son associé, et qui connoissoit d’ailleurs l’humeur du personnage et la portée de son esprit, luy dit lors qu’il luy mit en main un sonnet dont il vouloit faire admirer la promptitude : Vous me le pouviez donner encore en moins de temps, ou vous estes bien long à escrire.

Je suis bien aise d’apprendre (dit Laurence) les faussetez qui s’y commettent, car quand on m’en donnera je voudray avoir de bons certificats de gens de bien et d’honneur pour attester qu’ils ont esté faits en leur presence, et qu’il n’y sera arrivé ny fraude ny mal-engin. Quand à moy (reprit Angelique), je n’ay jamais voulu donner mon approbation à ces sortes de pieces, car ce seroit donner de la reputation à bon marché ; je la reserve pour les ouvrages polis et serieux, et particulierement pour le sonnet, qui est (comme dit un de mes bons amis[41]) le chef-d’œuvre de la poesie et le plus noble de tous les poëmes.

Vous ne seriez pas souvent en estat de la prodiguer (adjousta Charroselles), car il faut un grand effort d’esprit, ou plustost un grand effort de patience, pour y reussir. Encore y a-t’il peu de gens qui fassent profession d’en faire, et de plus, pour un bon qu’ils feront, il y en aura cent de mauvais. J’en ay veu tant de meschans (adjousta Pancrace) que je suis persuadé que la pluspart ne valent rien, et à moins qu’une personne d’esprit m’asseure auparavant de leur bonté, je ne me sçaurois resoudre à les lire. Ce n’est pas d’aujourd’huy (adjousta Philalethe) que je sçay la difficulté qu’il y a d’en faire de bons, et j’ay veu des poëtes fameux qui avoient acquis de la gloire par de grands poëmes, dont la reputation est eschouée aupres d’un sonnet.

À propos de sonnet (dit Javotte, qui jusques-là avoit esté muette), j’en ai sur moi un fort beau, qu’une partie de mon papa a laissé dans son estude en venant solliciter son procès. Pancrace la pria de le lire par complaisance, et pour la faire parler. Je vous prie (répondit-elle) de m’en dispenser : car il est si long, si long, si long, que ce seroit trop vous interrompre. Comment (lui dit Hyppolite) ! faut-il tant de temps pour lire quatorze vers ? Comment (respondit Javotte) ! il y en a plus de quatre cens ; et en mesme temps elle tira de sa poche un petit livret relié de papier marbré, contenant un poëme entier : c’estoit la metamorphose des yeux de Philis en astres[42]. La compagnie ne se put tenir de rire de cette naïfveté, surtout Hyppolite en éclatta ; sur quoi Javotte dit en rougissant : Hé quoi ! ne sont-ce pas là des vers ? du moins mon papa m’a dit que c’en estoit. Ouy sans doute (répondit Pancrace). Hé bien (repliqua Javotte), un sonnet, n’est ce pas aussi des vers ? Qu’y a-t-il donc tant à rire ? La risée fut plus forte qu’auparavant ; de sorte qu’Angelique, par civilité, rompit la conversation et se leva pour aller faire des excuses à Javotte et pour la tirer de cette confusion ; elle l’effaça par des caresses redoublées qu’elle luy fit. Pancrace se mit aussi de la partie pour la consoler, à quoy il s’employa de tout son cœur. Il commençoit déjà à nouer une conversation particuliere avec Javotte, pour laquelle, pendant toute cette visite, il avoit senti une extraordinaire émotion, quand ils furent interrompus par un grand cry que fit Hyppolite, qui dit : Vrayment, voicy un poulet de belle taille ! J’ai envie de voir tout à l’heure ce qu’il chante. Elle dit cela à l’occasion d’un certain cahier qu’elle venoit de ramasser, tombé de la poche d’Angélique lorsqu’elle s’étoit brusquement levée. Angelique le lui redemanda civilement, lui reprochant qu’elle vouloit sçavoir ses secrets. On ne les met point en si gros volume (reprit Hyppolite) ; asseurément c’est quelque ouvrage de galenterie, dont il ne faut pas que vous ayez le plaisir toute seule ; à tout le moins j’en veux voir le titre. Et si-tost qu’elle l’eut leu, elle s’escria encore plus haut : Vrayement, vous seriez la plus des-obligeante personne du monde, de vouloir priver une si belle compagnie du divertissement qu’elle aura d’entendre une piece dont le titre promet beaucoup. Au pis-aller, je l’emporteray et je la liray malgré vous. J’y retiens part (répondit alors Charroselles), et je seray bien d’avis qu’on la lise icy tout haut ; en récompense je vous lirai une autre composition de ma façon, qui sera deux fois plus longue et qui ne sera peut-estre jamais imprimée.

Philalethe, qui connoissoit l’humeur de Charroselles, qui alloit lire dans les compagnies ses ouvrages pour se consoler de ce que les libraires ne les vouloient point imprimer, fremit de peur à cette menace pour toute la compagnie ; et, de crainte d’en attirer sur elle l’effet, il se joignit à Angelique pour combattre l’opiniastre Hyppolite, luy disant que cette lecture seroit trop ennuieuse, et qu’on s’entretiendroit plus agreablement de vive voix. Il dit mesme qu’il avoit veu la piece, et qu’elle ne meritoit pas l’attention d’une si belle trouppe. Le mespris qu’il en fit fut cause qu’on le soubçonna aussitost de l’avoir faite et de l’avoir donnée à Angelique, car on connoissoit l’intelligence qu’ils avoient ensemble, et il estoit d’ailleurs trop discret pour mespriser ainsi publiquement les ouvrages d’autruy. Cela fit redoubler la curiosité d’Hyppolite, qui l’emporta sur la resistance d’Angelique ; et les allant tirer par le bras les uns apres les autres, elle fit r’asseoir chacun en sa place. Puis adressant la parole à Philalethe, elle luy dit : Pour votre punition de nous avoir voulu priver de cette lecture, il faut que ce soit vous qui la fassiez. Aussi bien, comme je vous en crois l’auteur, cela vous ostera le chagrin que vous auriez à me l’entendre lire mal. Philalethe, recevant le cahier fort civilement, luy dit : Je renonce à la gloire que vous me donnez de la composition ; mais j’accepte volontiers celle de vous obéir, et en disant cela, il commença de lire en ces termes :


Historiette de l’Amour esgaré.


S’il y eut jamais un enfant incorrigible, ce fut le petit Cupidon. C’estoit, à vray dire, un enfant gasté, à qui sa mere trop indulgente ne refusoit rien. Tous ceux de cour celeste luy en venoient faire des plaintes ; Junon disoit qu’elle ne pouvoit gouverner deux jours son mary ; Diane, qu’il luy debauchoit toutes ses nymphes. Il n’y avoit que Minerve à qui il n’osoit se jouer, car elle n’entendoit point raillerie. Venus le menaçoit souvent de lui donner le fouet, sans qu’elle en fist rien, et, pour fortifier sa menace, elle avoit fait tremper des branches de mirthe dans du vinaigre, qui faisoient grand peur au petit Amour. Mais si-tost qu’elle se mettoit en devoir de le chastier, il se sauvoit, à la faveur des Graces, qui l’eussent volontiers mis sous leurs propres juppes, si elles n’eussent point esté nues, et qui le desroboient à la colere de sa mere. Un jour néantmoins qu’elle estoit en mauvaise humeur (je ne sçay si ce ne fut point le jour qu’elle apprit la mort d’Adonis), elle le voulut corriger tout de bon ; et comme, à cause de sa tristesse, les Graces l’avoient quittée, il ne trouva plus son azile ordinaire. Ainsi ce petit dieu alloit mal passer son temps, s’il n’eust eu recours à la ruse ordinaire des enfants, qui, s’enfuyant de leur mere, se sauvent chez leur grand maman. Il se jetta donc à corps perdu entre les bras de Thetis, qui estoit pres de là, et il ne perdit point de temps à se deshabiller, parce qu’il marche ordinairement tout nud. Ses aisles luy ayant servy de nageoires, il arriva dans son palais de cristal, et, parce qu’il faisoit le pleureux, elle le reconforta (suivant la coustume des bonnes vieilles, qui applaudissent à toutes les sottises de leurs petits-enfans) le flatta et luy donna des pois sucrez. Il s’y trouva mesmes bien qu’il y demeura long-temps ; mais, pendant son sejour, ne pouvant se tenir de faire des tours de son métier, il eschauffa si bien d’amour les poissons (qui jusqu’alors estoient froids de leur naturel) qu’ils sont devenus depuis les animaux les plus prolifiques du monde ; de sorte que Thetis vit son royaume tellement peuplé, que, si ses sujets ne se mangeoient les uns les autres (comme font les loups et les poëtes), quelques grandes que soient les campagnes de la mer, elles ne pourroient pas les nourrir ny les loger. Il n’y auroit pas eu grand mal s’il n’eust rien fait d’avantage. Passe encore pour enflammer les Syrenes, qui sont les chanteuses de cette cour, veu que les personnes de ce métier sont assez subjettes à caution ; mais il s’attaqua mesme aux Nereides, qui sont les princesses et les filles d’honneur de la reyne maritime. Le plus grand scandale fut lorsqu’il s’adressa à la plus prude de toutes (dont par honneur je tairay le nom), car il fit en sorte qu’elle se laissa suborner par l’intendant des coquilles de Neptune[43]. Or ce n’estoit pas assez pour ces amants d’avoir le dessein de jouir de leurs amours, la difficulté estoit de l’exécuter : car, comme les palais de Thetis et des Nereïdes sont de cristal, et mesme du plus transparent, il ne s’y pouvoit rien faire qui ne fut aperceu d’une infinité de tritons, qui sont les janissaires du dieu marin. Ils furent donc obligez de se donner un rendez-vous aupres de Caribde, où il y a une cascade en forme de gouffre, si dangereuse qu’il n’y passe presque personne. Cependant ils ne purent faire si peu de bruit en faisant leurs petites affaires qu’ils ne fussent entendus de ces chiens que Scille nourit pres de là (car c’est en cet endroit qu’est le chenil de Neptune.) Dès que l’un eust aboyé, tous les autres en firent autant, et par cette belle musique Scille fust bien-tost esveillée, aussi bien qu’un Triton jaloux, endormy à ses costez. Elle voulut en mesme temps sçavoir la cause de ce bruit, croyant que ses chiens aboyoient apres quelques voleurs qui venoient ravir les grands trésors qu’elle a amassez du debris des naufrages qui se font ordinairement sur sa seigneurie. Ces malheureux amans furent ainsi pris sur le fait ; la pauvre Nereïde en fut fort honteuse, et devint plus rouge qu’une escrevisse et plus muette qu’une carpe. Or comme les petits officiers portent toûjours envie aux grands et taschent de se mettre en credit en les destruisant, ce Triton, qui avoit la dent un peu venimeuse et tenant un peu de celle du brochet, fut ravi de trouver une occasion de mordre sur l’intendant des coquilles. Il alla incontinent trompeter partout cette advanture, jusque-là qu’elle vint aux oreilles de Thetis. La colere dont elle s’enflama à cette nouvelle la fit gronder, escumer et tempester d’une telle sorte, que tous les voyageurs qu’elle avoit à dos eurent cependant beaucoup à souffrir. Elle condamna la pauvre Nereïde à estre enfermée le reste de ses jours dans une prison de glace au fond de la mer Balthique, et le seducteur fut emprisonné dans une coquille de limaçon, où toûjours depuis il se tint caché, et n’osa monstrer ses cornes, sinon quelquefois à la fin d’un orage. Et quand au petit autheur du scandale, Thetis voulut le chastier sur le champ. Elle fit cueillir une poignée de branches de coral pour luy en donner le foüet vertement : car le coral, quand il est dans la mer, est une herbe mole et souple comme de l’ozier, et ne durcit ny ne rougit qu’apres estre tiré de l’eau ; ainsi le tesmoigne Pline, qui peut estre est un faux tesmoin.

Voyla donc Cupidon en un aussi grand danger que celui qu’il avoit couru auparavant. Il voyoit déja plusieurs cancres, qui sont les sattelites de ce païs là, qui estoient prests à le happer, lors qu’il leur eschappa des mains comme une anguille, car il est agile et dispos (sur tout lors qu’il est question de s’enfuir), et il se sauva en terre ferme, hors du pouvoir de sa rigoureuse grand maman. Il estoit encore en pays de connoissance s’il eust voulu y paroître, car c’estoit chez Cibele, mère des dieux, sa bizayeule ; mais comme elle estoit vieille, ridée, fort bossue, et coeffée de villes et de chasteaux, il en auroit eu peur en la voyant, outre que la crainte du chastiment qu’il venoit d’eschaper (qui est le dernier suplice pour les enfants) luy rendoit toute sa parenté suspecte. Il se voulut donc tenir caché, et il ne le put mieux faire qu’en se retirant dans de petites cabanes de bergers qu’il trouva aux environs. Ils luy firent un fort bon accueil, et, par charité, ils luy donnerent un habit dont ils croyoient qu’il avoit besoin, le voyant tout nud, car ils ne connoissoient pas la chaleur interieure qu’il avoit. Je ne sçay si la crainte du foüet l’avoit rendu sage, ou s’il eut pitié de l’ignorance de ses hostes ; tant y a qu’il vescut avec une grande retenue tant qu’il fut chez eux, et il ne leur fit ny malice ny supercherie. Tant s’en faut : pour recompenser le charitable traittement qu’il en avoit receu, il leur aprit à faire l’amour, car vous apprendrez, si vous ne le sçavez, que l’amour estoit jusqu’alors inconnu parmy les hommes ; tous les accouplemens s’y estoient faits à la manière des bestes, par un instinc de la nature, et pour servir seulement à la generation. Cette belle passion, qui s’insinue dans les cœurs, qui leur donne de si grandes joyes, et qui sert à unir les ames plutost que les corps, étoit encore ignorée sur la terre. C’estoit un friand morceau que les Dieux s’estoient reservé, et qui faisoit un des grands poincts de leur felicité. Aussi tout le monde est d’accord que les bergers ont esté les premiers qui ont gousté de ses douceurs ; il ne se faut pas estonner s’ils l’ont traitté d’une maniere si delicate, puisque leur premier maistre d’escole a esté le dieu mesme qui fait aymer. Comme toutes les choses, dans leur naissance, sont meilleures et moins corrompues, ces premieres amours eurent toute la vertu et la pureté imaginable. Ce dieu mesnagea si bien les coups de ses flesches, qu’il fit naistre des flammes mutuelles dans les cœurs de chaque berger et de chaque bergère ; le soin de plaire estoit le seul qui les occupoit ; l’affection estoit reciproque et la fidelité inviolable. Ils n’avoient point à essuyer de rigueurs ni de cruautez, parce qu’ils n’avoient point d’injustes desirs ; il ne leur restoit dans l’ame aucun repentir ni remords, parce que le vice n’y avoit aucune part. Enfin c’estoit le siecle d’or de l’amour ; on en goustoit tous les plaisirs, et on ne ressentoit aucune de ses amertumes. Mais enfin, apres avoir passé quelque temps avec eux, il se lassa de vivre dans la solitude. Il eut la curiosité de voir ce qui se passoit sur la terre, qu’il n’avoit pas veue encore, à cause de sa jeunesse. Il luy prit donc envie d’aller à une ville prochaine, et, parce qu’elle estoit belle et grande, il y demeura quelque temps pour la mieux connoistre. La premiere chose qu’il y fit, ce fut d’y chercher condition ; et ne vous estonnez pas que sa divinité ne luy fist pas dedaigner de servir, car la servitude est son élement. Le hazard le fit engager d’abord avec une femme bien faite, mais dont la physionomie estoit fort innocente. Elle avoit les cheveux blonds et le teint blanc, mais un peu fade ; les yeux bleus, mais un peu esgarez ; la taille haute, mais peu aisée, et la contenance peu ferme ; à cela près, elle estoit fort belle et fort agréable. Elle se nommoit Landore, et avoit une indifférence generale pour tout le monde ; elle tesmoignoit un certain mespris qui ne venoit pas d’orgueil, mais d’une froideur de temperament qui desesperoit les gens. En un mot, elle avoit une si grande nonchalance dans toutes ses actions, qu’il paroissoit qu’elle ne prenoit rien à cœur. Cupidon ne fut pas longtemps chez elle sans y vouloir faire la mesme chose qu’il avoit faite chez les bergers : car, comme il craignoit de se gaster la main faute de s’exercer à tirer ses flèches, qui est la seule chose qui le fait valoir, il en décocha quelques-unes d’un petit arc de poche qu’il avoit ; mais c’estoit d’abord plustost en badinant que de dessein formé, comme on voit des enfans se jouer avec des sarbatanes. Un jour, il vid réjaillair à ses pieds une des flesches qu’il avoit tirées contre Landore, et, en la ramassant, il reconnut que le fer en estoit rebouché. Il n’y a rien qui choque plus ce petit mutin que la resistance ; cela fit qu’il s’opiniastra à vouloir blesser tout de bon cette insensible. Il prit les flesches les mieux acerées qu’il put trouver, et, pendant qu’elle estoit en compagnie de quantité d’honnestes gens, il luy en tira plusieurs droit au cœur. Mais, par un grand prodige, elles faisoient le mesme effet contre ce cœur de diamant que des balles qui font des bricoles contre le mur d’un tripot, et elles alloient blesser ceux qui se trouvoient aux environs. Chacun de ces blessez fit tous les efforts imaginables pour communiquer son mal à celle qui en estoit cause, et il n’y en avoit pas un qui ne deust concevoir de belles esperances, puisqu’il avoit un secours secret de ce petit dieu qui fait aymer. Cependant aucun ne put reussir ; tous les soins et toutes les galenteries qu’ils employerent ne firent que blanchir contre sa froideur. Il se trouva enfin dans la troupe un homme qui n’estoit ny bien ny mal fait, qui avoit la physionomie fort ingenue et qui monstroit tenir beaucoup du stupide. Sa taille estoit grande et menue, mais flasque et voutée ; il avoit la desmarche lente, la bouche entr’ouverte et les cheveux d’un blond de filasse, fort longs et fort droits. Ce fut derriere luy que Cupidon se posta un jour pour faire la guerre à sa rebelle. Il n’avoit point dessein de favoriser de ses graces un homme qui estoit fort peu de ses amis ; c’estoit plustost pour luy faire piece qu’il s’en servit comme d’une mire à descocher le trait dont Landore fut blessée. À ce coup toute la froideur de la dame s’esvanouit ; elle sentit pour cet homme qui estoit devant elle une ardeur qui ne peut estre exprimée, jusque-là qu’elle se vid preste de lui declarer elle-mesme sa passion, si la pudeur du sexe ne l’eust retenuë. Elle trouva enfin une occasion de luy descouvrir ce qu’elle tenoit caché, parce qu’ils estoient tous les jours ensemble. Cet homme ressentit presque en mesme temps de pareilles emotions pour elle ; peut-estre luy estoit-il tombé sur le gros orteüil une des flesches perduës dont nous avons parlé, dont la piqueure avoit un certain venin, qui, insensiblement, lui avoit gagné le cœur. En un mot, ils s’aymerent, mais d’une amour si facile et si douce qu’ils n’eurent point besoin de mettre en usage ny les plaintes ny les soupirs, et il n’y eut jamais d’ames ny mieux ny plus facilement unies. Toutes ces addresses dont, entre toutes les autres rencontres, l’on se sert pour se faire aymer, leur furent inutiles ; ils se contentoient de faire l’amour des yeux ; à peine y employoient-ils les paroles, et la plus serieuse occupation de cet amour badin estoit la plupart du temps de joüer au pied de beuf, de se regarder sans rire. Le petit dieu trouva ce procedé fort choquant, et se fascha de les voir agir si negligemment en une chose dont tant de gens font une affaire tres importante. Comme son inclination le porte à rendre service à ceux qu’il a blessez, il s’ennuya bientost de se trouver inutile aupres de ces amans, et son naturel agissant ne luy permit pas de demeurer tous les jours les bras croisez dans la faineantise. Il fit seulement reflexion sur le coup qu’il avoit porté, car, à vray dire, il est philosophe quand il veut, et raisonne bien, surtout quand il a osté son bandeau. Il reconnut alors qu’il s’estoit trompé en s’attribuant la gloire de cette deffaite : car il demeura d’accord que tout l’honneur en estoit deub au hazard, qui avoit fait rencontrer ensemble deux personnes dont les visages et les humeurs avoient tant de rapport et de simpatie qu’ils sembloient nez l’un pour l’autre. De là il conclud qu’on pourroit bien l’accuser à l’avenir de plusieurs choses dont il seroit innocent ; enfin, la honte d’estre à ne rien faire luy fit demander son congé, et il luy fut facile de l’obtenir de maistres qui se passoient bien de luy.

Au partir de ce lieu, il s’attacha au service d’une fille studieuse. D’abord cette condition luy plut fort, parce qu’il espera d’y apprendre beaucoup de choses et de n’y manquer point d’employ. Cette fille, nommée Polymathie[44], n’avoit pas eu la beauté en partage, tant s’en faut ; sa laideur estoit au plus haut degré, et je ferois quelque scrupule de la descrire toute entiere, de peur d’offenser les lecteurs d’imagination delicate. Aussi n’est-il pas possible que les filles se puissent piquer en mesme temps de science et de beauté ; car la lecture et les veilles leur rendent les yeux battus, et elles ne peuvent conserver leur teint frais ou leur enbonpoint, si elles ne vivent dans la delicatesse et dans l’oysiveté. Outre qu’il leur est difficile de ménager pour l’estude quelque heure d’un jour qui n’est pas trop long pour se parer et pour se farder. Mais, d’un autre côté, Polymathie avoit l’esprit incomparable, et elle parloit si bien qu’on auroit peu estre charmé par les oreilles, si l’on n’avoit point esté effrayé par les yeux. Elle sçavoit la philosophie et les sciences les plus relevées ; mais elle les avoit assaisonnées au goust des honnestes gens, et on n’y reconnoissoit rien qui sentist la barbarie des colleges. Ses admirables compositions en vers et en prose attiroient aupres d’elle les plus apparens et les plus polis de son siecle. Le dieu d’amour, estant chez elle, ne voulut pas laisser ses armes inutiles ; mais il arresta quelque temps son bras, à cause qu’il vid pousser à sa maistresse tant de beaux sentimens de vertu et de tempérance qu’il desespera de reussir en son entreprise et de vaincre cette froideur dont elle faisoit vanité. Il avoit mesme quelque respect pour cette philosophie dont elle estoit secondée, craignant avec quelque sujet d’en estre mal-mené. Il faisoit encore reflection sur le mauvais office qu’il luy rendroit s’il la faisoit devenir amoureuse, ne se croyant pas assez fort pour faire naistre dans le cœur de quelqu’un de la passion pour elle, s’il ne l’alloit chercher parmy les aveugles. Il voulut donc auparavant tascher de blesser quelqu’un de ces sçavans et de ces polis qui la frequentoient ; mais il eust beau tirer ses fleches les mieux acerées, tous leurs coups s’amortissoient comme s’ils eussent esté tirez contre une balle de laine. Ce qui le fit le plus enrager, ce fut l’hypocrisie de ces messieurs les doucereux (car il n’y a point de dieu, tant fabuleux soi-il, que l’hypocrisie ne choque horriblement) ; ils ne se contentoient pas de tesmoigner de l’admiration pour l’esprit de Polymathie, ils faisoient encore aupres d’elle les galands et les passionnez pour sa beauté, et leur impudence alloit jusqu’à ce point qu’ils la traittoient de soleil, de lune et d’aurore, dans les vers et dans les billets qu’ils luy envoyoient. Ceux qui ne l’avoient veuë que dans ce miroir trouble et sous cette fausse peinture ne l’auroient jamais reconnuë : car, en effet, elle ne ressembloit au soleil que par la couleur que luy avoit donnée la jaunisse ; elle ne tenoit de la lune que d’estre un peu maflée, ny de l’aurore que d’avoir le bout du nez rouge. Ô ! que les pauvres lecteurs sont trompez quand ils lisent un poëte de bonne foy, et qu’ils prennent les vers au pied de la lettre ! Ils se forment de belles idées de personnes qui sont chimeriques, ou qui ne resremblent en aucune façon à l’original. Ainsi, quand on trouve dans certains vers :

Je ne suis point, ma guerriere Cassandre,
Ny Mirmidon, ny Dolope soudart[45],

il n’y a personne qui ne se figure qu’on parle d’une Pantasilée ou d’une Talestris ; cependant, cette guerriere Cassandre n’estoit en effet qu’une grande Halebreda[46], qui tenoit le cabaret du Sabot, dans le Faux-bourg Saint-Marceau. Quelque laide pourtant que puisse estre une fille, elle n’est point choquée d’une fausse loüange, et ne croira jamais qu’on la raille, quoy qu’elle accuse les gens de parler avec raillerie ; elle ne donnera jamais un démenty à personne que par une feinte modestie. Quelque clairvoyant que soit son esprit, il ne sera jamais persuadé de ses défauts ; elle les excusera par quelque autre bonne qualité ; enfin, elle fera si bien son compte, qu’elle se trouvera tousjours des charmes de reste pour donner bien de l’amour. Cupidon, tout aveugle qu’on se le figure, reconnoissoit bien, malgré toutes ces feintes galanteries, quoy qu’elles fissent beaucoup d’éclat, que pas un n’estoit blessé au dedans, car il ne s’estoit pas trouvé une seule des flesches qu’il avoit ramassées qui fust sanglante ; cela le fit opiniastrer d’avantage en son entreprise, et il jura hautement que quelqu’un en payeroit la folle-enchere. Apres avoir fait encore plusieurs tentatives, et vuidé son carquois, ne sachant presque plus de quel bois faire flesches, ny de quel acier les ferrer, enfin il fut reduit à y appliquer le fer du mesme canif avec lequel Polymathie tailloit ses plumes, qui devenoient éloquentes si-tost qu’elles avoient esté tranchées par ce fer enchanté. Il fut si heureux que ce coup porta sur un bel esprit veritablement digne d’elle, et bien propre pour luy estre aparié, en telle sorte que, si on les avoit mis dans deux niches, ils auroient fait une fort belle simmetrie. Sa taille estoit petite, mais, en recompense, une bosse qu’il portoit sur ses espaules estoit fort grande ; ses deux jambes estoient d’inégale grandeur ; il estoit borgne d’un œil et ne voyoit guere clair de l’autre, et tout l’esclat de ses yeux consistoit en une bordure d’escarlate de si bon teint qu’il ne s’en alloit point à l’eau qui en distilloit incessamment. Que si son corps donnoit du degoust, son esprit avoit des agrémens tous particuliers ; il auroit esté bon à faire l’amour à la manière des Espagnols, qui ne la font que de nuit, car il auroit esté bien favorisé par les tenebres. Cette playe ne fut pas si-tost faite dans le cœur de ce spirituel disgracié, que voila les elegies, les sonnets et les madrigaux en campagne ; jamais veine ne fut plus feconde ny genie plus eschauffé ; jamais il n’y eut si grande profusion de tendresses rimées. Ce qui fut nouveau, c’est que deslors toute la dissimulation s’évanoüit. Tous ces charmes et ces appas, qu’il ne mettoit auparavant dans ses vers que par fiction poëtique, il les y insera depuis de bonne foy. L’amant crut en saine conscience que sa maîtresse estoit un vray soleil et une vraye aurore ; et quoy que cet amour n’eust commencé que par l’esprit, le tendre heros fut tellement esblouy de ses brillans, qu’il ne reconnut plus aucune imperfection dans le corps, pour lequel il eut aussi-tost la même passion. Je ne sçay si l’amour fit d’une flesche deux coups, ou si Polymathie fut touchée des pointes poëtiques que son amant lui décocha : tant y a qu’elle eut pour luy une amour reciproque ; et elle fit judicieusement de ne pas laisser eschapper cette occasion, car elle auroit eu de la peine à la recouvrer. Elle ne fut pas plus avare que luy de prose et de vers, et ce fut lors que ce petit Dieu travesty ne manqua pas d’occupation, ny de sujets d’exercer ses jambes. Il n’avoit pas si-tost porté un poulet, qu’il falloit retourner porter des stances ; et pendant l’intervalle du temps qu’il employoit à ce message, un madrigal se trouvoit fait, qu’il falloit aussi porter tout frais esclos. Que si par malheur on faisoit response sur le champ, il falloit porter la replique avec mesme diligence ; et dans cet assaut de reputation, nos amants se renvoyoient si viste des in-promptu, qu’ils ressembloient à des joüeurs de volant quand ils tricottent. Je ne vous diray point la suitte ny la fin de ces amours ; elles continuerent longtemps de la mesme force. Les seuls qui en profiterent furent les libraires faiseurs de recueils, qui ramasserent les pieces et les vers que ces amans laisserent courir par le monde, dont ils firent de beaux volumes. Tous les autres marchands n’y gagnerent rien ; il n’y eut aucun commerce de juppes, de mouchoirs, ni de bijoux ; tous les presens furent faits en papier, jusques à celuy des estrennes. Il ne se donna ny bal ny musique, mais seulement force vers de ballet, et force parolles pour mettre en air. Ce qui est fort surprenant et bien contraire à l’humeur du siècle, c’est qu’il n’y eut jamais ny festin ny cadeau ; la promenade, quoy qu’elle leur plust fort, estoit toûjours seiche, et les traitteurs ny les patissiers ne receurent jamais de leurs visites ny de leur argent. Le petit Amour avoit este jusques alors nourry de viande creuse ; voicy par quelle adventure il devint friand : Un jour que sa maistresse passionnée estoit allée chercher la solitude d’un petit bois, où elle confioit quelques soupirs et quelques tendresses à la discretion des echos et des zephirs, il s’estoit tenu un peu à l’escart. La fortune voulut qu’il rencontra un page d’une dame de qualité, à qui on donnoit cadeau dans une belle maison proche de ce bois. Comme il n’y a point de connoissance si-tost faite que celle des chiens et des laquais (sous ce nom sont compris tous ceux qui portent couleurs), l’Amour et le page eurent bien-tost fait amitié ensemble. Son nouveau camarade le mena voir le superbe festin qu’on avoit appresté pour la dame, et l’un et l’autre eurent dequoy faire bonne chere des superfluitez qui s’y trouverent. Cupidon commença à trouver du goust aux bisques et aux faisants, qui le firent ressouvenir du nectar et de l’ambroisie. Et ce qu’il prisa le plus, fut le reste d’un plat de petits pois[47], sur lequel il se jetta, qui avoit plus cousté que n’auroit fait la terre sur laquelle on en auroit recueilly un muid. Le bon traittement, et la credulité qu’il eut aux paroles de son camarade le desbaucherent, car il ne marchanda point pour entrer au service de cette dame, qui, dès qu’elle l’eust veu, le voulut avoir pour luy porter la queuë. C’est ainsi qu’il quitta cette spirituelle maistresse sans luy dire adieu. Elle eut grand regret de n’avoir pas pris de luy un répondant, parce qu’elle luy auroit fait payer la valeur de certains vers que ce petit voleur luy avoit emportez, dont elle n’avoit point gardé de coppie. Quant à la nouvelle maistresse, il en fut tellement chery, qu’elle chercha toutes les inventions imaginables pour le rendre leste et propre. Elle luy fit faire de certaines trousses avec lesquelles les peintres, qui font scrupule de le peindre tout nud, le dépeignent encore aujourd’huy. Quelque reputation qu’il eust d’être dangereux, ce n’estoit rien au pris des malices qu’il fit depuis qu’il fut chargé de ce pestilent habit. Archelaïde (tel estoit le nom de cette dame) estoit une femme parfaitement accomplie, car, outre qu’elle possédoit les beautez dont se vantent les personnes les mieux faites, sa naissance luy donnoit encore un certain air majestueux, qui luy faisoit avoir un grand avantage sur celles qui l’auroient peû égaler par la richesse de leur taille. L’encens et les adorations estoient des tributs legitimes, qu’on payoit volontairement à son merite. L’Amour, qui avoit esté nourry dans un lieu où on reçoit continuellement de pareils presens, s’imaginoit presque déja revoir sa patrie, et il se plut merveilleusement en cette cour, quoy qu’il y fust inconnu et travesty. Il estoit bien aise de voir le profond respect que plusieurs illustres personnes rendoient à la divinité visible qu’il ne dédaignoit pas de servir. Mais apres y avoir esté quelque temps, une chose le choqua fort : c’est qu’il pretend que dans tous les lieux où il séjourne, il doit trouver quelque égalité et quelque douce intelligence. Il n’en vid icy aucune ; tous ceux qui approchoient d’Archelaïde n’osoient lever les yeux sur elle, non pas mesme pour l’admirer, et sa fierté naturelle leur ostoit toute la hardiesse que leur mérite leur auroit pû donner legitimement. Ce fut la principale raison qui fit concevoir à l’Amour le dessein d’assaillir ce rocher, qui portoit son orgueil jusque dans les nuës, car sa generosité l’excite à faire d’illustres conquestes et à dompter les cœurs les plus rebelles. Cependant, comme un ruzé capitaine, devant que de dresser sa batterie contre le lieu qu’il avoit résolu d’attaquer, il voulut luy-mesme aller reconnoistre la place. La subtilité de sa nature divine luy fournit de grandes facilitez pour cela, car elle luy donne droit d’entrer quand il luy plaist dans le plus profond des cœurs, et d’y voir tout ce qui s’y passe de plus secret. Il fut bien surpris, quand il visita celui d’Archelaïde, de voir que la nature avoit déja fait ce qu’il avoit dessein de faire. Elle avoit si bien disposé les matières, qu’une petite étincelle qui tomba de son flambeau y causa un embrasement capable d’y reduire tout en cendre. Il voulut aussi-tost reparer le mal qu’il avoit fait, et le plus prompt remède qu’il y apporta, ce fut de decocher de nouvelles flesches sur ceux qui approchoient d’Archelaïde, afin qu’ils vinssent en foule luy apporter du secours et dequoy éteindre ses flammes. Il y eut aussi-tost toutes sortes de gens de qualité, d’esprit et de bonne mine, qui luy vinrent offrir leur sérvice ; mais ce fut tousjours avec des respects et des soumissions qui ne sont pas imaginables. Quelque ardeur que l’amour inspire dans les cœurs dont il est le maistre, il n’y en avoit point entr’eux de si temeraire qui osast luy faire une declaration d’amour, ny lascher la moindre parolle de douceur ou de tendresse. C’estoient des muets qui n’osoient pas mesme parler des yeux, et qui estouffoient tellement leurs soupirs que l’oreille la plus subtile ne s’en pouvoit pas appercevoir. Ils estoient préoccupez de cette maxime, tenuë pour heretique dans les escoles d’amour, qu’aupres des dames de qualité il faut attendre leurs faveurs, au lieu qu’on les peut demander aux autres. Mais ces malheureux avoient tout loisir de languir dans une pareille attente. Archelaïde estoit si jalouse du soin de son honneur, et la fierté luy estoit si naturelle, qu’elle auroit mieux aymé perir mille fois, que d’en relascher le moins du monde. Elle croyoit qu’il luy seroit honteux d’abaisser ses regars sur des gens au dessous d’elle, qu’elle se seroit par ce moyen esgalez en quelque façon ; que cela les pourroit enfler de vanité, et leur feroit perdre la discretion, ce qui seroit la ruine de sa reputation et de sa vertu. C’est pourquoy elle ne voulut point prendre ce secours estranger, et elle mit à sa porte un gros Suisse vigoureux, qui empeschoit tous les gens de dehors de venir piller ce trésor de vertu et d’honneur, qu’elle luy laissa en garde. Mais par mal-heur il n’y avoit personne pour garder le Suisse, qu’elle appelloit quelquefois à son secours, dans une pressante necessité, pour chasser les ennuys secrets que luy causoit la solitude. Le petit espion domestique qu’elle avoit, et à qui rien de ce qui se fait contre l’honneur n’est caché, descouvrit un jour le secret de cette adventure. Ce fut alors que, pour luy faire honte, il se descouvrit à elle avec toutes les beautez qui donnerent assez de curiosite à Psyché pour l’eschauder. Il luy fit mille reproches sanglans du tort qu’elle se faisoit, et à tout l’empire de l’Amour, de douter de la discretion de tant d’honnestes gens qui mourroient pour elle, et de vouloir confier son honneur à la crainte servile d’un rustre. Il luy fit voir qu’elle ne meritoit pas de jouïr des joyes delicates qui se trouvent dans cette belle passion, et en un mot il luy dit que, pour se vanger d’elle, il l’alloit quitter, et publier par tout son advanture ; il jura en mesme temps par son flambeau que, puisque l’Honneur luy avoit joüé cette piece, il luy en jouëroit une autre ; qu’il seroit d’oresnavant son ennemy declaré, et qu’il luy donneroit la chasse en tous les lieux où il le pourroit rencontrer. Archelaïde, qui crut que cette apparition estoit un songe, frotta ses yeux pour s’esveiller, comme si elle eust dormy, et ne trouvant que son page à la place du dieu qu’elle avoit crû voir, elle luy fit une querelle d’Allemand, et appella son escuyer pour lui faire donner le foüet. Mais l’Amour et le page s’esvanouirent à ses yeux ; ainsi voyant que la menace qu’il avoit fait de la quitter estoit vraye, elle ne douta plus de la verité de l’apparition. Elle en profita si bien, qu’ayant honte de sa faute, elle quitta le monde et se retira en une affreuse solitude, loin des palais et des Suisses, où elle a vescu depuis dans une grande modestie et retenuë.

Quoy que l’Amour fut indigné d’avoir receu cet affront, il ne voulut pas quitter si-tost la terre, où il crut qu’il y avoit encore pour luy quelque chose à apprendre. Il entra au service d’une femme nommée Polyphile[48], qui avoit de l’esprit et de la beauté passablement. Dès les premiers jours qu’il fut avec elle, pour faire le bon valet, il lui acquit avec ses armes ordinaires grand nombre de serviteurs ou de souspirans. C’étoit ce qui flattoit le plus le génie de sa maistresse ; bien que dans le monde elle passast pour prude, elle ne laissoit pas d’escouter volontiers les plaintes de ceux qui souffroient pour elle ; en un mot, elle estoit de ces femmes qu’on peut nommer prudo-coquettes, dont la race s’est si bien multipliée qu’on ne rencontre aujourd’huy presque autre chose. Il n’eut jamais tant à souffrir que sous cette derniere maistresse. Elle l’habilla d’abord fort proprement ; elle lui donna un habit et une calle bien gallonnée[49] et passementée avec une garniture de rubans de trois couleurs, et, pour son nom de guerre, elle l’appela Gris de lin. Sa principale passion estoit la magnificence des habits, et sa propreté alloit dans l’excès ; elle n’avoit jamais souhaité d’avoir un esprit inventif que pour trouver de nouvelles modes et de nouveaux ajustemens. C’est ce qui aidoit merveilleusement à donner du lustre à sa beauté mediocre. À tout prendre, elle avoit un certain air joly et affeté, certains agrémens et mignardises qui la rendoient la personne du monde la plus engageante. Avec cela son plus puissant charme estoit une civilité et une complaisance extraordinaire pour les nouveaux venus, qu’elle redoubloit souvent pour retenir ceux qui commençoient de s’esloigner d’elle. D’autre côté, elle faisoit paroistre une grande severité pour ceux qu’elle avoit bien engagez, et qu’elle ne croyoit pas pouvoir sortir de ses liens. Jamais femme ne fut plus avide de cœurs. Il n’y en avoit point qui ne lui fust propre ; le blondin et le brunet, le spirituel et le stupide, le courtisan et le bourgeois, lui estoient esgalement bons ; c’estoit assez qu’elle fist une nouvelle conqueste. Son plus grand plaisir estoit d’enlever un amant à la meilleure de ses amies, et son plus grand dépit estoit de perdre le moindre des siens. Ce n’est pas qu’elle ne fist bien de la différence entre ses cajoleurs : ce fut elle qui s’advisa d’en mettre entre les gens de cour et les gens de ville ; ce fut elle qui donna la preference aux plumes, aux grands canons, sur ceux qui portoient le linge uny et les habits de moëre-lice. Elle avoit une estime particuliere pour les belles garnitures et pour les testes fraischement peignées, et, nonobstant cela, elle ne laissoit pas de faire bon accueil aux bourgeois qui prestoient des romans et des livres nouveaux. Le riche brutal qui lui donnoit la musique et la comédie estoit aussi le bien venu. Mesme pour avoir plus de chalandise, elle avoit certains jours de la sepmaine destinés à recevoir le monde dans son alcove[50], de la même façon qu’il y en a pour les marchands dans les places publiques. Le dieu servant, qui vouloit faire la cour à sa maistresse, lui rendit de bons offices, car, comme il a esté dit, il luy fit faire force conquestes. Jamais il n’eut plus belle occasion de s’exercer à tirer : il ne faut pas s’estonner si maintenant il sçait tirer droit au cœur ; autrement il faudroit qu’il fust bien maladroit de n’estre pas devenu bon tireur apres avoir fait un si bel apprentissage. Tous les blessez venoient aussitost demander à Polyphile quelque remede à leurs maux, et par de douces faveurs elle leur faisoit esperer guerison. Mais elle les traitoit à la maniere de ces dangereux chirurgiens qui, lors qu’ils pensent une petite playe avec leurs ferrements et poudres caustiques, la rendent grande et dangereuse. C’est ainsi qu’avec de feintes caresses elle jettoit de l’huile sur le feu et envenimoit ce qu’elle faisoit semblant de guérir. Ce n’est pas que d’autre costé l’Amour, pour les soulager, ne décochast plusieurs flesches contre le cœur de Polyphile, qui y firent des blessures en assez grand nombre. Il fut bien surpris de voir que la pluspart ne faisoient qu’effleurer la peau, et que, s’il y faisoit quelquefois des playes profondes, elles estoient gueries des le lendemain, et refermées comme si on y eust mis de la poudre de sympathie[51]. Ce fut bien pis quand il reconnut que Polyphile, ne se contentant pas des beautez que le ciel lui avoit données en partage, en recherchoit encore d’empruntées. Il n’avoit point encore connu jusqu’alors le déguisement et l’artifice ; il s’estonna beaucoup de voir du fard, des pommades, des mouches et le tour de cheveux blonds. Jusque là qu’ayant veu le soir sa maistresse en cheveux noirs, il la mesconnut le lendemain quand il la vit blonde ; et, lui voyant le visage couvert de mousches, il crut que c’estoit pour cacher quelques bourgeons ou esgratignures. Mais l’Amour n’eut pas esté long-temps à cette escole qu’il apprit à se déniaiser tout à fait et à devenir malicieux au dernier point. Ce n’estoit plus le dieu qui inspiroit la dame, c’estoit la dame qui inspiroit le dieu et qui le fit devenir coquet ; ce fut là qu’il estudia toutes les méchancetez qu’il a sceu depuis, qu’il apprit à estre traistre, parjure et infidelle, au lieu qu’auparavant il agissoit de bonne foy et ne parloit que du cœur. Il devint malin et fantasque de telle sorte qu’on ne sceut plus de quelle maniere le gouverner. Ce n’estoit plus le temps qu’on l’amusoit avec des dragées et du pain d’espice ; il luy falloit des perdreaux et des ragousts. On ne luy presentoit plus des hochets et des poupées ; il luy falloit des bijoux pleins de diamans et des plaques de vermeil doré. Enfin il n’y eut rien de plus corrompu, et cette maison estoit un escueil dangereux pour les libertez et pour les fortunes de ceux qui s’en approchoient ; cependant, sous pretexte de quelques adresses que Polyphile apportoit à cacher son jeu, à la faveur desquelles elle passoit pour femme d’honneur, elle exerçoit toutes les tyrannies et les pilleries imaginables. Cette façon de vivre dura quelque temps, et comme il paroissoit toûjours de nouvelles duppes sur les rangs, c’estoit le moyen de ne s’ennuyer jamais et de trouver toûjours de nouveaux divertissemens. Le bal et la danse plaisoient sur tous les autres à Polyphile, comme ils plaisent encore aujourd’huy à toutes les coquettes de sa sorte, qui ont pour cela tant d’empressement qu’on peut dire que, si la harpe a guery autrefois des possedez, le violon fait aujourd’huy des demoniaques. Elle s’y engagea mesme si avant, que malgré son esprit inconstant sa liberté y fit entierement naufrage. Elle devint esperduëment amoureuse d’un baladin. La laideur et la mauvaise mine de cet homme vray-semblablement luy devoient faire perdre le goust qu’elle prenoit à luy voir remuer les pieds bien legerement. Cependant ce fut luy qui se mit en possession du cœur, tandis que plusieurs honnestes-gens qui avoient l’advantage de l’esprit, de la beauté et de la noblesse, furent amusez avec du babil et autres vaines faveurs. L’Amour fut tellement en colere contre cette injustice, qu’il chercha dans son carquois une de ces flesches empoisonnées dont il se servoit autrefois pour faire des metamorphoses, et la décocha sur le violon chery de Polyphile. La legereté de ses pieds ne luy servit de rien pour l’éviter, et par la vertu de sa flèche, de baladin qu’il estoit il fut metamorphosé en singe, qui conserva, avec un peu de sa premiere forme, toute sa laideur et son agilité. Ce singe vint depuis au pouvoir d’un basteleur qui le nomma Fagotin[52], et qui surprit merveilleusement un grand nombre de badauts de le voir danser sur la corde, car ils ne se doutoient nullement qu’il eust appris ce mestier durant qu’il estoit homme, amoureux et violon.

L’Amour, après ce beau coup, ne crut pas qu’il fust seur pour lui de demeurer chez sa maistresse ; c’est pourquoy il quitta encor celle-cy sans luy dire adieu, et il ne fut pas longtemps sans trouver condition. Poléone trouva que c’estoit son fait, en consideration particulierement de ce qu’il avoit un habit neuf et qu’il ne luy falloit rien dépenser de longtemps pour l’ajuster. Il la servit volontiers, quoy que ce ne fust qu’une marchande, parce qu’il luy vit une mine fort bourgeoise et fort éloignée de cette coquetterie de laquelle il avoit esté auparavant si fatigué. L’exquise beauté de cette femme reparoit le deffaut de cet air un peu niais qu’elle faisoit paroistre, et couvroit cette grande ignorance qu’elle avoit en toutes choses, hormis en l’art de sçavoir priser et vendre sa marchandise. L’Amour mesme oublia pendant quelque temps qu’il avoit esté page et laquais, et, empruntant un peu de l’humeur du courtaud, vescut en assez honneste garçon. Mais un peu apres, il mit la main aux armes dont il se sçait si bien escrimer, et il fit plusieurs plaies dans les cœurs de ceux que la beauté de sa maîtresse attiroit à sa boutique. Ces amans avoient beau l’accabler de douceurs, de tendresses et de fleurettes, c’estoit autant de chasses mortes ; à tout cela elle faisoit la sourde oreille, ou plûtost une surdité d’esprit l’empeschoit d’y répondre. Le petit dieu n’espargnoit pas aussi le cœur de Poléone ; mais il ne la put jamais blesser tant qu’il se servit de ses flèches à pointes d’acier. Il en trouva un jour qui estoient preparées pour une solemnelle mascarade, qui avoient un bout d’argent, dont il vit un effet merveilleux sur ce cœur impenetrable à tous autres coups. Il fit naistre en son ame deux passions à la fois, celle de l’amour et celle de l’interest, encor qu’on puisse dire que celle-cy y regnoit auparavant et qu’elle y fut seulement ralumée pour s’unir à l’autre ; car il est vray qu’encore que Poléone fut amoureuse, on ne pouvoit dire que ce fut de Celadon, d’Hylas ou de Silvandre ; mais que c’estoit de l’homme en general. Ce fut alors que plusieurs marchands qui venoient achepter la marchandise acheptoient en mesme temps la marchande ; ainsi ce fut la premiere qui fut assez heureuse pour joindre ensemble le gain et la volupté. Comme les petits enfans sont les singes des grandes personnes, le petit Amour, qui vouloit imiter sa maistresse, prit bientost ses inclinations. Luy qui n’avoit jamais manié d’argent que pour achepter quelque bagatelles, il avoit toûjours les yeux attachez sur le contoir, et il disoit qu’il prenoit plus de plaisir à voir les pieces d’or que celles d’argent. Ensuite, parcequ’il oüit sa maîtresse se plaindre d’estre souvent trompée, et que, s’il y avoit une pistolle rognée ou un louïs faux, c’estoit ce qu’on luy mettoit dans la main, il apprit à son exemple à faire sonner les louïs et à peser les pistolles, et pour cet effet il jetta la moitié des flèches de son carquois pour y trouver la place d’un trebuchet. Une fille de chambre, qui estoit sa confidente, luy apprit comme les entremetteurs partageoient le gain provenant de ce commerce ; en peu de temps il y fut fort affriolé, jusques là qu’il ne se voulut plus servir que de fleches argentées et dorées, avec lesquelles il ne manquoit jamais son coup. C’est ainsi que l’amour mercenaire est tellement venu à la mode, que, depuis la duchesse jusques à la soubrette, on fait l’amour à prix d’argent, de sorte que désormais l’on peut icy appliquer le proverbe qu’on avoit autresfois inventé pour les Suisses et dire : Point d’argent point de femmes. C’est ainsi que de gros milords, des pansars et des mustaphas, cajollent aujourd’huy, dans des alcoves magnifiques et sur des carreaux en broderie, des blondelettes, blanchelettes, mignardelettes ; ou, pour ne parler point Ronsard Vendosmois, des beautez blondes, blanches et mignardes, cependant que des galands qui ne sont riches qu’en esprit et en bonne mine sont reduits à chercher la demoiselle suivante, et quelquefois la fille de chambre et la cuisiniere, pour prendre leurs repas amoureux à juste prix. Ce fut alors que les sonnets, les madrigaux et les billets galands furent descriez comme vieille monnoye, et qu’on donna quatre douzaines de rondeaux redoublez pour un double loüis. Cependant cette nouvelle maniere d’agir faisoit que plusieurs s’en trouvoient mauvais marchands, car, au lieu qu’auparavant avec les monnoyes spirituelles les galands acheptoient l’ame et l’affection des personnes, les brutaux avec des especes materielles n’en acheptoient plus que le corps et la chair, et ils faisoient le mesme commerce que s’ils eussent esté trafiquer dans le marché au cochons[53] ; encore en celuy-cy auroient-ils eu l’advantage d’y trouver certains officiers du roy, nommez langueyeurs, qui leurauroient respondu de la santé de la beste, au lieu que, par un grand malheur, cette police ne s’est pas encore estenduë jusques aux marchez d’amour, où neantmoins elle seroit bien plus necessaire. Enfin le ciel vangeur se mit en devoir de punir ce honteux trafic. Ce fut Bacchus, devenu le grand ennemy des femmes depuis qu’il avoit abandonné Ariane pour ne faire plus l’amour qu’au flacon, qui fit venir une certaine peste du pays des Indes, qu’il avoit conquis, pour infecter toute cette maudite engeance qui avoit introduit dans le monde l’amour mercenaire. Elle s’espandit partout en fort peu de temps, avec une telle fureur qu’il n’y eut personne de ceux qui estoient complices de cette corruption d’amour qui eschapast à cette juste punition de son crime. Le pauvre Cupidon, tout Dieu qu’il estoit, en eust sa part comme les autres, car en buvant et en mangeant les restes de sa maistresse (comme sa qualité de valet l’y obligeoit) il huma un peu de ce dangereux venin, qui, s’insinuant peu à peu dans ses veines, le rendit tout vilain et bourgeonné. Sa mere Venus, estant en peine de luy depuis long-temps, resolut de l’aller chercher par mer et par terre. Pour ce dessein elle envoya dans son colombier, qui est son escurie, prendre deux pigeons de carosse, qu’elle fit atteler à son char, avec lesquels (les poëtes sont guarens de cette verité) elle fendit les airs d’une tres grande vitesse ; et elle arriva enfin en Suede, où elle trouva son fils parmy un grand nombre de devots qu’elle commençoit d’avoir en ce pays là. Elle eut de la peine à le reconnoistre, tant à cause qu’il n’avoit plus les marques de sa domination, que parce qu’il estoit estrangement défiguré. Elle courut à lui, et l’embrassant avec une tendresse de mere, pour le flatter comme autrefois, luy voulut donner un cornet de muscadins ; mais il se mocqua bien d’elle, il luy montra de pleines gibecieres d’or et d’argent, et luy fit voir qu’il avoit amassé de grands tresors. En effet, il n’y auroit pas une plus belle fortune à souhaiter que de partager tout l’argent qui est dans le commerce d’Amour. Apres lui avoir fait le recit de toutes ses advantures, il ne pût luy celer le malheureux estat où il estoit reduit, dont aussi bien la deesse s’appercevoit, ayant desja bien eu des vœux de cette nature. Elle le mena aussitost à Esculape, à qui elle fit des prieres tres instantes de le guerir, mais il n’en pût venir à bout tout seul : il eut beau envoyer querir des medicamens exquis jusques au pays des Indes, d’où le mal estoit venu, il falut qu’il appellast à son secours une autre divinité. Mercure enfin entreprit cette cure et le guerit, non sans le faire beaucoup endurer, pour se vanger de luy en quelque sorte, pour les peines qu’il lui avoit données à l’occasion des messages de Jupiter à ses maistresses. Dès qu’il se porta bien, la deesse le ramena en sa maison, où depuis elle l’a retenu un peu de court, et a veillé plus exactement sur sa conduite. Il est vray qu’il a esté beaucoup plus sage qu’auparavant, et que pour le corriger il ne luy a plus fallu monstrer des verges, mais le menacer de Mercure ; c’est ce qui a eu plus de pouvoir sur luy que toutes les remonstrances que ceux qui avoient entrepris de le corriger luy auroient peû faire. Il a depuis tousjours hay au dernier point toutes les affections mercenaires ; il a juré hautement, par son bandeau et par sa trousse, qu’il n’en seroit jamais l’entremetteur, et que, bien loin d’y fournir ses flesches, il en retireroit entierement ses faveurs si-tost qu’on y mesleroit de l’argent et des presens. C’est aux seuls amans tendres et passionnez qu’il a reservé son secours, et à ces ames nobles et espurées qui aiment seulement la beauté, l’esprit et la vertu, toutes trois originaires du ciel. Tous les autres qui ont des desirs brutaux et interessez, il les abandonne à leurs remords et à leurs supplices ; il les desadvoue et ne les veut plus reconnoistre pour les sujets de son empire.


Suite de l’histoire de Javotte.


Quand cette lecture fut achevée, chacun y applaudit, à la reserve de Charroselles, qui ne trouvoit rien de bon que ce qu’il faisoit. Il auroit peû mesme estre secondé d’Hyppolite, qui vouloit donner son jugement de tout à tort ou à travers ; mais comme il vid que l’examen de cette piece, s’il s’y engageoit une fois, pourroit tirer en longueur et empescher le dessein qu’il avoit d’en lire aussi une autre de sa façon, il pria Angelique de luy prester ce cahier pour en faire une coppie. Son dessein estoit de la faire imprimer par un faiseur de Recueils, et de faire passer à la faveur de cette piece quelqu’une des siennes pour le pardessus. Angelique dit qu’elle n’osoit pas prendre cette liberté, à cause que l’ouvrage n’estoit pas à elle. Je vous en donneray plustost un des miens (dit Charroselles) et je m’en vais vous le lire comme je vous l’ay promis. À ce mot Philalethe, ayant tressailly, se leva, et témoigna de s’en vouloir aller. Angelique se leva aussy pour luy faire quelques civilitez ; le reste de la compagnie en fit de mesme, dont Charroselles pensa enrager, voyant qu’on luy avoit ainsi rompu son coup, car il se faisoit tard, et il luy fut impossible de faire rasseoir personne. Il y eut encore quelques petits entretiens tout debout et separez, et surtout entre Javotte et Pancrace, qui fit dessein deslors de s’attacher tout à fait à elle. Comme il aimoit bien autant le corps que l’esprit, il trouva sa beauté si admirable, qu’elle luy esta le dégoust que d’autres en auroient pû avoir, pour n’estre pas accompagnée d’esprit. Il se mit à luy dire plusieurs fleurettes ; mais elle sousrioit à toutes, et ne répondit à pas une, si ce n’est quand il luy dit, avec un grand serment, qu’il estoit son serviteur, et qu’il la prioit de le croire.

Elle luy répondit aussi-tost naïfvement : Ha ! Monsieur, ne me dites point cela, je vous prie ; il n’y a encore que deux personnes qui m’ont dit qu’ils sont mes serviteurs, qui me déplaisent fort, et que je hay mortellement ; vous avez trop bonne mine pour faire comme eux. Comment ! Mademoiselle (repliqua-t’il), c’est peut-estre que vous avez eu quelques amans qui ont manqué de respect pour vous, et qui vous ont fait quelque déclaration d’amour trop hardie. Point du tout, Monsieur (reprit Javotte), ils ne l’ont dit qu’à mon papa et à maman, et chacun de son costé m’asseure que je luy suis promise en mariage ; mais je ne sçais ce qu’ils m’ont fait, je ne les sçaurois souffrir.

Si vous avez eu jusqu’à present des serviteurs si desagreables (dit le gentilhomme), ce n’est pas à dire que tous les autres leur ressemblent ; au contraire, puisque ceux-là ne vous sont pas propres, il en faut chercher de plus accomplis. Je ne veux point de serviteurs (dit Javotte) ; aussi bien, quand j’en aurois, je ne sçaurois que leur dire ny qu’en faire. Quoy ! (reprit Pancrace) est-ce qu’on ne pourroit pas trouver quelque occasion de vous rendre service ? Non (luy dit Javotte) ; pourtant vous me feriez bien un plaisir si vous vouliez ; mais je n’oserois vous le demander, car vous ne le voudriez peut-estre pas. Comment ! Mademoiselle (reprit-il en eslevant un peu sa voix), y a-t’il au monde quelque chose assez difficile dont je ne voulusse pas venir à bout pour l’amour de vous ? Cela n’est pas trop malaisé (continua Javotte), et si vous me voulez bien promettre de l’accomplir, je vous le diray. Je vous le promets (adjousta Pancrace fort brusquement) et je vous le jure par tout ce qu’il y au monde que je respecte le plus ; je souhaite mesme que la chose soit bien difficile, afin que l’execution soit une plus forte preuve de la passion que j’ay de vous servir. Apres cette asseurance (reprit Javotte), je vous avouë que, vous ayant oüy dire tantost de belles choses, en disputant avec ces demoiselles, je voudrois bien vous prier de me prester le livre où vous avez pris tout ce que vous avez dit : car j’avouë ingenuëment que je suis honteuse de ne point parler, et cependant je ne sçay que dire ; je voudroys bien avoir le secret de ces demoiselles, qui causent si bien ; si j’avois trouvé leur livre où tout cela est, je l’estudierois tant que je causerois plus qu’elles. Pancrace fut surpris de cette grande naïfveté, et luy dit qu’il n’y avoit pas un livre où tout ce qu’on disoit dans les conversations fust escrit ; que chacun discouroit selon le sujet qui se presentoit, et selon les pensées qui lui venoient dans l’esprit. Ha ! je me doutois bien (luy dit Javotte) que vous feriez le secret, comme si je ne sçavois pas bien le contraire. Quand maman parle de mademoiselle Philippotte, qui a tant parlé aujourd’huy, elle dit que c’est une fille qui a tousjours un livre à la main ; qu’elle a estudié comme un docteur, mais qu’elle ne sçait pas ficher un point d’aiguille ; que je me donne bien de garde de l’imiter, et qu’un garçon à marier qui prendroit son conseil ne voudroit point d’elle ; mais elle a beau dire, si j’avois attrappé son livre, je l’apprendrois tout par cœur.

Pancrace, qui reconnut que c’estoit une fille qui vouloit se mettre à la lecture et qui avoit esté eslevée jusqu’alors dans l’ignorance, crut trouver une belle occasion de luy rendre de petits services, en luy envoyant des livres. Ainsi il commença de luy applaudir, et demeura aucunement d’accord qu’on tiroit des livres beaucoup de choses qui se disoient dans les conversations ; que, quoy qu’elles n’y fussent pas mot à mot, les livres ouvroient l’esprit et le remplissoient de plusieurs idées qui luy fournissoient des matieres pour bien discourir. Il luy promit donc de luy en envoyer dès le soir, et la pria de croire qu’il n’y avoit point de si violente passion que celle qu’il avoit pour elle. Comme il achevoit cette protestation, Laurence, qui avoit amené Javotte, la vint advertir qu’il estoit temps de s’en retourner, et qu’on seroit en peine d’elle à la maison, de sorte qu’avec une profonde reverence elle prit congé de la compagnie, à laquelle sa beauté et son ingenuité ayant servi quelque temps d’entretien, le reste se separa.

Javotte, estant arrivée au logis, ne se pouvoit taire du plaisir qu’elle avoit eu de voir ce beau monde, et d’entendre tant de belles choses ; elle donna ordre à la servante, qui avoit esté sa nourrice, et sa confidente par consequent, de recevoir les livres qu’on lui envoieroit, et de les cacher dans la paillasse de son lit, de peur que l’on ne les trouvast dans son coffre, où sa mere fouilloit quelquefois. Les livres arriverent bien-tost apres (c’estoient les cinq tomes de l’Astrée, que Pancrace luy envoyoit). Elle courut à sa chambre, s’enferma au verroüil, et se mit à lire jour et nuit avec tant d’ardeur qu’elle en perdoit le boire et le manger. Et quand on vouloit la faire travailler à sa besogne ordinaire, elle feignoit qu’elle estoit malade, disant qu’elle n’avoit point dormy toute la nuit, et elle monstroit des yeux battus, qui le pouvoient bien estre en effet, à cause de son assiduité à la lecture. En peu de temps elle y profita beaucoup, et il luy arriva une assez plaisante chose.

Comme il nous est fort naturel, quand on nous parle d’un homme inconnu, fut-il fabuleux, de nous en figurer au hazard une idée en nostre esprit qui se rapporte en quelque façon à celle de quelqu’un que nous connoissons, ainsi Javotte, en songeant à Celadon, qui estoit le heros de son roman, se le figura de la mesme taille et tel que Pancrace, qui estoit celuy qui luy plaisoit le plus de tous ceux qu’elle connoissoit. Et comme Astrée y estoit aussi dépeinte parfaitement belle, elle crût en mesme temps luy ressembler, car une fille ne manque jamais de vanité sur cet article. De sorte qu’elle prenoit tout ce que Celadon disoit à Astrée comme si Pancrace le luy eust dit en propre personne, et tout ce qu’Astrée disoit à Celadon, elle s’imaginoit le dire à Pancrace. Ainsi il estoit fort heureux, sans le sçavoir, d’avoir un si galand solliciteur qui faisoit l’amour pour luy en son absence, et qui travailla si advantageusement, que Javotte y but insensiblement ce poison qui la rendit éperduëment amoureuse de luy. Et certes on ne doit point trouver cette avanture trop surprenante, veu qu’il arrive souvent aux personnes qui ont esté eslevées en secret, et avec une trop grande retenuë, que si-tost qu’elles entrent dans le monde, et se trouvent en la compagnie des hommes, elles conçoivent de l’amour pour le premier homme de bonne mine qui leur en vient conter. Comme les deux sexes sont nez l’un pour l’autre, ils ont une grande inclination à s’approcher, et il en est comme d’un ressort qu’on a mis en un estat violent, qui se rejoint avec un plus grand effort, quand il a esté lâché. Il faut les gouverner avec ce doux temperament, qu’ils s’accoustument à se voir et qu’ils s’apprivoisent ensemble, mais qu’il y ait cependant quelque œil surveillant, qui par son respect y fasse conserver la pudeur et en bannisse la licence.

Il arrive la mesme chose pour la lecture : si elle a esté interdite à une fille curieuse, elle s’y jettera à corps perdu, et sera d’autant plus en danger que, prenant les livres sans choix et sans discretion, elle en pourra trouver quelqu’un qui d’abord lui corrompra l’esprit. Tel entre ceux-là est l’Astrée : plus il exprime naturellement les passions amoureuses, et mieux elles s’insinuent dans les jeunes ames, où il se glisse un venin imperceptible, qui a gagné le cœur avant qu’on puisse avoir pris du contrepoison. Ce n’est pas comme ces autres romans où il n’y a que des amours de princes et de palladins, qui, n’ayant rien de proportionné avec les personnes du commun, ne les touchent point, et ne font point naistre d’envie de les imiter.

Il ne faut donc pas s’estonner si Javotte, qui avoit esté eslevée dans l’obscurité, et qui n’avoit point fait de lecture qui luy eust pû former l’esprit ou l’accoustumer au recit des passions amoureuses, tomba dans ce piege, comme y tomberont infailliblement toutes celles qui auront une education pareille. Elle ne pouvoit quitter le roman dont elle estoit entestée que pour aller chez Angelique. Elle ménageoit toutes les occasions de s’y trouver, et prioit souvent ses voisines de la prendre en y allant, et d’obtenir pour elle congé de sa mère. Pancrace y estoit aussi extraordinairement assidu, parce qu’il ne pouvoit voir ailleurs sa maistresse. En peu de jours il fut fort surpris de voir le progrès qu’elle avoit fait à la lecture, et le changement qui estoit arrivé dans son esprit. Elle n’estoit plus muette comme auparavant, elle commençoit à se mesler dans la conversation et à monstrer que sa naïfveté n’estoit pas tant un effet de son peu d’esprit que du manque d’education, et de n’avoir pas veu le grand monde.

Il fut encore plus estonné de voir que l’ouvrage qu’il alloit commencer estoit bien advancé, quand il découvrit qu’il estoit desja si bien dans son cœur : car quoy qu’elle eust pris Astrée pour modele et qu’elle imitast toutes ses actions et ses discours, qu’elle voulust mesme estre aussi rigoureuse envers Pancrace que cette bergere l’estoit envers Celadon, neantmoins elle n’estoit pas encore assez experimentée ny assez adroite pour cacher tout à fait ses sentimens. Pancrace les découvrit aisément, et pour l’entretenir dans le style de son roman, il ne laissa pas de feindre qu’il estoit malheureux, de se plaindre de sa cruauté, et de faire toutes les grimaces et les emportemens que font les amans passionnez qui languissent, ce qui plaisoit infiniment à Javotte, qui vouloit qu’on luy fist l’amour dans les formes et à la manière du livre qui l’avoit charmée. Aussi, dès qu’il eut connu son foible, il en tira de grands avantages. Il se mit luy-mesme à relire l’Astrée, et l’estudia si bien, qu’il contrefaisoit admirablement Celadon. Ce fut ce nom qu’il prit pour son nom de roman, voyant qu’il plaisoit à sa maistresse, et en même temps elle prit celuy d’Astrée. Enfin ils imitèrent si bien cette histoire, qu’il sembla qu’ils la joüassent une seconde fois, si tant est qu’elle ait esté joüée une premiere, à la reserve neantmoins de l’avanture d’Alexis, qu’ils ne purent executer. Pancrace luy donna encore d’autres romans, qu’elle lût avec la mesme avidité, et à force d’estudier nuit et jour, elle profita tellement en peu de temps, qu’elle devint la plus grande causeuse et la plus coquette fille du quartier.

Le pere et la mere de Javotte s’apperceurent bientost du changement de sa vie, et s’estonnerent de voir combien elle avoit profité à hanter compagnie. Elle paroissoit mesme trop sçavante à leur gré ; ils se plaignoient déja qu’elle estoit gastée, et de peur de la laisser corrompre d’avantage, ils se resolurent de la marier dans le carnaval. Le seul embarras où ils se trouvoient estoit de bien balancer les deux partis qu’ils avoient en main. Ils avoient de l’engagement avec le premier, mais le second estoit, comme j’ay dit, sans comparaison plus avantageux. La mere ne pouvoit souffrir Nicodeme depuis l’avanture du miroir et du theorbe, et ne l’appeloit plus que Brise-tout ; le pere en estoit dégousté depuis l’opposition formée par Lucrece, quoy que cet amant crust bien avoir racommodé son affaire par le dédommagement qu’il avoit fait, et par la main-levée qu’il avoit apportée. Il n’y avoit plus qu’à trouver une occasion de rompre avec luy pour traitter avec Bedout. Sa sottise en fit naistre une bien-tost apres, qui, bien que legere, ne laissa pas d’estre prise aux cheveux.

Il vint un jour chez sa maîtresse fort eschauffé et fort gay, et, luy faisant voir quantité d’or dans ses poches, il luy dist qu’il estoit le plus heureux garçon du monde, et qu’il venoit de gagner six cens pistolles à trois dez. Monsieur et madame Vollichon, avares de leur naturel, réjoüis du seul éclat de cette belle monnoye, sans y faire autre reflexion, le louërent de son bonheur, et peu s’en fallut qu’ils ne souhaittassent de l’avoir desja marié avec leur fille, puisqu’il faisoit si facilement fortune. Mais un oncle de Javotte, qui estoit un ecclesiastique sage et judicieux, leur remonstra que, s’il avoit gagné ce jour-là six cens pistolles, la fortune se pouvoit changer le lendemain, et luy en faire perdre mille ; qu’il ne falloit point mettre en leur alliance un joüeur, qui pouvoit en un moment perdre tout le mariage de leur fille, et qu’enfin ceux qui s’adonnent au jeu ne sont point attachez au soin de leur famille et de leur profession ; qu’au reste, s’ils vouloient rompre avec luy, il n’en falloit point laisser eschapper une si belle occasion. Pour surcroist de mal-heur, Villeflatin, rencontrant le lendemain Vollichon, luy demanda comment alloit l’affaire du mariage de sa fille ; et sans attendre sa réponse, il luy dit: Hé bien, nous avons tiré des plumes de nostre oison (parlant de Nicodeme) ; j’en ay fait avoir à mademoiselle Lucrece de bons dommages et interests, comme je l’avois entrepris : quand je me mesle d’une affaire pour mes amis, elle reüssit. En suite il luy raconta le succès de l’opposition qu’il avoit formée, et comme il en avoit fait toucher deux mille escus à sa partie, par la seule peur qu’avoit eu Nicodeme d’en estre poursuivy. Vollichon crut qu’il y avoit de la part de cet estourdy ou grande débauche, ou grande profusion, puisqu’il avoit acheté si cherement la paix de Lucrece, et il conceut le mal plus grand qu’il n’estoit en effet. Cela le determina tout à fait à la rupture, dont il donna dès le soir quelques témoignages à Nicodeme, qui, nonobstant cela, vouloit encore tenir bon. Il les fit ensuite confirmer par Javotte mesme, qui luy fit de bon cœur une déclaration precise qu’elle ne seroit jamais sa femme, et que, quand ses parens la forceroient à l’espouser, elle ne pourroit jamais se resoudre à l’aimer ny à le souffrir. Il vid bien alors qu’il ne pouvoit aller contre vent et marée ; que s’il vouloit passer outre il ne gagneroit peut-estre que des cornes, et que s’il intentoit un procès l’issuë en seroit incertaine ; qu’il pouvoit bien laisser Javotte dans l’engagement, mais qu’il y demeureroit en mesme temps luy-mesme, et que cela l’empescheroit de chercher fortune et de se pourvoir ailleurs. Enfin, apres deux ou trois jours d’irresolution, il prit conseil de ses amis, et non point de son amour, qui s’esvanoüit peu de temps apres, car l’amour n’est pas opiniastre dans une teste bourgeoise comme il l’est dans un cœur héroïque ; l’attachement et la rupture se font communément et avec une grande facilité ; l’interest et le dessein de se marier est ce qui regle leur passion. Il n’appartient qu’à ces gens faineans et fabuleux d’avoir une fidelité à l’épreuve des rigueurs, des absences et des années. Nicodeme resolut donc de rapporter les articles qui avoient esté signez, qui furent de part et d’autre déchirez ou bruslez. Je n’ay pas esté bien precisément instruit de cette circonstance : peut-estre furent-ils l’un et l’autre, car ils estoient encore en saison de parler auprès du feu. Il prit congé neantmoins de bonne grace, et avec protestation de services dont on ne fit pas grand estat, et il eut seulement le regret d’avoir perdu en mesme temps son argent et ses peines auprès de deux maistresses différentes. Le voilà donc libre pour aller fournir encore la matiere de quelqu’autre histoire de mesme nature. Mais je ne suis pas asseuré qu’il vienne encore paroistre sur la scène, il faut maintenant qu’il fasse place à d’autres ; et, afin que vous n’en soyez pas estonnez, imaginez-vous qu’il soit icy tué, massacré, ou assassiné par quelque avanture, comme il seroit facile de le faire à un autheur peu consciencieux.

Si-tost que Vollichon eut rompu avec Nicodeme, il songea à conclure promptement l’affaire avec Jean Bedout. Il proposa des articles, sur lesquels il y eut bien plus de contestation qu’au premier contract : car, quoy que Nicodeme fust un grand sot, il ne laissoit pas d’estre estimé habille homme dans le palais, où ces qualitez ne sont pas incompatibles. De sorte que, quoy qu’il n’eust pas de si grands biens que son rival, on ne faisoit pas tant de difficultez avec luy qu’avec Jean Bcdout, qui estoit beaucoup plus riche, mais incapable d’employ. On vouloit que, par les avantages que celuy-cy feroit à sa femme, il recompensast sa mauvaise mine et son peu d’industrie. Luy, qui ne calculoit point sur ces principes, n’y trouvoit point du tout son compte ; s’il eust suivy son inclination ordinaire, il auroit voulu marchander une femme comme il auroit fait une piece de drap. Mais le petit messer Cupidon fut l’entremetteur de cette affaire. Il l’avoit navré tout à bon, et en mesme temps il l’avoit changé de telle sorte, que, comme il n’y a point de telle liberalité que celle des avaricieux quand quelqu’autre passion les domine, il se laissa brider comme on voulut, accordant plus qu’on ne luy avoit demandé. Le jour est pris pour signer le contract, les amis mandez, et, qui pis est, la collation preparée ; les articles sont accordez et signez d’abord du futur espoux. Quand ce vint à Javotte à signer, le pere, qui avoit fait son compte sur son obeïssance filiale, et qui ne lui avoit point communiqué le détail de cette affaire, fut fort surpris quand elle refusa de prendre la plume. Il crût d’abord qu’une honneste pudeur la retenoit, et que par ceremonie elle ne vouloit pas signer devant les autres. Enfin, apres plusieurs remonstrances, l’ayant assez vivement pressée, elle répondit assez galamment : Qu’elle remercioit ses parens de la peine qu’ils avoient prise de luy chercher un espoux, mais qu’ils devoient en laisser le soin à ses yeux ; qu’ils estoient assez beaux pour luy en attirer à choisir ; qu’elle avoit assez de mérite pour espouser un homme de qualité qui auroit des plumes, et qui n’auroit point cet air bourgeois qu’elle haïssoit à mort ; qu’elle vouloit avoir un carosse, des laquais et la robe de velours. Elle cita là-dessus l’exemple de trois ou quatre filles qui avoient fait fortune par leur beauté, et épousé des personnes de condition. Qu’au reste elle estoit jeune, qu’elle vouloit estre fille encore quelque temps, pour voir si le bonheur lui en diroit, et qu’au pis aller elle trouveroit bien un homme qui vaudroit du moins le sieur Bedout, qu’elle appeloit un malheureux advocat de causes perduës.

Toute la compagnie fut estonnée de cette réponse, qu’on n’attendoit point d’une fille qui avoit vescu jusqu’alors dans une grande innocence et dans une entière soumission à la volonté de ses parens. Mais ce qui luy donnoit cette hardiesse estoit la passion qu’elle avoit pour Pancrace, auparavant laquelle tout engagement luy estoit indifferent. Vollichon, la regardant avec un courroux qui luy suffoquoit presque la voix, luy dit : Ah ! petite insolente, qui vous a appris tant de vanité ? Est-ce depuis que vous hantez chez mademoiselle Angelique ? Vrayement, il vous appartient bien de vous former sur le modèle d’une fille qui a cinquante mille escus en mariage ! Quelque muguet vous a cajollée ; vous voulez avoir des plumets, qui, apres avoir mangé leur bien, mangeront encore le vostre. Hé bien, bien ! je sais comment il faut apprendre l’obéissance aux filles qui font les sottes : quand vous aurez esté six mois dans un cul de couvent, vous apprendrez à parler un autre langage. Allez, vous estes une maladvisée de nous avoir fait souffrir cet affront ; retirez-vous de devant mes yeux et faites tout à l’heure vostre pacquet.

Si-tost que son emportement luy eut permi de revenir à soy, il vint faire des excuses à la compagnie et au futur espoux de ce que ce mariage ne s’achevoit pas. Il commença par une grande declamation contre le malheur de la jeunesse, qui ne sçavoit pas connoistre ce qui lui est propre. Ha ! disoit-il à peu près en ces termes, que le siecle d’apresent est perverty ! Vous voyez, messieurs, combien la jeunesse est libertine, et le peu d’authorité que les peres ont sur leurs enfans. Je me souviens encore de la maniere que j’ay vescu avec feu mon pere (que Dieu veuille avoir son ame). Nous estions sept enfans dans son estude, tous portans barbe ; mais le plus hardy n’eût pas osé seulement tousser ou cracher en sa presence ; d’une seule parole il faisoit trembler toute la maison. Vrayment il eust fait beau voir que moy, qui estois l’aisné de tous, et qui n’ay esté marié qu’à quarante ans, moy, dis-je, j’eusse resisté à sa volonté, ou que je me fusse voulu mesler de raisonner avec luy ! J’aurois esté le bien venu et le mal receu ; il m’auroit fait pourrir à Saint-Lazare ou à Saint-Martin[54]. Vollichon ne faisoit que commencer la declamation contre les mœurs incorrigibles de la jeunesse, quand sa femme luy dit en l’interrompant : Helas ! Mouton (c’estoit le nom de cajollerie qu’elle donnoit à son mary, qui, de son costé, l’appeloit Moutonne), il n’est que trop vray que le monde est bien perverty ; quand nous estions filles, il nous falloit vivre avec tant de retenuë, que la plus hardie n’auroit pas osé lever les yeux sur un garçon ; nous observions tout ce qui estoit dans nostre Civilité puerile, et, par modestie, nous n’aurions pas dit un petit mot à table ; il falloit mettre une main dans sa serviette, et se lever avant le dessert. Si quelqu’une de nous eust mangé des asperges ou des artichaux, on l’auroit monstrée au doigt ; mais les filles d’aujourd’huy sont presque aussi effrontées que des pages de cour. Voilà ce que c’est que de leur donner trop de liberté. Tant que j’ay tenu Javotte auprès de moy à ourler du linge et à faire de la tapisserie, ç’a esté une pauvre innocente qui ne sçavoit pas l’eau troubler. Dans ce peu de temps qu’elle a hanté chez mademoiselle Angelique, où il ne va que des gens poudrez et à grands canons, toute sa bonne éducation a esté gastée ; je me répens bien de luy avoir ainsi laissé la bride sur le cou.

Laurence, qui estoit invitée à la ceremonie, et qui, quoy que bourgeoise, voyoit, comme j’ay dit, le beau monde, prit là dessus la parole et leur dit : Quand vous voudriez blâmer mademoiselle vostre fille, il ne faudroit point pour cela en accuser la frequentation de mademoiselle Angelique. C’est une maison où il hante plusieurs personnes d’esprit et de qualité, mais qui y vivent avec tant de respect et de discretion, qu’on peut dire que c’est une vraye escole d’honneur et de vertu. Mais peut estre aussi qu’une fille qui se sent de la beauté est excusable, si cet advantage de la nature luy enfle quelque peu le cœur et luy augmente cette vanité qui est si naturelle à nostre sexe. Si-tost qu’on a hanté un peu le grand monde, on y voit un certain air qui dégoûte fort de celuy des gens qui vivent dans l’obscurité. Ainsi il ne faut point trouver estrange qu’une fille jeune, qui se void recherchée de beaucoup de gens, ne veuille rien precipiter quand il est question d’un si grand engagement, et si elle attend avec patience que son merite luy fasse trouver quelque bonne occasion. J’accuserois plustost le malheur et la promptitude de mon cousin, qui n’a point du tout suivy mon conseil dans cette recherche. Au lieu de faire l’amant durant quelques jours, il a voulu d’abord faire le mary. Il falloit gagner les bonnes graces de sa maistresse par quelques visites et petits services, plustost que de la devoir toute entiere au respect et à l’obeïssance paternelle. En tout cas, s’il avoit veu qu’elle eust eû quelque aversion pour luy, il se seroit épargné la honte d’un refus si solemnel. Vous avez raison, dit Prudence (c’estoit l’oncle dont j’ay parlé, qui estoit aussi de la nopce), quand vous dites qu’il est bon que ceux qui se veulent marier ayent quelques conversations ensemble, afin que chacun connoisse les humeurs de la personne avec qui il a à vivre d’oresnavant. Mais vous n’en avez point du tout quand vous voulez excuser ma niepce dans son procedé, non seulement en ce qu’elle a attendu à faire sa declaration si mal à propos, mais encore en ce qu’elle n’a pas voulu suivre aveuglement le choix de ses parens. Ils ont bien sçeu luy chercher ses avantages, qu’ils connoissent mieux qu’elle mesme ; et ce refus est d’autant plus ridicule, qu’il est fondé sur une folle esperance, qui n’arrivera peut-estre jamais, de trouver un marquis qui l’espouse pour son merite. C’est un dangereux exemple que celuy d’une fille qui par sa beauté aura fait fortune ; il fera vieillir cent autres qui s’y attendront, si tant est qu’il ne leur arrive encore pis, et que leur honneur ne fasse pas cependant naufrage. Souvent celle qui voudra engager par ses cajolleries quelque homme de condition se trouvera engagée elle-mesme, et verra eschapper avec regret, et quelquefois avec honte, celuy qu’elle croyoit tenir dans ses liens. Au bout du compte, quel sujet a ma niepce de se plaindre, puis qu’on luy a trouvé un party sortable, et un homme accommodé, qui est de la condition de tous ses proches ?

Vous avez touché au but (dit Jean Bedout, que la honte de cet affront et sa naturelle timidité avoient jusques-là rendu muet), car il est certain que les meilleurs mariages sont ceux qui se font entre pareils ; et vous sçavez, monsieur le prieur, vous qui entendez le latin, ce bel adage : Si tu vis nubere, nube pari. Il n’y a rien de plus condemnable que cette ambition d’augmenter son estat en se mariant ; c’est pourquoy je ne puis assez loüer la loy establië chez les Chinois, qui veut que chacun soit de mesme mestier que son pere. Or, comme nostre estat n’est pas si bien policé, je m’étonne peu que mademoiselle Javotte n’ait pas reglé ses desirs conformément à cette loy. Elle a eu peut-estre raison de ne pas trouver en moy assez de merite ; mais son refus n’empeschera pas que je ne sois encore disposé à luy rendre service. Je luy auray du moins cette obligation, qu’elle m’empeschera peut-estre de me marier jamais. Car j’advouë que ce qui m’en avoit dégousté jusqu’à present, ce sont toutes ces approches et ces galenteries qu’il faut faire, qui ne sont point de mon genie ni de mon humeur. J’avois dessein de me marier de la façon que je vois faire à quantité de bons bourgeois, qui se contentent qu’on leur fasse voir leur maistresse à certain banc ou à certain pilier d’une église, et qui luy rendent là une visite muette, pour voir si elle n’est ny tortuë ny bossuë ; encore n’est-ce qu’apres estre d’accord avec les parens de tous les articles du contract : toutes les autres ceremonies sont purement inutiles. J’en ay tant veu reüssir de la sorte, que je ne croyois pas que celuy-cy eust une autre issuë ; mais, puisque j’y ay esté trompé, il faut que j’essaye de m’en consoler avec Seneque et Petrarque, ou avec monsieur de la Serre, que je liray exprès dès ce soir.

Cessons, reprit Vollichon, d’examiner de quelle maniere on doit traitter les mariages, puisque ce seroit mettre l’authorité paternelle en compromis ; mais, en attendant que j’aye appris à ma fille à m’obeyr, je ne sçaurois assez vous témoigner le déplaisir que j’ay que cette affaire ne s’accomplisse pas avec vous : car vous avez la mine d’estre bon ménager et de bien reüssir au barreau, si on vous employe. J’avois envie de vous donner bien de la pratique, et, pour vous le monstrer, c’est que j’avois des-jà mis à part sur mon bureau un sac d’une cause d’appareil pour vous faire plaider au presidial un de ces matins. C’est une appellation verbale d’une sentence renduë par le prevost de Vaugirard ou son lieutenant audit lieu, où on peut bien dire du latin et cracher du grec. Voici quelle en est l’espece… Et, en continuant, au lieu de lui faire les excuses et les compliments qui estoient de saison, pour le consoler de l’affront qu’il venoit de recevoir, il luy fit un recit prolixe de cette cause, avec tous les moyens de fait et de droit, aussi ponctuellement que s’il eust voulu la plaider luy-mesme. Pendant que l’un déduisoit et que l’autre escoûtoit ce beau procès, Prudence, madame Vollichon et Laurence continuoient l’entretien qu’ils avoient commencé, et les autres invitez, par petits pelottons, s’entretenoient à part, en divers endroits de la salle, de l’affaire qui venoit d’arriver, le tout aux dépens du miserable Bedout. Ce fut mesme à ses dépens que se rompit la conversation de Vollichon et de luy : car elle n’eust pas si-tost finy, n’eust esté qu’une collation qu’il avoit fait apporter de son logis entra dans la salle, ou du moins il y en entra une partie : car une vieille servante faite à son badinage, ayant veu que le mariage de son maistre alloit à vau l’eau, avoit eu soin de faire reporter chez luy quelques boëttes de confitures et quelques fruits qui se pouvoient conserver pour une autre occasion ; elle ne laissa servir que quelque pasté, jambon et poulet-d’Inde froid, qui estoient des mets sujets à se corrompre. Enfin, quand la collation fut achevée, apres de longs complimens bourgeois, dont les uns contenoient des plaintes, les autres des regrets, les autres des excuses, les autres des remerciemens, la compagnie se separa, et chacun se dit adieu jusqu’au revoir. À l’égard de Jean Bedout, apres une grande diversité de sentimens qui lui agiterent l’esprit, enfin cette honte l’ayant refroidy, il en vint à ce point qu’il remercia son bon ange de l’avoir préservé des cornes, que naturellement il craignoit, dans une occasion où il estoit en peril eminent d’en avoir ; et il eut presque autant de regret à la collation mangée qu’à sa maistresse perduë.

Dès le lendemain, tant pour punir Javotte de sa desobeyssance que pour la retirer du grand monde, où on croyoit qu’elle puisoit sa vanité, elle fut mise en pension chez des religieuses, qui avoient fait un nouvel establissement dans un des fauxbourgs de Paris. Ce ne fut pas sans lui faire des reprimandes et des reproches de la faute qu’elle avoit faite, et sans de grandes menaces de la laisser enfermée jusqu’à ce qu’elle fust devenuë sage. Mais, hélas ! que ce fut un mauvais expedient pour sa correction ! elle tomba, comme on dit, de fièvre en chaut-mal : car, quoy que ces bonnes sœurs vescussent entre-elles avec toute la vertu imaginable, elles avoient ce malheur de ne pouvoir subsister que par les grosses pensions qu’on leur donnoit pour entrer chez elles. C’est ce qui leur faisoit recevoir indifferemment toutes sortes de pensionnaires. Toutes les femmes qui vouloient plaider contre leurs maris ou cacher le desordre de leur vie ou leurs escapades y estoient reçeuës, de mesme que toutes les filles qui vouloient éviter les poursuites d’un galand, ou en attendre et en attrapper quelqu’un. Celles-là, qui estoient experimentées, et qui sçavoient toutes les ruses et les adresses de la galanterie, enseignoient les jeunes innocentes que leur malheur y avoit fait entrer, qui y faisoient un noviciat de coqueterie, en mesme temps qu’on croyoit leur en faire faire un de religion. En un mot, à leur égard il n’y avoit autre reforme que les grilles, qui mettoient les corps en seureté ; encore cela ne regardoit pas celles qui avoient privilege de sortir deux ou trois fois la semaine, sous pretexte de soliciter leurs procès. Douze parloirs qu’il y avoit au couvent estoient plains tout le jour ; encore il les falloit retenir de bonne heure pour y avoir place, comme on auroit fait les chaises au sermon d’un predicateur episcopisant.

Javotte fit bien-tost sçavoir à son amant le lieu où on l’avoit enfermée ; il ne faut pas demander s’il s’y rendoit tous les jours. Quand il sortoit, ses porteurs de chaise ne luy demandoient point de quel costé il falloit tourner : de leur propre mouvement ils alloient tousjours de ce costé-là. Jamais il ne trouva de lieu qui fut plus selon ses souhaits pour prescher son amour tout à loisir : car il avoit là cet avantage de parler à sa maistresse seul à seul, et tant qu’il vouloit ; au lieu que pendant que Javotte estoit dans le monde, il ne la voyoit que hors de chez elle, et fort rarement dans des compagnies où elle lui donnoit rendez-vous, et où ils estoient perpétuellement interrompus par les changemens qui y arrivent d’ordinaire. Il eût donc tout loisir pour la remercier de la genereuse action qu’elle avoit faite en sa faveur, et pour rire de la confusion qu’elle avoit fait à son malheureux et ridicule rival, dont les discours et les mœurs leur fournirent la matiere d’un assez long entretien. Il eut encore le temps de luy expliquer et faire connoistre comment la passion qu’il avoit pour elle augmentoit de jour en jour ; et les témoignages qu’il luy en donna la persuaderent si bien, que jamais il n’y eut deux personnes plus unies. Quand il estoit obligé de la quitter, il lui laissoit des livres qui entretenoient son esprit dans des pensées amoureuses, de sorte que tout le temps qu’elle déroboit au parloir, elle le donnoit à cette lecture agreable. Ainsi elle ne s’ennuyoit point du tout. Quand sa mère l’alloit voir, elle estoit toute estonnée que le lieu qu’elle croyoit luy avoir donné pour supplice et pour prison ne l’avoit point du tout changée et ne luy donnoit point les sentimens qu’elle desiroit. Cependant, apres que sept ou huit mois se furent écoulez, et que Javotte eut leu tous les romans et les livres de galenterie qui estoient en reputation (car elle commençoit à s’y connoistre, et ne pouvoit souffrir les méchans, qui l’auroient occupée à l’infiny), le chagrin et l’ennui s’emparerent de son esprit, qui n’avoit plus à quoy s’attacher, et elle connût ce que c’estoit que la closture et la perte de la liberté. Elle escrivit dans cette pensée à ses parens pour les prier de la tirer de la captivité. Ils y consentirent aussi-tost, à condition qu’elle signeroit le contract de mariage avec l’advocat Bedout, qu’ils croyoient encore estre à leur devotion ; mais ils se trompoient en leur caleul. Elle refusa de sortir à ces conditions, et, apres avoir beaucoup de fois reiteré ses prieres, et mesme témoigné par quelque espece de menaces le déplaisir qu’elle avoit d’estre enfermée, enfin le desespoir, ou, pour n’en point mentir, la passion qu’elle avoit pour Pancrace, la firent consentir aux propositions qu’il luy fit de l’enlever.

Je ne tiens pas necessaire de vous rapporter icy par le menu tous les sentimens passionnez qu’il estalla et toutes les raisons qu’il allegua pour l’y faire resoudre, non plus que les honnestes resistances qu’y fit Javotte, et les combats de l’amour et de l’honneur qui se firent dans son esprit : car vous n’estes gueres versez dans la lecture des romans, ou vous devez sçavoir 20 ou 30 de ces entretiens par cœur, pour peu que vous ayez de memoire. Ils sont si communs que j’ay veu des gens qui, pour marquer l’endroit où ils en estoient d’une histoire, disoient : J’en suis au huictiesme enlevement, au lieu de dire : J’en suis au huictiesme tome. Encore n’y a-t-il que les autheurs bien discrets qui en fassent si peu, car il y en a qui non seulement à chaque tome, à chaque livre, à chaque episode ou historiette, ne manquent jamais d’en faire. Un plus grand orateur ou poëte que moy, quelque inventif qu’il fust, ne vous pourroit rien faire lire que vous n’eussiez veu cent fois. Vous en verrez dont on fait seulement la proposition, et on y resiste ; vous en verrez d’autres qui sont de necessité, et on s’y resout. Je vous y renvoye donc, si vous voulez prendre la peine d’y en chercher, et je suis fasché, pour vostre soulagement, qu’on ne se soit point advisé dans ces sortes de livres de faire des tables, comme en beaucoup d’autres qui ne sont pas si gros et qui sont moins feüilletez. Vous entrelarderez icy celuy que vous trouverez le plus à vostre goust, et que vous croirez mieux convenir au sujet. J’ay pensé mesme de commander à l’imprimeur de laisser en cet endroit du papier blanc, pour y transplanter plus commodement celuy que vous auriez choisi, afin que vous pussiez l’y placer. Ce moyen auroit satisfait toutes sortes de personnes : car il y en a tel qui trouvera à redire que je passe des endroits si importans sans les circonstancier, et qui dira que de faire un roman sans ce combat de passions qui en sont les plus beaux endroits, c’est la mesme chose que de décrire une ville sans parler de ses palais et de ses temples. Mais il y en aura tel autre qui, voulant faire plus de diligence et battre bien du pays en peu de temps, n’en demandera que l’abregé. C’estoit l’humeur de ce bon prestre qui s’étonnoit de ceux qui se plaignoient qu’il falloit employer bien du temps à dire leur breviaire : car, par simplicité, il disoit son office ponctuellement comme il le trouvoit dans son livre, où il recitoit tout de suite l’antienne, les versets, les leçons et les premiers mots de chaque pseaume et de chaque hymne, avec l’etc. qui estoit au bout et le chiffre du renvoy qu’on faisoit à la page où estoit le reste de l’hymne ou du pseaume. Voilà le moyen d’expedier besogne, et il ne mentoit pas quand il asseuroit qu’il y employoit moins d’un quart-d’heure.

Pour revenir à mon sujet, je vous avoüeray franchement que, si je n’ay pas escrit le combat de l’amour et de la vertu de Javotte, c’est que je n’en ay point eu de memoires particuliers ; il dépendra de vous d’avoir bonne ou mauvaise opinion de sa conduite. Je n’escris point icy une morale, mais seulement une histoire. Je ne suis pas obligé de la justifier : elle ne m’a pas payé pour cela, comme on paye les historiens qu’on veut avoir favorables. Tout ce que j’en ay pû apprendre, c’est qu’elle fut facilement enlevée par le moyen d’une échelle qu’on appliqua aux murs du jardin, qui estoient fort bas : car ces bonnes religieuses avoient achepté depuis peu d’un pauvre jardinier ce jardin, dont les murs n’avoient esté faits que pour conserver ses choux, qui sont bien plus aisez à garder que des filles. Si-tost que Pancrace eut ce precieux butin, il l’emmena dans un chasteau sur la frontiere, où il avoit une garnison qu’il commandoit ; et de là il fit nargue aux commissaires du Chastelet, qui se mirent vainement en peine de sçavoir ce que ce couple d’amans estoit devenu ; car, dès le lendemain, Vollichon, apres avoir fait de grandes declamations sur le libertinage des filles, et des regrets inutiles sur sa severité, n’eut autre remede et consolation dans son malheur que de faire une plainte et information pardevant un commissaire de ses intimes amis, lequel ne laissa pas de la lui faire payer bien cherement, sous pretexte de ce qu’ils font bourse commune ; et le tout aboutit à un decret de prise de corps contre six quidams vestus de gris et de verd, ayans plumes à leur chapeau, l’un de poil blond, de grande stature, l’autre de poil chastain, de mediocre grandeur, qui devoient estre indiquez par la partie civile. Or, comme Vollichon n’estoit pas à cet enlevement, et qu’il ne connoissoit point ces quidams, dont le chef estoit en seureté, ce decret est demeuré depuis sans execution. Que si je puis avoir quelques nouvelles de la demoiselle et de son amant, je vous promets, foy d’autheur, que je vous en ferai part.

Je reviens à Lucrece, que j’ai laissée dans un grand embarras, à cause de la maladie qui commençoit à la presser. Pour mettre ordre à ses affaires, elle fut quelque temps qu’elle ne parloit plus que contre les vanitez du monde, et de la difficulté qu’il y avoit de faire son salut dans les grandes compagnies ; du peu de conscience et de l’infidelité des hommes ; des fourbes et des artifices qu’ils employoient pour surprendre le beau sexe ; et le tout neanmoins si adroitement, qu’on ne pouvoit pas croire qu’elle en parlast comme bien experimentée. Elle disoit que les promenades et les cadeaux, qui ont de si grands charmes pour les filles, n’estoient bons que pour un temps, lors qu’on estoit dans la plus grande jeunesse, et qu’on n’avoit pas assez de fermeté d’esprit pour trouver de meilleures occupations ; pour elle, qu’elle en avoit assez tasté pour en avoir du dégoust et pour n’aspirer plus qu’au bon-heur de la vie solitaire. Elle ne hantoit que les églises et les confessionnaus ; elle estoit aussi affamée de directeurs qu’elle avoit esté autrefois de galands ; tout son entretien n’estoit que de scrupules sur la conduite des mœurs, et des cas de conscience. Elle ne faisoit que s’enquerir où il y avoit des predicateurs, des festes, des confrairies et des indulgences. Ses romans estoient convertis en livres spirituels ; elle ne lisoit que des Soliloques et des Meditations ; enfin sa sainteté en estoit des-jà venue aux apparitions, et, pour peu qu’elle se fust accruë, elle fust arrivée aux extases. Elle declama mesme (ô prodige) contre les mouches, contre les rubans et contre les cheveux bouclez, et par modestie elle devint tellement negligée, qu’elle ne s’habilloit presque plus. Aussi auroit-elle eu bien de la peine à le faire, et ce fut fort à propos pour elle que la mode vint de porter des escharpes et de fort amples juste-au-corps, car ils sont merveilleusement propres à reparer le deffaut des filles qui se font gaster la taille.

On ne parla plus dans le quartier que de la conversion de Lucrece, quoy qu’elle y eust tousjours passé pour une personne d’honneur, mais un peu trop enjoüée, et on ne douta plus qu’elle ne se deût retirer bientost du monde. En effet, on ne fut pas trop surpris quand un beau matin on entendit dire qu’elle estoit entrée en religion. Le hazard voulut que ce fut dans le mesme couvent où on avoit mis en pension Javotte. Je ne crois pas neantmoins que ce hazard serve de rien à l’histoire, ny fasse aucun bel evenement dans la suite ; mais, par une maudite coustume qui regne il y a long-temps dans les romans, tous les personnages sont sujets à se rencontrer inopinément dans les lieux les plus esloignez, quelque route qu’ils puissent prendre, ou quelque differend dessein qu’ils puissent avoir. Cela est tousjours bon à quelque chose, et espargne une nouvelle description, quand on est exact à en faire de tous les lieux dont on fait mention, ainsi que font les autheurs qui veulent faire de gros volumes, et qui les enflent comme les bouchers font la viande qu’ils apprestent. En tout cas, ces rencontres donnent quelque liaison et connexité à l’ouvrage, qui sans cela seroit souvent fort disloqué. La verité est que ces deux avanturieres de galenterie firent grande amitié ensemble ; que dès le premier jour, elles furent l’une à l’autre cheres et fideles, et se conterent reciproquement leurs avantures, mais non pas sincerement. Elles n’eurent pas le loisir de la cultiver long-temps, car, apres que Lucrece eut receu à la grille trois ou quatre visites de ses amies, qui publierent dans le monde la verité de sa closture et de sa reforme, elle en sortit secrettement sous pretexte de se trouver mal, et ayant donné liberalement aux religieuses tout le premier quartier de sa pension qu’elle avoit advancée, pour n’avoir point de démélé avec elles. La Touriere, qui loge au dehors, fut celle qu’elle eut soin particulierement de gagner, par les presens qu’elle luy fit, afin qu’elle dit à toutes les personnes qui la viendroient demander qu’elle estoit tousjours enfermée dans le couvent. Elle prit pour cela des pretextes assez specieux, comme de dire qu’elle vouloit éviter l’importunité des visites[55] de beaucoup de personnes qui l’empeschoient de bien vacquer à la pieté, et que c’estoit pour les éviter qu’elle avoit abandonné le siecle. Elle pria mesme, tant de bouche que par escrit, tous ses amis, de la laisser en repos dans son cloistre, au lieu de luy venir estaller des vanitez ausquelles elle avoit renoncé.

Quand il est question de salut, il n’est rien si aisé que de faire mentir des gens devots : la pauvre touriere, qui estoit simple, et qui ne rafinoit pas assez pour songer que Lucrece pouvoit, en demeurant dans son cloistre, se garantir de cet inconvenient, la crut avec toute la facilité possible, et ne manqua pas de dire au peu de gens qui venoient pour la voir, qu’on ne pouvoit pour lors parler à elle ; tantost elle estoit indisposée, tantost elle estoit en retraite, tantost elle disoit son office, tantost elle estoit en meditation. Comme personne n’avoit interest d’aprofondir la verité de la chose, on s’en retournoit sans se douter de rien. Au sortir de là elle se mit en une autre sorte de retraite chez une sage-femme de ses amies, dont elle connoissoit la discretion, qui la fit deslivrer fort secrettement, et qui se chargea de la nourriture de son fruit. Enfin, apres deux mois et demy de pleine éclipse, Lucrece entra dans une autre religion, mieux reniée et plus austere que la precedente. Quand elle y eut esté quelques jours fort recluse, peu à peu elle fit sçavoir à ses connoissances et à son voisinage le nouveau monastere où elle s’estoit retirée ; et pour pretexte de son changement, elle alleguoit que dans l’autre elle s’estoit tousjours mal portée, et qu’il falloit que l’air n’y fust pas bon. Quelquefois elle adjoustoit fort devotement qu’elle y avoit trouvé un peu trop de licence ; qu’elle n’approuvoit point que les parloirs fussent si remplis de toutes sortes de gens ; et elle confessoit mesme que souvent elle s’estoit fait celer tout exprés, de peur d’y aller et d’y voir tout ce desordre. C’est ce qui édifioit merveilleusement tous ceux qui l’entendoient parler, et particulierement ceux qui l’avoient connuë dans sa premiere mondanité. Elle prit mesme un voile blanc, et quoy qu’elle ne fust là que comme pensionnaire, neantmoins elle faisoit toutes les actions de religieuse, et un certain essay de noviciat, qui estoit plus austere que celuy qui se faisoit en effet dans l’année de probation[56]. Ces œuvres de surerogation et de devotion outrée la mirent en peu de temps en telle reputation de vertu, que toutes les religieuses l’admiroient au dedans, et les directeurs la publioient au dehors. Ce bruit vint jusques aux oreilles de mademoiselle Laurence, qui hantoit quelquefois dans ce couvent, à cause qu’une de ses amies y estoit nouvellement professe. Apres qu’elle se fut bien instruite de la qualité de cette nouvelle pensionnaire, elle crut que ce seroit bien le fait de son cousin Bedout, qu’elle avoit dessein de marier à quelque prix que ce fust. Depuis qu’il avoit si honteusement perdu sa maistresse Javotte, elle l’avoit souvent entendu pester contre la coquetterie des filles du siecle, puisque celle-là en avoit tant fait paroistre, malgré la grande retenuë et la severe éducation de sa jeunesse. De sorte qu’il avoit hautement juré qu’il n’épouseroit jamais de fille, si ce n’estoit au sortir de quelque religion bien reglée. Elle luy proposa ce nouvel exemple de vertu, qu’elle disoit estre son vray fait, ce qu’il escouta volontiers. La seule difficulté qu’ils trouverent, ce fut de sçavoir comme on pourroit tirer Lucrece de ce couvent, et luy faire proposer une chose si opposée à la vocation manifeste qu’elle avoit à la vie religieuse. Laurence fit en sorte que, pour mieux instruire Bedout de son merite, il luy tint compagnie quand elle vint voir la religieuse de sa connoissance, qu’elle fit prier d’amener avec elle Lucrece à la grille.

Là, Bedout n’estoit pas obligé à faire le galand ; c’est ce qui l’enhardit d’y aller. Mais il se contenta d’être auditeur, et il fut ravy des belles moralitez qu’il y entendit debiter à Lucrece sur les malheurs de cette vie transitoire et sur l’excellence de la retraite, qui se terminerent à des prieres qu’elle fit à Dieu de luy donner des forces pour soustenir les austeritez de la regle. Il n’osa pas luy parler d’amour ny de mariage, car il n’en eust pas mesme osé parler aux filles du siecle ; cependant il auroit bien voulu faire l’un et l’autre, car, outre que son esprit et sa beauté estoient plus que suffisans pour luy donner dans la veuë, il estoit tout à fait charmé de sa modestie et de sa vertu. Il pria sa cousine, qui estoit adroite, de luy en faire parler, et elle ne trouva point de meilleur moyen que de faire faire la chose par des directeurs. Je ne sçay par quel artifice ny sous quel pretexte elle les mit dans ses interests ; tant y a qu’ils travaillerent fort utilement selon ses souhaits. Ce ne fut pas neantmoins sans peine, car Lucrece fit long-temps la sourde-oreille à ces propositions ; mais elle auroit eu grand regret qu’on ne les eust pas recommancées. Elle faisoit quelquesfois semblant de craindre que ce ne fussent des tentations que Dieu luy envoyoit pour éprouver si elle estoit ferme en ses bons desseins ; et puis feignant de se r’asseurer sur la qualité de ceux qui luy en parloient, elle demandoit du temps pour se mettre en prieres et obtenir de Dieu la grace de luy inspirer ce qu’il vouloit faire d’elle. Quand elle parut à demy persuadée, elle commença de se trouver mal, de demander quelquefois des dispenses pour les jeusnes et pour l’office, et de paroistre trop delicate pour la maniere de vivre de ce couvent. D’abord elle feignit de vouloir passer à un ordre plus mitigé ; enfin, elle se fit tellement remonstrer qu’on pouvoit faire aussi bien son salut dans le monde, en vivant bien avec son mary et en eslevant des enfans dans la crainte de Dieu, qu’on la fit resoudre au mariage, avec la mesme peine qu’un criminel se resoudroit à la mort.

Laurence en advertit aussitost son cousin, qui, ménageant brusquement cette occasion, fut si aise d’avoir, à son advis, suborné une religieuse, qu’il ne chicana point comme l’autrefois sur les articles, et il s’enquit fort peu de son bien, se contentant d’apprendre, par le bruit commun de la religion, qu’elle en avoit beaucoup, ne croyant pas que des gens devots pussent mentir, ny faire un jugement temeraire. D’avantage elle eut l’adresse de faire acheter beaucoup de meubles necessaires pour un honeste ménage, dont elle ne paya qu’un tiers comptant, car elle eut facilement credit du surplus. C’est à quoy elle employa utilement les deux mille escus qu’elle avoit receu de Nicodeme, qui parurent beaucoup davantage. Et comme on a maintenant la sotte coustume de dépenser en meubles, presens et frais de nopces la moitié de la dot d’une femme[57], et quelquefois le tout, ce ne fut pas une legere amorce pour Bedout de voir qu’il épargnoit toute cette dépense et ces frais. Ce qui luy plaisoit sur tout, c’est qu’on le pria que l’affaire se fit sans ceremonie ; cela se pouvoit appeler pour luy la derniere faveur. Et de peur de laisser prendre un mauvais air à sa maistresse, elle ne sortit point du couvent que pour aller à l’eglise, et de là à la maison de son mary, qui crut avoir la fleur de virginité la plus asseurée qui fut jamais. Ainsi, on peut dire que cette fille adroite avoit fait comme ces oyseleurs qui mettent un oyseau dans une cage, sous un trebuchet, pour en attraper un autre[58], par ce que la religion et la grille ne luy servirent que pour attraper un mary. S’ils vescurent bien ou mal ensemble, vous le pourrez voir quelque jour, si la mode vient d’écrire la vie des femmes mariées.

Fin du premier livre.

  1. Terme de jeu de paume : « On dit qu’une balle a passé à fleur de corde, ou qu’elle a frisé la corde, pour dire que peu s’en est fallu qu’elle n’ait été dehors. » (Dictionn. de Furetière.)
  2. C’est certainement de l’abbé Cotin ou de l’abbé Cassaigne qu’il est question. On sait, en effet, que Furetière partageoit la belle haine de Boileau contre ces prédicateurs à la mode ; il paroît même, par une note de Brossette sur le vers 60 de la 3e satire, que c’est lui qui les avoit recommandés au satirique : « Ce fut l’abbé Furetière qui indiqua à notre auteur les deux mauvais prédicateurs qui sont ici nommés, l’abbé Cassaigne et l’abbé Cotin, tous deux de l’Académie françoise. »
  3. La quête aux grands jours, dans une belle église, en brillante toilette, étoit une mode bourgeoise que Furetière ne devoit pas oublier. Il ne fait qu’en indiquer le ridicule, d’autres en ont relevé l’inconvenance ; ainsi le P. Sanlecque, en deux vers célèbres de sa satire contre une mère coquette, etc., et l’auteur anonyme d’une satire contre l’Indécence des questeuses, que nous trouvons dans un petit volume assez rare, Poésies chrestiennes, etc., par le sieur D… Paris, 1710, in-8.
  4. Cela est un trait contre La Serre, qui avoit la manie des illustrations pour ses livres : « Il tenoit pour maxime, dit Tallemant (édit. in-8., t. 5, p. 24), qu’il ne falloit qu’un beau titre et une belle taille douce ; aussi madame Margonne l’appeloit-elle le tailleur des muses, parcequ’il les habilloit assez bien. »
  5. Ici Furetière n’a pas, en apparence au moins, autant de franchise que Despréaux. Dans sa 1re satire, celui-ci avoit dit :

    Je ne puis rien nommer, si ce n’est par son nom ;
    J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

    Or, c’est ce même Rolet que Furetière, moins hardi, va peindre ici sous le pseudonyme de Vollichon. Il étoit bien connu au Palais. On ne l’y appeloit que l’âme damnée, et, quand le président Lamoignon vouloit désigner un insigne fripon, il disoit : C’est un Rolet. Selon Brossette, dans sa note sur le vers 157 de la 15e satire de Régnier, c’est à lui surtout qu’il falloit appliquer ce vers :

    Un avocat instruire en l’un ou l’autre cause.

    Rolet ne faisoit pas autre chose ; même il faisoit pis. En 1681, il fut convaincu d’avoir fait revivre une obligation de 500 livres, dont il avoit déjà reçu le paiement. Un arrêt le condamna à un bannissement de neuf années, et, entre autres amendes et dépens, à 4,000 fr. de réparation civile. La minute et la grosse de l’obligation incriminée furent lacérées par le greffier en présence de Rolet. La sentence est du 12 août 1681, c’est-à-dire long-temps après la publication du Roman bourgeois. Mais il y avoit longues années que Rolet se mettoit en mesure de la mériter, et qu’on l’en déclaroit digne au Palais et dans le monde. Toutefois, comme ses friponneries n’étoient pas chose jugée, on n’osoit pas, de peur d’un procès qu’il n’eût pas manqué de vous faire, dire hautement et sous son nom ce qu’étoit Rolet. Despréaux, je l’ai dit, l’osa seul ; mais, comme s’il eût eu peur de sa hardiesse, il l’atténua fort et l’annula même dans la 2e édition de ses satires, en mettant en note, pour le nom de Rolet, que c’étoit un hôtelier du pays blaisois. C’étoit se repentir d’avoir eu du courage, et en réalité n’être pas plus franc que ne l’avoit été Furetière avec son pseudonyme de Vollichon. Le plus comique de l’affaire, c’est que, selon Brossette, il se trouva en effet dans le Blaisois « un hôtelier de même nom, qui fit faire à Boileau de grandes plaintes. À Rouen, dit encore Brossette, dans une 1re édition qui fut faite sans la participation de l’auteur, on avoit mis un autre nom que celui de Rolet », ce qui nous étonne beaucoup, d’autant plus qu’à cette époque, dans cette même ville de Rouen, on jouoit une comédie en un acte, en vers, le Moulin de Bouille (Rouen, J.-B. Besongne, pet. in-12), dans laquelle Rolet étoit franchement nommé et mis en scène. — Furetière, dans son libelle allégorique, les Couches de l’Académie, fit encore, preuve qu’il le connoissoit bien, allusion à Rolet, comme au plus grand chicaneur du Palais. Il dit que la déesse Justice avoit, dans une écurie qu’on nomme Chicane, six harpies qu’on atteloit à son char, et à l’une d’elles, la première, la plus fameuse, il donne le nom de Rolette. Le patibulaire procureur finit mieux qu’il ne méritoit. On le déchargea de la peine du bannissement, à laquelle l’avoit condamné l’arrêt de 1681 ; il obtint une place de garde au château de Vincennes, et il y mourut.

  6. C’étoit le jeu à la mode de ce temps-là, et l’on sait par Louis Racine que Boileau y excelloit. Les procureurs surtout en faisoient leur amusement favori. Furetière en a fait le sujet d’une des satires qu’on a imprimées à la suite du Roman bourgeois, édit. de Nancy, 1713, in-12., p. 319-327. C’est au quai Saint-Bernard que Furetière place la fameuse partie de boules qui remplit sa satire ; mais on sait par Regnard, dans sa comédie du Divorce (prologue), que les joueurs de la bazoche avoient encore d’autres lieux de réunion : « Jupiter. Je me suis amusé en venant à jouer à la boule, aux Petits-Carreaux, contre quatre procureurs, qui ne m’ont laissé que trente sols. — Arlequin. Où diable vous êtes-vous fourré là ? Ces messieurs savent aussi bien rouler le bois que ruiner une famille. »
  7. « Pièce de four, pâtisserie délicate faite avec du beurre, du lait et des œufs frais, pétrie avec de la fleur de farine ; on y mêle du sucre et de l’écorce de citron. Le poupelin se sert d’ordinaire avec la tourte. » (Dict. de Furetière.)
  8. On appeloit ainsi les petites villas bourgeoises, les vide-bouteilles des marchands et des procureurs. La Fontaine, dans sa fable du Testament expliqué par Esope, emploie ce mot dans ce sens-là ; plus tard il finit par signifier simplement guinguette. (Journ. de Barbier, t. 1er, p. 350.)
  9. L’usage de jouer des enjeux indéterminés, laissés à la discrétion du gagnant, nous étoit venu d’Italie, de Florence, où il ne s’est pas perdu encore. Henri Estienne, dans ses Dialogues du nouveau langage françoys italianisé, appelle déjà discrétion le prix de certaines gageures ; mais, dans les lettres de Voiture, nous trouvons mieux encore le mot avec le sens que Furetière lui donne ici, et qu’il a gardé. La 70e lettre du grand épistolier, adressée a mademoiselle de Rambouillet, en luy envoyant douze galants de rubans d’Angleterre, pour une discrétion qu’il avoit perdue contre elle, commence ainsi : « Mademoiselle, puisque la discrétion est une des principales parties d’un galant, je croy qu’en vous en envoyant douze, je vous paye bien libéralement ce que je vous dois. » Quelquefois il en coûtoit cher de jouer pareil enjeu : « On dit que, pour une discrétion, il (Gondran) donna une toilette de cinq cents écus, où tout est d’orfèvrerie, et on parle de pendants de 6000 livres. » (Tallemant, Historiettes, in-8., t. 4, p. 292.)
  10. On appeloit ainsi, dit Furetière dans son Dictionnaire, « un bureau établi à Paris par Théophraste Renaudot, fameux médecin, où l’on trouve les adresses de plusieurs choses dont on a besoin. » Suivant le Dict. de Trévoux, qui n’est, comme on sait, qu’un remanîment de celui de Furetière, le bureau d’adresses fut long-temps interrompu, à cause de son peu de succès, qui avoit découragé « ceux qui s’en étoient mêlés. » Il y est dit toutefois (édit. 1732} : « On vient de le rétablir en 1702, et la manière dont on y a établi le bon ordre pour la commodité du public fait espérer qu’il réussira. » Par un autre dictionnaire, Novitius (Paris, 1721, in-4., p. 75), on sait le nom de celui qui le dirigeoit. Il y est dit, au mot Nomenclator : « Herpin, qui enseigne à Paris les noms et les demeures des personnes de qualité. » C’est à cet Herpin, sans doute, que Le Sage fait allusion dans Gil-Blas (liv. 1er, ch. 17), quand il fait dire par Fabrice à Gil-Blas : « Je vais de ce pas te conduire chez un homme à qui s’adresse la plupart des laquais qui sont sur le pavé… Il sait où l’on a besoin de valet, et il tient un registre non seulement des places vacantes, mais des bonnes et des mauvaises qualités des maîtres. »
  11. On appeloit ainsi les chaises à porteur perfectionnées, sous Louis XIII, par Montbrun de Souscarrière, bâtard du duc de Bellegarde. Avant lui, celles dont, en 1617, P. Le Petit avoit eu le privilége n’étoient pas couvertes ; ce n’étoient que de simples fauteuils fixés à deux bâtons en forme de brancards. Dans un voyage qu’il fit à Londres, Montbrun vit des chaises couvertes et fermées, et à son retour il se hâta d’en faire établir de pareilles à Paris, pour lesquelles il obtint, lui aussi, un privilége, par lettres-patentes enregistrées en parlement. (Sauval, Antiq.de Paris, chap. Voitures, t. 1er, p. 192.) Montbrun le partageoit avec madame de Cavoye. Il mit tout en œuvre pour que ses chaises devinssent à la mode. « Il n’alloit plus autrement, dit Tallemant, et durant un an on ne rencontroit que lui par les rues, afin qu’on vît que cette voiture étoit commode. Chaque chaise lui rend, toutes les semaines, cent sous ; il est vrai qu’il fournit de chaises, mais les porteurs sont obligés de payer celles qu’ils rompent. » (Historiettes, 1re édit., t. 4, p. 188, 191.) Ces chaises étoient numérotées, comme nos fiacres. (Id., t. 3, p. 253.) Elles firent vite fortune. Mascarille, comme un vrai marquis, s’en passoit la fantaisie : « Il fait un peu crotté, mais nous avons la chaise. — Madelon. Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps. » (Les Précieuses ridicules, scène 10.)
  12. L’escharpe ne se mettoit alors qu’en déshabillé ; les femmes ne la portoient « qu’en habit de couleur et négligées. » (Dict. de Trévoux.)
  13. On appeloit ainsi l’ensemble de plumes, de rubans, de nœuds, dont on chargeoit ses habits et sa coiffure. C’est ce que Mascarille appelle sa petite-oie. Il falloit, comme il dit, qu’elle fût « congruente à l’habit. » (Précieuses ridicules, sc. 10.)
  14. Ce mot pifre, que nous avons si étrangement détourné de son sens, étoit depuis le XIIIe siècle employé comme terme de mépris. On n’appeloit pas autrement que pifres ou bougres certains hérétiques des Flandres et de la Bourgogne. (Valesiana, p. 81-82.) Fleury de Bellingen explique ainsi l’étymologie de ce mot : « On nomme ordinairement gros piffre un gros homme qui a les joues rebondies de graisse. Mot emprunté et corrompu de l’allemand pfeiffer, qui signifie un joueur de fiffre, et approprié à telles sortes d’hommes, parce qu’un joueur de fiffre se fait enfler les joues à force de souffler, en flûtant, comme ceux-ci les ont enflées à force de manger. » (L’Etymologie des Proverbes françois, La Haye, 1656, in-8., p. 3.)
  15. Il s’agit ici de la présidente Tambonneau : « Une fois, dit Tallemant, elle alla fort ajustée chez la maréchale de Guébriant ; on ne faisoit que de se mettre à table, elle avoit dîné ; la voilà qui commence à lever sa robe, pour montrer sa belle jupe ; qui veut faire admirer comme ses manchettes étoient mises de bon air : car elle croyoit qu’il n’y avoit personne au monde qui les sut mettre comme elle, et même elle se piquoit de les mettre fort promptement, quoique madame Anne, sa duena, fut une heure et demie à les ajuster. » (Historiettes, 2e édit., t. 9, p. 161.)
  16. C’étoit un des ajustements mis à la mode par le duc de Candale, le Brummell, le d’Orsay du XVIIe siècle. Bussy, dans son Histoire amoureuse des Gaules, a raconté ses amours avec madame d’Olonne (édit. 1754, t. 1er, p. 1-42). Saint-Évremond nous a donné de lui un charmant portrait (Œuvres, 1753, in-12, t. 3, p. 154-180), et nous savons par les Mémoires de Cavagnac (t. 1er, p. 220) et par ceux de mademoiselle de Montpensier (coll. Petitot, 2e série, t. 41, p. 489), l’histoire de sa querelle avec Bartet, au sujet même de cette recherche de M. de Candale pour les ajustements. Bartet, jaloux des préférences que la marquise de Gouville accordoit à Candale, avoit dit : « Si l’on ôtoit à ce beau duc ses grands cheveux, ses grands canons, ses grandes manchettes et ses grosses touffes de galant, il ne seroit plus qu’un squelette et un atôme. » Candale le sut, et un jour, en pleine rue Saint-Thomas-du-Louvre, il fit arrêter Bartet par Laval, son écuyer, et par onze de ses gens, qui, le poignard d’une main, les ciseaux de l’autre, lui coupèrent un côté de cheveux, un côté de moustache, lui arrachèrent son rabat, ses canons, ses manchettes, etc., et le laissèrent en lui disant que c’étoit de la part de M. de Candale. Tallemant nous a aussi parlé de ce muguet brutal. Il a raconté ses amours avec madame de Saint-Loup. (Historiettes, t. 8, p. 88, édit. in-12.)
  17. Dans un petit volume in-12 paru à Rouen en 1609, sous le titre de la Gazette (en vers), ce même projet avoit été déjà émis et presque exécuté (V. Biblioth. poét. de M. Viollet Le Duc, p. 349-350). Mais cent ans après la publication du Roman bourgeois, cette idée eut à Londres son exécution bien plus complète, par la publication du Ladies Journal, « meuble, dit l’abbé Prevost (le Pour et le Contre, 1733, in-12, t. 1er, p. 161) qui manquoit sur la toilette des dames, et dont il est surprenant qu’une nation aussi galante que les François se soit laissé ravir l’invention. À la vérité, ajoute-t-il, Brantôme en avoit tracé le plan il y a déjà près de deux siècles. » Et il cite à l’appui ce passage de l’auteur des Dames galantes, que Furetière n’a presque fait que reproduire : « Il seroit à souhaiter que quelques uns de ces galants de profession, qui sont dévoués de cœur et d’esprit au service des dames, nous voulût faire des chroniques d’amour, comme plusieurs font celle des nations et des royaumes, etc. »
  18. Ces poupées de modes, qui donnoient le ton pour les toilettes, avoient d’abord été attifées chez mademoiselle de Scudéry, d’où elles partoient pour la province ou l’étranger. L’une étoit pour le négligé, l’autre pour les grandes toilettes. On les appeloit la grande et la petite Pandore, et c’est aux petites assemblées du samedi qu’on procédoit à leur ajustement dans le cercle des précieuses. Un siècle plus tard, nous trouvons encore une de ces poupées courant le monde pour y propager les modes parisiennes. « On assure, lisons-nous dans un livre très rare, que pendant la guerre la plus sanglante entre la France et l’Angleterre, du temps d’Addison, qui en fait la remarque, ainsi que M. l’abbé Prevost, par une galanterie qui n’est pas indigne de tenir une place dans l’histoire, les ministres des deux cours de Versailles et de Saint-James accordoient en faveur des dames un passeport inviolable à la grande poupée, qui étoit une figure d’albâtre de trois ou quatre pieds de hauteur, vêtue et coiffée suivant les modes les plus récentes, pour servir de modèle aux dames du pays. Ainsi, au milieu des hostilités furieuses qui s’exerçoient de part et d’autre, cette poupée étoit la seule chose qui fut respectée par les armes. » (Souv. d’un homme du monde, Paris, 1789, in-12, t. 2, p. 170, no 395.)
  19. C’est là qu’on faisoit alors les fines parties, et Furetière est loin d’avoir tort dans ce qu’il ajoute sur les risques qu’y couroit « l’honneur bourgeois ». Ailleurs il en avoit parlé, et sur le même ton (V. le Voyage de Mercure, liv. 4, Paris, 1653, in-4. p. 88). — Sarrazin, dans la lettre qui sert de préface à son Ode à Calliope, dit aussi, par allusion au scandale de ces gaîtés champêtres : « Si je devine bien, le mot d’aventure et le lieu de Saint-Clou (sic) vous feront d’abord songer à quelque chose d’étrange, et vous ne tarderez guère à scandaliser votre bonne amie et votre très humble serviteur. » Un amant ne pardonnoit pas à sa maîtresse de faire sans lui une promenade à Saint-Cloud :

    Je ne saurois vous pardonner
    Le régal qu’à Saint-Cloud Paul vient de vous donner ;
    C’est le plus dégoûtant de tous les esprits fades.
    Vous aimez trop les promenades,
    Iris : allez vous promener.

    (Poésies de Charleval, Amst., 1759, in-12, p. 52, épigr. 37.)
  20. « Aller à Versailles, être renversé. » Ant. Oudin, Curiositez françoises, Paris, 1640, in-12. p. 569.
  21. Nous ne nous arrêterions pas sur cette expression, devenue très commune, si elle n’avoit été, du temps de Furetière, fort à la mode et de bon ton, à ce point qu’on fit, en manière de définition galante, un petit traité de l’Heure du Berger, qui se trouve dans le Recueil de pièces en prose les plus agréables du temps, etc., Paris, 1671, quatrième partie, p. 72-75.
  22. C’étoit, sous Louis XIII, la plus fameuse cabaretière des environs de Paris. On trouve dans Tallemant (édit. in-12, t. 9, p. 223–226) une longue et curieuse historiette sur elle, sur son vaste cabaret de Saint-Cloud, sur les longs crédits qu’elle faisoit à la noblesse, etc. Il y est aussi parlé de ses amours avec Saint-Preuil, et de la belle conduite qu’elle tint quand, aux instigations du duc de la Meilleraye, ce gouverneur d’Arras fut jugé et décapité à Amiens. « Elle reçut sa tête dans un tablier, dit Tallemant, et lui fit faire un magnifique service à ses dépens. » Dans les notes curieuses qu’il a données sur ce passage des Historiettes, M. Monmerqué omet de dire qu’en décembre 1803, lors des fouilles qu’on fit dans l’enclos des Feuillans d’Amiens, on a eu la preuve des soins pieux que prit la Durier pour l’inhumation de Saint-Preuil ; on retrouva le corps et la tête embaumés. Le détail de cette découverte et du bruit qu’elle fit à Amiens se lit tout entier au t. 2, p. 198-199, des Essais historiques sur Paris, publiés en 1812, in-12, par le neveu de Saint-Foix, pour faire suite à ceux publiés par son oncle. — Quelques auteurs du temps ont aussi parlé de la Durier, entre autres Sarrazin, qui, dans la préface de son Ode à Calliope, se fait dire par sa muse : « Je quitteray pour vous la table des dieux si vous quittez pour moi celle de la Durier. » (Les Œuvres de M. Sarrazin, etc., Paris, 1696, in-8, p. 283.)
  23. Il est fait allusion ici au livre de François Desrues : Les Marguerites françoises, ou fleurs de bien dire, contenant plusieurs belles et rares sentences morales recueillies des meilleurs auteurs, et mises en ordre alphabétique. Rouen, Behourt, 1625, in-12. Cette édition, décrite par Brunet, Manuel, II, 65, n’est pas la plus ancienne de ce recueil, qui s’appeloit auparavant : Fleurs de bien dire, recueillies des cabinets des plus rares esprits de ce temps, pour exprimer les passions amoureuses de l’un comme de l’autre sexe, etc. Il y en a sous ce titre une édition de 1598, Paris, Guillemot, pet. in-12.
  24. C’est proprement une expression espagnole qui veut dire pour les gants, et qui fait allusion à la paire de gants qui étoit alors le seul droit de commission, le seul pot-de-vin de certains services ; les locutions avoir les gants, se donner les gants d’une chose, viennent de là. Molière, dans l’Étourdi, a employé le mot paraguante, et Le Sage, dans Gil Blas (liv. 7, ch. 2), a dit, parlant d’un secrétaire du duc de Lerme : « Pourvu qu’il tire des paraguantes d’une affaire, il se soucie fort peu des épilogueurs. » Le mot nous étoit venu d’Espagne au XVIIe siècle ; nous avions l’usage auparavant. Ainsi, dans le Roman de la Rose (édit. Lenglet Dufresnoy, t. 2, p. 158), il est parlé d’une paire de gants ainsi donnée, et dans le Perceforest, le roi dit au valet qui lui amène le cheval de sa maîtresse : « Passavant, je vous doibs vos gants. »
  25. C’étoient celles qui se tenoient, à propos des nouvelles du jour, chez Théophraste Renaudot. On sait que ce premier de nos faiseurs de gazettes prenoit pour titre celui de maître général des bureaux d’adresse, et que, long-temps, on put lire au bas de la dernière page du journal dont il étoit le fondateur : Du bureau d’adresse, au Grand-Coq, rue de la Calandre, sortant au Marché-Neuf, près le Palais, à Paris.
  26. C’étoit un des plus fameux opérateurs du Pont-Neuf. Il devoit à la ville d’Orviéto, d’où il venoit, le nom qu’il portoit et que sa drogue a gardé. On en trouve la recette dans la Pharmacopée de Moïse Charas (1753, 2 vol. in-4) ; la thériaque en étoit la base. La vogue de ce remède survécut à son inventeur, et fit la fortune de celui qui en acheta le secret. Nous lisons, en effet, dans le Livre commode des adresses pour 1690, au chapitre des Matières médicinales : « M. de Blegny fils, apothicaire ordinaire du roy…, c’est le seul artiste à qui les descendants du signor Hieronimo de Ferranti, inventeur de l’Orviétan, ayent communiqué le secret original. » Je ne sais que ce passage où ce nom soit cité. — On peut lire dans Gui-Patin (lettre du 6 janv. 1654) comment il se fit que la drogue de l’Orviétan, à l’instigation du médecin de Gorris, fut autorisée par douze docteurs de la Faculté, et ce qu’il en advint de rigoureux pour eux quand on sut l’affaire, et le prix qu’ils en avoient touché.
  27. On disoit donner le bouquet quand on engageoit quelqu’un pour un repas et surtout pour un bal. Cela venoit de ce que les dames, qui souvent alors donnoient à danser et payoient les violons, c’est le mot, engageoient leurs cavaliers à la danse en leur présentant un bouquet. Il en étoit ainsi sous Louis XIII. V. Tallemant, t. 8, p. 20 à 25. — Rendre le bouquet, c’étoit s’acquitter, par une invitation pareille, de celle qu’on vous avoit faite.
  28. Cette taxe des aisés, qui, son nom l’indique, ne frappoit que les riches, étoit une contribution exorbitante, d’autant plus qu’on ne l’imposoit qu’arbitrairement. Une anecdote racontée par Tallemant, édit. in-8, t. 1er, p. 374-375, prouve que Richelieu s’en faisoit une arme pour avoir raison de ceux dont il vouloit se venger. Il molesta de cette sorte Barentin, maître de la chambre aux deniers.
  29. Chercher le sens tropologique, c’est, sous la figure, le trope, la parabole, démêler le sens moral, ce qui est très nécessaire pour l’Écriture.
  30. C’étoient, en effet, des danses de l’autre règne, et, partant, passées de mode. La première est décrite par Ant. Arena dans son poëme macaronique sur la danse, au chapitre Quos passibus duplum esse debet. Régnier en parle aussi dans sa 5e satyre, v. 220.

    Jadis, de votre temps, la vertu simple et pure
    Sans fard, sans fiction, imitoit la nature…
    … la nostre aujourd’hui qu’on revère icy-bas
    Va la nuit dans le bal et danse les cinq pas.

  31. Allusion satirique à l’heureux anagramme que fit Malherbe, quand il transforma le nom de Catherine, que portoit madame de Rambouillet, en celui d’Arthenice. (Tallemant, Historiettes, 2e édit., t. 1, p. 271.)
  32. Pendant le temps de leurs couches, les bourgeoises avoient coutume de recevoir toutes les visites des voisines. Leur lit étoit paré pour cela, et surmonté d’un pavillon qu’on n’étendoit que dans ces occasions. Je vous revois, dit Coulanges (Chansons choisies, 1694, in-12, p. 72),

    Je vous revois, vieux lit si chéri de mes pères,
    Où jadis toutes mes grand’s mères,
    Lorsque Dieu leur donnoit d’heureux accouchements,
    De leur fécondité recevoient compliments.

    Ces compliments étoient bavards, et, à la longue, tournoient au commérage. On en fit le texte de petits pamphlets bourgeois parus successivement, au nombre de huit, en 1623. En 1624 on fit une édition collective de toutes ces pièces, sous le titre de Recueil général des caquets de l’accouchée… 1624, pet. in-12. D’autres pièces du XVIIe siècle portent le même titre.

  33. Ch. Sorel (Charroselles) se mêla, en effet, de livres de magie. En 1636, il avoit publié un volume des Talismans ou figures peintes sous certaines constellations, Paris, in-8. Il avoit pris pour cet ouvrage un pseudonyme dont nous reparlerons.
  34. Le droguet étoit une étoffe de soie qui devoit son nom à la ville d’Irlande Drogheda, d’où elle avoit d’abord été importée chez nous. (Fr. Michel, Recherches sur le commerce et la fabrication des étoffes de soie, etc. Paris, 1854, in-4, t. 2, p. 244.)
  35. C’est sans doute Benserade. Ce qui est dit ici de « bagatelles mélodieuses, etc. », et un peu plus loin (p. 139), de l’avantage qu’on trouve à faire « les vers d’un ballet du roy », se rapporte au mieux à ce rimeur courtisan, dont la verve n’alla jamais plus loin qu’un rondeau ou un madrigal, et dont la plus grande gloire fut d’aider Molière dans les ballets à régler pour la cour. Si c’est Benserade, la grande princesse dont il est parlé ici doit être madame de Longueville, qui, en effet, fut sa protectrice, surtout dans l’affaire des sonnets de Job et d’Uranie. On sait que ce dernier étoit de Benserade, et c’est pour lui qu’elle se déclara hautement.
  36. Jusqu’au commencement du XVIIIe siècle, la communauté des orfèvres avoit l’usage d’offrir, le premier jour de mai, à Notre-Dame, un grand tableau qui, à cause du jour où on l’offroit, s’appeloit tableau du mai. On l’appendoit ce jour-là à la porte de l’église, puis ou lui donnoit une place à l’intérieur. Ces tableaux n’avoient pas moins de onze ou douze pieds de hauteur. Les piliers de la nef et plusieurs des chapelles en étoient ornés. (Piganiol, Descript. de Paris, t. 1er, p. 310-312.) On lit dans le Dictionnaire de Trévoux, édit. 1732, que, depuis quelques années, cet usage s’étoit perdu.
  37. Il doit être ici question de Boisrobert, que ses vers, et mieux encore ses bouffonneries, poussèrent auprès de Richelieu, et qui fit partager sa faveur à tous les poëtes ses amis et ses flatteurs. Il en peupla l’Académie naissante. On appela tous ces académiciens de remplissage les enfants de la pitié de Boisrobert ; et lui-même, songeant à ce qu’il avoit obtenu pour eux du cardinal, se donnoit le titre de solliciteur des muses affligées. V. son Historiette parmi celles de Tallemant, 2e édit., t. 3, p. 148.
  38. Il est parlé ici du nouveau Recueil de pièces les plus agréables de ce temps, en suite des jeux de l’inconnu (Paris, 1644, in-12), dont l’éditeur étoit en effet Ch. Sorel, l’original de Charroselles. Nous en reparlerons plus bas.
  39. Ils eurent, en effet, une grande vogue pendant tout le XVIIe siècle. Quoi qu’en dise même Furetière, qui n’avoit guère droit de décrier ce genre de publication, puisqu’il fit paroître quelques unes de ses poésies dans le Recueil de poésies diverses donné par La Fontaine (Paris, 1671, in-12), la mode des recueils étoit encore très florissante de son temps, et devoit même lui survivre. La préface du Nouveau choix de poésies donné à La Haye en 1715, in-12, prouve qu’au XVIIIe siècle elle étoit encore en pleine faveur. Une bibliographie des Recueils seroit de trop ici. Nous renverrons, pour les principaux, au Catalogue de la Bibliothèque de M. Viollet le Duc (Supplément), p. 3-4.
  40. Encore une mode poétique de ce temps-là, qui datoit du XVIe siècle, et qui ne se perdit qu’au XVIIIe. Il y a dans le Palais Mazarin, de M. de Laborde, p. 349, note 517, quelques détails curieux sur ces chiens et ces chats poétiquement célébrés, et M. Joncières a publié dans l’Artiste de juillet 1840 un article intéressant sous ce titre : Du rôle des chiens et des chats en littérature.
  41. C’est de Boileau qu’il s’agit, et Furetière parle ici moins pour Angélique que pour lui-même. Ils étoient, en effet, fort amis, et d’esprit d’ailleurs à se bien comprendre. Ils se prêtoient mutuellement des traits pour leurs satires. Ainsi l’on sait par Brossette que c’est Furetière qui designa à Boileau les abbés Cotin et Cassagne pour les vers de la 3e satire, où ils commencent à être fustigés ; peut-étre, en revanche, Boileau désigna-t-il à Furetière d’autres victimes de sa connoissance pour le Roman bourgeois. Par une singulière coïncidence, qui, toutefois, semble être moins un hasard qu’une entente satirique, les sept premières satires de Boileau parurent la même année (1666) que le Roman bourgeois, et chez le même libraire, Billaine. Deux ans auparavant, c’est chez Furetière, de l’aveu même de Boileau, que la scène du Chapelain décoiffé avoit été faite entre eux, en compagnie de Racine, contre des poètes qu’ils détestoient en commun. La Serre, que Furetière épargne si peu, étoit, on le sait, du nombre. D’après cela, on peut comprendre que Furetière fût dans la confidence des travaux de Boileau, et que, dès 1666, étant l’un des premiers initiés à ses œuvres ébauchées, il pût faire allusion déjà à l’un des plus fameux passages de l’Art poétique, bien que ce poème ne dut voir le jour qu’en 1674. Il est vrai que, dès 1669, Boileau le trouvoit assez achevé pour en faire des lectures dans le monde, notamment chez Patru.
  42. C’est la pièce la plus célèbre d’Habert de Cerizy, l’un des premiers de l’Académie françoise. Elle fut publiée en 1639, in-8. Elle eut un si long succès qu’en 1689 on en fit une traduction en vers latins, Oculi Phylidis in astra, etc., Paris, Muguet, 1689, in-12. — Ce madrigal, de près de 500 vers, n’étoit au reste qu’une imitation évidente du poème de Callimaque sur la Chevelure de Bérenice transformée en comète. L’abbé Goujet l’a justement remarqué dans son article sur Habert de Cerisy, Biblioth. franç., t. 14, p. 215.
  43. Je ne serois pas éloigné de croire, avec M. Eugène Maron, dans son intéressant travail sur le Roman bourgeois au XVIIe siècle (Revue indépendante, 10 février 1848, p. 289), qu’il s’agit ici du surintendant Fouquet. Comme l’intendant des coquilles, qui s’attaquoit aux Néréides, qui sont les princesses et les filles d’honneur de la reine maritime, Fouquet s’étoit adressé aux filles de la reine. « Il se seroit épuisé, dit Brienne (Mémoires, t. 2, p. 212) pour avoir la satisfaction de coucher une nuit avec une duchesse, qui refusa, dit-on, les cent mille écus que le surintendant lui fit porter. Il se rabattit sur Menneville, fille d’honneur de la reine-mère, en rabattant aussi de moitié pour la somme, puisqu’il ne lui donna que 150,000 livres. »
  44. Ce doit être mademoiselle de Scudéry. Ce qui est dit plus bas (p. 164) sur son amant, aussi laid qu’elle, me le confirme tout à fait. On sait que Pélisson, qui fut le seul amoureux de l’illustre Sapho, luttoit, en effet, de laideur avec elle, « abusant, comme on l’a dit, de la permission qu’ont les gens d’esprit d’être laids ».
  45. Tout le monde a reconnu Ronsard et son amour le plus chante. Ce que dit Furetière n’est pas une médisance. Il est certain que sa Cassandre étoit une fille de basse extraction, qu’elle fut une grisette de Blois, déjà possédée par Saint-Gelais, comme l’ont dit quelques uns, ou bien une servante de taverne, comme il est dit ici. Le poète, d’ailleurs, n’a pas toujours désavoué cette roture de ses amours. Dans une de ses odes, par un élan de franchise, plutôt encore que pour imiter l’ode d’Horace à Xanthias Proccus, il a dit :

    Si j’aime depuis naguière
    Une belle chambrière,
    Hé ! qui m’oseroit blasmer
    De si bassement aimer ?
    ........
    Quant à moy, je laisse dire
    Ceux qui sont prompts à mesdire.
    Je ne veux laisser pour eux
    En bas lieu d’être amoureux.

    Il laissa dire, en effet ; après Cassandre, il aima Genêvre, qu’il avoit connue dans le même quartier, et qui, dit-on, n’étoit autre que la femme du concierge de la geôle de Saint-Marcel. — Tout le monde savoit ce qu’avoient de roturier et d’infime les amours de Ronsard. G. Gueret le donne à entendre dans son Parnasse réformé, p. 73, et on lit dans le Carpenteriana, p. 10, ce passage, qui confirme tout à fait ce que vient de dire Furetière : « Je ne suis point, ma guerrière Cassandre, etc. Sa mademoiselle Cassandre, qui étoit, à ce qu’on dit, une cabaretiere, n’y pouvoit rien comprendre, non plus que bien d’honnestes gens d’à présent. »

  46. Ce mot s’employoit tantôt au masculin, tantôt au féminin, mais toujours en mauvaise part et pour désigner une personne mal bâtie. Voiture, et après lui Tallemant (Historiettes, 2e édit., t. 10, p. 136) l’ont mis au masculin.
  47. C’étoit un grand luxe alors. Les primeurs surtout étoient du plus haut prix. On peut lire à ce sujet le Jardinier françois de Bonnefonds, valet de chambre du Roy, Paris, 1651, in-12. Dans la comédie de de Visé, les Côteaux ou les Friands marquis, jouée en 1665, l’un des personnages ne veut manger les petits pois qu’à cent francs le litron. Encore étoit-ce peu ; d’après une Vie de Colbert, imprimée en 1693, on alloit jusqu’à cinquante écus. C’étoit une fureur. « Le chapitre des pois dure toujours, écrit madame de Maintenon sous la date du 10 mai de cette même année 1696 ; l’impatience d’en manger, le plaisir d’en avoir mangé et la joie d’en manger encore sont les trois points que nos princes traitent depuis quatre jours. Il y a des dames qui, après avoir soupé avec le roi, et bien soupé, trouvent des pois chez elles pour manger avant de se coucher, au risque d’une indigestion. C’est une mode, une fureur, et l’une suit l’autre. » Dans les cadeaux, fête qu’un amant donnoit à sa maltresse (V. École des maris, acte 1, sc. 1), les petits pois étoient de rigueur.
  48. M. Eugène Maron, dans son article déjà cité, pense que c’est Ninon, et, sauf la pruderie, qui est plus grande dans Polyphile qu’elle ne l’étoit chez mademoiselle de Lenclos, rien ne dément guère cette opinion. Un passage lui donne même tout à fait raison : c’est celui (V. page 176) qui a rapport au baladin ou plutôt au danseur aimé par Polyphile. Il est vrai que Ninon eut, en effet, une belle passion pour Pecourt, le danseur, et on lit à ce sujet, dans les Anecdotes dramatiques, t. 3, p. 384, une assez curieuse histoire.
  49. On appeloit ainsi une sorte de bonnet rond et plat qui ne couvroit que le sommet de la tête : « Les bedeaux, les pâtissiers, les petits laquais des femmes, portent des cales. » (Diction. de Trévoux, édit. 1732.)
  50. On peut consulter, sur cette mode et les habitudes des ruelles littéraires, une curieuse note de M. Valckenaër dans ses Mémoires sur la vie de madame de Sévigné, t. 11, p. 387, et une autre de M. L. de Laborde, Palais Mazarin, p. 331, note 360.
  51. Allusion à la fameuse panacée inventée par le chevalier Digby, et pour laquelle il avoit fait tout un traité, souvent réimprimé : Discours sur la poudre de sympathie pour la guerison des plaies, Paris, 1658, 1662, 1730, in-12. Cette poudre, en somme, ne se composoit que de sulfate de fer, pulvérisé avec de la gomme arabique. V. Tallemant, in-8o, t. 3, p. 209.
  52. C’étoit le singe de Brioché, le montreur de marionnettes de la porte de Nesle. La Fontaine l’a nommé et a vanté ses tours dans sa fable de la Cour du Lion (liv. 7, fab. 7), et Molière lui a fait le même honneur dans Tartuffe (acte 2, sc. 4). Un jour, ayant eu l’imprudence de faire une trop laide grimace au nez de Cyrano, le grand bretteur, qui le prit pour un laquais minuscule, l’abattit d’un coup d’épée ; c’est ce que nous apprend une facétie publiée vers 1655, sous ce titre : Combat de Cirano de Bergerac contre le singe de Brioché. À la page 10 de cette brochure, réimprimée en 1704, en 1707, puis encore de notre temps, mais toujours rare, et curieusement analysée par M. Ch. Magnin dans son Histoire des marionnettes, p. 136-137, se trouve la description complète du fameux singe, avec son costume : « Il étoit grand comme un petit homme et bouffon en diable ; son maître l’avoit coiffé d’un vieux vigogne dont un plumet cachoit les fissures et la colle ; il luy avoit ceint le cou d’une fraise à la scaramouche ; il luy faisoit porter un pourpoint à six basques mouvantes, garni de passement et d’aiguillettes, vêtement qui sentoit le laquéisme ; il luy avoit concédé un baudrier d’où pendoit une lame sans pointe. »
  53. Dans la pièce de Boisfranc, les Bains de la porte Saint-Bernard, comédie en trois actes, en prose (1696), le trafic des mariages est comparé, un peu plus noblement qu’ici, à celui qui se fait au marché aux chevaux. « Il ne seroit pas mauvais, y est-il dit (acte 3, sc. 2), qu’il y eût à Paris un marché aux maris, comme il y a un marché aux chevaux : ce sont des pestes d’animaux où l’on est plus trompé qu’à tout le reste de l’équipage. On iroit là les examiner, on les mettroit au pas, à l’entre-pas ; on les feroit trotter, galoper, et, sans s’amuser à la belle encolure, qui souvent attrape les sottes, on ne prendroit que ceux qui ont bon pied, bon œil, et dont on pourroit tirer un bon service. »
  54. Il est parlé ici de la tour de l’ancienne abbaye Saint-Martin, dont on avoit fait une prison pour les filles débauchées. C’est là qu’elles attendoient qu’on les fît comparoître, dans une salle du grand Châtelet, devant le lieutenant général de police, qui les jugeoit. C’est le premier vendredi de chaque mois que se tenoient ces audiences. — La tour Saint-Martin existe encore en partie au coin de la rue du Vertbois ; la fontaine Saint-Martin, établie en 1712, y est adossée. V., pour cette prison, Journal de Barbier, t. 3, p. 109, 110, 116.
  55. Les pensionnaires des cloîtres ne se contentoient pas de recevoir des visites, elles en rendoient aussi. Le père Laguille nous parle de celles que mademoiselle d’Aubigné faisoit à Scarron lorsqu’elle étoit au couvent des Ursulines de la rue Saint-Jacques, le même peut-être où Furetière met Lucrèce en retraite. (Frag. des Mém. du P. Laguille, Archives littéraires de l’Europe, nº xxxv, p. 370.) On sait d’ailleurs combien ces retraites, qui, pour les dames de la cour, se faisoient la plupart aux Carmélites de la rue du Bouloi, avoient peu d’austérité. (V. Lettres de Sévigné, 15 oct. 1677 et 25 mai 1680.)
  56. Autrement dit année d’épreuve ou de noviciat, qui commençoit le jour de la prise d’habit.
  57. « L’utile et la louable pratique, dit La Bruyère, de perdre en frais de noces le tiers de la dot qu’une femme apporte ! de commencer par s’appauvrir de concert par l’amas de choses superflues, et de prendre déjà sur son fonds de quoi payer Gaultier (marchand d’étoffes), les meubles et la toilette. » (Les Caractères, de la Ville, § 18.)

    À peine est elle entree en sa quinzième année ;
    Il l’epouse, pourtant ; la parole est donnee,
    Et dejà de ses biens le futur héritier
    S’attend d’en voir passer la moitié chez Gautier.

    (Satyre nouvelle sur les promenades de Paris, etc., Paris, 1699, in-8., p. 7.)
  58. Comparaison empruntée aux Quinze joyes de mariage.