Le Roman anglais contemporain (1864)

Le Roman anglais contemporain (1864)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 669-693).
LE
ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN

UNE REFORME PAR LE ROMAN.

Hard Cash, by Charles Reade. London, Sampson Low, Son and Co. ; 3 vols.

Faire du roman un moyen de réforme dans l’ordre matériel ou moral, c’est-à-dire soutenir, propager par les seules armes de la fiction une idée pratique, une idée de progrès, combien de fois l’esprit anglais ne s’est-il pas proposé une pareille tâche ! C’est encore sur une tentative de ce genre que notre attention est appelée par l’ingénieux récit dont nous essayons aujourd’hui l’analyse. Hard cash, — l’argent dur, l’argent impitoyable, — tel est le titre du dernier roman de M. Reade, et cette donnée générale, la fatalité de la richesse, ne semble pas promettre, à première vue, une œuvre bien nouvelle. Qu’on réfléchisse cependant à ce que peut devenir en ce monde l’influence d’un portefeuille bien garni de billets de banque. Si le portefeuille ferme à clé, s’il a des dimensions respectables, et si le trésor qu’il recèle équivaut à ce qu’on est convenu d’appeler une « fortune, » ce petit meuble est tout à coup investi d’un intérêt, — nous dirions presque d’une majesté, — qui appartient ici-bas à bien peu de créatures humaines. Douez-le, par une magie quelconque, d’un minimum d’intelligence, si restreint qu’il puisse être, qu’il ait des volontés plus ou moins raisonnables, des caprices plus ou moins absurdes, il sera écouté, obéi à l’égal de tel banquier, de tel oncle à succession, qui n’est en somme, — abstraction faite de certains attributs peu essentiels, — qu’un portefeuille animé, une sorte d’incarnation bouddhique du dieu Mammon. Laissez-le dans son état inerte et passif, il n’en aura pas moins son rôle, agitant autour de lui l’espérance et la crainte, objet de convoitises ardentes, de malédictions passionnées, de secrètes angoisses, de joies sans nom. Aux uns il donnera la fièvre du désespoir, aux autres celle de l’ambition : il pèsera, et d’un poids énorme, sur mainte destinée ; il fera le bonheur ou le malheur de ceux-là mêmes qui le méprisent, le méconnaissent ou l’ignorent ; il créera des obstacles et il en fera disparaître ; il rapprochera ceux que la haine séparait, il brisera les liens de la plus étroite amitié. Bref, favorable aux uns, fatal aux autres, tyran pour tous, il aura cette dureté, cette rigidité métallique que prend sous le balancier des monnayeurs l’argent dont il est le symbole. Ce sera bien le hard cash dont parle M. Reade[1], l’argent inflexible et calleux, sur lequel le poinçon s’émousse, rebelle aux plus âpres désirs, impassible devant les cris de la faim, aussi sourd que muet, sans oreilles et sans entrailles, l’argent enfin, le despote universel, l’oppresseur par excellence.


I

Voyez, dans une des rues principales de Calcutta, le capitaine David Dodd arrêté devant le comptoir de banque Anderson frères et Co. C’est tout au plus si le brave homme, — un loup de mer intrépide entre tous, — ose franchir le seuil de cette opulente demeure. Une faillite importante, pas plus tard que la veille, a mis la place en désarroi. Les maisons les plus solides sont en suspicion, et David Dodd a laissé peu à peu s’accumuler chez les banquiers Anderson la totalité des économies qu’il a pu faire comme capitaine au long cours. Sa fortune entière, — ou, pour mieux dire, celle de ses enfans, de sa chère Julia, de son Edward bien-aimé, — doit se trouver là, dans ces coffres-forts impénétrables que la panique a peut-être déjà vidés. Comment sera-t-il accueilli, venant réclamer en bloc les quatorze mille et quelques cents livres sterling qui constituent le précieux pécule obtenu par vingt ans de fatigues et de dangers ? A peine le chiffre formidable a-t-il franchi ses lèvres, que les commis subalternes échangent entre eux un regard consterné. On allègue la nécessité d’en référer aux patrons, et le digne capitaine, plus inquiet que jamais, demeure livré à mille doutes poignans. Il est introduit néanmoins, au bout de quelques minutes, dans le cabinet des chefs de la maison de banque, qui lui offrent de le satisfaire au moyen de lettres de crédit. En tout autre temps, il lui eût semblé puéril de refuser un pareil mode de paiement ; mais, sous le coup des anxiétés par lesquelles il vient de passer, rien ne lui paraît solide, rien ne lui paraît acceptable, si ce n’est le hard cash, à savoir le billet que la Banque d’Angleterre elle-même a promis d’échanger à vue contre de belles guinées sonnantes et trébuchantes. Il insiste donc, et finit par obtenir sous cette forme le solde qui lui est dû ; mais parmi les billets qui lui sont remis, il en reconnaît un qu’il a vu verser, avec beaucoup d’autres, quelques minutes auparavant, dans la caisse des Anderson par un des agens de l’administration civile. Cette circonstance significative lui prouve que la maison de banque, réduite aux abois, a dû solliciter l’appui pécuniaire du gouvernement. Une heure plus tôt, il n’eût peut-être pas été payé ; un jour plus tard, il ne le serait peut-être plus. De là cette immense joie qu’il éprouve, au sortir de l’antre commercial, à bourrer de ses bank-notes un solide portefeuille dont il n’entend plus se séparer désormais avant d’avoir revu sa patrie.

Joie immense, disons-nous, mais bientôt suivie d’un âpre souci. C’en est fait de la sereine indifférence que l’honnête marin portait au milieu des périls de sa profession. Le sentiment de la responsabilité qu’il a prise, la crainte des accidens qui peuvent survenir, le calcul de toutes les mauvaises chances auxquelles son trésor est exposé, assiègent et troublent son âme candide. Il ne se reconnaît plus, habitué qu’il était autrefois à mépriser les menaces de la tempête, les mille hasards de l’Océan ; mais alors il n’aventurait que lui. Maintenant c’est l’avenir de sa femme, le sort de ses enfans, que le plus futile accident peut compromettre. Ses préoccupations raccompagnent jusqu’au port chinois de Whampoa, où il a reçu l’ordre d’aller prendre le commandement de l’Agra et de ramener jusqu’au Cap, où l’attend un nouveau capitaine, ce navire, sur lequel il avait songé à prendre passage pour sa traversée de retour. Après avoir un peu oublié ses propres inquiétudes au milieu des soucis de tout ordre qui accompagnent un embarquement précipité, il les voit renaître plus vives que jamais sur ces mers infestées de pirates où les amiraux chinois lui ont signalé la croisière de deux schooners plus que suspects, équipés par des flibustiers portugais. Dodd a gardé pour lui ce fâcheux renseignement ; mais lorsqu’une voile étrangère lui est signalée au droit de son navire, il devine sans peine de quoi il s’agit et prend à l’instant même toutes les mesures nécessaires soit pour échapper aux forbans, soit pour les combattre, s’il y est réduit. D’un homme de cœur les quatorze mille livres sterling n’ont pas fait un lâche ; tout au plus le détournent-elles d’en venir aux mains sans une nécessité bien démontrée. Lorsqu’il s’y voit contraint par les habiles manœuvres de l’ennemi et quand tous ses préparatifs de combat sont terminés, le capitaine mande dans sa cabine deux des principaux passagers, dont l’un est son ami de vieille date, et après leur avoir fait connaître la nature du trésor qu’il porte cousu dans les plis de sa chemise de flanelle, il obtient d’eux la promesse que si malheur arrivait, ils veilleront sur le précieux héritage. Ceci convenu, il engage la lutte, qu’il soutient héroïquement contre les deux pirates tour à tour entrés en lice, et à l’issue de laquelle il tombe gravement blessé sur la dunette de son vaisseau victorieux.

Le portefeuille cependant est bien loin d’être hors d’affaire. C’est d’abord un Indien traître et voleur qui, après avoir pénétré le secret du capitaine, se glisse de nuit dans la cabine où la fièvre le tient cloué, et tente de le dépouiller pendant un de ses accès de délire. La tentative heureusement ne réussit pas. Dodd une fois guéri, c’est une bourrasque subite qui surprend l’Agra au sud de l’île Maurice et risque fort de le couler à fond. Le malheureux vaisseau talonne et fait eau de tous côtés ; la gueule de ses caronades plonge sous les lames, les mâts craquent et se brisent l’un après l’autre ; une fois à la mer, retenus par leurs agrès, ils battent comme autant de béliers les flancs du navire ; la barre du gouvernail est brisée ; la destruction semble imminente, Dodd lui-même est à bout de ressources. Retiré dans sa cabine, il ne songe plus qu’à épargner à ceux qu’il aime les funestes conséquences du malheur qui le frappe. Une bouteille soigneusement bouchée, ficelée, goudronnée, étiquetée, reçoit le précieux dépôt que le portefeuille enfermait naguère ; elle est dans la poche du capitaine, lorsqu’il remonte sur le pont pour profiter d’une dernière chance de salut qu’il a cru entrevoir. C’est à ce moment même qu’un coup de mer vient balayer le pont et y laisse à grand’peine le malheureux Dodd solidement cramponné à un débris de mât. C’est là le dernier effort de la rafale expirante ; mais lorsque, dans un transport reconnaissant, le capitaine s’agenouille pour rendre grâces à Dieu de son assistance inespérée, il s’aperçoit que la bouteille a disparu. On la cherche en vain de tous côtés, derrière tous les obstacles qui ont pu la retenir ; — à moins d’un nouveau miracle, les quatorze mille livres sterling ne se retrouveront plus.

Mais le miracle s’accomplira, gardez-vous d’en douter : la baguette magique des romanciers en a fait bien d’autres. Rentré par un accident tout à fait fortuit en possession de la précieuse bouteille, Dodd arrive au Cap, et après avoir remis son commandement à l’un de ses collègues, dont l’ignorance, la grossièreté, la couardise forment le plus parfait contraste avec les qualités maritimes qu’il vient lui-même de déployer, il continue sur l’Agra, comme passager, son voyage à la terre natale. Les dégoûts dont l’abreuve son successeur, animé contre lui de la plus basse jalousie, ne le troublent guère aujourd’hui qu’il croit avoir épuisé ses mauvaises chances ; mais, au port même, pour ainsi dire, un destin perfide le guette encore. L’Agra, mal dirigé, va donner par une nuit brumeuse contre les côtes de France, et Dodd, forcé de prendre le commandement, subit de nouveau toutes les péripéties d’un sauvetage qu’il dirige avec son dévouement, son héroïsme ordinaires. Le navire périt, les passagers sont sauvés, le trésor de Dodd est intact. Débarqué à peine cependant, et tandis qu’il se hâte de courir au port le plus prochain pour arriver en Angleterre avant la nouvelle qui peut faire croire a son trépas, le capitaine, que suivent de fort près deux pilleurs d’épaves mis au courant de son secret, se voit sur le point de tomber sous leurs coups. La Providence le tire encore de ce mauvais pas : la Manche est traversée, il a mis le pied sur la terre anglaise, il est à Barkington, dans la ville même où sa famille est établie, à quelques pas des êtres chéris qui l’attendent, et c’est là, quand il a tout droit de se croire sauvé, lorsqu’il touche au but après tant de traverses, que l’attend une dernière catastrophe, la plus terrible de toutes. Ce trésor qu’il a vu tant de fois compromis et qui lui a coûté tant d’angoisses, il a hâte de le mettre en sûreté. Son imagination surexcitée a besoin de repos, ses anxiétés fiévreuses veulent être calmées à tout prix, et justement alors il voit devant lui la maison du banquier le plus riche et le plus estimé de Barkington, un homme que sa prudence, sa solidité proverbiales ont placé aux premiers rangs de sa profession. Investie d’un grand prestige local, la signature de Richard Hardie vaut, aux yeux de Dodd, celle des directeurs de la Banque d’Angleterre. S’il peut déposer quelque part en toute sécurité cet argent dont la possession lui pèse et l’obsède, c’est bien certainement là, derrière cette porte que le hasard offre à ses yeux. Une inspiration soudaine, irrésistible, lui en fait franchir le seuil… Enfin, enfin, sa rude campagne est terminée. Malgré les ouragans et les pirates de la Mer des Indes, malgré les brouillards trompeurs de la Manche et les bandits français, les quatorze mille livres sterling déposées chez Hardie, soigneusement logées dans son coffre-fort, et dont Hardie a donné reçu en bonne et due forme, les quatorze mille livres sterling sont enfin sauvées…

Pas le moins du monde : — jamais cet argent, ce terrible argent n’a été plus compromis.

Au moment où l’Agra quittait les eaux de Canton, les destinées du portefeuille emporté de Chine par le capitaine Dodd n’intéressaient après tout que l’avenir financier de sa famille ; mais, tandis que s’accomplissait la longue traversée dont nous avons résumé les principaux incidens, certaines complications domestiques sur lesquelles il faut maintenant revenir lui assignaient un rôle beaucoup plus essentiel. Alfred Hardie, le fils du riche banquier, était à Oxford le condisciple d’Edward Dodd. Aucune liaison intime ne s’était formée toutefois entre ces deux jeunes gens jusqu’au jour où, sur les bords de la rivière Isis, mistress Dodd et sa fille vinrent assister à une de ces régates qui passionnent les étudians des universités anglaises. L’émotion est grande en pareil cas, soit pour les acteurs, soit pour les spectatrices de ces luttes ardentes qui mettent aux prises les universités rivales. C’est le tournoi du moyen âge réduit aux proportions de notre époque, et la jeunesse anglaise, imbue de l’esprit national, y porte cet entraînement particulier qui caractérise le peuple marin entre tous. Il y a là d’excellentes raisons pour qu’Edward et Alfred, compagnons de combat, défendant le même drapeau, associés à la même victoire, éprouvent l’un pour l’autre une vive et subite sympathie. Il y en a de meilleures encore pour que la mère et la sœur du premier, mistress Dodd et sa fille Julia, accordent une certaine bienveillance amicale au brillant scholar, à l’impétueux athlète qui leur apparaît ainsi pour la première fois dans un moment d’exaltation et de triomphe. Et n’est-il pas également bien naturel qu’Alfred Hardie, quand il a une fois surmonté cette fausse honte, cette pudeur virile qui rendent si gauches les premiers rapports d’un jeune student avec le beau sexe, n’est-il pas naturel, disons-nous, qu’il s’éprenne de la belle Julia Dodd, telle que le romancier nous la dépeint, — à la fois vive et contenue, capricieuse dans la forme et raisonnable au fond, fière d’esprit, douce de cœur, enjouée et dévouée, mêlant volontiers une pointe de sarcasme à ses plus affectueuses effusions, et n’en aimant pas moins d’un amour loyal et sincère celui à qui elle rend ainsi, toujours prête à la riposte, railleries pour tendres propos, épigramme pour madrigal ? Moins courageux, c’est-à-dire moins amoureux, Alfred battrait en retraite devant une amazone au carquois si bien garni ; mais les blessures qu’elle inflige dès l’abord à son amour-propre hérissé, à ses susceptibilités de collégien, se guérissent d’elles-mêmes sans qu’il sache comment, sans qu’il ait le secret de ces nuances d’accent et de sourire par lesquels l’excite ou le paralyse, le ravit ou le désespére tour à tour la coquetterie native de cette séduisante enfant. Jamais M. Reade, dont le talent inégal est rarement à court de ressources, n’a trouvé sous sa plume de tableau plus vrai et plus attrayant que ne l’est celui de ce premier amour, décrit symptôme par symptôme avec une merveilleuse fidélité. C’est bien ainsi que vont l’un à l’autre, avec un entraînement qui se méconnaît lui-même, deux jeunes cœurs encore intacts, où frémit la sève printanière et qui palpitent à leur insu, saisis tout à coup d’un effroi plein de délices. À l’issue d’un premier tête-à-tête purement fortuit, où le jeune homme enivré a posé ses lèvres sur les blanches mains de la sœur d’Edward, Julia se dérobe, irritée et craintive, mais avec les dehors d’un sang-froid moqueur. — Gardez cela pour la reine ! lui a-t-elle dit en le quittant, et néanmoins, à peine rentrée sous le toit maternel, le souvenir de cette témérité inattendue la trouble profondément.


« Le calme extérieur que ses deux mères, la Nature et mistress Dodd, lui avaient appris à garder, la quitta comme un voile qui tombe. Elle monta frissonnante jusqu’à sa chambrette de jeune fille, et une fois là, comme l’oiseau farouche qui vient de sentir une main passer sur son plumage, il sembla que la respiration manquât à sa poitrine haletante. Cet ardent regard qui était venu questionner le sien tenait tout son être dans un émoi profond. Personne ne l’avait encore ainsi regardée, personne n’avait osé… Aussi était-elle en même temps alarmée, honteuse, mal à l’aise vis-à-vis d’elle-même. De quel droit se permettait-il un pareil regard ? De quel droit baisait-il sa main ? Affecterait-il de croire qu’elle la lui avait tendue pour qu’il la baisât ? Mais en pareil cas c’est le dos de la main, non la paume, que vous présente une dame. En vérité, l’effronterie, était rare, et le personnage était digne de toute haine. Elle s’en voulait, à elle aussi, de sa simplicité pour lui avoir permis de lui adresser la parole. — Maman, lorsqu’elle était jeune personne, n’aurait jamais à ce point oublié les règles de la prudence et du savoir-vivre.

« Comment descendre ? Ne portait-elle pas écrit sur le visage en lettres de feu ce qui venait d’arriver ? — « Voyez un peu, allait-elle entendre de tous côtés, voyez cette jeune lady qui se laisse baiser la main par un gentleman de son âge ! L’empreinte brûle encore ; vous n’avez qu’à regarder ses joues !… » Il fallait pourtant se rendre auprès de son frère. Aussi approcha-t-elle à plusieurs reprises de ces joues indiscrètes une serviette mouillée, évitant avec un soin d’artiste toute friction maladroite ; puis elle descendit légère comme une souris, tourna sans bruit le bouton de la porte et se glissa dans le salon, où elle apparut, avec sa transparence virginale, si resplendissante d’émotion, si belle d’angoisse intérieure qu’Edward lui-même en fut ébloui. — Comme elle est jolie ! dit-il tout bas à sa mère. Elle bat, et de plusieurs têtes, toutes les belles du comté.

« Mistress Dodd leva les yeux, et en conséquence, dès qu’Edward fut reparti pour Oxford : — Allons, ma chère, nous mettre au lit, dit-elle à Julia. Tout ceci vous a monté la tête, et on dirait que vous avez un peu de fièvre.

« Julia ne se le fit pas répéter. Pour la première fois de sa vie elle éprouvait un étrange besoin de se trouver seule et de réfléchir tout à l’aise. Tête-à-tête avec elle-même, elle se mit à repasser les divers incidens de la journée, tantôt heureuse et tantôt mécontente, tantôt exaltée, tantôt inquiète. Elle finit cependant par excuser l’escapade du jeune étudiant et par en assumer tout le blâme. Il fallait se montrer plus froide et plus réservée. On ne doit guère attendre et franchement on désire à peine trouver chez ces étourdis un. certain genre de modestie. Un peu d’assurance ne leur messied point : — il me semble même qu’elle leur va, finit-elle par se dire à elle-même.

« Somme toute, que doit-il penser de moi ?

« Pour qui rêve, le temps court au galop. L’horloge municipale sonna minuit, et de son battant de fer vint éveiller le remords en cette jeune conscience. Était-ce là de l’obéissance filiale ? — Allez dormir ! avait dit sa mère et non pas : allez méditer sur ce qu’a pu dire ou faire tel ou tel jeune homme ! Pareille au cygne qui secoue pour en chasser l’eau le blanc duvet de ses ailes, elle chassa de son esprit les idées qui l’avaient absorbée jusque-là. Puis elle dit ses prières, puis, se relevant, elle appela de sa voix la plus douce le chat, qui, selon elle, devait être caché dans quelque chimérique recoin : — Minet, Minet, mon gentil Minet !… Elle ne croyait en réalité ni aux voleurs, ni aux revenans, mais elle croyait aux chats secrètement tapis sous le lit, et ne les y jugeait ni sans inconvéniens ni indispensables. Quand elle eut ainsi tendrement évoqué, mais en vain, le quadrupède abhorré, l’aimable enfant dirigea de tous côtés ses perquisitions inquiètes, visitant surtout les armoires et les placards. Une porte résista d’abord, puis, cédant brusquement, éteignit le flambeau de miss Julia, laquelle n’en avait pas d’autre, car fidèle aux anciennes traditions, l’hospitalité du bourg n’allouait qu’une bougie par Hébé… « A la bonne heure, dit-elle, le clair de lune suffit bien pour se déshabiller. » Et là-dessus elle alla écarter un des rideaux ; mais au moment même, avec un léger cri, elle se rejeta vivement en arrière. De l’autre côté de la rue, un personnage de haute taille contemplait attentivement la maison. Or la lune tombait obliquement sur ce personnage, et il n’avait pas fallu plus d’une seconde pour qu’elle révélât à Julia les traits de M. Hardie. — Fort bien, dit-elle tout haut avec une inflexion de voix excessivement ambiguë ; puis elle se réfugia lestement au fond d’une impénétrable obscurité.

« Mais à la longue la curiosité chez cette fille d’Eve devait infailliblement reprendre ses droits. Avec des précautions infinies, elle se glissa vers le côté de l’un des rideaux où elle pratiqua du bout du doigt un interstice justement assez large pour laisser passer le regard d’un œil étincelant. — Bien certainement c’était lui, toujours à la même place et toujours immobile. — J’avertirai maman !… lui dit-elle avec une intention méchante, comme s’il pouvait l’entendre. Malgré cette terrible menace, dont il ne se douta même pas, l’indiscret guetteur ne bougea pas d’une semelle.

« Cette espèce de phénomène jetait Julia dans un embarras sincère. Étrangère à toute pensée de présomption vaniteuse, elle se demandait naïvement si ce jeune homme avait pour usage de venir ainsi monter la garde pendant la nuit sous les fenêtres des dames avec lesquelles il avait pu échanger quelques politesses. — S’il en est ainsi, ajouta-t-elle immédiatement, c’est de la sottise au premier chef. — En y songeant mieux, elle se tint pour certaine qu’il n’y avait là ni habitude, ni parti-pris. M. Hardie s’estimait trop haut pour se ravaler à ce point. Ce trait de son caractère, elle l’avait déjà noté, bien qu’elle le connût à peine. Un examen assidu lui démontra du reste qu’il ne savait pas au juste où était la chambre qu’elle habitait. C’était devant la maison tout entière qu’il demeurait en extase comme devant un lieu sacré. — Que c’est donc ridicule à lui ! .. Et cependant il semblait rayonner de bonheur. Sur son visage, que la lune éclairait en plein, se lisait une exaltation passionnée. Elle y voyait pour la première fois resplendir l’âme du jeune enthousiaste, elle étudiait sa physionomie comme on étudie une inscription difficile à comprendre ; elle déchiffrait lettre par lettre chacun des ravissemens qui venaient s’y peindre, et sa mémoire les thésaurisait avec un soin jaloux.

« A deux reprises différentes, elle quitta son embuscade pour se mettre au lit. Deux fois la curiosité, peut-être aussi quelque autre sentiment la ramena vers la croisée. Enfin, après avoir fait le guet, épié, regardé furtivement jusqu’à ce que ses pieds fussent transis de froid, tout au rebours de sa tête, elle crut devoir se déclarer à elle-même qu’elle avait assez de ce jeu fatigant. — Bonne nuit à l’ingénieux policeman ! disait-elle, toujours s’imaginant qu’elle criait de manière à être entendue. Et vous, pluie du ciel, tombez aussi dru que vous pourrez !… Ce fut avec cette bienveillante apostrophe, un peu trop rude néanmoins pour que nous la jugions tout à fait sincère, qu’elle posa vaillamment sur l’oreiller sa tête brûlante.

« Mais, une fois hors de vue, le factionnaire n’en avait que mieux le don de porter le trouble dans ses pensées. Elle se demandait, les yeux toujours ouverts, s’il était encore là,… ce que dirait maman d’une telle conduite,… lequel, d’elle ou de lui, était vraiment responsable d’une énormité dont les annales du monde, à son avis, n’avaient jamais enregistré la pareille ; mais surtout, surtout elle se demandait ce qu’il pourrait oser de plus, et alors son pouls s’accélérait, le sommeil fuyait loin d’elle, si bien qu’elle descendit le lendemain matin un peu plus pâle que de coutume. Cette pâleur frappa aussitôt l’œil maternel, et mistress Dodd trouva là un prétexte à moraliser. — Étrange chose, disait-elle, que la jeunesse aime tant le plaisir, lorsque le plaisir convient si rarement à la jeunesse !… Cette agitation d’hier m’a fait du bien, et pourtant elle n’est pas de mon âge. Pour vous, au contraire, elle s’est trouvée excessive ; je m’en aperçois de reste. Il me tarde de vous voir rentrer dans notre paisible intérieur.

« Oui-da ; mais cet intérieur sera-t-il désormais aussi paisible ? »


Sous les mêmes rians auspices naîtra bientôt une passion du même ordre. Edward Dodd s’éprend de la sœur d’Alfred, à qui plaisent, quoi qu’en dise miss Jane, cette petite sainte méthodiste, le caractère énergique, la volonté absolue du condisciple de son frère. Edward toutefois est trop sensé, trop pratique, Jane est trop rigoriste, trop puritaine, pour que leur mutuel amour donne lieu à des scènes comme celles que nous venons de voir passer sous nos yeux ; à peine cet amour nous est-il révélé çà et là par quelque parole ambiguë, par quelque démarche plus ou moins énigmatique. En somme, tout marche à souhait jusqu’au jour où Alfred Hardie demande à son père l’autorisation d’épouser Julia Dodd. Un refus formel, sur lequel il ne comptait guère, s’élève tout à coup comme une barrière infranchissable sur le chemin fleuri à la pente duquel il s’abandonnait, les yeux fermés. L’impétueux jeune homme se révolte et se cabre, mais en vain, contre une décision irrévocable, irrévocable du moins jusqu’à sa majorité. Mistress Dodd, profondément blessée, lui interdit l’accès de sa maison et dicte à Julia, comme le font ordinairement en pareille occasion les mères douées de quelque prudence, une ligne de conduite qui a pour but d’imposer silence à la rumeur publique et pour effet naturel d’irriter, d’exaspérer le prétendant éconduit. Docile aux inspirations maternelles, affectant l’indifférence et la gaîté, Julia n’en est pas moins frappée au cœur, et mistress Dodd, qui la voit dépérir à vue d’œil, en vient à se convaincre que le bonheur, la vie de sa fille, sont réellement engagés dans la question. Tout est dit pour elle à partir de ce jour, et, repoussant les conseils de sa dignité blessée, elle, ne songe plus qu’à fléchir l’orgueilleux banquier. Le père d’Alfred lui garde rancune, elle le sait, de l’avoir jadis refusé pour époux ; mais une sorte d’instinct lui révèle que des considérations pécuniaires pourraient balancer en lui ce ressouvenir fâcheux. Si bien assis que soit son crédit, un capital important remis en ses mains et dont le remboursement, exigible chaque jour, pèserait sur lui comme une menace permanente, doit être à ses yeux une considération de premier ordre. Or ce capital est tout trouvé ; c’est celui que le père de Julia va rapporter des Indes. Le hard cash reparaît ici dans toute sa gloire, dominant les passions les mieux enracinées et les volontés les plus tenaces. Mistress Dodd effectivement a calculé juste, plus juste qu’elle ne le croit elle-même. Richard Hardie, dont la réputation de prudence était faite dès sa première jeunesse, et qui avait tenu tête, alors qu’elles troublaient tous les esprits, à ces fièvres de spéculation périodiques en Angleterre, Richard Hardie s’est laissé gagner secrètement par la fameuse railway-mania. Ses principes en apparence sont restés les mêmes, car il sait qu’une partie de son crédit en dépend. C’est sous de faux noms, et par l’entremise de tiers qu’il a compromis, qu’il a perdu des sommes énormes. Luttant depuis quelques mois avec la fortune contraire et débordé peu à peu par les difficultés de chaque jour, il ne maintient qu’à force de mensonges et d’écritures tronquées sa situation commerciale. Il sent néanmoins ses ressources lui échapper l’une après l’autre ; il comprend l’imminence d’une ruiné devenue inévitable, et son unique souci, au moment où nous le rencontrons pour la première fois, est de préparer à son profit, dans les meilleures conditions possibles, la banqueroute qui doit frustrer ses malheureux créanciers. Ses manœuvres souterraines, si habilement menées qu’elles soient, n’ont pas échappé à l’un des plus anciens commis de sa maison. Seulement cet homme, Noah Skinner, corrompu graduellement par l’exemple de son patron, ne songe qu’à se faire sa part dans le naufrage commun. Richard Hardie a vainement voulu éloigner ce contrôleur importun de sa comptabilité en partie double. Skinner lui a fait comprendre en termes suffisamment explicites qu’une pareille séparation est désormais impossible. Avec moins de confiance dans l’étoile et l’habileté supérieure de son patron, il serait tenté de le trahir et de le vendre. Retenu par l’admiration que lui ont inspirée les savantes combinaisons du banqueroutier futur, il préfère exploiter largement une situation critique, et se faire payer cher sa fidélité à une infortune qu’il envisage comme passagère. Ils en étaient là, débattant les conditions de cette complicité forcée, lorsque l’honnête capitaine Dodd pénètre dans l’atelier de leurs fraudes ténébreuses, et sans plus de façons ni de précautions dépose entre les mains du banquier stupéfait ce fameux portefeuille tant de fois compromis. N’avions-nous pas raison de dire que jamais il n’avait couru autant de risques ?

Nanti du reçu qu’il s’est fait délivrer, le brave marin ne tarde pas à rencontrer, — avant même d’être rentré chez lui, — un client de sa famille qui lui a dû jadis les services les plus essentiels. Cet homme, instruit de ce qui vient de se passer, ne peut retenir un cri de surprise, et, pressé de questions, révèle à son ancien protecteur la situation périlleuse de Hardie ; elle lui est connue par une lettre arrivée de l’étranger, lettre intime dont il a gardé le contenu pour lui seul. La consternation, la colère de Dodd se peuvent aisément concevoir. Il rentre chez le banquier et tombe soudainement au milieu des deux misérables déjà occupés à combiner le parti qu’ils peuvent tirer d’un si merveilleux hasard. Skinner inclinerait à relever, au moyen des quatorze mille livres, le crédit de la maison. Hardie, plus clairvoyant et plus rigoureux dans ses calculs, ne veut pas que cette somme, incapable de combler l’abîme, aille encore s’y engloutir. Il se demande comment il pourrait l’appliquer aux nécessités de sa situation personnelle. L’amour d’Alfred, cet amour qu’il voulait naguère étouffer, lui paraît maintenant une bonne fortune providentielle. Il avise, il combine, il cherche, et son plan de campagne est presque arrêté lorsqu’il voit se dresser devant lui le malheureux dont la confiance étourdie vient de lui fournir un si beau coup de filet. Dodd est complètement hors de lui, et les efforts qu’il fait d’abord pour se contenir, les émotions qu’il comprime, la violence de leur explosion quand le banquier veut se débarrasser de lui à l’aide de quelques mauvais prétextes, déterminent une catastrophe imprévue. À l’instant même où, terrifié par les furieuses imprécations de sa victime, Hardie va lui restituer le fameux portefeuille, le malheureux Dodd, que la colère suffoque, s’affaisse aux pieds des deux complices. Ni l’un ni l’autre ne doutent qu’il ne soit frappé à mort, et après un premier mouvement d’épouvante tous deux, rendus à leurs vils instincts, à leurs odieux calculs, s’entendent en un clin d’œil pour hériter de lui. Tandis que Skinner fait transporter le corps dans le cottage de mistress Dodd, Hardie emporte furtivement le portefeuille et se hâte de dénaturer, de changer les valeurs qu’il renfermait.

À lui maintenant les angoisses poignantes, les âpres remords, les veilles bourrelées, l’inquiétude permanente, qui semblent attachés à la possession du fatal trésor. Une première anxiété dès le jour même du vol empoisonne son affreuse joie. Le reçu donné au capitaine, ce papier qu’il brandissait encore comme une arme menaçante au moment où il est tombé, le reçu ne se retrouve point. L’existence de ce document accusateur laisse le banquier sous le coup d’une révélation qui peut d’un instant à l’autre le couvrir d’ignominie et le livrer sans défense possible aux rigueurs de la loi. Le capitaine de plus a survécu. S’il guérit, qu’arrivera-t-il ? Vient une nuit où tout à coup, sous les fenêtres de Hardie, s’élève une voix lamentable. Cette voix l’appelle, cette voix lui jette l’outrage et la menace. Hardie l’a parfaitement reconnue. Penché à la fenêtre, il voit accroupi sur la pelouse de son jardin une espèce de fantôme qui de ses mains décharnées semble lui lancer une malédiction solennelle. La peur s’empare de lui. À tout prix, il faut que cette voix se taise : il le faut, dût-il payer son silence par la restitution de l’argent volé. « Silence ! silence ! crie-t-il dans la nuit. Je descends… Vous allez être satisfait ! » Et à peine ces mots prononcés, il entend se fermer une des fenêtres voisines. Qui donc prêtait ainsi l’oreille ? qui donc a surpris cet aveu frémissant ? C’est un secret que le romancier ne tardera pas à éclaircir.

Il semble pourtant décrété que le portefeuille restera dans les mains criminelles du banquier. Avant qu’il ait eu le temps de sortir, un bruit de pas s’est fait entendre, et le malheureux Dodd, après s’être échappé furtivement du lit où la fièvre le clouait, a été emporté de force par les personnes dépêchées sur ses traces. Une révulsion terrible est la conséquence nécessaire de son équipée nocturne, et après une dernière crise il se retrouve au milieu des siens, guéri en apparence, mais au prix de sa raison perdue.

Moins que jamais maintenant, — rassuré qu’il est par ce tragique épisode, — le banquier voudrait consentir au mariage sollicité par son fils. Quel avantage y trouverait-il ? Et l’excellent prétexte pour s’y opposer !… Epouse-t-on la fille d’un fou ? Alfred cependant n’est plus le même vis-à-vis de son père. Son respect, sa soumission semblent ébranlés. Il a des tristesses inexplicables, des retours d’ironie, des saillies amères qui vont mal à sa jeunesse et rappellent les funèbres plaisanteries d’Hamlet. Sa sœur s’en désole, son père s’en effraie plus qu’il ne l’ose dire. Quelques médecins, consultés à tout hasard, font entendre de sinistres pronostics. Alfred, qui perce à jour leur ignorance pédante, les exaspère par des épigrammes qui les lui rendent hostiles. Richard Hardie n’a tout d’abord accueilli qu’avec un dédain marqué les oracles menaçans des suppôts d’Hippocrate ; mais à mesure que la rébellion de son fils prend un caractère plus net, il leur prête une oreille plus complaisante, et lorsque, poussé à bout, Alfred lui parle enfin des « quatorze mille livres sterling, » lorsqu’il se jette en suppliant aux pieds de son père pour obtenir de lui qu’il se repente, qu’il répare le crime commis, lorsque, partagé entre la colère et l’épouvante, le banquier a repoussé, durement repoussé les prières de son malheureux enfant, lorsque mutuellement inflexibles, l’un dans sa justice, l’autre dans sa cupidité, ils se sont déclaré une guerre impie, les dires absurdes de la faculté vont prendre une consistance, une importance terrible.

Alfred approche de sa majorité. Une fortune indépendante qui lui vient de sa mère, et sur laquelle la négligence de ses trustees a laissé prélever un emprunt considérable par le banquier réduit aux abois, doit lui échoir à cette époque. Il en a offert la moitié à Richard Hardie pour le décider à restituer l’argent volé : mobile impuissant sur un calculateur aussi rigoureux. Cette offre qu’il a vue repoussée avec dédain, Alfred la porte aux seuls amis qui lui restent. Domptant à grand’peine les scrupules qui jusqu’alors avaient enchaîné sa langue, il dénonce devant mistress Dodd, devant Julia, devant Edward, l’ignominie paternelle, et puisqu’elle les a ruinés, il met tout ce qu’il possède à leur discrétion. Edward, investi désormais des droits de chef de famille et qui les exerce avec autorité, décrète dans sa justice qu’il n’acceptera rien pour lui, rien pour sa mère. Les quatorze mille livres eussent été la dot de sa sœur ; Alfred est libre, s’il le juge à propos, d’épouser la jeune fille sans dot. L’expiation, sous cette forme, n’a rien de terrible. Quant au banquier, il restera paisible possesseur du fruit de son crime, — Ce n’est pas sur le dire du fils que nous pourrions poursuivre le père, ajoute le généreux Edward, qui dans ce moment-là pensait peut-être à Jane. Ces arrangemens sourient à chacun et ramènent la joie, — une joie mêlée de quelque amertume, — au sein de cette famille ruinée par Richard Hardie. Lui seul ne connaît plus le repos. Maintenant que sa faillite, ouvertement déclarée, l’a délivré de ses créanciers pour la plupart réduits à la misère, maintenant qu’il s’est assuré ou qu’il a cru s’assurer par un sacrifice considérable le silence éternel de Noah Skinner, il semble qu’il pourrait, profitant de la trêve qu’on lui laisse, renoncer à la lutte engagée avec son fils ; mais il est le débiteur d’Alfred, et Alfred est maître d’un secret terrible ; Alfred va devenir par son mariage rallié, au besoin l’instrument d’une famille que sa conscience lui reproche d’avoir lésée, et qu’il hait parce qu’elle a le droit de le haïr. À tout événement, Richard s’est ménagé contre son fils une arme terrible, et puisque l’imprudent s’obstine à épouser Julia, le moment est venu de s’en servir.

De fait, le jour même fixé pour la noce ; et avant que la cérémonie n’ait eu lieu, sorti de chez lui sur la foi d’un billet qui semblait lui promettre des renseignemens précis sur le sort des quatorze mille livres sterling, le jeune fiancé disparaît subitement.


II

Ici le roman perd tout à coup le caractère inoffensif de ces fictions offertes chaque jour en pâture à la vaine curiosité des esprits futiles. Inspiré sans doute par le souvenir du livre qui a le plus contribué à sa réputation (It is never too late to mend)[2], l’auteur de Hard Cash fulmine un réquisitoire passionné contre les établissemens publics ou particuliers destinés au traitement des maladies mentales. Nous voyons ainsi défiler devant nous une série de tableaux trop horribles, il faut l’espérer, pour qu’on puisse les croire fidèles, trop précis en revanche, trop minutieusement détaillés, tracés d’une main trop sûre et trop ferme, pour qu’on en méconnaisse le caractère anecdotique, l’authenticité partielle. Il y a là, — comme il arrive presque toujours, quand le roman touche à une question d’économie sociale, — un manque absolu de proportions entre les abus dénoncés et le relief que leur prête l’imagination échauffée de l’écrivain. Charles Dickens lorsqu’il dénonçait les misères de Dotheboys-Hall, mistress Beecher Stowe lorsqu’elle accumulait sur la tête de l’oncle Tom toutes les douleurs de l’esclavage, ne procédaient pas autrement que M. Reade alors qu’il décrit les différens asiles où le malheureux Alfred Hardie est enfermé tour à tour, et comme il a déployé dans cette peinture un talent égal au leur, comme il s’est livré à des études qui paraissent aussi consciencieuses, nous ne voyons pas pourquoi on lui refuserait l’approbation et les applaudissemens prodigués naguère à ses émules. Silverton-Grove et Drayton-House resteront dans la mémoire de nos contemporains au même titre que l’école où Nicholas Nickleby subissait la tyrannie de l’abominable Squeers, au même titre que cette plantation de la Rivière-Rouge où l’affreux Legree donnait carrière à ses passions brutales. Tortures physiques, tortures morales, sont accumulées à plaisir dans l’un et l’autre de ces séjours maudits, qu’on nous représente comme peuplés de bourreaux et de victimes. L’inflexible romancier met tout son art à rendre plausible et presque probable une combinaison de manœuvres criminelles et d’effroyables souffrances que la froide raison révoque en doute au premier abord, et qui trouvent un démenti instinctif dans l’expérience la plus restreinte. On pourrait croire, le prenant au mot, que, moyennant quelques formalités facilement remplies, moyennant certaines connivences obtenues sans trop de peine, la maison d’aliénés reçoit et garde à jamais, privé de toute communication avec le dehors, le malheureux, dont une famille opulente voudrait se débarrasser sous prétexte de folie. S’il n’est pas insensé lorsqu’il y entre, des médecins complaisans, au service de directeurs avides[3], se chargeront de le « mettre au pair, » c’est-à-dire de troubler sa raison à grand renfort de stupéfians et de drastiques. Refuse-t-il les remèdes empoisonnés qu’on lui a présentés, on les lui administre de vive force à l’aide d’un entonnoir. Se révolte-t-il, on a pour le dompter des athlètes qui le jettent pieds et poings liés dans la padded-room, la « chambre matelassée. »

Figurez-vous Alfred enlevé le matin à sa fiancée et passant sa nuit de noces ! Figurez-vous, quelques jours plus tard, ce brillant échantillon de la jeunesse universitaire luttant corps à corps avec un de ses gardiens qu’il a exaspéré, bravé, provoqué, dans un moment de colère aveugle ! Voyez-le encore garrotté aux pieds de cet ignoble adversaire, qui, se laissant tomber sur lui de tout son poids, pétrissant de ses genoux ce corps inerte, tantôt lui foulant la poitrine, tantôt le visage, cherche à lui porter un de ces coups mortels dont la trace ne se retrouve pas ! Voyez-le comprenant que sa vie est en danger, et de ses dents, la seule arme qui lui soit laissée, prenant au visage, avec l’acharnement du bouledogue, son brutal assassin ! Aux cris de ce misérable accourt la matrone de Silverton-Grove, la Proserpine de cet enfer, la belle et redoutable mistress Archbold. Le farouche gardien est saisi, garrotté aussitôt, par ordre de ce despote femelle, que la beauté, le courage d’Alfred ont vivement intéressée, mais qui, jusque-là maîtresse d’elle-même, n’avait rien laissé entrevoir de cette passion naissante. Maintenant que le torrent a rompu sa digue, le malheureux Alfred n’aura plus seulement contre lui l’inflexible rancune de son père, les sordides calculs du propriétaire de Silverton, la grossière ignorance du médecin, la férocité blasée des subalternes, l’apathie des commissaires officiels qui viennent inspecter l’asile, et qui auraient pour devoir de lui faire rendre justice : un amour jaloux, égoïste, vainement combattu par celle qui le ressent, vainement repoussé par celui qui en est l’objet, va désormais peser sur sa destinée. Cette main de femme qui a plus d’une fois allégé sa chaîne, et qui aurait pu l’aider à la briser, la rive maintenant autour de lui. Plus de salut pour Alfred, s’il ne réussit à s’évader ! Il y travaillera donc, et de tout cœur ; mais au moment où la complicité d’une des gardiennes, rivale innocente de mistress Archbold, va lui ouvrir les portes de l’asile, les recherches assidues dont il est l’objet déterminent son père à le faire changer de résidence. On le transfère à Londres, dans l’établissement d’un spécialiste distingué, celui-là même qui très consciencieusement l’a déclaré fou.

Ici plus de contrainte physique, plus de violence, plus de mauvais traitemens, mais en revanche une surveillance exacte et tout le poids d’une grande autorité médicale. S’échapper est impossible, et on doit croire tout aussi difficile de faire admettre la faillibilité du docteur Wycherley. Il faut donc, acceptant la situation comme elle est, se plier à ses exigences et tirer parti des avantages qu’elle offre. Le docteur, animé des meilleures intentions et placé au-dessus de toute corruption pécuniaire, ne refuserait pas la liberté à son malade, si celui-ci parvenait à le convaincre de sa guérison. Il faut pour cela qu’Alfred, dont le docteur admire l’intelligence, se résigne à « n’être plus fou, » en d’autres termes, à reconnaître qu’il l’a été : sacrifice pénible auquel il souscrit non sans quelque humiliation, et qui est sur le point de recevoir sa récompense, lorsqu’un nouvel ordre de translation lui enlève le bénéfice de cette manœuvre diplomatique ! De chez le docteur Wycherley, il passe à Drayton-House, chez le docteur Wolf, de chez un honnête homme absorbé par ses préventions chez un misérable hypocrite, dont l’intérêt mercenaire est l’unique loi, et dans le salon de ce dernier, présenté à une belle dame qui paraît en être la reine, il reconnaît en elle… mistress Archbold !

Avec cette femme énergique et passionnée va recommencer une lutte où succomberait infailliblement ce nouveau Joseph, moins bien défendu qu’il ne l’est par le souvenir de Julia. Souveraine maîtresse de Drayton-House, mistress Archbold, dont le docteur Wolf s’est épris, déploie pour séduire Alfred tous les artifices imaginables. Le besoin qu’il a de sa protection, l’autorité dont elle dispose comme il l’entend et dont il se sert pour venir en aide à ses compagnons de misère, l’attendrissement qu’elle semble éprouver quand il la met de moitié dans quelqu’une de ses bonnes actions, l’humilité dont elle se pare en se faisant ainsi son esclave, la liberté qu’elle lui laisse entrevoir comme prix d’un tendre retour, autant de tentations chaque jour offertes, tantôt à sa vanité, tantôt à ses généreux instincts, tantôt à son découragement, tantôt à ses retours d’espérance ! Quand elle le croit assez ébranlé, assez troublé, quand elle suppose qu’un suprême effort peut le lui livrer enfin, elle choisit une belle journée pour l’emmener, — avec toutes les précautions requises, — dans les campagnes riantes qui entourent Drayton-House, et là, croyant frapper un coup décisif, elle lui annonce le prochain mariage de Julia, infidèle au souvenir de son fiancé. Une incrédulité farouche, suivie d’un sombre désespoir, c’est le seul résultat de cette fausse manœuvre. Mistress Archbold, un moment émue de pitié, mais bientôt rendue au ressentiment d’une amère déception et secouant enfin toute entrave, lui parle le langage hautain de la passion déchaînée. Elle qualifie d’ingratitude la froide indifférence, l’espèce de mépris indigné que lui témoigne Alfred, et enfin, pâle de colère :


«… Insolent, lui dit-elle, vous avez repoussé mon amour, vous ferez connaissance avec ma haine… Les rôles changeront entre nous avant qu’il soit peu… C’est vous qui m’aimerez, c’est moi qui vous accablerai de mes dédains, et sans vous repousser néanmoins.

« — Je ne vous comprends plus, dit Alfred, que gagnait une espèce d’inquiétude.

« — Vous ignorez donc l’ascendant, la fascination d’une intelligence supérieure ?… Voyez comme votre jeune protégé, ce Frank Beverley, vous est maintenant soumis… Ne dirait-on pas un chien docile ?

« — Je préfère son affection à la vôtre.

« — Voilà ce qu’un gentleman, voilà ce qu’un homme eût gardé pour lui ;… mais vous n’avez droit ni à l’une ni à l’autre de ces désignations… S’il en était autrement, vous eussiez accepté de fuir avec moi, quitte à me trahir le lendemain, mais que vous êtes ! Un homme trompe une femme, il se garde bien de l’outrager… Ah ! cette affection de Frank est de votre goût ?… Soit, vous la ressentirez à votre tour. Vous n’avez pas voulu m’aimer comme un homme, vous m’aimerez comme un chien.

« — Et comment vous y prendrez-vous, s’il vous plaît ? demanda-t-il avec ironie.

« — Je vous pousserai jusqu’à la folie.

« Des dents blanches de cette furie l’odieuse menace avait jailli comme un sifflement de vipère.

« — Oui, monsieur, reprit-elle, jusqu’ici votre raison n’a résisté qu’à des hommes ; vous verrez à présent jusqu’où peut aller une femme qu’on insulte. Avant peu vous aurez perdu la tête, et alors je vous forcerai à m’aimer, à ne plus voir que moi ; vous me suivrez partout, enchaîné à mon sourire ; ce jour-là, renonçant à ma haine, je vous aimerai peut-être encore, mais non de cet amour que j’éprouvais il y a cinq minutes.

« Cette déclaration de guerre où se révélait une si grande perversité souleva la colère d’Alfred. — En ce cas, dit-il les dents serrées, je vous donne ma parole d’honneur qu’au premier symptôme d’aliénation mentale, je vous tue sur place pour m’épargner la dégradation d’être votre amant à quelque titre que ce soit.

« — Menace à l’usage de votre sexe ! répliqua la matrone avec l’accent du mépris. Tuez-moi dès qu’il vous plaira : le plus tôt sera le mieux ; mais si vous tardez seulement de quelques jours, tenez pour certain que vous êtes à moi ; la folie et l’amour auront fait de vous mon esclave… »


Chez les Dodd cependant, depuis la disparition inexpliquée d’Alfred, Julia est plongée dans les doutes les plus cruels, dans l’incertitude la plus poignante. Facilement trompés par les faux rapports que Richard Hardie leur a fait parvenir, mistress Dodd, Edward lui-même ne doutent pas que Julia n’ait été victime de la plus indigne trahison ; elle seule ne veut pas croire à l’infidélité d’Alfred, et, puisqu’il ne reparaît pas, puisqu’il ne donne pas de ses nouvelles, soupçonne qu’il a péri, victime de quelque trame ténébreuse. Quant à Richard Hardie, son audace semble avoir dompté la fortune. Il tient son fils prisonnier, et les recherches les plus actives n’ont pu faire retrouver les traces du malheureux jeune homme. Une embuscade nocturne, où de prétendus voleurs cherchent à constater sur lui la présence du mystérieux portefeuille, n’aboutit, adroitement déjouée, qu’à le justifier complètement du vol des quatorze mille livres sterling. Revenus de leurs soupçons et supposant que le trésor a dû être anéanti par quelque accident de mer, les Dodd croient à la fausse misère de l’habile banqueroutier. Ils reçoivent familièrement sa fille Jane, qu’il emploie sans qu’elle s’en doute à espionner les secrets de leur intérieur. C’est par elle néanmoins qu’un premier châtiment lui sera infligé. La Providence lui retire cette sainte et pure affection dont il n’était pas digne. Jane périt sous les coups d’un malheureux jardinier, enveloppé dans la ruine de la maison de banque, et que la perte de ses économies a rendu fou. Au chevet de sa fille mourante, Richard a senti quelques remords, et, pour racheter la vie de Jane, il aurait peut-être consenti à restituer cet argent fatal dont la possession lui a déjà coûté si cher ; mais quand il voit le ciel, sourd à ses prières, se refuser à cette espèce de troc et lui retirer impitoyablement la pieuse et aveugle tendresse qui lui promettait le bonheur de ses vieux jours, il se révolte et s’indigne. Maudissant la main qui le frappe, ce n’est plus à Dieu, c’est à Mammon qu’il consacrera les jours qui lui restent. Le père est mort en lui, le spéculateur survit tout entier, et, quittant Barkington pour Londres, il demande, aux émotions du jeu, au tumulte de Royal-Exchange, l’oubli, les consolations dont il a besoin.

Les Dodd, que son crime a ruinés à peu près complètement, supportent avec vaillance les privations, les inconvéniens d’une position réduite. Julia tire parti de son talent d’aquarelliste, mistress Dodd, oracle en matière de toilette, se résigne à travailler pour une grande maison de modes, et l’intrépide Edward, écartant les tristes souvenirs que lui a laissés la mort de sa bien-aimée Jane, fournit, lui aussi, son contingent de bon vouloir et de travail. Vainement sa mère et sa sœur le supplient-elles de retourner à l’université : il sait quels sacrifices leur coûterait le complément de son éducation inachevée ; il ignore en revanche où le mènerait une de ces carrières dites « libérales » pour lesquelles il ne se sent ni le talent ni la vocation nécessaires. Au service de ses besoins immédiats, il peut mettre deux bras vigoureux, une adresse, une agilité remarquables, et le hasard lui ayant fourni une occasion d’utiliser tous ces dons au plus fort d’un incendie, il se décide (l’oserons-nous dire ?) à revêtir l’humble jaquette du fireman[4]. Ainsi vivent, ainsi portent le poids du jour les trois membres de cette famille dont le chef, toujours privé de sa raison, est entretenu à grands frais dans un « asile privé, » et tout cela, ne l’oublions pas, de par l’influence souveraine du hard cash, de cette idole impassible, implacable, aux pieds de laquelle nous avons déjà vu tomber tant de victimes.

Il n’est pas surprenant que mistress Dodd, veillant de près sur les soins donnés à son mari, prenne à cœur les inconvéniens des deux premières maisons où elle l’a placé d’abord. La troisième se trouve être celle du docteur Wolf, celle même où est Alfred Hardie. Ce nouveau compagnon de captivité, dont la physionomie lui rappelle vaguement sa chère Julia, inspire bientôt à Alfred une sympathie bienveillante à laquelle répond l’inconnu, inscrit sous un nom qui n’est pas le sien. Nul souvenir distinct du passé n’a survécu chez David Dodd ; tout au plus, et c’est là sa chimère, se rappelle-t-il vaguement qu’il a navigué jadis et qu’il passait pour un « bon marin. » On voit que l’odeur et les brises de l’Océan lui manquent ; l’unique besoin dont il semble tourmenté, c’est de se retrouver à bord d’un navire, de s’élancer à la cime des mâts, de prendre part aux manœuvres cadencées, d’obéir au sifflet du contre-maître. Mistress Archbold, qui sait parfaitement à quoi s’en tenir sur le compte du nouveau-venu, se complaît à l’idée de rapprocher ces deux êtres que le sort lui a livrés ; elle éprouve une satisfaction dépravée à tenir sous la même clé le père et le fiancé de Julia. Parmi les tortures morales qu’elle veut infliger à ce dernier, une des plus poignantes sera d’avoir sans cesse sous les yeux, dans un état abject et séparé de lui par une barrière infranchissable, le père de celle qu’il aime. La cruelle matrone a de plus en réserve pour sa jalousie déjà excitée des aiguillons qui l’exaspèrent. Elle met Alfred exactement au courant des visites que mistress Dodd et Julia font à l’asile, et pendant lesquelles on a soin de l’éloigner sous prétexte de promenades hygiéniques. Or ces dames ne viennent pas seules ; un jeune ecclésiastique les escorte, et mistress Archbold ne ment pas lorsqu’elle le représente comme ayant des prétentions à la main de Julia. Elle pourrait même ajouter, sans trahir la vérité, qu’obsédée par les conseils de sa mère, lasse du silence d’Alfred, informée qu’il vit encore et ne sachant ce qui le retient loin d’elle, la jeune fille est sur le point de songer à un nouvel hymen. L’étude, qui pourrait par momens arracher le prisonnier à ses navrantes pensées, lui est soigneusement interdite ; on l’a privé de ses livres. Des gardiens, qui ont le mot d’ordre, se font un jeu d’opprimer devant lui ce Frank Beverley dont il s’est constitué le protecteur. Les élans de sa généreuse colère, les violences qu’elle lui dicte, passent pour autant de symptômes maladifs qui autorisent ses geôliers à redoubler de mauvais traitemens. Leurs rigueurs calculées, les nuits sans sommeil qu’ils lui font passer au milieu de fous furieux, les poisons déguisés qu’on le contraint d’avaler sous prétexte de remèdes, rentrent dans l’abominable plan conçu par mistress Archbold. Alfred comprend le péril et veut s’y soustraire à tout prix. De là une nouvelle tentative d’évasion que son habile persécutrice déjouerait encore sans l’intervention inattendue de Frank Beverley, qui, croyant servir les projets d’Alfred, met naïvement le feu aux quatre coins de Drayton-House. Alfred et son compagnon de chambre David habitaient les combles de l’édifice. Lorsque l’incendie éclate, ils sont enfermés et périraient infailliblement, si la brigade à laquelle appartient Edward Dodd n’arrivait en temps opportun sur le lieu du sinistre. L’intrépidité, le sang-froid, l’agilité du jeune fireman les tirent d’affaire, et à peine descendus dans la cour, à peine mêlés aux groupes dont elle est remplie, tous deux saisissent à l’envi l’occasion de fuir : Alfred, parce qu’il sait le prix de la liberté ; David Dodd, parce qu’il ne veut pas se séparer de son nouvel ami.

Le hasard, un vague instinct, les poussent du côté de Douvres. La sollicitude conjugale de mistress Dodd provoque aussitôt des recherches qui font retrouver la piste des fugitifs, elle-même court à leur poursuite ; mais une fois au bord de la mer, David Dodd, obéissant à l’unique notion qui survive en lui, saisit la première occasion de se dérober à son compagnon de fuite et de s’embarquer à bord d’un vaisseau de l’état, où certaines circonstances favorables le font accueillir sans trop d’examen. D’autres circonstances donnent à croire qu’il a pris passage sur un bâtiment de commerce parti quelques heures auparavant, et mettent en défaut le limier de police qui l’avait traqué jusque-là. Ce manque de flair profite naturellement au fiancé de Julia, qui reprend la route de Londres, où il entend revendiquer à la fois les droits de son amour et ceux de sa raison méconnue.

De ces deux procès, le premier est gagné d’avance. Dès qu’Alfred a reparu, dès que son absence est expliquée, il doit trouver grâce aux yeux de Julia. Reste, il est vrai, le scrupule étrange de mistress Dodd et de son fils, qui, renonçant avec peine à leurs préventions, enferment le pauvre amoureux dans ce dilemme bizarre : « ou vous êtes fou, ce qui semble établi par la présomption légale, et dans ce cas le mariage est impossible, ou vous possédez toutes vos facultés, ce qu’il faudra faire admettre par les tribunaux, et nous vous regardons alors comme responsable du sort de l’homme que vous avez entraîné dans votre fuite. Tout ce qui peut lui arriver de fâcheux retombe sur votre tête, et s’il meurt, vous êtes son assassin. » Ce raisonnement captieux retarde et compromet le bonheur des deux amans, et on peut croire un instant qu’il le ruinera tout à fait, car le capitaine Dodd, toujours enclin à risquer sa vie pour sauver celle des autres, ne manque pas de se noyer bel et bien. On le tient pour mort, et les prières des agonisans ont déjà été récitées sur lui, quand une crise inespérée le rend à l’existence et dissipe en même temps les ténèbres mentales dans lesquelles il était plongé. Cependant les gens de loi sont à l’œuvre. Après avoir vainement essayé de ressaisir sa proie, et rejeté sur la défensive par une suite de procédures bien menées, Richard Hardie n’en disputera pas moins le terrain pied à pied, usant de toutes les ressources dilatoires que la législation anglaise fournit aux plaideurs de mauvaise foi. Il ne conteste plus, ce qui serait impossible, la complète « guérison » de son fils, mais il maintient obstinément l’utilité des mesures par lesquelles cette guérison a été obtenue. Ce qui lui importe avant tout dans cet ordre d’idées, c’est, on le conçoit, de faire admettre que les accusations portées contre lui par son fils Alfred sont absolument chimériques, et résultèrent jadis d’une exaltation cérébrale bien caractérisée. Il nie hardiment, et d’abord avec un certain succès, l’existence des quatorze mille livres sterling qu’on l’accuse d’avoir détournées. Aucun témoignage direct et aucune preuve positive ne peuvent à cet égard être invoqués contre lui, et peut-être cet audacieux système de défense réussirait-il, n’était la réapparition imprévue de Noah Skinner, l’ancien commis et l’ancien complice du banquier. Tombé dans une misère profonde, il profite d’une occasion qui lui semble admirable pour frapper d’un nouvel impôt l’opulence mal acquise de Richard Hardie. Celui-ci résiste de son mieux à ces exigences dont il se croyait à jamais délivré ; mais Skinner a dans les mains un argument décisif : c’est le reçu donné à David Dodd, ce reçu échappé de la défaillante étreinte du capitaine et que le bandit en sous-ordre s’est furtivement approprié. Pour recouvrer ce papier, pour anéantir cette preuve accablante, Richard Hardie, qui descend toujours la pente fatale, n’hésite pas à vouloir assassiner Skinner : combinaison malheureuse dont il aurait certainement à se repentir, si son commis, sorti sain et sauf de l’aventure, ne trépassait subitement asphyxié dans le misérable grenier qu’il habite. C’est dans ce grenier et autour du cadavre desséché de Skinner que le dénoûment s’accomplit assez à temps pour éclairer la justice encore indécise. Le reçu des quatorze mille livres est retrouvé entre les doigts du mort, et l’honnête capitaine Dodd, survenu comme par miracle, se rencontre là tout à point pour recueillir ce précieux document qui le remet en possession de sa fortune : non certes que Richard Hardie se soit refusé l’usage des deniers volés, non qu’il ne les ait plusieurs fois compromis dans ses hasardeuses spéculations ; mais le jeu a ses caprices, et un merveilleux coup de bourse qui l’enrichit brusquement le met à même de se libérer en sauvant bien ou mal les apparences.

M. Charles Reade, nous lui devons cet aveu, est au nombre de ces rares écrivains dont les œuvres se prêtent mal à une analyse, quelque exacte qu’on veuille la faire. S’il se distingue au milieu des conteurs modernes de l’Angleterre, c’est par l’allure spéciale qu’il sait donner au récit, par le cachet de son style incisif et pittoresque, par les familiarités agaçantes qu’il se permet, par le sans-gêne tout shakspearien de ses métaphores, par l’étourdissante témérité de ses paradoxes jetés à la volée, par le pêle-mêle savant où il noie ses combinaisons les plus improbables, par la verve de ses dialogues, et de ses divagations humoristiques, par un amalgame surprenant de qualités qu’il gâte à plaisir, de défauts qu’il sait rendre attrayans. Grammairien consommé, il se plaît aux incorrections archaïques, et ne se refuse pas en certaines circonstances le droit de parler l’argot le plus vil. Toute matière lui est bonne pour déployer, avec plus ou moins d’à-propos et d’une manière plus ou moins judicieuse, un luxe d’érudition qui doit confondre l’esprit du lecteur vulgaire. Rien n’est plus curieux par exemple, dans Hard Cash, que de le voir aborder tour à tour avec le même sang-froid superbe, la même autorité, la même désinvolture, les sujets les plus ardus et les plus divers : médecin profond au chevet de miss Dodd, marin de première classe à bord de l’Agra, attorney subtil et rompu à tous les stratagèmes du métier quand il s’agit d’exposer le procès de Hardie versus Hardie, toujours hérissé d’une technologie formidable, toujours armé dévolutions tranchantes, de théories dédaigneuses, de sarcasmes agressifs, revendiquant en un mot avec un étonnant, aplomb les droits et privilèges d’une supériorité universelle. Il y a là bien positivement une affectation qui peut faire sourire ; mais, remarquons-le, de telles fantaisies ne sont permises qu’au vrai talent, lui seul peut les faire accepter dans la mesure où elles sont acceptables. Or ce privilège du vrai talent, nul ne saurait le contester à M. Reade.

Quant à la question spécialement soulevée par le romancier, — la réforme des asiles d’aliénés, — elle est en vérité trop importante et touche à trop de problèmes divers pour qu’il convienne de la traiter incidemment à propos des dramatiques épisodes de Hard Cash. Elle est d’ailleurs en des mains compétentes, puisque les assemblées législatives de l’Angleterre et. de la France la mettent presque chaque année à l’ordre du jour avec une persistance qui leur fait honneur. M. Reade est fort loin cependant d’avoir, quant à son pays, la conviction que cette sollicitude officielle puisse suffire. Il dénonce hautement depuis les commissioners of lunacy jusqu’aux directeurs des mad-houses et à leurs infimes agens ; il dénonce la loi qui règle leurs attributions, et les magistrats de tout ordre chargés de la faire exécuter. Pour qui sait l’histoire de ces dernières années, la virulence du romancier, qui de prime abord paraît excessive[5], s’explique assez bien par le souvenir d’un procès célèbre qui vers la fin de 1861 remua profondément l’opinion publique anglaise. Il ne s’agissait à la vérité que d’une instance préalable, une de ces enquêtes de lunatico inquirendo par lesquelles on vérifie l’état mental de la personne dont la déchéance civique est réclamée ; mais dans ces occasions où la passion publique est en jeu, il est rare, que la discussion ne franchisse pas ses limites originelles. On ne se demanda plus simplement si M. Wyndham était fou ; il fallut savoir si le jeune patricien que l’opinion prenait sous son égide aurait pu, victime d’une erreur judiciaire, tomber du château paternel au fond d’un lunatic asylum, et savoir aussi, le cas échéant, quel sort lui était réservé. La presse, auxiliaire née de ces agitations qui la font vivre, multiplia sous toutes les formes possibles les renseignemens dont le public était avide, et du mouvement que nous indiquons sortit bien évidemment le roman de M. Reade, qui en aura été le résultat littéraire le plus notable.

Cette œuvre porte certainement le cachet de son origine fiévreuse. M. Reade l’a conçue et probablement écrite en grande partie sous l’influence de cette préoccupation populaire, de ce déchaînement de rancunes philanthropiques auxquels nous venons de faire allusion. Faut-il maintenant lui reprocher l’amertume de ses invectives, la rigueur de ses déductions, le sombre plaisir qu’il semble prendre à élargir, à faire saigner la plaie sur laquelle il veut appeler l’attention des chirurgiens ? Ce serait notre droit et peut-être notre devoir, si, au lieu d’une simple fiction, nous avions devant nous, émanant d’une plume autorisée, soit une œuvre didactique, soit une polémique administrative ou parlementaire. Nous demanderions alors à l’écrivain s’il méconnaît, s’il entend nier les progrès obtenus depuis que les quakers d’York prirent en 1793 l’initiative de la réforme dont il se fait aujourd’hui l’avocat ; nous lui rappellerions les travaux du fameux committee de 1815, — dans les reports duquel il semble parfois avoir puisé à pleines mains sans trop se soucier de l’anachronisme, — et les innombrables remaniemens qui ont amené au point où elle en est aujourd’hui la législation relative aux asiles d’aliénés. Sans contester les abus que l’énergique bon vouloir de huit ou dix parlemens n’a pu déraciner encore, nous l’inviterions à comparer le régime des mad-houses tel qu’il est aujourd’hui avec ce qu’il était il y a trente ans, comparaison qu’il a pu faire comme nous et qui devait suffire à elle seule pour le mettre en garde contre l’inspiration hostile qui lui a dicté un si violent anathème. Il doit savoir en outre que dans tous les ordres d’idées et de faits les progrès sont solidaires l’un de l’autre, et que le législateur échoue infailliblement lorsqu’un zèle excessif, une opinion trop haute de sa puissance lui font devancer l’heure où les prescriptions trouveront dans les esprits plus éclairés un assentiment général, et dans l’état des mœurs, épurées de jour en jour, une sanction définitive et décisive.

Ces objections et bien d’autres nous seraient permises, et nous nous sentirions même autorisé, par le ton provoquant de l’ouvrage de M. Reade, à les présenter sous une forme moins ménagée que nous ne venons de le faire ; mais ce serait là, selon nous, encourir le même reproche que nous adressons à l’auteur de hard Cash. Ne vaut-il pas mieux reconnaître, comme nous l’avons déjà fait, ce droit à l’outrance que nous sommes tenté de regarder comme l’apanage des hommes d’imagination ? Une fois convaincu de leur sincérité, pourquoi leur demander une mesure, une exactitude, un sang-froid que nous savons ne pas être en eux ? Leur pensée est rarement impartiale, et leurs dires vont encore plus loin que leur pensée. C’est même là un des secrets de cette force à laquelle, séduits et dominés par l’espèce de volupté qu’ils trouvent à la déployer, ils savent rarement imposer un frein : force périlleuse sans doute, mais qui manquerait aux bonnes causes si on la supprimait, — chose d’ailleurs impossible, — pour ce qu’elle peut avoir d’abusif. Au sein de nos sociétés modernes si étrangement compliquées, le bien se fait de toutes mains et, qu’on nous passe l’expression, résulte de mille antinomies flagrantes et frappantes. C’est ainsi que le mensonge, disons mieux, le prestige de l’éloquence écrite ou parlée, compte parmi les moyens les plus énergiques de faire prévaloir la vérité. Où le philosophe avait porté la lumière, le poète porte l’émotion et la vie. Les arides révélations de l’économiste, dépouillées par la plume du conteur de leur authenticité, de leur autorité scientifique, mais aussi de leur inévitable sécheresse, pénètrent ainsi jusqu’au sein des masses aveugles. Quelquefois l’effet se produit en sens inverse, et les classes qui gouvernent reçoivent le contre-coup des fortes émotions éveillées au bas de l’échelle sociale par une peinture démesurément exagérée de leurs ridicules ou de leurs vices. La décision solennelle du juge, le vote même du législateur, toujours plus ou moins modifiés par le courant des tendances générales, subiront, et sans que l’un ou l’autre s’en doute, l’influence d’une agression démesurée dont il peut arriver qu’ils ne soupçonnent pas l’existence, et l’une des conditions de ce phénomène étrange est précisément l’exagération passionnée qui, pervertissant dès le début une idée juste, en a fait une idée reçue, laquelle, à son tour modifiée par le contrôle universel, reprend en fin de compte sa valeur et sa vertu premières. Puisque tel est le train général des choses humaines, contre lequel il serait inutile de chercher à réagir, n’est-on pas fondé à réclamer pour la fiction des immunités, des dispenses particulières ? Qu’il lui soit donc loisible de grossir autant qu’elle voudra les abus dont elle se fait la dénonciatrice, de généraliser ce qu’ils ont d’accidentel, de reporter sur une classe tout entière les censures méritées seulement par quelques individus, de forcer les traits, de surcharger la couleur, pour donner à ses tableaux plus de relief et de popularité. On ne peut dire sans doute que le romancier en pareil cas exerce un droit positif ; mais ce qu’on peut affirmer sans crainte, c’est qu’il obéit ainsi aux exigences particulières de sa mission.


E.-D. FORGUES.


  1. Il y a dans le titre choisi par M. Reade une sorte de jeu de mots facile à reconnaître, si on le rapproche de la locution familière a very hard case, un fâcheux hasard, une fâcheuse aventure. Ce double sens par analogie de sons est absolument intraduisible et ne mérite guère qu’on le traduise ; nous ne l’aurions pas même indiqué, si l’on ne remarquait là un des traits caractéristiques du talent de l’écrivain anglais, à tout le moins un des procédés qui lui sont habituels.
  2. Ce roman, dont la Revue a rendu compte dans sa livraison du 15 septembre 1858, renfermait une peinture éloquente des abus introduits dans le nouveau régime pénitentiaire de la Grande-Bretagne.
  3. L’établissement d’un asile privé, permis à tous moyennant licence, devient fréquemment une affaire de pure spéculation.
  4. Pompier.
  5. M. Charles Dickens, éditeur du recueil périodique où le roman de M. Reade a d’abord paru, s’est empressé de le désavouer pour son compte, et a rendu personnellement hommage au zèle éclairé des commissioners of lunacy.