Le Roman allemand en 1907

Le Roman allemand en 1907
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 897-922).
LE
ROMAN ALLEMAND
EN 1907


I

Si l’on excepte, peut-être, les Souffrances du jeune Werther, — dont on sait d’ailleurs que le jeune Gœthe les a écrites sous l’influence immédiate de Clarisse Harlowe et de la Nouvelle Héloïse, — jamais l’Allemagne n’a produit aucun roman qui ait eu la bonne fortune de pouvoir s’acclimater dans les autres pays. Jamais aucune œuvre d’un romancier allemand n’a réussi à devenir vraiment « européenne, » comme le sont devenues maintes œuvres de romanciers français et anglais, italiens et espagnols, russes et polonais. Au contraire du conte allemand, qui, sous la double forme du fabliau populaire et du rêve romantique, avec les frères Grimm et Théodore Hoffmann, a pénétré sans peine aux quatre coins du monde, le roman allemand, toujours et partout, s’est montré décidément impropre à l’exportation. En France, par exemple, des innombrables romans d’outre-Rhin que l’on a tenté de nous révéler, depuis les Affinités électives de Gœthe jusqu’au Pain quotidien de Mme Viebig, vainement j’en cherche un seul qui ait survécu, ou même qui nous ait laissé une trace de son passage, à la manière de Tom Jones ou de Don Quichotte, des Fiancés de Manzoni ou de Quo vadis ? Beaucoup d’entre eux, cependant, ont été traduits avec infiniment plus d’intelligence et de soin que le sont chez nous, d’ordinaire, les romans étrangers : mais l’excellence de leur traduction n’a point suffi à nous empêcher de nous y ennuyer, tandis que nous prenions un plaisir extrême à tel roman de Dickens ou du comte Tolstoï qui nous arrivait tout chargé de grossiers contresens, et défiguré sous le « français » le plus extravagant. Si bien que nous ne pouvons pas nous défendre, aujourd’hui encore, d’être un peu surpris, en voyant les critiques et le public allemands s’accorder à célébrer la grande école de leurs romanciers nationaux. Tous ces hommes dont ils nous vantent obstinément le génie, Gottfried Keller, Fritz Reuter, Gustave Freytag, Théodore Fontane, nous nous disons qu’ils n’auraient point manqué de se frayer un chemin jusqu’à nous, si leurs livres avaient eu, en effet, autant de valeur que se plaît à leur en attribuer l’aveugle sympathie de leurs compatriotes. L’impossibilité où nous sommes de les apprécier, ou seulement de faire connaissance avec eux, nous semble une preuve certaine de leur médiocrité ; et, avec eux, c’est la race allemande tout entière que nous soupçonnons, pour riche et féconde qu’elle soit dans les autres genres littéraires, de n’avoir probablement ni l’instinct, ni le goût du roman.

Telle est, en tout cas, l’idée que très longtemps je me suis faite d’elle, pour ma part : jusqu’au jour où les devoirs de ma profession m’ont contraint à pénétrer dans l’intimité de ses romanciers. Je me rappelle que, pendant mes premiers séjours en Allemagne, vingt fois j’ai essayé de lire des romans allemands, anciens ou nouveaux, ceux dont me parlaient les manuels d’histoire littéraire, et ceux que me signalaient les feuilletons critiques des journaux : mais j’avais beau m’armer de courage, toujours le volume me tombait des mains, après quelques chapitres ; et toujours mon désœuvrement finissait par se rabattre sur des traductions allemandes de romans anglais, russes, Scandinaves, voire même du Cousin Pons ou des Trois Mousquetaires. Et je me rappelle tout ce qu’il m’en a coûté d’avoir, plus tard, à reprendre, et, cette fois, à explorer jusqu’au bout, pour y chercher des renseignemens sur la vie et les mœurs allemandes, ces romans que je m’étais accoutumé à juger illisibles. Mais aussi comme j’ai été payé de mon pénible effort ! Car à peine m’étais-je sérieusement engagé dans mon exploration, que force m’a été de subir, à mon tour, le charme d’un art tout imprégné d’émotion et de poésie, d’un art à la fois ingénu et subtil, et peut-être le plus apte qui soit à divertir des tristesses ou de la laideur de la vie réelle. Parmi les choses passées dont la mémoire me reste vivante, avec quel bonheur je revois ces soirées d’automne où, jadis, assis auprès d’un poêle de faïence, dans une « chambre meublée » berlinoise, je procédais à la découverte imprévue du roman allemand !


D’où vient donc, demandera-t-on, que ce genre soit d’une découverte aussi difficile ? D’où vient qu’il ne puisse être goûté que dans son pays, et qu’un profond ennui s’en dégage dès que l’on essaie de le transplanter ? À ces questions j’ai eu souvent déjà l’occasion de répondre. Ce qui nous a fermé, pour ainsi dire, depuis plus d’un siècle, le roman allemand, c’est que celui-ci, tout en portant le même nom que notre roman français ou anglais, constituait un genre littéraire tout à fait différent, un genre qui n’avait ni le même caractère, ni le même objet, ni les mêmes règles et les mêmes procédés : de telle sorte que sa lecture, immanquablement, nous déconcertait dans notre habitude de concevoir et d’aimer un roman. Pour habile et fort que pût être le romancier allemand qui se présentait à nous, ce qu’il nous offrait n’était point ce que nous en attendions ; et toujours son roman nous ennuyait, jusque dans la traduction la plus élégante, comme nous ennuierait à écouter le plus beau sermon, dans un théâtre où l’on nous aurait promis une comédie.


Après comme avant le naturalisme, — disais-je naguère à propos de la dernière œuvre de Théodore Fontane[1], — notre goût français continue à regarder le roman comme une sorte de drame écrit, où les personnages doivent agir, où les faits doivent « marcher, » et marcher autour d’une idée ou d’un fait central. Mais, au contraire, pour les Allemands, la séparation est absolue entre le roman et le drame. Le roman, pour eux, n’a besoin ni d’action, ni d’intrigue ; il peut même se passer d’un centre, et traiter à la fois plusieurs sujets différens : car le roman tel qu’ils le demandent, et tel que le leur ont donné les meilleurs de leurs romanciers, est simplement quelque chose comme une chronique, — au sens ancien de ce mot, — une restitution lente et minutieuse de types ou de milieux qui leur sont familiers. Libre à l’auteur, après cela, d’y introduire toute la fantaisie ou tout le réalisme qu’il voudra, d’être Jean-Paul Richter ou Théodore Fontane : l’essentiel est qu’il leur présente des figures dont ils puissent imaginer la vie, et qu’ensuite il laisse ces figures vivre à loisir devant eux.

Une chronique, sans le moindre souci de ces « unités » d’action, de temps, et de lieu, que notre éducation latine nous contraindra toujours à exiger dans un roman : tel a été, depuis Gœthe jusqu’aux dernières années du siècle passé, en Allemagne, l’idéal favori du roman, aussi bien pour les romanciers que pour leurs lecteurs. Tantôt c’était le cours entier d’une existence humaine qui formait le sujet d’un roman, tantôt c’était la peinture de toute une époque, ou de tout un pays. Parfois l’auteur s’en tenait à un seul personnage, et tâchait à le suivre dans les plus menus détails de ses sentimens, pensées, et occupations ordinaires ; ou bien il s’amusait à en évoquer une centaine, plus ou moins entremêlés par les hasards de leur condition, et dont chacun, tour à tour, s’avançait au premier plan du récit, et puis s’en allait pour ne plus reparaître, trop heureux de nous avoir amusés ou attendris un instant. Et non seulement la différence était extrême entre la manière française et la manière allemande de comprendre le sujet, la nature, et la portée du genre, mais la même différence se retrouvait encore dans les deux manières d’écrire, de pratiquer les divers artifices de la composition et du style : à tel point qu’on avait presque l’impression que les romanciers allemands évitaient à dessein de donner un relief un peu fort à leurs images ou au rythme de leurs phrases, par crainte d’ôter à l’ensemble son allure de chronique alignant patiemment, bout à bout, une foule infinie de petites émotions et de petits faits.

Au service de cet idéal, directement issu du génie de leur race, plusieurs générations d’écrivains ont employé une adresse, un talent merveilleux ; et je ne saurais dire quelle délicate et belle variété se cache sous l’uniformité apparente des centaines de romans qu’elles nous ont laissés. Aussi bien, la définition même du genre s’accommodait-elle de cette variété, en permettant au romancier d’épancher librement, devant son lecteur, le courant tout entier de ses rêves et de ses pensées, sans avoir à s’inquiéter des limites qu’impose toujours plus ou moins, chez nous, le respect traditionnel de l’unité d’action. Prise en bloc, je ne serais pas étonné que l’œuvre des romanciers allemands du XIXe siècle dépassât toute l’œuvre de leurs confrères étrangers, à la fois pour la richesse de l’observation réaliste et pour l’abondance de l’invention poétique. Lorsque l’on voudra se rendre compte de ce qu’a été la vie matérielle et morale de l’Allemagne au cours de ce siècle, c’est dans le roman que l’on en découvrira la peinture la plus complète et la plus fidèle : philosophie et politique, paysages et coutumes, dialectes régionaux, légendes et superstitions populaires, et tout le développement des arts, avec la musique à leur tête, depuis les querelles des classiques et des romantiques jusqu’à celles des wagnériens et des nietzschéens, toutes ces choses y apparaîtront avec une vérité qui aura de quoi suffire, à elle seule, pour rendre impérissable le copieux héritage des Théodore Storm et des Fritz Reuter, des Adalbert Stifter et des Gustave Freytag. Et que si, après cela, le romancier se trouvait être par nature un poète ou un peintre, cette valeur documentaire de ses récits se doublait d’une valeur artistique plus précieuse encore : c’est dans leurs romans qu’un Novalis, un Eichendorff, un Achim d’Arnim, nous ont transmis le plus pur et le plus vivant écho de toute la musique de leurs cœurs. Mais on comprend assez, d’autre part, qu’un semblable idéal du roman, avec sa lenteur et ses digressions, avec son dédain obstiné du mouvement dans l’intrigue et du relief dans le style, n’ait guère pu être accessible qu’à la seule race dont il traduisait le tour d’esprit et le goût naturels ; et l’on n’a point de peine à s’expliquer que, de plus en plus, les romanciers allemands eux-mêmes aient éprouvé le désir de se créer un idéal nouveau, ou du moins de tâcher à renverser, autant que possible, les barrières qui avaient séparé leurs prédécesseurs du reste du monde. En fait, la littérature allemande des cinq ou six dernières années n’a peut-être pas à nous offrir de spectacle plus curieux que la nombreuse et diverse série des efforts tentés, par quelques-uns des plus notoires entre ces romanciers, pour ce que l’on pourrait appeler une « européanisation » de leur roman national.


Non pas que ces efforts soient entièrement nouveaux, et qu’il n’y ait eu depuis longtemps déjà, en Allemagne, des romanciers se piquant plus ou moins d’être « cosmopolites : » encore que leur « cosmopolitisme » ait surtout consisté à imiter de leur mieux, la manière des auteurs parisiens du jour ou de la veille. Mais la vérité est que, pour leurs compatriotes, ces romanciers restaient toujours un peu des étrangers. Le public allemand achetait leurs livres, il leur savait gré d’être plus brefs, plus élégans, plus faciles à lire que les Théodore Fontane ou les Wilhelm Raabe ; mais personne ne s’avisait de les prendre au sérieux. Si grande était la force de la vieille tradition nationale que, aux environs de l’année 1890, lorsque notre roman naturaliste français a envahi l’Allemagne, la jeune école des naturalistes berlinois et munichois s’est bornée à introduire dans le cadre ancien de la chronique un ensemble de sujets et de termes plus réalistes, ou peut-être simplement plus grossiers, sans toucher jamais au cadre lui-même : promenant ses personnages dans les usines, les cabarets, et les cafés-concerts, dans les plus noirs bas-fonds de la société, d’une allure toute pareille à celle que ses devanciers avaient adoptée pour promener les leurs sur les remparts des burgs féodaux ou dans les prairies verdoyantes du rêve. Et ce n’est que tout récemment que nous avons vu l’élite des auteurs d’outre-Rhin se décider enfin, avec l’approbation manifeste de la grande majorité du public, et sous l’influence de modèles qui leur arrivaient des autres pays, à modifier ou à abandonner cette vénérable conception du roman qui, à travers un long siècle, avait permis à l’âme allemande d’exprimer ce qu’il y avait en elle de plus original et de plus profond.


II

Voici d’abord le plus célèbre, à coup sûr, des romanciers allemands d’aujourd’hui : M. Gustave Frenssen. Lorsque j’ai rendu compte de son Jœrn Uhl, en 1902[2], ce roman allait atteindre sa trentième édition ; il a maintenant dépassé sa deux-centième, et tout porte à supposer que sa popularité n’est point près de s’éteindre. Popularité qui prouve bien, une fois de plus, la tendresse foncière des compatriotes de M. Frenssen pour la forme ancienne du roman, telle que j’ai tenté de la définir : car on ne saurait imaginer un récit plus opposé à nos habitudes latines que cette interminable et méticuleuse relation d’une vie de paysan, où l’auteur, après avoir emprunté à Dickens presque toute son intrigue, semble vraiment s’attacher à en effacer les contours, de manière à faire apparaître sur un même plan les hommes et les choses, le monde des idées et celui des faits, les plus graves catastrophes et les menus événemens les plus journaliers. Mais sans doute M. Frenssen, soulevé brusquement au premier rang de la littérature de son pays, à la suite du triomphe imprévu de son Jœrn Uhl, aura eu honte de ce que la tenue littéraire de ce livre avait de trop simple et de trop « vieux jeu ; » et comme, vers le même temps, il s’était démis de ses fonctions de pasteur luthérien, incompatibles avec les nouvelles opinions « modernistes » où il venait de se convertirai a conçu le projet de faire succéder à l’honnête chronique qu’avait été Jœrn Uhl un « roman à thèse, » affirmant tout ensemble sa libération des dogmes surannés en matière d’esthétique et de religion. Ainsi il nous a donné, en 1905, un gros volume appelé Hilligenlei[3], un peu moins gros, cependant, que Jœrn Uhl, et qui a reçu du public un accueil beaucoup plus inégal : admiré des uns pour la hardiesse passionnée de sa philosophie, dédaigné des autres pour sa pesante et prétentieuse pauvreté littéraire. Et, bien que je n’aie pas à parler ici de ce livre, déjà oublié, il faut du moins que j’indique, au passage, de quel étrange procédé s’y est servi M. Frenssen pour concilier son désir de produire un « roman à thèse » avec sa façon précédente d’entendre et de pratiquer le roman. Ayant résolu de nous démontrer que Jésus-Christ n’avait été qu’un penseur et un moraliste de génie, l’auteur de Hilligenlei a commencé par nous présenter, en trois cents pages, une « chronique, » la peinture détaillée de la vie d’un village, à peu près comme il avait fait dans son Jœrn Uhl, mais, cette fois, avec moins de naturel, et souvent avec une affectation de symbolisme poétique assez agaçante ; et puis, parvenu presque au terme de son histoire, voilà qu’il nous apprend que l’un de ses personnages s’occupe à écrire une Vie de Jésus, et voilà qu’il nous transcrit, tout au long, cette Vie de Jésus, qui se trouve constituer, à elle seule, toute la « thèse » de son livre ! Ce qui est comme si, voulant produire un « roman à thèse » sur le divorce, je racontais une aventure quelconque au milieu de laquelle, tout d’un coup, mes personnages se mettaient à lire une série d’articles de journaux pour ou contre le divorce ! Et, certes, je ne cite pas cet exemple pour diminuer le mérite de M. Frenssen, qui, jusque dans son Hilligenlei, a déployé de remarquables qualités d’observation familière : mais n’est-ce point là, en vérité, un témoignage bien caractéristique de l’embarras qu’éprouve, de nos jours encore, un romancier allemand, pour adapter aux principes et aux coutumes littéraires des autres pays un genre qui, trop longtemps, a jalousement vécu de sa vie propre, et ne s’est nourri que de son propre fonds ?

Cependant M. Frenssen, après le demi-échec de cet Hilligenlei, ne s’est point découragé dans son zèle révolutionnaire : car son dernier livre nous le fait voir tâchant, de nouveau, à changer aussi bien la forme du roman que son contenu. Ce dernier livre s’appelle : La Campagne de Peter Moor dans le Sud-Ouest[4] ; et l’auteur le dédie « à la mémoire de la jeunesse allemande qui a succombé dans l’Afrique du Sud-Ouest. » Peter Moor, lui, a eu la chance de revenir vivant de cette meurtrière campagne ; et voici comment il s’est trouvé amené à nous la raconter : « Le jour même de mon arrivée à Hambourg, nous dit-il à la dernière page de son récit, comme je me promenais sur le quai, dans mon uniforme de là-bas tout usé et tout sali, un homme d’âge moyen m’a abordé, et, marchant près de moi, s’est mis à me poser diverses questions. Au cours de l’entretien, j’ai découvert que c’était un homme dont j’avais souvent entendu parler chez nous, car mon père et lui s’étaient connus depuis leur enfance. Aussi lui ai-je rapporté en détail tout ce que j’avais vu, et tout ce qui m’était arrivé, et toutes les réflexions que ces événemens m’avaient suggérées ; et c’est lui qui, de tout cela, a fait le livre que l’on vient de lire. »

Peter Moor est un jeune paysan du Schleswig allemand, un compatriote de Jœrn Uhl et des personnages d’Hilligenlei ; et M. Frenssen, comme je l’ai dit, est un ancien pasteur luthérien. Ou plutôt, il se peut fort bien que Peter Moor soit un personnage fictif, n’ayant vécu que dans l’imagination de M. Frenssen ; mais, quoi qu’il en soit de ce point, le dernier livre de l’auteur de Jœrn Uhl nous présente véritablement tous les caractères d’un récit de paysan, transcrit, mis au point, et discrètement commenté par un ex-pasteur, que sa conversion au « modernisme » n’a point tout à fait dépouillé des habitudes intellectuelles de sa profession d’autrefois. Depuis son départ de Wilhelmshaven jusqu’à son retour, le paysan nous rend compte, quasi heure par heure, de tout ce qu’il a vu, entendu, et fait, sans jamais essayer de pratiquer un choix parmi la foule hétéroclite de ses souvenirs, sauf pourtant à insister de préférence sur ceux qui se rapportent à la nourriture et à la boisson ; et à tout instant le pasteur, qui écrit sous sa dictée, entremêle ces souvenirs de petites sentences historiques ou morales. Ainsi, lorsque le bateau qui conduit les troupes allemandes passe en vue de la côte anglaise, le pasteur intervient pour nous rappeler « combien étaient plus petits les bateaux qui, jadis, sur les mêmes mers, ont conduit vers ces mêmes rivages les ancêtres normands de Peter Moor. » Plus loin, le collaborateur du jeune soldat observe que « le monde est bien grand, » ou encore que « la volonté vaut dix fois plus que le savoir. » Mais tous ces aphorismes n’empêchent par le petit livre de M. Fressen d’être bien pauvre de vérité comme de beauté littéraire. A force de vouloir reconstituer fidèlement l’état d’esprit d’un paysan illettré, M. Frenssen ne s’est point aperçu qu’il échouait à nous donner une image vivante des origines, du développement, et des résultats de la campagne dont il a rêvé de se constituer l’historien. Sous l’énumération infinie de menus détails de toute sorte, jamais nous ne découvrons ni l’horreur tragique, ni la grandeur et l’importance historique d’une expédition dont la portée, au surplus, ne pouvait manquer de dépasser l’intelligence médiocre et inexpérimentée de l’honnête Peter Moor. Je sais bien que Balzac, dans une grange de village, a entendu un paysan raconter, avec une éloquence et une poésie merveilleuses, l’épopée militaire de Napoléon : mais je doute que le génie même d’un Balzac eût pu suffire à M. Frenssen pour transformer en une épopée la masse disparate de sensations et de réflexions que lui rapportait, de l’Afrique du Sud, un jeune soldat n’ayant point d’autre souci profond que d’obéir à ses chefs, de rassasier sa faim, et de s’en retourner bientôt dans son village natal.

Si bien qu’il n’est presque point possible de tenir pour un roman cette Campagne de Peter Moor ; et ce n’est point sans peine, non plus, que l’on parvient à deviner la « thèse » que M. Frenssen a entrepris de nous exposer. Le héros du livre se bat vaillamment, dans les rares occasions où il rencontre l’ennemi ; il souffre de la faim, de la soif, de plusieurs maladies ; autour de lui, nombre de ses compagnons meurent du typhus, d’autres sont tués par les indigènes : mais rien de tout cela n’a de quoi nous instruire, et ainsi nous allons, de page en page, sentant vaguement que M. Frenssen nous réserve une leçon, et toujours nous demandant ce qu’il va nous apprendre. Enfin, dans les dernières pages du livre, la leçon attendue nous est révélée. Nous apprenons brusquement que l’auteur d’Hilligenlei, l’ex-pasteur luthérien, est devenu un farouche « impérialiste, » à la manière de M. Rudyard Kipling, et que le principal objet de son récit a été d’affirmer à ses compatriotes qu’ils ont le droit et le devoir, « devant Dieu et devant les hommes, » de procéder à la destruction des races inférieures.

Au reste, le passage mérite d’être cité en entier, étant peut-être le plus « littéraire » de tout le livre, en même temps que le plus significatif. Un soir, Peter Moor, qui s’est égaré loin de ses compagnons, rencontre un jeune lieutenant et un franc-tireur postés dans une clairière, jusqu’à l’aube suivante. On cause, on échange des conjectures sur les mouvemens de l’ennemi : puis le franc-tireur s’éloigne, en quête d’une source.


Tout à coup voici que nous entendîmes sortir, des buissons où le franc-tireur avait disparu, un mélange précipité de cris et de pas ; et, immédiatement après, nous vîmes reparaître le franc-tireur, tenant par la gorge un noir très long et très maigre, vêtu à l’européenne. Le franc-tireur lui arracha des mains un fusil, l’invectiva dans une langue que je ne comprenais point, et le traîna jusqu’auprès de nous, en disant : « Le coquin a une arme allemande, et je n’ai pu trouver aucune cartouche sur lui ! »

Il était devenu assez gai. Il commença de nouveau à apostropher le noir, tout en lui faisant des gestes de menace, et en lui donnant des coups sur les jambes. Le noir, lui, répondait à chaque question par un grand déluge de paroles, avec des mouvemens rapides, très adroits et curieux, des bras et des mains. « Il prétend qu’il n’a point pris de part à la guerre ! » nous dit le franc-tireur. Puis il le questionna de nouveau, en désignant le côté de l’est, et le noir gesticula aussi dans la même direction, en continuant à faire des réponses où je n’entendais rien. Le franc-tireur nous dit : « Il ment à pleine peau ! » Il le menaça du fusil, et poursuivit ses questions. Cela dura tout un temps. J’ai encore dans l’oreille les deux voix sèches, un peu craquantes, celle de l’Allemand et celle de l’étranger. Enfin le franc-tireur se trouva en savoir assez, et nous dit : « Le missionnaire m’a recommandé de ne pas oublier que les noirs sont nos frères ; eh bien ! maintenant, je m’en vais régler son compte à mon frère que voici ! » Après quoi il écarta de lui l’indigène, et lui fit un signe qui voulait dire : « Sauve-toi ! » L’homme s’élança, et, avec de longs sauts en zig-zag, s’efforça de rentrer dans la brousse. Mais il n’avait pas encore fait cinq de ces sauts, que déjà la balle l’atteignit. Il tomba en avant, de tout son long, et ne bougea plus.

Là-dessus je grommelai un peu, craignant que la détonation n’attirât sur nous des groupes d’ennemis rôdant aux environs. Mais le lieutenant se figura que j’étais mécontent de ce qu’il eût tué le noir ; et il me dit, de sa voix savante et réfléchie : « Ce qui est sûr est sûr ! Celui-là, du moins, ne pourra plus lever une arme contre nous, ni procréer des enfans pour combattre contre nous. Car la lutte au sujet de l’Afrique du Sud, au sujet de la question de savoir si ce pays appartiendra aux Germains ou aux noirs, cette lutte sera encore bien longue et bien dure ! »

Le franc-tireur, de nouveau tout endolori, s’appuya contre son cheval et nous raconta, de sa voix souffreteuse : « Un jour, là-bas, dans le sud, comme nous étions assis autour du feu avec notre capitaine, celui-ci nous a dit que deux millions d’Allemands viendraient habiter ce pays, et que nos enfans, sans aucun doute, parcourraient ces régions, et feraient boire leurs chevaux aux mêmes sources où nous faisions boire les nôtres, comme aussi à maintes sources nouvelles que l’on découvrirait, un peu partout. Mais moi, je ne verrai rien de tout cela, car je suis malade, affreusement malade ! Est-ce que, vraiment, vous n’auriez pas une petite goutte d’eau ? » Il se retenait à la selle de son cheval, et, de ses yeux brûlans de fièvre, il considérait la plaine, au-dessus de laquelle venaient d’apparaître les étoiles.

Le lieutenant le raisonna, et finit par obtenir qu’il s’étendit à terre ; et il le recouvrit de son manteau. Après quoi il revint se tenir debout près de son cheval, sa montre à la main, levant et abaissant cette montre en mesure, pour s’empêcher de dormir. Ainsi nous restâmes, l’un en face de l’autre, pendant un bon moment. Puis il dit : « Ces noirs, devant Dieu et devant les hommes ils ont mérité la mort ; et non point parce qu’ils ont massacré nos deux cents fermiers et se sont révoltés contre nous, mais parce qu’ils n’ont point construit de maisons, ni creusé de sources ! » Il en vint ensuite à parler de la patrie ; et puis, retournant à son sujet, il me dit encore : « Ce que nous avons chanté, hier, avant l’office divin : Adressons notre prière au Dieu des Justes ! voici comment je le comprends ! Cela signifie que Dieu nous a permis de vaincre, ici, parce que nous étions les plus nobles, et les plus amis du progrès. A quoi nous n’avons pas eu grande peine, en comparaison de cette race noire ; mais nous devons prendre soin d’être les meilleurs et les plus vaillans de tous les peuples de la terre. C’est aux plus forts et aux plus habiles qu’appartient le monde. Et telle est la justice de Dieu ! »

Le franc-tireur s’était endormi. Le lieutenant restait debout, sa montre en main, et moi, près de mon cheval, je me sentais à demi éveillé, à demi dormant. La lune se leva ; la nuit devint plus froide, avec plus de vent. Au bout d’un silence, le lieutenant me dit : « Et pourtant le missionnaire a raison, quand il affirme que tous les hommes sont frères ! »

Je répondis : « Alors, voici que nous avons tué notre frère ! » Et je tournai les yeux vers la forme noire qui gisait dans l’herbe, de tout son long.

Le lieutenant releva les yeux et me dit, de sa voix ardente : « Nous aurons, longtemps encore, à être durs et à tuer ; mais il faut que, en même temps, à la fois comme individus et comme nation, nous poursuivions les hautes pensées et les actions nobles, afin de contribuer pour notre part à l’humanité fraternelle de l’avenir ! »

Et moi, pendant toute la campagne, bien souvent j’avais pensé : « Quelle désolation ! Tous ces pauvres malades, et tous ceux qui tombent ! En vérité, la chose ne vaut point tout ce bon sang perdu ! » Mais maintenant il me semblait entendre un grand chant, qui retentissait au-dessus de toute l’Afrique du Sud et au-dessus du monde entier, et qui me donnait une claire et profonde compréhension des choses.


III

Dieu me garde de vouloir insinuer qu’il aurait mieux valu, pour M. Frenssen, d’échapper à la contagion du « modernisme, » en matière religieuse, et de continuer à ne soutenir d’autre « thèse » que la simple et pure beauté des vertus chrétiennes, comme l’avait fait naguère son premier maître Dickens, et comme il l’avait fait, lui-même, dans ses premiers romans ! Mais certainement il aurait été préférable, pour la fortune littéraire de son œuvre, qu’il eût pu résister à la tentation de revêtir ses romans d’une forme nouvelle : car les traditions séculaires du roman national se sont emparées de son esprit et de son cœur avec tant de force que jamais plus, sans doute, il ne réussira à s’en affranchir. Toujours il restera un « chroniqueur, » quelque effort qu’il fasse pour hausser ou pour élargir sa manière. Observateur excellent des mille petites nuances de la vie quotidienne, il n’a décidément ni la vigueur intellectuelle, ni surtout la souplesse et le tour de main qui lui permettraient de donner à ses récits l’unité, le relief, et tout le reste des qualités que nous exigeons d’un roman. Peut-être, après la déception que leur ont causée son Hilligenlei et son Peter Moor, ses compatriotes obtiendront-ils encore de lui un second Jœrn Uhl ; mais certes ce n’est point à lui qu’il sera réservé de rompre le cercle magique qui, à la façon du mur de flammes évoqué par Wotan autour de Brunhilde, nous interdit l’accès du roman allemand.

A rompre ce cercle magique, personne, je crois bien, parmi les confrères de M. Frenssen, ne travaille avec autant d’ardeur que Mme Clara Viebig. Autant l’auteur de Jœrn Uhl est imprégné des vieux sentimens esthétiques de sa race, autant Mme Viebig nous apparaît nourrie de nos romans français, et passionnément désireuse d’en tirer profit. Avec cela, une habileté pratique incomparable, un talent singulier d’expression pittoresque, et toutes les ressources de l’imagination féminine à la fois la plus hardie et la mieux réglée. Aussi n’est-il pas étonnant que ses romans, dès le début, et malgré la nouveauté de leur forme et de leurs sujets, lui aient valu dans son pays une situation analogue à celle qu’occupe aujourd’hui, chez nous, l’auteur de la Maison du péché. Et cependant je crains que son œuvre ne parvienne jamais, elle non plus, à dépasser les frontières de son pays : non seulement parce qu’elle se ressent trop de l’imitation de modèles que nous connaissons, mais parce qu’avec toute son adresse et tout son talent Mme Viebig y laisse toujours trop voir un fâcheux manque de goût, une sorte d’incapacité fatale à traiter l’analyse de la vie intime du cœur avec la discrétion et la mesure que nous sommes accoutumés à y réclamer.

Le dernier roman qu’elle a fait paraître, Absolvo te ![5], est l’histoire d’une Mme Bovary transplantée dans un village de la Pologne prussienne. Sophie Tiralla, fille d’un professeur allemand, merveilleusement belle et toute pleine de vagues aspirations inassouvies, a épousé un vieux fermier polonais qui l’adore humblement, mais qu’elle hait pour sa sottise et sa vulgarité. Au premier chapitre du roman, l’auteur nous la montre obligeant son mari à lui acheter de la mort-aux-rats, avec laquelle elle a résolu de l’empoisonner. Mais une étrange fatalité la condamne à échouer dans toutes ses tentatives pour se défaire de lui. En vain elle lui verse du mauvais café, en vain elle lui fait manger des champignons qu’elle croit vénéneux, en vain elle se livre à un amant à la condition que celui-ci viendra enivrer le vieux Tiralla : le vieux s’obstine à vivre, et sa femme en est d’autant plus désespérée que ses vagues aspirations de jadis ont, maintenant, pris un corps, et se sont concentrées sur un objet vivant ; car elle aime de tout son cœur un beau garçon de ferme, qui, sans doute, l’épouserait si elle avait le bonheur de devenir veuve. Enfin ce bonheur lui est accordé : son mari, ayant deviné qu’elle le détestait et voulait le tuer, s’empoisonne lui-même, avec cette mort-aux-rats qu’elle lui avait destinée.

Tello est, en deux mots, l’intrigue du roman ; et j’ajoute qu’il s’agit bien ici d’une véritable « intrigue, » avec une action centrale où se subordonnent, le plus adroitement du monde, les peintures des lieux et les événemens racontés. Impossible de souhaiter une trame de roman plus différente des « chroniques » d’un Reuter ou d’un Théodore Fontane ; sans compter que la même différence éclate dans la facture du livre, et que l’analyse du caractère de chacun des personnages y est soigneusement proportionnée à l’importance du rôle qu’ils ont à jouer dans l’ensemble du drame.

Ainsi Absolvo te, à en juger par son plan général et tous les détails de sa composition, semblerait pouvoir constituer un très bon roman, et capable d’être apprécié chez nous autant qu’en Allemagne : mais, en fait, je suis sûr que sa traduction n’aurait aucune chance de nous plaire, et je crois bien que le public allemand lui-même n’a pas laissé d’éprouver, à sa lecture, un mélange d’admiration et de répugnance. Car, d’abord, le personnage principal ne rachète l’odieux de ses sentimens et de sa conduite par aucune des qualités qui nous rendent indulgens aux faiblesses de Mme Bovary. L’âme de Sophie Tiralla est si constamment absorbée par la pensée de la mort du vieux fermier que nous entrevoyons à peine le reste de ses rêves et de ses pensées, tout ce qu’il peut et doit se trouver, en elle, de l’éternelle douceur et grâce de son sexe. Dans son zèle à observer les « unités » classiques, Mme Viebig a simplifié à l’excès le caractère de son héroïne, jusqu’au point de faire de celle-ci un monstre, une créature qu’il nous est parfaitement impossible d’aimer. Et ce n’est pas tout : par une inexplicable aberration de goût, elle a voulu encore prêter à ce monstre une piété monstrueuse, qui achève de le rejeter en dehors des vraisemblances humaines. D’un bout à l’autre du livre, Sophie Tiralla invoque la Vierge et les saints, les supplie de l’assister dans ses projets criminels. « Jésus-Christ, Vierge sainte, s’écrie-t-elle dès le début du roman, laissez mourir mon mari, faites qu’il meure !… Vierge très pure, par votre puissance divine et par celle de tous les saints, obtenez qu’il se rende à la ville, et qu’il me rapporte enfin ce poison ! Et vous, Jésus-Christ, assis sur le trône suprême auprès de votre mère trois fois sainte, ordonnez qu’il n’oublie point sa commission, durant tout son voyage, qu’il ne pense pas à autre chose qu’à me rapporter ce poison ! » Cette prière revient à chaque page, sous les formes les plus diverses, soit que Sophie, émue du trésor d’innocence qu’elle découvre chez sa petite fille, s’avise de solliciter l’intercession sacrilège de l’enfant, et contraigne celle-ci à demander, sans le savoir, la mort de son père, ou que, dans un accès soudain d’hésitation, elle supplie les saints de la conseiller, et reçoive d’eux le courage nécessaire pour une nouvelle tentative d’empoisonnement. Il y a là une insistance qui, simplement au point de vue littéraire, nous surprend et nous choque de la façon la plus déplaisante. Et quand, à la fin du volume, la fille de Mme Tiralla, qui ignore l’épaisseur des ténèbres infernales accumulées dans lame de sa mère, promet à celle-ci que, du fond du couvent où elle va s’enfermer, elle demandera à la Vierge et aux saints d’intercéder pour elle, et quand l’auteur ajoute que cette naïve promesse équivaut, pour la femme adultère et empoisonneuse, « à la grande voix de l’Eglise proclamant sur elle : ego te absolvo a peccatis tuis ! » nous nous demandons, une dernière fois, si l’auteur a expressément résolu de nous scandaliser, ou si la malheureuse idée de cet assaisonnement mystique à l’ordure morale qu’elle a entrepris d’étaler devant nous n’est encore, chez elle, qu’un effet de son désir ingénu de « moderniser » la forme du roman.


IV

Si l’on pouvait juger du rang d’un écrivain par la vente de ses livres, M. Franz Adam Beyerlein, l’auteur du fameux Jena ou Sedan, occuperait, dans la littérature allemande contemporaine, une place supérieure à celles même de M. Frenssen et de Mme Viebig. Mais l’énorme succès de Jena ou Sedan n’a été dû que pour une faible part à sa valeur littéraire, encore que l’on se soit universellement accordé à considérer celle-ci comme très réelle ; et peut-être M. Beyerlein, en écrivant le roman nouveau qu’il vient de publier, a-t-il expressément voulu nous montrer qu’il était capable de produire des ouvrages d’une qualité plus pure, ne tirant leur mérite que de la justesse de leur observation et de l’agrément de leur style. Le fait est que ce roman, Un Campement d’hiver, est par excellence une œuvre d’art, une élégante et savante fantaisie de lettré, sans l’ombre d’une signification philosophique ou morale. Le petit drame qui s’y déroule sous nos yeux n’a rien, en soi, que d’assez médiocre ; et tout l’intérêt consiste dans la sobriété, la concision, le relief vigoureux du récit, qui court et se précipite, de page en page, avec une sorte de fièvre contenue, jusqu’aux catastrophes des derniers chapitres. Cela fait songer à Mérimée ou à Maupassant, en tout cas à nos conteurs français ; mais l’inspiration intime du livre n’en reste pas moins tout allemande, et jamais peut-être effort plus heureux n’a été tenté par un romancier allemand pour concilier, avec l’imitation de modèles étrangers, le respect des sentimens, des traditions, et de tout le génie de sa race.

Le principal défaut d’Un Campement d’hiver est de nous offrir deux intrigues distinctes, parallèles, qui s’imposent tour à tour à notre attention, sans qu’un lien intime les unisse l’une à l’autre. L’auteur nous transporte à l’époque de la guerre de Sept Ans. Un régiment russe vient s’installer, pour l’hiver, dans deux villages de la Silésie prussienne, qu’habitent deux vieux gentilshommes ; chacun de ces gentilshommes a une fille, et le major du régiment russe s’éprend de l’une d’elles, tandis que son lieutenant devient amoureux de l’autre. Le major est un personnage un peu énigmatique, cachant son nom véritable sous le « nom de guerre » de Sextus Fabius : mais l’ardente et romanesque Jimena, ayant appris de lui qu’il descend des barons de Gyldensterne, consent à l’épouser, et se donne à lui avec toute la frénésie sensuelle de son jeune cœur, jusqu’au jour où elle découvre que celui qu’elle prenait pour un baron déguisé n’est que le fils naturel d’un valet de chambre ; sur quoi son mari se tue, ne pouvant survivre à cette révélation d’une honte qu’elle serait prête, déjà, à lui pardonner. Le lieutenant de Sextus Fabius, le mecklembourgeois Mettmann, de son côté, emploie ses loisirs à adorer et à servir timidement la charmante Sabine, fille du seigneur d’un village voisin ; mais Sabine tombe au pouvoir d’un troisième officier, le polonais Kominski, brute ignoble qui n’hésite devant aucun crime pour parvenir à la posséder ; et la jeune fille n’échappe au déshonneur que par le suicide, et le pauvre Mettmann s’éloigne, tristement, de la scène tragique de ce « campement d’hiver » pour aller se mettre au service du Grand Frédéric.

Mais ce résumé de l’action du roman ne saurait, comme je l’ai dit, donner qu’une idée très insuffisante de l’intérêt d’un livre qui vaut surtout par la maîtrise de l’exécution. En quelques traits d’une précision vivante, l’auteur évêque devant nous la figure, le caractère, et jusqu’aux attitudes et au ton de voix de ses personnages. La hautaine et voluptueuse Jimena, notamment, et le simple, grossier, et loyal Mettmann, type parfait du soldat de fortune allemand tel qu’on le croirait tiré d’une chronique du temps, nous apparaissent avec un air de réalité inoubliable ; et, au-dessous d’eux, nous entrevoyons des silhouettes de soldats, de paysans, de vieux domestiques, qui ne cessent pas de remplir et d’animer l’arrière-plan du drame, prêtant à l’ensemble de celui-ci une variété, un relief, un éclat de couleurs, qu’on n’a guère coutume de rencontrer dans l’œuvre d’un romancier d’outre-Rhin.

Malheureusement, toutes ces belles vertus littéraires nous font l’effet d’être employées avec trop peu de profit, ou du moins nous avons l’impression que le résultat obtenu par l’auteur n’est pas en proportion de la peine qu’il lui a donnée. Nous devinons bien que M. Beyerlein, lorsqu’il a conçu l’idée de son livre, a dû se proposer, à défaut d’une « thèse » définie, un objet plus haut, et de plus de portée, que le simple exercice de son habileté de conteur. Il aura rêvé, sans doute, de nous rendre visible l’horreur de la guerre, ou plutôt des habitudes militaires, d’autrefois ; et peut-être aussi aura-t-il éprouvé un désir secret de glorifier l’âme allemande, en l’opposant, incarnée dans les personnages de Mettmann et de Sabine, à la complication ténébreuse ou à la bassesse de l’âme slave, dont il nous a présenté des échantillons divers sous les figures des officiers et soldats du régiment russe. Mais comment ne s’est-il point rendu compte de la difficulté qu’il y avait, pour lui, à réaliser de telles intentions dans les limites d’un sujet comme celui qu’il s’est choisi, à la fois beaucoup trop restreint et trop arbitraire, d’un sujet que le lecteur le mieux disposé ne peut pas s’empêcher de tenir pour un simple épisode inventé à plaisir ? Son roman n’est pas seulement petit par ses dimensions : c’est, en vérité, un roman d’un contenu trop petit, et il n’y a pas jusqu’à sa forme même, jusqu’à l’art réservé et subtil de sa mise au point, qui ne lui enlève tout espoir d’atteindre le public ordinaire des lecteurs de romans.


V

Le croirait-on ? Entre les types divers des romans que ce public accueille aujourd’hui avec le plus de faveur, l’un de ceux qui s’accommodent le mieux de la forme ancienne de la « chronique » se trouve être, en même temps, le plus « moderne » de tous, et celui au développement duquel les influences étrangères ont eu le plus de part ; je veux dire ce roman que l’on désigne sous le nom de « réaliste, » et que l’on serait tenté d’appeler aussi « galant, » ou « érotique, » voire « pornographique, » si ces mots ne s’accompagnaient toujours d’une vilaine idée de spéculation sur des goûts tout à fait étrangers à la littérature.

Et ce n’est pas que cette spéculation elle-même soit inconnue de nos voisins d’outre-Rhin. Les journaux allemands ont reproduit, ces jours passés, la lettre suivante, que vient de recevoir une importante maison d’édition berlinoise :


Je prends la liberté de vous demander si vous ne seriez point disposés à vous charger de l’impression et de l’édition de romans sensationnels qui, par leur allure libre et piquante, dépassent de beaucoup non seulement Zola, mais même Casanova. L’auteur n’y expose que des faits réellement arrivés : mésaventures conjugales, divorces de femmes d’officiers,… etc. Ces romans, d’un débit éminemment fructueux, ne vous seraient pas cédés en toute propriété : mais vous pourriez retenir une commission très élevée sur le produit net de la vente, et vous réserver la moitié des sommes résultant des traductions qui ne manqueront pas d’être faites dans toutes les langues étrangères. Les quatre premiers romans sont prêts pour l’impression…


Mais, à côté de ces ouvrages, dont on peut bien dire qu’ils sont « d’un débit éminemment fructueux, » le nombre grandit sans cesse, en Allemagne, de romans qui, tout en étant écrits avec un souci évident de bonne tenue littéraire, ont pour sujet des histoires de « filles » ou de « femmes perdues, » des histoires pareilles à celles que se plaisaient à nous raconter, naguère, nos romanciers de l’école « naturaliste. » La vogue de ces romans est si grande qu’elle a pénétré, désormais, toutes les classes de la société : au point qu’il n’est pas possible au critique de la négliger, dans une revue de la situation présente du roman allemand. Et c’est au récit de ce genre d’histoires que nous voyons employer, tous les jours, la forme qui a servi jadis aux Storm et aux Reuter pour dépeindre l’honnête simplicité des mœurs campagnardes ou bourgeoises de leur pays. La plupart de ces romans nouveaux nous sont présentés comme des « mémoires » ou des « confessions. » L’héroïne nous expose minutieusement tout le cours de sa vie, depuis les gentils rêves bleus de son enfance jusqu’aux plus pitoyables effets de sa dégradation, multipliant les figures et les scènes épisodiques, avec autant [de lenteur et de tranquillité qu’en mettrait à ses souvenirs une vertueuse grand’mère qui aurait conçu le projet de raconter son passé à ses petits-enfans.

Je dois ajouter que les auteurs de ces romans ne se bornent pas à reprendre la coupe extérieure des « chroniques » de leurs devanciers, mais s’efforcent encore à transporter, dans leurs sujets « modernes, » les vieilles qualités d’émotion et de bonhomie qui constituent le charme principal des chefs-d’œuvre de la prose allemande. J’ai eu l’occasion de rappeler tout à l’heure une première tentative qui a été faite en Allemagne, vers 1890, pour créer un roman « naturaliste, » sous l’inspiration directe de Zola et de ses élèves. La tentative a échoué, et non point à cause de la forme donnée par les romanciers à leurs tableaux de mauvaises mœurs, mais parce que ces jeunes gens empruntaient à nos « naturalistes » français un esprit d’ironie et de dénigrement, le moins fait du monde pour être apprécié de leurs compatriotes. Poussant jusqu’au bout l’imitation de l’école de Médan, ils étaient amers, sarcastiques, pleins de mépris pour les misérables créatures qu’ils nous décrivaient. Combien plus intelligente est l’attitude des « naturalistes » allemands d’aujourd’hui ! Ceux-ci ne songent pas à sourire, devant la chute et les infortunes de leurs « femmes perdues. » Ils nous montrent ces créatures entraînées à leur perte par une fatalité invincible ; et puis, lorsque la fatalité a eu raison de leur résistance, ils les plaignent, et pleurent et gémissent avec elles, et s’occupent constamment à nous les faire aimer en nous révélant, chez elles, des trésors de tendresse et de résignation.

Ainsi procède, par exemple, Mme Marguerite Bœhme, dans son Histoire de Dida Ibsen[6]. Mme Bœhme est, d’ailleurs, une des initiatrices du genre en question : son Journal d’une femme perdue, publié il y a deux ou trois ans, a donné lieu déjà à une quantité innombrable de « journaux » ou de « confessions » analogues. Et voici que Mme Bœhme elle-même, émerveillée de la fortune singulière de ce premier livre, n’a pu résister au désir de le recommencer : car son Histoire de Dida Ibsen, aussi bien par le sujet et le plan général que par tous les procédés de l’exécution, est proprement une réplique de son Journal d’une femme perdue. Mais il faut reconnaître que, dans l’un comme dans l’autre de ses deux romans, l’auteur s’est rendu compte, avec beaucoup de finesse et de pénétration, des goûts littéraires du public à qui elle s’adressait. Sa Dida Ibsen, en particulier, a beau nous avouer sa déchéance morale de « femme entretenue ; » nous ne voyons toujours en elle qu’une pauvre jeune Allemande parfaitement innocente et bonne, se laissant aller au gré de sa destinée, mais sans que l’atmosphère de vice et de dépravation qui l’entoure corrompe jamais l’ingénuité de son petit cœur. Son inconscience même est trop naïve pour que nous songions à nous en étonner ; et sa vie nous est racontée trop simplement, d’un ton trop naturel et trop uniforme, pour que nous ayons le loisir d’en déplorer l’immoralité. Seuls, ses remords et son désespoir nous surprennent, lorsque, d’aventure, il lui arrive de nous en faire part, comme si une autre personne, une héroïne romantique que nous ne soupçonnions point, essayait tout à coup de se substituer à la placide et aimable Dida Ibsen que nous connaissions.

Nous lisons cette longue « histoire, » et toute la série des romans de la même école, avec l’impression d’avoir rencontré déjà des récits tout semblables, mais non pas, à coup sûr, chez nos « naturalistes, » ni dans l’œuvre d’aucun romancier « moderne, » français ou étranger. Où donc avons-nous vu des « femmes perdues » nous faisant ainsi l’aveu de leurs « égare-mens, » du ton dont elles nous raconteraient les aventures les plus ordinaires, et nous promenant à travers une foule d’épisodes sentimentaux ou comiques, sans que la conscience de leur chute vienne jamais altérer la calme familiarité de leurs souvenirs ? C’est dans de très vieux livres que nous sont apparues ces aïeules de Dora Ibsen, dans les « chroniques » de Daniel de Foë, de Fielding, de l’abbé Prévost, des premiers créateurs du genre du roman. Tout comme les héroïnes, éminemment « modernes, » de Mme Bœhme et de ses confrères, les héroïnes de ces lointains conteurs se sont amusées à étaler, devant nous, la série désordonnée de leurs confidences, avec la même impudeur ingénue et tranquille, la même résignation aux « coups de la destinée, » le même mélange caractéristique de perversité et de bonhomie. A force de vouloir affirmer leur audacieux dédain pour les préjugés moraux et les routines littéraires de leur temps, les nouveaux romanciers naturalistes allemands ont reculé de deux siècles, et ramené le genre à son point de départ !


VI

À chacun des quelques romans que je viens de signaler on pourrait en joindre plusieurs autres, procédant de la même inspiration et consacrés à des sujets plus ou moins pareils ; et il y aurait aussi à en nommer d’autres dont les auteurs ont recouru à d’autres moyens pour introduire plus d’air, plus de relief et de mouvement, dans le vieux genre qui leur était transmis par leurs devanciers. Mais ce que j’ai dit aura de quoi donner une idée sommaire, à la fois, de l’objet commun que se proposent la plupart des romanciers allemands d’aujourd’hui et de l’embarras qu’ils éprouvent à le réaliser. Évidemment, ces écrivains s’accordent à sentir la nécessité de renouveler leur roman national, pour lui permettre de prendre sa place dans le grand courant moderne de la littérature romanesque européenne ; et alors ils s’efforcent d’élargir ou de briser les moules traditionnels, soit en soumettant leurs récits à nos règles latines des « trois unités, » soit en les affectant à la défense d’une « thèse, » soit encore en y transportant des sujets scabreux, que leur ingénuité leur représente comme l’expression la plus hardie de l’esprit « moderne. » Et cependant, personne d’entre eux, jusqu’ici, n’est parvenu à produire une œuvre non seulement nouvelle, et pouvant servir d’exemple aux générations suivantes, mais même assez intéressante et d’un art assez parfait pour se substituer, dans la faveur du public allemand, aux simples « chroniques » des romanciers de naguère. Toujours l’influence de la race et de l’éducation, chez eux, contrarie l’influence des modèles étrangers. Leurs romans sont trop lourds, trop diffus, ou d’un goût trop douteux, pour supporter la comparaison avec les romans français qu’ils prétendent égaler ; et cette prétention n’aboutit qu’à les dépouiller des aimables qualités de douceur, de rêverie, d’abandon familier, que l’on aimait jusque chez les moins adroits de leurs prédécesseurs.

Qualités qui, peut-être, ne sont pas absolument liées à la forme et aux habitudes anciennes du roman allemand, mais qui trop longtemps les ont accompagnées pour qu’il soit désormais facile de les en séparer. Le fait est que nous les retrouvons toutes, ces précieuses qualités, dans un roman aussi éloigné que possible de toute ambition novatrice : un roman qu’on supposerait écrit par un contemporain de Reuter ou de Fontane, si la finesse discrète des nuances, la vigueur passionnée de l’accent, la riche et savante modulation du style, ne nous révélaient, chez l’élève et le continuateur de ces vieux maîtres, une jeune âme n’ignorant rien de nos rêves et de nos curiosités d’aujourd’hui. De tous les romans publiés en 1907, celui-là est, à n’en point douter, le plus beau. Directement sorti de l’école des romanciers allemands du siècle passé, il n’en offre pas moins une physionomie très originale, aussi bien par la singularité de son sujet que par l’élégance et la sûreté de son exécution. Une « chronique, » la peinture détaillée d’un milieu social, avec une intrigue constamment entre-coupée de portraits, de paysages, de scènes épisodiques : mais ni l’intrigue, ni ces digressions ne ressemblent à celles d’aucun autre roman, ni jamais l’auteur ne nous fatigue ou ne nous ennuie, jamais nous ne nous interrompons de prendre plaisir à la série diverse des images qu’il prend un plaisir infini, lui-même, à évoquer devant nous.

Jettchen Gebert, le roman de M. Georges Hermann[7], est une peinture des mœurs de la bourgeoisie juive, à Berlin, dans la première moitié du siècle passé. Une jeune orpheline, Henriette (ou Jettchen) Gebert, a été recueillie et élevée dans la maison de l’un de ses oncles, Salomon, commerçant très habile, dont le magasin de « nouveautés, » créé depuis peu de temps, prospère et se développe avec une rapidité merveilleuse. La jeune fille a deux autres oncles : Ferdinand, qui vend et loue des voitures, et Jason, vaguement associé au commerce de Salomon, mais qui est à la fois l’ « artiste » et le « raté » de la famille. Grand flâneur, passionnément curieux d’art et de littérature, ce Jason est le seul des Gebert qui ne se refuse pas à fréquenter des chrétiens ; et c’est lui qui, un matin de printemps, présente à sa nièce un jeune écrivain de ses amis, Frédéric Kœssling, fils de pauvres paysans des environs de Brunswick. Le soir de ce même jour, Jason emmène Kœssling à dîner chez Salomon ; et les deux jeunes gens causent, font de la musique, et, dès lors, sentent que leurs deux cœurs sont unis pour toujours. Après quoi Jettchen reprend le cours habituel de sa vie, et les mois se passent, l’été arrive, et les Gebert s’installent dans une maison de campagne à Charlottembourg. Alors Kœssling, après de longues hésitations, se décide à dire à Jettchen qu’il l’aime, et à lui demander de devenir sa femme. Elle est seule, précisément, ce jour-là, dans la maison de Charlottembourg. Elle accepte de se promener avec Kœssling dans le parc voisin, et tous deux ont l’impression de vivre un rêve enchanté, errant lentement sous les vieux arbres, à la nuit tombante. Mais bientôt la réalité se rappelle à eux. Malgré les instances de Jason, les deux autres oncles s’opposent absolument au mariage de leur nièce avec un chrétien. Ils ont trouvé pour elle un mari plus sortable, un jeune cousin de leurs femmes, — car les deux frères se sont mariés avec deux : sœurs, — Joël (ou Jules) Jakoby, que d’ailleurs ils méprisent pour sa bassesse d’âme et sa grossièreté, mais qui est de leur race, et doué d’un véritable génie pour gagner de l’argent. En vain Jettchen les supplie de lui épargner, au moins, ce mariage qui lui fait horreur : l’oncle Salomon lui rappelle qu’elle est pauvre, qu’elle lui doit tout, et qu’elle a « un compte à régler » avec lui. Une dernière fois, la malheureuse enfant revoit l’homme qu’elle aime ; et le roman s’achève par un tableau de son mariage avec Jules Jacoby.

J’ai résumé, de mon mieux, la simple et touchante histoire qui constitue l’intrigue de ce roman. Mais je voudrais pouvoir dire avec quelle vérité et quelle émotion l’auteur a traité cette histoire, avec quel art il a su nous rendre vivantes les deux figures de Jettchen et de Kœssling, et combien, surtout, il a su nous les rendre chères, à tel point que la scène de leurs adieux, infiniment simple, elle aussi, nous cause une sensation de souffrance presque matérielle. Il y a là des scènes d’amour qu’un poète, seul, a pu imaginer avec autant d’harmonieuse tendresse et de grâce tragique. Et autour de ces scènes se déroule la peinture d’une époque, savamment reconstituée jusque dans les moindres détails des costumes, de l’ameublement, des préoccupations politiques et des goûts littéraires. Et, tout cela, encore, ne nous apparaît qu’au second plan : car l’objet principal de l’auteur a été, nous le devinons, de nous décrire quelques types de la société juive. C’est dans son évocation de ces types divers, en tout cas, qu’il nous a montré le plus clairement son remarquable talent d’observateur et de portraitiste. Les deux oncles mariés de Jettchen et leurs femmes, l’oncle Jason, le fiancé Jules Jacoby, et vingt autres figures d’un relief saisissant, non seulement il nous semble que nous les voyons devant nous dans leur réalité, mais chacune de ces figures représente un aspect particulier du caractère constant, éternel, de leur race. M. Hermann se garde bien de nous cacher les défauts de cette race, — dont il est lui-même probablement issu, — et cependant, il fait en sorte que nous ne puissions nous empêcher de ressentir, pour elle, une curiosité mêlée de sympathie. Par la seule force de sa probité littéraire et de son talent, ce peintre impartial de la société juive réussit où ont échoué les Auerbach, les Kompert, et les Sacher Masoch, tous les écrivains qui ont tâché à poétiser « la vie du ghetto. »

Voici, prise un peu au hasard, l’une des pages du roman : c’est la scène du mariage. Le matin, Jettchen, à demi folle de douleur, entre dans la chambre où l’attendent ses oncles et son fiancé, ainsi que Wolgang et Jenny, qui sont les enfans de l’oncle Ferdinand, et un vieux cousin de Jules, Naphtali, venu exprès de sa petite ville pour assister à la noce :


La chambre verte était déjà remplie. L’oncle Salomon avait arboré sa tenue d’état, et la tante s’était parée de sa robe d’atlas gris d’argent. Jules avait un habit bleu tout neuf, avec d’étincelans boutons dorés : il l’avait fait faire, sans regarder à la dépense, chez le tailleur de Jason. Ferdinand était là, aussi, et le vieux Naphtali. Wolfgang se cachait dans un coin, la mine désolée ; et Jenny, en petite robe blanche à fleurs, sautait impatiemment d’un pied sur l’autre, préoccupée du compliment qu’elle allait avoir à débiter. Les deux tantes tenaient en main des mouchoirs de dentelles, dont elles s’essuyaient les yeux, de temps à autre. Et Jules promenait autour de lui un visage solennel ; et Jettchen vit qu’il avait quelque chose sous le bras, un étui de cuir, qui avait l’apparence d’une petite contrebasse.

Jettchen se demanda, en entrant, ce que tout ce monde faisait là : et elle sourit, tant le spectacle lui parut comique. Mais voici que sa tante Hannchen se jette sur elle, de toute sa largeur, et sanglote qu’elle lui souhaite, pour son jour de noces, de devenir plus heureuse qu’elle-même ne l’a été. Et voici que Jettchen comprend, tout à coup, que le petit homme bouffi qu’elle aperçoit là-bas, en habit bleu, va être son mari dès ce même jour. Cette idée, du reste, ne fait que lui traverser l’esprit. Elle en garde seulement une vague surprise, pendant qu’il lui semble qu’elle dit quelque chose. Et la voici debout auprès de Jules, et tous les autres se tiennent debout en face d’eux, raides et figés. Et voici que s’avance vers elle Jenny, balançant dans ses deux bras un coussin blanc sur lequel repose une couronne verte ; et Jenny, le visage grimaçant de peur, déclame :


Le soleil, aujourd’hui, s’est levé si doré
Que jamais encore on ne l’a vu tel.

Ce dont Jettchen s’étonne, songeant à la pluie qui frappe les vitres. Là-dessus, tout le monde embrasse Jenny, et trouve qu’elle s’est très bravement tirée de son compliment. Et Jules prend dans ses mains l’étui de cuir, qui avait fait l’effet, à Jettchen, d’une petite contrebasse, et il le lui offre, et Jettchen, en l’ouvrant, en voit sortir un scintillement rouge et or. « Ce sont des aigues-marines et des topazes, — lui dit Jules, — et elle va les suspendre à son corsage, et elles lui donneront tout l’air d’une reine, que d’ailleurs elle est vraiment, — à savoir, la reine de son cœur. » Et Salomon s’approche, à son tour, avec un autre étui de cuir, qu’il a tiré de la poche de son habit, sous son mouchoir ; et il dit à Jules que c’est là une montre, mais trop belle pour être portée tous les jours. La montre vient encore du magasin de son père : un prince, autrefois, l’a commandée, mais il a négligé de la payer, et ainsi on l’a gardée…

Tout à coup Jettchen se retrouve dans sa chambre, qui n’est plus sa chambre, et la servante s’occupe à brosser le nouveau manteau à capuchon qu’elle va devoir mettre, pour aller à la synagogue. Et voici qu’arrive Jules, tout grave et solennel, portant un petit bouquet de myrte à la boutonnière de son frac neuf ; et Jettchen demande où sont sa tante et son oncle. Car elle veut décidément leur dire qu’elle ne se sent point la force de « régler leur compte », que, décidément, elle ne le peut pas. Mais la servante lui répond que M. et Mme Gebert sont partis en avant, depuis une demi-heure déjà ; et Jules ajoute qu’il faut bien que la tante et l’oncle prennent les devans, puisque c’est eux qui font tous les frais de la noce… Maintenant elle se voit debout, seule avec Jules, sous un baldaquin ; et devant elle apparaît un homme tout vêtu de noir, avec un collet blanc, et elle l’entend réciter, d’une voix caverneuse : « L’anneau est rond, rond est l’anneau, symbole de Dieu sans commencement et sans fin ! » Et Jettchen a si peur que ses genoux fléchissent. L’homme noir, cependant, continue à parler ; elle s’efforce d’écouter, mais elle ne peut saisir le sens des paroles, et leur bruit seul lui parvient nettement : « Oui, c’est à juste titre que ses parens, prévoyant l’avenir, lui ont donné le nom de Salomon, de celui dont l’Écriture nous apprend qu’il a été le plus sage entre tous les mortels ! ». Et, tandis que Jettchen se demande ce que cela peut signifier, voici que l’homme noir s’adresse à elle : « Et vous, chère fiancée, sortez maintenant de la précieuse demeure de vos chers parens, pour aller dans la précieuse demeure de votre fidèle mari ! » Et elle voudrait crier, Jettchen, que cela n’est point vrai, et que jamais elle ne consentira à faire cela : mais un nuage lui passe devant les yeux, et elle comprend qu’on l’interroge, et que quelque chose répond en elle ; et elle sent un contact sur sa main, et derrière elle s’élève une clameur confuse, et cinquante lèvres s’appuient sur ses lèvres, molles et dures, jeunes et empâtées, sèches et humides…

Maintenant le dîner s’achève, parmi des rires dont tous les éclats retentissent étrangement dans son cerveau. Et, pendant qu’elle tache à comprendre les discours, toujours ses yeux se tournent, secrètement, vers le gros petit homme qui est assis près d’elle, et qui ne s’interrompt de manger que pour lui offrir des morceaux, pris dans sa propre assiette : « Mange donc, Jettchen, profite de ceci ! » L’épouvante s’est installée désormais au plus profond de son cœur. Elle se sent comme un oiseau qu’une main vigoureuse va saisir, et qui agite sa tête et ses ailes, avec une angoisse impuissante.

— Si nous ne pouvons pas tout manger ce soir, — s’écrie Jules, devenu tout rouge, — cela nous servira pour notre déjeuner de demain ! N’est-ce pas, Jettchen ?…

Dans la salle jaune, lentement, Jettchen et Jules passent devant les chaises, et chacun reçoit d’eux quelques paroles aimables. Jettchen s’étonne de ces paroles, qui jaillissent d’elle spontanément, sans qu’elle en comprenne même le sens. Elle cherche des yeux son oncle Jason : mais il n’est pas là. Elle se voit seule, toute seule, en face de cette foule d’ennemis !

Le vieux Naphtali les arrête au passage.

— Eh bien ! Joël, demande-t-il à Jules, comment te trouves-tu ?

Jules ne répond que par un gros rire.

— Hein ! te voici maintenant assez heureux, Joël ? Sais-tu, je me suis dit que mon voyage coûtait déjà bien cher, et c’est ce qui m’a empêché de te faire un cadeau ! Mais il y a un souhait que l’on vieil oncle t’offre de bon cœur, c’est d’avoir toujours un frédéric d’or de plus que l’argent dont tu auras besoin !

Jettchen écarte le bras de son compagnon. Elle a la sensation de l’oiseau que la main va saisir : elle veut faire un dernier effort, de la tête et des ailes, tâcher désespérément à s’échapper, dût-elle se briser la tête contre le mur ! Et voici qu’elle découvre que la porte est entr’ouverte, qui conduit à la petite chambre où elle a déposé son manteau ! Et tout son sang lui afflue au cœur, la lumière de mille soleils aveugle ses yeux ; et puis un froid de glace l’envahit.

Elle s’enfuit dans la chambre, regarde son manteau, hésite, s’affaisse sur une chaise, se relève, jette le manteau sur ses épaules, et, lentement, pas à pas, s’avance jusqu’au haut de l’escalier. Personne, non, personne ! Alors la voici qui descend, très vite, sans bruit, pendant que ses yeux perçoivent, avec une netteté douloureuse, tous les détails des objets qui l’entourent, et que d’en haut, à travers le capuchon, une vague rumeur lui résonne aux oreilles.

Mais pourquoi donc la porte ne veut-elle pas s’ouvrir ? Pourquoi donc, au nom du ciel, et que va-t-il arriver ? Ah ! voilà ! Et c’est comme une vague de ténèbres froides qui frappe Jettchen, de la tête aux pieds.

Un instant elle s’arrête, toute haletante. Personne ne l’a suivie, pas une âme humaine : seule, la claire nuit s’étend au-dessus d’elle, avec des milliers d’étoiles scintillantes et glacées, dans le noir du ciel. Et elle court, se dirigeant vers la rue Royale. Parfois elle s’arrête, pour reprendre son souffle. Elle écoute, se retourne : aucun bruit, tout est sombre et tranquille…


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1898.
  2. Voyez la Revue du 15 septembre 1902.
  3. Hilligenlei, par G. Frenssen, un vol. Berlin, librairie Grote, 1905.
  4. Peter Moors Fahrt nach Südwest, ein Feldzrugsbericht, par G. Frenssen, un vol. Berlin, librairie Grote, 1907.
  5. Absolvo te ! par Clara Viebig, un vol. Berlin, librairie Egon Fleischel, 1907.
  6. Dida Ibsen’s Geschichte, par Margarete Bœhme, 1 vol., Berlin, librairie Fontane, 1907.
  7. Jettchen Gebert, par G. Hermann, un vol. Berlin, librairie Egon Fleischel, 1907.