Le Roi des aventuriers, 1932/Partie II

Le Courrier de Sion (p. 37-59).


DEUXIÈME PARTIE

La Femme sans tête


— Trois francs !

— Trois francs cinquante !

— Trois francs cinquante. Personne ne dit mieux ?

— Quatre francs !

— Quatre francs. Personne ne dit mieux ? Quatre francs ! Quatre. Allons, mesdames et messieurs !… voyons ! c’est dérisoire, quatre francs une magnifique table de nuit en bois blanc authentique vérifié par les experts, avec son ornement, un somptueux vase en faïence massive orné de roses et d’amours peints par un primitif inconnu. Quatre francs ! Personne ne dit mieux ? Adjugé !

C’était dans une petite salle de vente parisienne. On mettait aux enchères un pauvre mobilier ayant appartenu à Mme Paul Bréchat, une paysanne du Tarn qui était venue mourir dans la capitale.

Les acheteurs étaient presque tous des gens de condition modeste. Le commissaire-priseur avait le sourire ironique de l’homme qui accomplit par condescendance, des fonctions indignes de lui. La bizarrerie misérable du mobilier éveillait, du reste, en lui une hilarité mal contenue et lui inspirait des saillies d’un goût parfois douteux.

La table de nuit fit place à de grossiers chromos jaunis par le temps et entourés de cadres vernis.

— Voilà, mesdames et messieurs, continua le commissaire-priseur, admirez ces œuvres. Voici la reproduction exacte et authentique en chromolithographie du célèbre « Angélus » de Millet, vendu tout récemment encore 875 000 fr. un chef-d’œuvre, mesdames ! Voyez le pendant : « Les Semeuses » qui vaut un demi-million au bas mot.

— L’original ! cria un loustic dans la salle.

— Bien entendu, répliqua le commissaire-priseur. Vous ne voudriez pas avoir l’original pour 4 francs, je suppose. Mais vous avez ici une reproduction intéressante, patinée par le temps et les crottes de mouches.

Un acheteur proposa un franc pour les deux chefs-d’œuvre qui finirent par être vendus 2 fr. 75.

Puis ce fut le tour d’une statuette représentant un pâtre.

— Soixante-quinze centimes un pâtre dû au ciseau de Michel-Ange moderne, mort en contemplation devant son œuvre à l’âge de douze ans et demi. Une œuvre incomparable dans laquelle on retrouve la naïveté et la façon de faire des premiers sculpteurs égyptiens et chinois.

— Deux francs ! cria une voix !

Le commissaire-priseur sursauta ; il ne s’imaginait pas trouver un acheteur qui eût assez mauvais goût pour payer deux francs ce vilain magot de plâtre.

— Quatre francs ! cria aussitôt une autre voix.

Le commissaire-priseur n’était pas revenu de son premier étonnement lorsque cette voix l’assomma littéralement. Il écarquilla des yeux ahuris et, par un brusque effort de sa volonté, il parvint à se ressaisir pour dire avec gravité :

— Quatre francs ! mesdames et messieurs ! Personne ne dit mieux ?

— Dix francs ! reprit la première voix.

— Vingt francs ! lança aussitôt la seconde.

Le commissaire-priseur crut qu’il rêvait. Il leva la tête pour voir quels pouvaient bien être les clients assez stupides pour offrir des sommes aussi insensées. La première voix appartenait à un jeune dandy vêtu à la dernière mode ; l’autre compétiteur était un vieillard cossu portant des lunettes d’or.

Le commissaire hocha la tête, à la façon d’un homme fort étonné qui commence à s’attendre à tout, et reprit d’une voix routinière :

— Vingt francs ! Personne ne dit mieux…

— Cinquante francs ! cria le jeune dandy.

— Cent francs, gronda le vieillard.

Dès lors, ce fut entre ces deux clients inattendus un duel acharné, qui plongea le commissaire-priseur dans un ahurissement voisin de l’effroi.

— Deux cents glapissait le vieillard

— Cinq cents !

— Huit cents !

— Mille francs !

— Mille cinq cents !

— Deux mille !

— Deux mille cinq !

— Trois mille !

— Quatre mille !

— Cinq mille !

Les deux compétiteurs se lançaient ces sommes à la tête avec une rage sourde. Chacun d’eux élevait la somme, croyant assommer son rival et le mettre hors de combat. Et le commissaire voyait ces sommes sillonner l’espace et éclater au-dessus de sa tête comme des obus. Il n’en croyait plus ses oreilles.

De soixante-quinze centimes, la valeur de la misérable statuette de plâtre mal peinte s’était élevée à cinq mille, à dix mille, à trente mille, à soixante mille francs !

C’était inouï, c’était fantastique et c’était formidablement incompréhensible.

— Soixante mille francs, ce pâtre de plâtre soufflé qui, tout neuf, se vendait en magasin quinze sous au maximum !

Les deux compétiteurs luttaient pied à pied, comme deux gladiateurs antiques.

Cependant, il était aisé de voir que le vieillard faiblissait, hésitait et que, en réalité il était presque au bout de son rouleau. Après avoir jeté des milliers de francs à la face de son adversaire, il retombait dans les centaines.

— Soixante et un mille cent ! balbutia le vieillard.

— Cinq cents ! tonitrua le dandy, presque triomphant.

— Six cents ! avança péniblement le vieux.

Le jeune homme se redressa, se préparant à donner le coup suprême :

— Soixante-deux mille ! lança-t-il comme une massue.

Le vieillard leva vers lui un regard égaré ; il frémit un instant et baissa le tête.

Il était vaincu.

Son compétiteur triomphait.

— Soixante-deux mille francs ! souligna le commissaire-priseur, qui désormais ne doutait plus de rien. Personne ne dit mieux ?

Un silence solennel se fit.

Non, personne ne disait mieux. Mais tout le monde contemplait avec étonnement et admiration le pâtre qui valait soixante-deux mille francs. Était-ce une illusion ? un mirage ? cette statuette qui, tantôt encore était insignifiante, semblait s’être emparée soudain, d’une beauté ignorée. Tout le monde maintenant lui trouvait un charme nouveau, une grâce merveilleuse, un sourire vraiment divin. Oh ! prestige de l’or !…

Le magot, aux yeux de tous les sots, était devenu un chef-d’œuvre, un objet de vénération qui commandait le respect.

Le commissaire-priseur prit délicatement en main la statuette que, quelques instants auparavant, il contemplait d’un regard dédaigneux, et l’élevant comme une relique, il dit d’un ton solennel :

— Adjugé !

Le sort en était jeté !

Un doute subsistait encore dans l’esprit du commissaire qui, en son for intérieur, se demandait s’il n’avait pas été victime d’audacieux fumistes. Un instant, il crut que l’acheteur allait prudemment se faufiler dans la foule et disparaître.

Mais il n’en fut rien. On vit le jeune homme s’avancer vers le bureau du commissaire-priseur, ouvrir son porte-feuille et en tirer des liasses de billets de banque. Puis, ayant fait emballer sa statuette, il la prit et sortit.

Tout le monde le suivit des yeux.

— Que va-t-il faire de ce pâtre ? se demandait-on. Pourquoi l’a-t-il acheté 62 000 francs ? Que serait bien cette statuette pour avoir une valeur telle ?

Le jeune dandy avait quitté la salle de vente.

Derrière lui, le vieillard avançait d’un pas alerte ; il le suivait comme le meurtrier suit sa victime, comme le fauve suit sa proie, avec prudence et sûreté, attendant le moment de bondir et de frapper.

Le jeune homme monta dans une limousine qui l’attendait ; le vieillard prit une auto. Les deux rivaux arrivèrent ainsi boulevard Saint-Germain. Le dandy pénétra dans un hôtel luxueux. Son compétiteur avisa le laquais d’une maison voisine et demanda :

— Connaissez-vous le monsieur qui vient de pénétrer ici ?

— Oui, Monsieur, c’est le comte de Beaulieu.

Le vieillard recula, tremblant, effaré, comme si la foudre était tombée devant lui. Et son interlocuteur l’entendit balbutier :

— Le comte de Beaulieu ! Malédiction !

Puis il tourna les talons et partit en chancelant, comme un ivrogne.


Le secret du pâtre


Une heure après, le jeune dandy sortait de l’hôtel du boulevard Saint-Germain. Sa limousine l’attendait à la porte. Il lança une adresse à son chauffeur.

Quelques temps après, il pénétrait dans un immeuble de la rue Galilée.

— Monsieur Léon Sauvage est-il chez lui ? demanda-t-il à la concierge.

— Je le crois bien, Monsieur. Au second, première porte à droite.

— Je sais. Merci.

Arrivé au second étage, il sonna. Un domestique vint ouvrir. D’un geste délibéré, il tendit sa carte, sur laquelle était écrit :

MARCEL LEGAY
gentilhomme cambrioleur


Un jeune homme de son âge, blond, élancé, vint à lui en s’écriant :

— Comment, toi ici, Marcel ! Et sous ton nom véritable ? Tu ne crains donc pas…

— Je ne connais pas la crainte…

— Toujours audacieux.

— Toujours, mon cher Léon.

— Et quel bon vent t’amène ?

— J’ai besoin de toi.

— Parle, je t’écoute.

Les deux amis s’installèrent dans un petit cabinet de travail et allumèrent des cigares.

Marcel Legay commença :

— Tu sais que j’ai toujours professé les idées les plus larges et que, lorsqu’il s’agit de la propriété d’autrui, je suis libre-échangiste. Comme j’étais né sans titres, ni fortune, j’ai considéré que le sort m’avait frustré et j’ai résolu de frustrer à mon tour le destin. Je suis entré dans la peau d’un certain comte Louis de Beaulieu.

La fortune m’a souri, comme elle sourit à tous les audacieux. Mais figure-toi que le véritable comte de Beaulieu avait une histoire mystérieuse. La voici en quelques mots. Son père a été empoisonné il y a quelque vingt ans ; lui-même, à l’âge de quatre ans, a été enlevé et confié à un paysan du Tarn qui s’appelait Paul Bréhat. Ce père adoptif en mourant a révélé à mon comte de Beaulieu le secret de sa noble origine ; mais il a rendu l’âme avant d’avoir pu terminer son intéressant discours. Ses derniers mots furent : « Le Pâtre ! dans le pâtre ! » Et du doigt il montrait une banale statuette placée sur la cheminée. Le jeune comte de Beaulieu ne s’expliqua pas ces paroles énigmatiques.

Après la mort de son mari, la veuve Bréhat vint habiter Paris, mais cette paysanne négligea de se faire inscrire au bureau de l’état civil. On ignorait donc où elle était domiciliée et ce qu’elle était devenue.

Sur les entrefaites, nous apprîmes que le comte Georges de Beaulieu, père du comte actuel, avait en réalité été empoisonné par ses beaux-frères, les barons de Gramat. Ceux-ci, voulant hériter, avaient résolu d’empoisonner aussi l’enfant. Ils étaient aidés par un complice : Bastien Génis, le majordome du château de Beaulieu. Une de leurs conversations secrètes fut surprise par un fidèle serviteur nommé Jules Bréhat. Celui-ci, voyant le péril qui menaçait le fils de son ancien maître, enleva le jeune comte Louis qui, comme je l’ai déjà dit, était alors âge de quatre ans. Il le confia à son frère Paul Bréhat qui habitait Carmeaux, dans le Tarn, et retourna au château. Les meurtriers eurent-ils connaissance de son acte ? Le soupçonnèrent-ils d’avoir surpris le secret ? Quoi qu’il en soit, Jules Bréhat disparut mystérieusement et l’on ne sut jamais ce qu’il était devenu. Il avait recommandé à son frère Paul de cacher le jeune comte afin de le sauver. Il importait, en effet, que les barons de Gramat ignorassent ce qu’était devenu l’enfant. Mais leur complice, le majordome Bastien Génis, cherchait. Il savait que feu le comte Georges de Beaulieu avait, en mourant, confié à son fidèle serviteur Jules Bréhat un papier de la plus haute importance.

— Et, interrompit Léon Sauvage, quel était ce papier mystérieux ?

— Voici. La famille des Beaulieu, dont les aînés étaient marquis et les cadets comtes, avait pris part à la guerre de Vendée. L’un d’eux fut même un chef de Chouans célèbre. Or, en ces temps de troubles, alors que leur tête était menacée, les seigneurs de Beaulieu réunirent leurs richesses et les cachèrent on ne sait où. L’endroit où ces trésors furent amassés avait été indiqué dans un papier, dans un manuscrit rédigé dans une langue secrète, dont chaque seigneur de Beaulieu avait une copie. Or, c’est précisément cette copie que le comte Georges de Beaulieu confia, sur son lit de mort, à Jules Bréhat, en lui recommandant de veiller sur son fils et de lui remettre ce papier précieux à sa majorité.

— Mais, objecta Léon Sauvage, comment eut-on connaissance de ces recommandations suprêmes ? Jules Bréhat avait-il révélé ce secret ?

— Non. Je te le disais tantôt, le majordome Bastien Génis veillait dans l’ombre. Il épiait la mort de son maître ; il entendit ses dernières paroles, et vit Jules Bréhat s’emparer du précieux papier. Le lendemain, le fidèle serviteur partit, dans le but évident de mettre ce dépôt en lieu sûr.

Il parvient à dépister Bastien Génis lancé à sa poursuite et les barons de Gramat ignorèrent ce qu’était devenue cette pièce. Tout fait présumer d’ailleurs que les meurtriers mirent le fidèle serviteur à la torture pour lui arracher une révélation et que Jules Bréhat préféra la mort à la révélation de ses serments.

Léon Sauvage interrompit à nouveau Marcel Legay.

— Le comte Georges de Beaulieu se méfiait donc de ses beaux-frères, puisqu’il préférait s’adresser à un domestique.

— Oui, tout fait présumer qu’il soupçonnait les barons de Gramat de vouloir attenter à ses jours et à ceux de son fils.

— Pourquoi donc, en ce cas, ne les dévoilait-il pas ? Pourquoi ne demandait-il pas aide et protection à la justice des hommes ?

— Noblesse oblige ! dit sentencieusement Marcel Legay. Vois-tu un comte de Beaulieu entachant le nom qu’il a uni au sien. Non, le défunt eût préféré la mort à la honte.

— Son épouse était morte ?

— Non, elle vit toujours

— Complice de ses frères ?

— Non. Mais le comte de Beaulieu la soupçonna sans doute injustement. Au surplus, la comtesse de Beaulieu était et est toujours une femme douce et faible qui ne se doutait pas de l’infamie de ses frères et était un instrument sans volonté. Peut-être son époux craignait-il plus sa faiblesse que tout autre chose.

— Bien, continue.

— Revenons-en au papier mystérieux. Le majordome Bastien Génis continuait ses recherches. Après de longues années, il finit par découvrir que le fils de son maître avait été confié à Paul Bréhat, le paysan de Carmeaux. Mais le jeune homme avait atteint sa majorité et son père adoptif était mort. La veuve de celui-ci était venue habiter Paris, où sa trace était perdue. Le défunt avait rendu l’âme en présence de plusieurs voisins qui, comme le jeune comte de Beaulieu, avaient recueilli ses dernières paroles. Grâce à cette circonstance, Bastien Génis eut connaissance des dernières paroles de Paul Bréhat ! « Le pâtre ! dans le pâtre ! »

Que signifiaient ces paroles énigmatiques ? Un trait de lumière frappa l’esprit du majordome.

Les statuettes de plâtre sont creuses. Or, les paysans ont l’habitude de cacher souvent leur pécule à l’intérieur de ces petites sculptures. Tout s’expliquait donc. Jules Bréhat, le serviteur du feu comte, avait confié le manuscrit mystérieux à son frère Paul. Celui-ci avait voulu révéler l’existence de cette pièce au jeune comté, mais la mort lui avait scellé les lèvres avant qu’il ne pût terminer la phrase commencée. La modeste statuette valait donc une fortune incalculable.

Mais où était-elle ? La veuve de Paul Bréhat était introuvable ! Plusieurs années s’écoulèrent. J’avais fait la connaissance du jeune comte Louis de Beaulieu, qui m’avait révélé ces détails. D’autre part, dans ma vie aventureuse, je fus mis en rapport avec le fameux majordome Bastien Génis, homme peu recommandable, mais qui me fut utile en maintes circonstances. Ce Génis est un homme capable de tout, vivant de rapines, de vols et prêt à commettre tous les crimes. Un jour qu’il était ivre, il me confia qu’il aurait fini dans la peau d’un millionnaire s’il était parvenu à retrouver certain petit pâtre ayant appartenu à un nommé Paul Bréhat. Je recueillis ses révélations, qui concordaient avec d’autres que m’avait faites mon excellent ami le comte Louis. Les choses en étaient là lorsque, il y a deux jours, j’appris avec surprise qu’on allait mettre aux enchères les meubles ayant appartenu à une dame Paul Bréhat. Je me rendis à la salle des ventes ; je vis la statuette représentant le pâtre et j’en devins acquéreur. J’avais un compétiteur, un vieillard, en qui je reconnus le misérable Bastien Génis, à qui ses crimes avaient rapporté une soixantaine de mille francs qu’il eût sacrifié volontiers pour devenir le digne propriétaire du pâtre mystérieux…

— Et, demanda Léon Sauvage, ce Génis t’a reconnu ?

— Penses-tu qu’il soit aisé de me reconnaître ? Ne m’a-t-on pas appelé le Cambrioleur Protée ? Il n’y a que les amis comme toi qui me voient deux fois sous mon véritable aspect. Ce Génis m’a connu noir, poilu et barbu. À la salle de vente, il a vu dans son compétiteur un jeune dandy…

— Et ton pâtre ?… qu’en as-tu fait ?

— Le voici.

Marcel Legay ouvrit la valise qu’il avait déposée en entrant sur le coin de la table et en tira le pâtre acheté quelques heures auparavant.

Il retourna la statuette et enleva le plâtre qui en bouchait le socle ; elle était creuse.

Puis il introduisit deux doigts dans l’ouverture qu’il avait pratiquée et il en tira une feuille de parchemin qu’il étendit sur la table.

Les mystérieux caractères suivants, tracés à l’encre de chine apparurent :

5KED55 51 126E5DB8LKI
C8D 75 9+ 8E586
F261 12675F5M 75 ? D81
16+DLIE 15 78 18775.
151 48D 151
78 ED2LIL5J5 4375 DL5.
8 4869+5 8CD51 8F2LD0.
 ;D8K9—L 78 C2DE5.
 ;5D
F261 C5K5ED5M !8KI 75.
98F586 5E !5195775N 78.
?8775 !5 J8D?D5 5K981ED55.
951E 86 ;2K! !6 92672LD.


Quelle est la clef de l’énigme ?


— Combien as-tu payé cette statuette de mauvais goût et ce parchemin ratatiné ? demanda Louis Sauvage à Marcel Legay.

— Soixante-deux mille francs !

— C’est terriblement cher. Voilà un caprice dont tu aurais pu te passer.

— Songe donc que ce parchemin vaut une fortune.

— Hum ! qui le prouve ?

— Mais…

— Je n’en aurais pas donné quatre sous. Ça ne les vaut pas.

— Ce n’était pas l’avis du majordome Génis.

— Encore faut-il découvrir la signification de ces hiéroglyphes.

— C’est pourquoi je suis venu te trouver, mon cher Sauvage. Je connais et j’apprécie ton esprit savant et éclairé, ton don inné des devinations, tes aptitudes mathématiques… Tu as déchiffré des rébus plus compliqués que celui-ci quand nous étions au collège.

— C’est vrai, c’est vrai.

— Ne m’as-tu pas répété maintes fois que nulle énigme n’était indéchiffrable ?

— Effectivement.

— Veux-tu essayer de découvrir la clé de celle-ci.

— Volontiers, mais je ne te réponds pas de la réussite. Si ces caractères ont été écrits au moyen de ce qu’on est convenu d’appeler une grille, ce sera très malaisé. Si, au contraire, chaque signe du manuscrit a la valeur d’une lettre, ce sera un jeu d’enfant.

— C’est-à-dire, si je comprends bien, si chaque lettre a été remplacée par un signe conventionnel.

— Naturellement.

— Comment découvrir les lettres correspondantes ?

— Très simple. Il suffit d’avoir un peu et temps et de patience.

— Essaie donc, mon ami, mon cher ami.

Léon Sauvage prit un porte-plume, de l’encre, une feuille de papier, puis il examina le manuscrit mystérieux.

— Le célèbre conteur américain, Edgar Poë, dit-il, nous a indiqué le moyen de déchiffrer ce genre d’énigme. Examinons les chiffres et les lettres de l’étrange manuscrit. Que remarques-tu ?

— Rien.

— Tu n’observes pas, voilà tout. Moi, je remarque que plusieurs lettres et plusieurs chiffres se répètent plus souvent que d’autres.

Et Léon Sauvage se mit à compter, le nombre de signes répétés sur le parchemin et nota sur une feuille de papier blanc :

36 fois 5
24 fois 8
18 fois I
17 fois 7
20 fois D
12 fois 6
9 fois 2
8 fois L

— Tu remarques, dit Sauvage à Marcel Legay, que le chiffre le plus répété dans le manuscrit est le chiffre 5. Or, quelle est la lettre la plus souvent employée dans les mots français ? Indubitablement, c’est la lettre E. Il suffit de voir les « cases employées par les typographes : les caractères les plus nombreux sont les E. J’en déduis provisoirement que, puisque dans le manuscrit, c’est le chiffre 5 qui est le plus nombreux, ce 5 remplace E.

— Très bien ! parfait ! admirable ! s’écria Marcel Legay.

Léon Sauvage continua :

— Un premier terme m’est donc presque connu dans ce problème algébrique et je note :

Après la lettre E, c’est le caractère A qui est le plus répandu, et comme j’ai compté 24 fois 8, je suppose que

Cherchons maintenant à découvrir quelques mots et commençons par les plus courts. L’article « le » est fréquent dans notre langue.

Cherchons donc deux signes accouplés dans le manuscrit. Je trouve, à plusieurs reprises, 75. Comme je suppose que le chiffre 5 remplace la lettre E, je peux présumer que le chiffre 7 remplace L, et je crois avoir ainsi trouvé une nouvelle lettre que je vérifierai plus tard. Je note provisoirement :

7 égale L.

En outre, je retrouve plusieurs fois dans le manuscrit, les deux chiffres 78. Comme j’ai admis que 8 égale A et 7 égale L, ce nombre 78 remplacerait l’article LA, trouvaille qui viendra sans doute confirmer mes hypothèses.

Ces confirmations, Léon Sauvage les trouva après un travail patient, qui lui demanda un temps très long. Parfois, il hésitait, modifiait ses premières données, mais peu à peu le sens de l’énigme s’éclaircissait pour lui. Après avoir déchiffré des articles « la » et « le », comme nous l’avons montré, il parvint à lire des mots plus longs, comme FER, MUR, ENTREE, etc.

Cherchant lettre par lettre il finit par découvrir la clé qu’il cherchait. Il nota sur son papier chaque lettre de l’alphabet avec son signe équivalent et arriva finalement à ce résultat :

A égale 8, B égale ?, C égale 9, D égale !

E égale 5, F égale ;, G égale 4, H égale +,

I égale L, J égale 3, L égale 7,

M égale J, N égale K, O égale 2, P égale O,

R égale D, S égale I, T égale E,

U égale 6, V égale F, Z égale M.

— Voilà, dit-il triomphalement en montrant cette clé à Marcel Legay. Désormais, nous n’avons plus qu’à traduire chacun des mots de ton mystérieux parchemin, en remplaçant les signes conventionnels par des lettres correspondantes.

Et, sous les yeux de son ami, Léon Sauvage traduisit :

ENTREE DES SOUTERRAINS
PAR LE CHATEAU
VOUS SOULEVEZ LE BRAS
DU CHRIST DE LA SALLE
DES GARDES
LA TROISIEME GALERIE
À GAUCHE APRES AVOIR
FRANCHI LA PORTE DE
FER
VOUS PENETREZ DANS LE
CAVEAU ET DESCELLEZ LA
DALLE DE MARBRE ENCASTREE
DANS LE MUR
C’EST AU FOND DU COULOIR.


Marcel Legay se jeta sur le papier en s’écriant :

— Merveilleux ! sublime ! inouï !…

— Bast ! c’est simple comme chou. Il ne te reste plus qu’à savoir de quel château il s’agit.

— Dame ! c’est le château de Beaulieu ! Le grand point est d’y pénétrer sans éveiller les soupçons.

Je suppose que c’est aisé pour toi qui a pris la forme du jeune comte de Beaulieu.

— C’eût été aisé, il y a un mois. Ce ne se sera plus aujourd’hui.

— Pourquoi donc ?

— Ah ! c’est toute une histoire. Je te l’ai dit, j’avais pris les titres, la place et la physionomie du comte de Beaulieu.

— Il ne lui restait donc plus grand’chose !

— Il lui restait sa personne qui me parut fort encombrante. Il ne s’agissait pas de laisser courir le véritable comte qui m’eût compromis. Je l’avais séquestré provisoirement.

— L’idée était ingénieuse.

— Oui, je l’avais enfermé dans les caves de mon hôtel ; malheureusement, on le découvrit et… il prit la clé des champs. Dès lors, je fus menacé par l’association secrète des « Compagnons de la Sainte-Vehme » qui protégeait Louis de Beaulieu. J’étais à Orléans lorsque j’appris que j’avais été condamné à mort pour crime d’imposture.

— Que faisais-tu donc à Orléans ?

— Des dettes et des emprunts. Je connaissais un gros propriétaire très estimé qui était parti passer trois mois sur la côte bretonne. Ayant besoin d’argent — ça m’arrive —, je m’étais introduit dans la peau de l’absent ; m’étant grimé, j’avais pris sa physionomie et m’étais installé chez lui. Je connaissais ses habitudes et ses relations. Sous mon nom, je faisais des emprunts considérables, j’avais mes entrées partout… je cambriolais avec une facilité déconcertante. Tout allait bien, j’avais réalisé 850 000 francs, lorsque je me vis menacé par les terribles compagnons de la Sainte-Vehme, qui avaient découvert ma retraite.

— Tu échappas à leur vengeance ?

— Échapper à leur vengeance, c’était impossible. Ces gens ont partout des affiliés qui vous épient dans l’ombre.

— Tu n’es pourtant point mort, c’est donc…

— C’est que j’employais une tactique habile. Mes ennemis m’avaient découvert sous le déguisement de mon ami, le propriétaire Orléanais. Je télégraphiai à celui-ci, au nom de mon notaire, l’engageant à rentrer au plus tôt chez lui pour affaire urgente. Mon homme accourût aussitôt : je lui fis place. Je m’esquivai juste au moment où les compagnons de la Sainte-Vehme allaient mettre leur criminel projet à exécution : ils virent mon ami le propriétaire, supposèrent qu’il n’était autre que Marcel Legay déguisé et ils le poignardèrent.

— Le malheureux !

— Ne le plains pas. C’était un mauvais riche, un égoïste qui avait fait fortune en saignant les pauvres.

— Ceci fait que tu as rendu l’âme par procuration.

— Oui, c’est la troisième ou quatrième fois qu’on enterre ainsi Marcel Legay. C’est te dire qu’il ne me reste plus guère d’état civil et que si quelqu’un s’avisait de me dénoncer, les policiers répondraient flegmatiquement : « Fichez-nous la paix ! Marcel Legay est mort et bien mort ! » Je puis sans danger arborer mon nom et déposer ma carte où je me présente : on me prend pour un amusant et inoffensif fumiste.

— Et ton comte de Beaulieu, qu’est-il devenu ?

— Ses droits ont été reconnus et il est allé s’installer dans son vieux château. Tu comprends qu’il recevrait sans plaisir son ancien « sequestrador ». Il ne me reste qu’un moyen d’arriver jusqu’à lui, d’entrer dans son château sans éveiller ses soupçons.

— Et ce moyen ?

C’est de me métamorphoser à nouveau, de prendre la forme d’un ami intime du comte Louis de Beaulieu.

— Et cet ami !

— Cet ami est un aventurier gascon, qui ressemble étonnamment au jeune comte.

— Tu le connais ?

— Un peu. Il se nomme le chevalier Gaston Terrail de Bayard d’Arsac de Savignac.

— Et il est seul pour porter tous ces noms.

— Non, puisque je vais l’aider.

— Tu comptes donc partir pour le château de Beaulieu et découvrir ces fameux trésors ?

— Oui, et je voudrais que tu m’accompagnasses. Ton aide me serait précieuse au plus haut point. As-tu des affaires qui te retiennent ici ?

— Non. J’ai terminé mes derniers cambriolages.

— C’est comme moi, nous pourrions aller respirer l’air de la campagne. Le château de Beaulieu doit être charmant.

— Quand partirons nous ?

— Demain si tu veux.

— Parfait.

— Prépare-toi donc. Je viendrai te prendre demain.

— Convenu.

Les deux amis se serrèrent la main et se quittèrent.


Le château de Beaulieu


Le soir tombait lorsque Marcel Legay et son ami Léon Sauvage, tous deux habilement déguisés, arrivèrent devant le château de Beaulieu.

Ce manoir avait été contruit sous Henri IV et maintes fois restauré. Il avait un aspect majestueux et hautain. Il se dressait au sommet d’une colline et était entouré d’un parc et d’une forêt. À un quart de lieue environ s’élevait, dans un site pittoresque, un vieux monastère en ruines dont on apercevait les vestiges des tours du châtelain de Beaulieu. Plus loin, c’étaient des montagnes escarpées et des forêts profondes.

Marcel Legay se fit annoncer sous le nom de Chevalier Gaston Terrail de Bayard d’Arsac de Savignac. Il avait pris une attitude de mousquetaire moderne qui lui seyait à ravir : moustache relevée d’une façon conquérante, la « royale » en bataille, le regard hardi et légèrement dédaigneux, la lèvre volontaire et ironique. En apprenant l’arrivée de son ami le chevalier d’Arsac, le jeune comte Louis de Beaulieu bondit de joie et accourut les mains tendues :

— Ah ! mon cher chevalier ! dit-il à Marcel Legay, je ne saurais vous dire combien je suis heureux de vous revoir !

« Tout va bien, pensa le gentilhomme-cambrioleur ; il me prend pour le véritable d’Arsac. J’ai donc bien travaillé. Continuons à jouer notre rôle et imitons maintenant l’accent si particulier de notre Gascon. »

Et il s’écria :

— Mordious ! mon cher comte ! nous partagerons ce bonheur à deux et, par les cornes du diable, j’en prendrai une large part. Permettez-moi de vous présenter un mien ami, le vicomte Léon de Sauvan.

Et Legay présenta Léon Sauvage, à qui le comte de Beaulieu fit le meilleur accueil. Puis l’on passa dans le salon et enfin dans la salle à manger où le dîner allait être servi.

Le repas fut des plus gais et le gentilhomme-cambrioleur put se rendre compte qu’il jouait son rôle dans la perfection. Il avait d’ailleurs vu naguère à maintes reprises le chevalier d’Arsac et, grâce à son don d’assimilation vraiment étonnant, il connaissait son homme sur le bout des doigts et l’imitait d’une façon inimitable, disons le mot. Nous l’avons dit, Legay était un homme-protée. Cependant, notre aventurier ne put réprimer un frémissement lorsque, au cours de la conversation, le comte de Beaulieu fit mention d’une lettre d’invitation qu’il avait adressée quelque temps auparavant.

Le chevalier d’Arsac avait donc reçu une missive ! S’il allait y répondre ou arriver un beau matin au château de Beaulieu !

« Il sera prudent de ne pas perdre de temps, pensa Legay, et d’agir au plus vite. »

Le comte de Beaulieu ordonna que des appartements fussent mis à la disposition du prétendu chevalier et de son compagnon. Par une heureuse coïncidence, ces appartements étaient voisins.

Vers dix heures du soir, Marcel Legay et Léon Sauvage prirent congé de leur hôte et se retirèrent dans leurs chambres.

— Sois prêt à 11 heures, chuchota le gentilhomme-cambrioleur à l’oreille de son ami en le quittant.

À 11 heures sonnantes, Legay, s’étant armé d’une lampe électrique de poche qui faisait partie de son attirail, se faufila dans les ténèbres du château. Sauvage l’attendait.

— Le moment d’agir est venu, dit Legay. Es-tu armé ?

— Oui.

— Bien. Suis-moi. Il s’agit de trouver l’entrée du fameux souterrain.

À la lueur de sa lampe, il relut la traduction du mystérieux manuscrit :

« Entrée du souterrain par le château. »

« Vous soulèverez le bras du Christ de la salle des gardes ».

— Il faut donc, avant tout, remarqua Legay, trouver cette fameuse salle des gardes qui, comme tous les anciens châteaux, est une des pièces les plus spacieuses du manoir. Cherchons.

Au moyen d’une pince-monseigneur, il ouvrait les portes, puis il avançait à pas de loup, parcourait les chambres silencieuses et désertes, suivi de son compagnon.

Enfin, tous deux arrivèrent dans une salle haute et spacieuse ornée de panoplies.

— Regarde ! dit Legay en élevant la main.

Et il montrait un Christ de cuivre massif qui, encastré dans le mur, dominait l’âtre.

Legay monta sur un siège et atteignit le Christ. Il essaya vainement de faire mouvoir le bras droit, mais le bras gauche oscilla sous son effort. Et soudain un déclic sourd se fit entendre.

Au même instant tout un pan de mur s’ouvrit, découvrant un passage secret dissimulé dans l’épaisseur de la muraille.

— Tout va bien ! murmura Sauvage.

Dans l’ouverture béante, un escalier lui apparut, escalier en spirale qui s’enfonçait dans les ténèbres humides.

Sans hésitation, Legay descendit, toujours suivi par Sauvage.

L’escalier, à une profondeur d’une dizaine de mètres, donnait accès à un vaste couloir. Les deux jeunes gens s’engagèrent dans des souterrains. Ils suivirent ainsi une longue galerie où débouchaient des couloirs plus étroits.

— Revoyons le manuscrit, dit Legay. Qu’y lisons-nous ? « La galerie à gauche après avoir franchi la porte de fer ». Il faut donc trouver cette fameuse porte. Où est-elle — Cherchons. Bigre ! Il fait froid dans ces entrailles de la terre ! Quelle atmosphère méphitique ! Regarde donc, mon vieux Sauvage, l’eau coule le long de ces parois. Comme c’est beau ! comme c’est grand ! comme c’est vaste ! On s’y perdrait. Ah ! Enfin, voici, selon toute vraisemblance, la fameuse porte de fer dont parle le manuscrit.

Une grille aux énormes barreaux de fer rouillé barrait, en effet, le couloir.

Legay voulut l’ouvrir, mais elle résista à ses efforts. Il aperçut une formidable serrure dans laquelle il essaya de faire tourner son passe-partout et sa pince-monseigneur ; mais tous ses efforts furent vains. La grille résistait.

— A-t-on idée, maugréa Legay, de fabriquer des serrures semblables ! C’est d’un autre âge ; il est vrai que ç’a été fabriqué en un temps où l’on n’avait pas encore inventé les pinces-monseigneur. C’est anachronique et embêtant.

— Hum ! Hum ! faisait Sauvage, très embarrassé en essayant d’ébranler la formidable grille.

— M’est avis, gronda Legay, que nous ne parviendrons à nous frayer un passage qu’en limant ces barres de fer. Ça nous demandera malheureusement du temps. Mais qu’y faire ? C’est le seul moyen.

Il tira de sa poche deux limes et en tendit une à son compagnon. Tous deux attaquèrent un barreau.

Ils travaillèrent ainsi pendant près d’un quart d’heure. C’était un grincement lugubre que celui des limes dans le silence mortel des souterrains.

Soudain, Legay leva l’oreille :

— Chut ! dit-il à son ami. N’as-tu rien entendu ?

— Oui, un bruit de pas étouffé.

— Nous aurait-on épiés et suivis ?

— Attendons ! silence !

Tous deux prêtèrent l’oreille.

Par moments, ils entendaient dans le silence un frôlement, un glissement léger, puis le silence se rétablissait.

Tout à coup, ils aperçurent devant eux, derrière la grille, tout au fond de la galerie ténébreuse dont le passage leur était interdit, une vague lumière tremblotante.

— Qu’est-ce cela ? balbutia Legay.

— Attendons, le bruit se rapproche dirait-on.

— Oui.

La lumière pâle avançait dans la direction des deux amis. Bientôt ils distinguèrent une lanterne sourde qui, par instants, jetait des clartés plus vives. Puis une grande forme noire apparut indistinctement, suivie d’une autre forme. Et ces deux apparitions s’approchaient avec un grincement sourd.

Legay remit en poche sa lampe électrique et, caché dans l’ombre, il attendit en recommandant à Sauvage de garder le plus profond silence.

Bientôt la mystérieuse forme noire apparut : c’était une haute silhouette humaine toute recouverte d’un manteau qui avait l’aspect d’un suaire noir ou d’une large cagoule dont le capuchon cachait entièrement le visage.

Derrière cet étrange personnage s’avançait une apparition plus étrange encore : c’était un corps de femme sans tête !

— Oui, une femme sans tête !

Legay et Sauvage distinguaient, parfaitement le corps vêtu d’une robe pâle, le buste droit, les bras ballants, les épaules et une partie du cou. Mais sur ce cou, il n’y avait point de visage.

Malgré tout le scepticisme railleur dont les avait doués le XXe siècle, les deux jeunes gens frémirent.

L’homme à la cagoule ou au linceul noir était certes impressionnant. Cependant on pouvait imaginer en lui un être vivant. Mais la femme sans tête !… Aucune femme ne vit ainsi, si ce n’est au figuré.

De tout temps, le cerveau a été un organe indispensable dont l’audacieuse chirurgie n’a pas encore songé à nous débarrasser…

Legay et Sauvage contemplant ce spectacle ressentaient un petit frisson. Ils ne savaient quel parti prendre.

Les deux êtres mystérieux s’avançaient vers eux. Ils n’étaient plus qu’à une dizaine de mètres de la grille, lorsque tout à coup ils disparurent tous deux comme par enchantement.

Cependant une dernière lueur de la lanterne sourde erra quelques instants sur les parois de granit.

— Où sont-ils passés ? chuchota Sauvage.

— C’est bien simple, répliqua Legay. Ils ont obliqué et se sont engagés dans une galerie transversale : le dernier reflet de la lanterne le prouve.

— Mais qu’est-ce pour des macchabées ?

— Ah ! là est la question !…

— Je ne m’attendais pas à celle-là !…

— Moi non plus, par exemple !

— La femme sans tête est tout particulièrement impressionnante.

— C’est mon avis.

— Comment expliques-tu cette double apparition ?

— Hum ! Je n’explique rien du tout.

— Ça m’a coupé bras et jambes. Que faisons nous ?

— Attendons un instant.

Les deux amis attendirent. Mais les être mystérieux ne reparurent plus.

— Remettons-nous à l’ouvrage, dit Legay.

Les limes grincèrent à nouveau. Mais le travail produisait peu d’effet. Les outils employés étaient trop fins pour entamer rapidement des barreaux de fer de cette grosseur.

— M’est avis, dit Sauvage, que nous ferions bien de remettre notre travail à demain et de nous munir de limes plus puissantes.

— Tu as raison, réplique Legay. Nous reviendrons demain mieux armés. L’heure s’écoule d’ailleurs, et il importe de ne point éveiller les soupçons. Retournons.

Legay et Sauvage reprirent le chemin qu’ils avaient parcouru.

Rentré dans la Salle des Gardes, Legay abaissa, le bras du Christ et, comme il l’avait prévu, le mur, mû par un mécanisme intérieur, se referma, cachant le passage secret.

Puis, les deux amis rentrèrent silencieusement dans leurs appartements et s’endormirent en songeant à la mystérieuse femme sans tête.


L’histoire de la dame sans tête.


Marcel Legay et Léon Sauvage se levèrent à une heure assez tardive.

Le comte de Beaulieu les attendait pour déjeuner. Dès qu’il les vit, il alla à eux les mains tendues. Puis tous se mirent à table.

— Excusez-moi, dit le comte, si le service laisse à désirer. Depuis mon arrivée dans ce château, trois de mes domestiques m’ont quitté ; un quatrième est mort. Aujourd’hui matin, un cinquième vient de me déclarer qu’il désire quitter ce manoir maudit.

— Ce manoir maudit ? dit Legay avec surprise.

— Eh oui ! continua le comte, mes serviteurs prétendent que mon château est hanté. Plusieurs d’entre eux m’ont déclaré, à plusieurs reprises, avoir vu apparaître un être mystérieux, un moine revête d’une cagoule noire, et accompagné d’une femme sans tête.

— Une femme sans tête ! s’écria Legay en réprimant un frémissement. Il avait failli dire : « Cette femme sans tête, nous l’avons vue nous aussi ».

— Oui, dit le comte, c’est une histoire relative à ma famille. Une tradition veut qu’un de mes ancêtres ait eu, il y a quelques siècles, maille à partir avec un moine appartenant à la confrérie établie dans le monastère dont on voit les ruines d’ici. Ce moine était issu de la branche cadette des Beaulieu qui aurait été lésée. C’était un saint homme qui avait suivi sa vocation. En réalité, il n’y eut entre lui et mon ancêtre aucun dissentiment. Mais certains paysans cupides prêtant leurs sentiments à ce religieux, lui attribuèrent certains malheurs qui frappèrent ma famille.

Après sa mort, on prétendit même que son âme hantait le château et poursuivait de sa rancune les descendants de la branche aînée. C’est là une légende qui impressionne les bonnes gens du pays.

— Et la femme sans tête ? interrompit Legay.

— Ceci appartient à l’histoire. C’est un épisode tragique de la terreur. Vous n’ignorez pas, sans doute qu’une de mes grand’tantes, la marquise de Beaulieu mourut sur l’échafaud.

— Je l’ignore, dit Legay.

— N’avez-vous donc jamais lu « Les Souvenirs d’Antony » de Dumas père ?

— Non.

— L’auteur de « Monte-Cristo » relate cet épisode historique. Je possède cet ouvrage dans ma bibliothèque et, si vous le désirez, je vous ferai lire le passage qui a trait à ma famille.

— Très volontiers.

— Ma grand’tante, la marquise Blanche de Beaulieu eut donc la tête tranchée. Ce drame horrible fit naître une nouvelle légende et l’on prétendit que la pauvre morte revenait. Mes serviteurs affirment avoir vu, la nuit, en compagnie du moine à la cagoule noire, une dame sans tête, toute vêtue de blanc. Parfois, disent-ils, ces deux mystérieux personnages se promènent dans le parc, à la clarté de la lune, d’autres fois dans les couloirs ténébreux et solitaires du Château. Quoi qu’il en soit, comme je vous le disais tout à l’heure, trois serviteurs m’ont d’abord quitté en déclarant que ce manoir était hanté. Un quatrième a été trouvé poignardé dans une galerie ; comme on n’avait pas découvert le meurtrier, on affirma qu’il avait été tué par le moine noir. Enfin, ce matin, un cinquième serviteur vint me trouver. Il était tout effaré et tremblant. Il me déclara que, cette nuit-même, il avait entendu du bruit dans le couloir. Il s’était levé et habillé, puis s’étant emparé d’une lumière, il était sorti de sa chambre. C’est alors qu’il avait vu le moine noir et la dame sans tête. Il tomba évanoui et ce matin il me déclara, à regret, qu’il n’oserait plus passer une nuit ici.

— Tout cela est bien étrange ! remarqua Legay.

Le repas terminé, les trois jeunes hommes firent une promenade dans le parc. Puis ils rentrèrent au château. Le comte conduisit ses hôtes dans sa bibliothèque et offrit des cigares.

Tout en fumant, on reparla de la mystérieuse femme sans tête.

— Je vais vous montrer le passage du roman relatif à cet horrible épisode, dit Louis de Beaulieu.

Il tira de sa bibliothèque « Les Souvenirs d’Antony », d’Alexandre Dumas père, et, l’ayant ouvert, il le tendit à Legay, en disant :

— Voici ce que dit Dumas.

Et les jeunes gens lurent le récit tragique de l’amour du jeune général Marceau pour la jolie Blanche de Beaulieu, fille du marquis de Beaulieu, chef des Chouans. C’est en vain que le brillant officier tenta de sauver la jeune femme qui fut décapitée au moment où sa grâce venait d’être signée par Robespierre.

— Quelle tragique histoire, dit Marcel Legay, quand il eut terminé la lecture de cet épisode. Et c’est donc, d’après la tradition locale, l’âme de cette malheureuse marquise de Beaulieu qui viendrait hanter le château ?

— Oui, les paysans de la contrée sont très superstitieux, répondit Louis de Beaulieu.

L’heure du dîner venait de sonner. Les trois jeunes gens, assombris par le pénible récit qu’ils venaient de lire, se levèrent et pénétrèrent dans la salle à manger.

La journée s’écoula lentement. À la soirée, Sauvage se rendit à la ville voisine pour se procurer de nouvelles limes.

Après le souper, Legay et son compagnon se retirèrent assez tôt dans leurs appartements.


La griffe du lion.


Vers onze heures et demie du soir, Marcel Legay et Léon Sauvage se préparèrent à redescendre dans les souterrains.

— Où est donc mon manuscrit ? s’écria tout à coup Legay. Je l’avais déposé dans ma valise. Il a disparu ainsi que la traduction.

— Ne l’aurais-tu pas perdu ?

— Non. Ce matin même, il était encore dans ma valise…

Les deux jeunes gens cherchèrent le précieux parchemin, sans le découvrir.

— Aucun doute n’est possible, dit Legay. Je suis un cambrioleur cambriolé… Ces pièces ont été volées ! Par qui, Qui en connaissait l’existence ? Qui avait intérêt à s’en emparer ? C’est là un mystère qu’il faudra éclaircir. Pour l’instant, nous n’avons pas de temps à perdre. Descendons dans les souterrains. Je me souviens assez des indications contenues dans le manuscrit pour me guider.

Les deux compagnons reprirent le chemin des souterrains et arrivèrent devant la porte de fer. Comme la veille, ils limèrent les larges barreaux. Leurs nouvelles limes faisaient merveille. Après une demi-heure de travail, deux barreaux tombèrent pour livrer passage aux jeunes gens.

Ceux-ci s’engagèrent dans le couloir.

— Nous devons prendre, d’après le manuscrit, la troisième galerie à gauche après avoir franchi la porte de fer.

Ils comptèrent deux galeries. Enfin, la troisième leur apparut et ils s’y engagèrent. Un silence sépulcral régnait sous ces voûtes humides. Legay marchait le premier, s’éclairant de sa lampe électrique.

Soudain, il s’arrêta.

Devant une voûte, il venait d’apercevoir une silhouette humaine enveloppée dans un manteau noir.

— Le moine mystérieux ! s’écria Sauvage.

Au même instant, l’inconnu éleva le bras. Une double détonation retentit. Legay entendit une balle siffler à son oreille et éteignit sa lampe électrique.

— Es-tu armé ? demanda-t-il à son compagnon.

— Non.

— Malédiction ! Nous avons omis de nous munir d’armes. Battons prudemment en retraite notre adversaire a trop d’avantages sur nous.

Les jeunes gens se retirèrent précipitamment, sortirent du souterrain et rentrèrent dans leurs appartements. Ils cherchèrent leurs revolvers : toutes leurs armes avaient disparu.

— Non seulement on nous a volé le manuscrit, mais on nous a désarmés ! gronda Legay. Nous avons à combattre un ennemi adroit et prévoyant. Il faudra ouvrir l’œil.

— Que faire ?

— Attendre demain. Nous achèterons de nouveaux revolvers pour pouvoir lutter à armes égales.

— Ce retard peut nous être préjudiciable.

— Hélas.

Et les deux amis se séparèrent et se mirent au lit en maugréant.

Le lendemain matin, ils se levèrent très tôt. Louis de Beaulieu les attendait déjà. Les trois jeunes gens se mirent à table et passèrent la matinée à se promener dans le parc et les bois environnants. Ils arrivèrent ainsi devant une petite chapelle isolée.

— C’est l’ancienne chapelle du château, dit le comte de Beaulieu. Elle est assez curieuse. Je vais vous la faire voir.

Il tira une clef de sa poche et ouvrit le portail. L’intérieur était somptueux. Louis de Beaulieu fit admirer à ses compagnons de beaux vitraux et des statues dues au ciseau de sculpteurs de talent. Legay s’arrêta devant un saint Michel terrassant le dragon, dont les proportions étaient énormes. La statue était en bronze et en cuivre ; l’archange apparaissait dans une attitude altière, et de sa lance suspendue menaçait la gueule du démon. Sur le socle était écrite en caractères dorés cette phrase énigmatique :


Lorsque de saint Michel la lance tombera
Justice se fera.


Legay demanda la signification de ces mots au comte de Beaulieu ; celui-ci répondit qu’il l’ignorait. Cette statue avait été commandée par feu son père, quelques mois avant sa mort à un artiste de renom.

Les trois jeunes gens sortirent de la chapelle et rentrèrent au château. Ils allaient se mettre à table, lorsqu’un domestique annonça l’arrivée d’un étranger qui disait être le chevalier Gaston Terrail de Bayard d’Arsac, comte de Savignac.

Ce fut un coup de foudre. Marcel Legay blêmit. Il se ressaisit pour s’écrier :

— Quelle est cette plaisanterie de mauvais goût ?

Le comte de Beaulieu était très perplexe.

— C’est sans doute, continuait Marcel Legay, quelque aventurier qui aura pris mes titres et ma physionomie.

C’était l’avis du comte de Beaulieu, qui se disposait à éconduire le nouveau venu, lorsque des jurons d’apparat résonneront dans le couloir.

— Mordious ! Sandious ! Capédédious ! rugissait une voix, ne vous ai-je pas dit, maroufle, d’annoncer au comte de Beaulieu le chevalier d’Arsac, son ami ?

C’était à s’y méprendre, la voix de Legay et aussi celle du comte de Beaulieu ; celui-ci avait été élevé en Gascogne et avait gardé l’accent.

— Par les cornes du diable ! continuait la voix impérative dans le corridor, je suis un homme dans le genre de Louis XIV ; je n’aime pas d’attendre. Qu’on avertisse le comte de Beaulieu de ma venue.

— Je vais éconduire cet importun, dit Louis de Beaulieu se levant.

Mais à, ce moment, une silhouette conquérante apparut dans l’entrebâillement de la porte : c’était celle du véritable chevalier d’Arsac.

Le nouvel arrivant aperçut le comte de Beaulieu et s’avança vers lui, les mains tendues. Le maître de céans gardait une attitude réservée et froide.

— Sandious ! s’écria le chevalier d’Arsac, vous ne me reconnaissez donc pas, mon cher comte ?

— Mais, Monsieur, dit Louis de Beaulieu, je ne sais vraiment qui vous êtes.

— Qui je suis ! Par les cornes du diable ! il n’y a qu’un chevalier Gaston Terrail de Bayard d’Arsac de Savignac.

À ce moment, Marcel Legay se leva, décidé à brûler ses vaisseaux, et s’avança vers le chevalier d’Arsac, en disant :

— Pardon, Monsieur, vous l’avez dit, il n’y a qu’un chevalier d’Arsac : c’est moi.

Le nouvel arrivant aperçut alors le gentilhomme-cambrioleur ; il sursauta et lança à son interlocuteur un regard foudroyant :

— Quelle est cette imitation indigne de l’original ! rugit-il. Quelle est cette mauvaise copie d’un chef-d’œuvre ? Sachez. Monsieur, que je ne permets à personne de me ressembler, si ce n’est au comte de Beaulieu.

Mais Marcel Legay avait brûlé ses vaisseaux ; à aucun prix, il ne voulait reculer ; le moindre mouvement de retraite eut été une défaite.

Ce fut, dès lors, une scène pathétique et comique au plus haut point. Rien n’était plus curieux que le spectacle de ces deux hommes qui se ressemblaient d’une façon étonnante et semblaient s’imiter mutuellement dans leurs gestes, leurs attitudes et leurs paroles. Les Mordious ! les Sandious ! les Capédédious ! s’entrechoquaient avec un bruit de tonnerre.

Et le comte de Beaulieu assistait, ahuri et perplexe, à cette scène inattendue. Les deux rivaux ayant changé de place, au cours de leur discussion, il ne discernait plus son ancien hôte du nouveau.

Marcel Legay était blême, le chevalier d’Arsac était écarlate : ces deux teintes seules eussent permis à un esprit calme de les différencier. Le gentilhomme-cambrioleur attestait son authenticité en la basant sur le témoignage de son ami le vicomte de Sauvan. Quant au chevalier d’Arsac, il prenait à témoin tous les héros de Gascogne et d’autre part.

La scène eût duré longtemps, si un éclair de génie, une idée lumineuse n’eût traversé l’esprit du véritable d’Arsac. Le Gascon avait eu l’œil attiré par une panoplie dont les armes étincelaiont joyeusement dans un rayon de soleil. De même qu’Achille se révéla à la vue d’un glaive, l’âme du chevalier s’éveilla sous l’éclair d’une épée.

Il courut à la panoplie et en décrocha deux longues rapières qui dataient du temps de la Fronde.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il triomphant, nous allons voir où est le chevalier d’Arsac, le plus habile escrimeur du continent, le plus vaillant chevalier de ce siècle de pacotille ! Armez-vous, Monsieur mon imitateur, et révélez-nous les talents du chevalier d’Arsac. C’est à la griffe, Monsieur, qu’on reconnaît le lion !

Et le Gascon planta dans la main de son interlocuteur le pommeau d’une rapière. Malgré lui, Legay se vit armé. L’épée, au lieu de rehausser son courage, d’aiguiser son ardeur, produisit un effet tout opposé. Le malheureux se sentit faiblir : il savait, certes, se servir d’un revolver, mais en fait d’armes blanches, il ne connaissait que le maniement du couteau de cuisine.

Il comprit qu’il était perdu et qu’il ne lui restait de salut que dans la fuite. Déjà la rapière du chevalier d’Arsac voltigeait, menaçante, autour de son nez. Il voyait étinceler mille éclairs devant ses yeux.

La porte était restée ouverte. Il mesura la distance qui le séparait du seuil, et, soudain, recouvrant toute une énergie latente, il bondit et disparut comme un lièvre.

— Eh ! mon ami ! s’écriait le pseudo-vicomte de Sauvan, qui se voyait abandonné dans une misérable position, eh ! mon cher ami, où allez-vous q… vous trouvez-vous mal ?…

Et Sauvage s’élança dans le but apparent de retenir son malheureux compagnon atteint de démence soudaine.

Il en profite pour le suivre et… pour disparaître à son tour.

Le chevalier d’Arsac haussa les épaules, alla raccrocher soigneusement les rapières à la panoplie, puis il se dirigea vers Louis de Beaulieu en s’écriant :

— Eh ! Mordious, mon cher comte, reconnaissez-vous maintenant le chevalier d’Arsac ?

— Pardi ! dit Louis de Beaulieu, légèrement confus, vous l’avez dit, mon cher ami, il n’y a, il n’y aura jamais qu’un chevalier d’Arsac !…

Et les deux jeunes gens tombèrent dans les bras l’un de l’autre.


La Souricière fatale


Marcel Legay ne s’arrêta que lorsqu’il eut dépassé la grille du parc, il se retourna alors et aperçut son fidèle Sauvage qui arrivait en courant :

— Tout est perdu, même l’honneur ! cria-t-il, même nos chapeaux, même nos valises ! Oserions-nous rentrer au château tant que le terrible d’Arsac s’y trouve ? Ce diable de Gascon ne badine pas. L’as-tu vu ? C’est un homme capable de m’embrocher comme un poulet. Que faire ?

— C’est bien simple, répliqua Sauvage. Nous avons nos portefeuilles sur nous : tant qu’on a de l’argent, on ne doit pas se considérer comme perdu. Remets-toi de tes émotions et raisonnons. Nous allons gagner la ville la plus proche, nous acheter des chapeaux, des revolvers, et nous reviendrons tout simplement, la nuit, continuer nos recherches. Aucune porte ne résistera à nos petits instruments. Nous pénétrerons dans la place dès que nous le voudrons.

— Excellente idée. Mettons-la en pratique, sans tarder.

Les deux amis gagnèrent la ville voisine, achetèrent comme ils l’avaient dit, des chapeaux et des armes, puis allèrent dîner. Rien, rien ne guérit et ne réjouit comme un bon repas ; rien ne guérit mieux le pessimisme que la vue d’un rosbeef et d’une bouteille de bourgogne.

À la nuit tombante, nos deux amis reprirent la route de Beaulieu.

— Il est un peu tôt pour rentrer au château, remarqua Legay. Qu’allons-nous faire en attendant minuit ?

— Faisons une excursion dans la forêt, proposa Sauvage. Visitons les ruines du vieux monastère que nous apercevions du perron de Beaulieu.

— C’est une idée.

Legay et Sauvage se dirigèrent vers les ruines. Le vieux monastère abandonné avait un aspect des plus pittoresques : ce n’était que pans de murs ébréchés, vastes « ailes sans toit, cour où poussaient les mauvaises herbes, cave humide.

Les deux amis s’étaient engagés dans les souterrains ténébreux et ne retrouvaient plus leur chemin. S’éclairant de sa lampe électrique de poche, Legay cherchait une issue.

La nuit était avancée. Un silence sépulcral régnait dans les ruines. Mais tout à coup un bruit de pas frappa l’oreille dos deux amis.

— Enfin, dit Legay, voici un être vivant qui pourra nous donner le moyen de sortir d’ici.

Les pas se rapprochaient. Les deux amis aperçurent enfin au fond de la galerie trois silhouettes humaines qui s’avançaient, vaguement éclairée par une lanterne sourde.

— Morbleu ! dit Legay, c’est notre mystérieux moine noir, accompagné de la femme sans tête et d’un personnage revêtu, lui aussi, d’une cagoule. Que viennent faire ici ces fantômes ?

Les trois étranges personnages approchaient, sans voir Legay et Sauvage qui, ayant éteint leur lampe électrique, étaient cachés dans l’obscurité.

— Dissimulons-nous derrière ce bloc de pierre, murmura Legay à Sauvage. Je ne serais pas fâché de savoir ce que ce moine mystérieux vient faire ici.

Les deux amis s’accroupirent derrière la pierre. Les moines passèrent. L’un tenant la lanterne sourde, l’autre traînant la femme sans tête.

— Je comprends enfin ! murmura Legay à l’oreille de son compagnon lorsqu’ils furent passés. La fameuse femme sans tête qui nous a si fortement étonnés n’est qu’un mannequin habillé de blanc et qui glisse sur des roulettes tout simplement comme les chevaux de bois inventés pour amuser les enfants. Pourquoi cette mascarade, cette supercherie ? Pour effrayer, sans doute les grands enfants que nous sommes. C’est bête comme chou, mais ça frappe toujours l’imagination. Où vont nos deux moines ? Il serait bon pour nous, je crois, de le savoir ; suivons-les !

Avec une prudence de Peaux-Rouges, Legay et Sauvage épièrent les mystérieux personnages. Ceux-ci s’engagèrent dans des galeries ténébreuses. Soudain, ils s’arrêtèrent dans une espèce de chapelle souterraine ; devant eux se dressait un Christ en croix encastré dans le mur et tout à fait semblable à celui de la salle des gardes du château.

Un des moines souleva un bras du crucifié ; aussitôt un pan de mur s’ouvrit, découvrant un passage secret.

— Tout s’explique, chuchota Legay. Les souterrains du château de Beaulieu ont deux issues : une dans la salle des gardes, une dans ce vieux monastère. C’était fréquent jadis. Mais chut !

Les inconnus s’étaient engagés dans la voie secrète et le pan de mur se referma derrière eux.

— Heureusement que nous connaissons le moyen de procéder, dit Legay en soulevant à son tour le bras du Christ.

De nouveau, le pan de mur s’ouvrit et les deux amis s’engagèrent dans la galerie secrète. Devant eux, ils aperçurent la lueur de la lanterne sourde des moines.

Les mystérieux personnages continuèrent leur marche dans les ténèbres. Enfin, ils s’arrêtèrent devant la porte de fer dont les deux barreaux avaient été enlevés par Legay et Sauvage.

Les deux cambrioleurs attendirent, dissimulés dans l’ombre.

À ce moment l’un des moines noirs parla à son compagnon.

Legay et Sauvage ne perdirent pas une parole.

— Tu vas rester ici, disait le moine. Si un des intrus de l’autre nuit s’avisait de revenir, effraie-le en avançant vers eux avec notre femme sans tête. Si ce moyen d’intimidation ne suffisait pas, tire sur eux.

— Non, mon père, répliqua l’autre moine ; je veux bien vous aider, mais je ne veux pas verser le sang humain.

— Enfant ! enfant ! voilà de vains scrupules. Songe que je connais enfin le secret des souterrains, l’endroit où se trouvent amassées des richesses considérables ! Cette fortune sera à toi comme à moi, puisque tu es mon fils. Et tu hésiterais ! insensé !

— Je veux bien vous aider, mon père, mais je me refuse à commettre un crime.

— Mais c’est insensé ce que tu dis là. Oublies-tu qu’il y a vingt ans que je cherche le manuscrit qui va nous donner la fortune ? Et maintenant que je suis parvenu à le ravir aux misérables hôtes du château, maintenant que je touche au port, j’échouerais. Tiens, prends ces revolvers.

— Non, je refuse.

— Eh bien, soit ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Je ne te demande pas de tuer. Reste ici. Si quelqu’un vient, accours me prévenir : je serai dans la troisième galerie à gauche. Y consens-tu ?

— J’y consens, mon père.

— Veille alors ! J’espère être de retour avant l’arrivée des intrus.

Et le moine, reprenant la lanterne sourde, qu’il avait déposée par terre, tourna les talons et revint sur ses pas.

Legay et Sauvage n’eurent que le temps de fuir à reculons. Le moine marchait rapidement. Il s’engagea enfin dans la troisième galerie de gauche. Les deux cambrioleurs le suivirent à une distance respectueuse.

L’homme à la cagoule arriva dans un vaste caveau qu’il examina attentivement. Il s’arrêta devant une dalle de marbre encastrée dans le mur. Il déposa sa lanterne à terre et regarda autour de lui.

N’ayant rien découvert de suspect, il se dévêtit de la cagoule qui l’enveloppait et apparut habillé d’une façon toute moderne et toute laïque.

— Morbleu ! murmura Legay, je le reconnais : c’est Bastien Génis, l’ancien majordome du château de Baulieu, le complice des barons de Gramat, le meurtrier du comte Georges l’homme qui me disputa le petit pâtre de plâtre. Je comprends tout ! C’est lui qui s’est introduit dans le château en notre absence et nous a volé le précieux parchemin et la traduction. Dame ! il connaissait la place : il y a vécu de nombreuses années, il était là comme chez lui. Ah ! mon colon ! tu veux me voler « voler le trésor », mais nous sommes là, et cette fois, nous sommes armés. Attention ! mon ami Sauvage, le moment d’agir est proche !

Le faux moine avait tiré de sa poche un marteau et un ciseau et descellait la dalle de marbre encastrée dans le mur.

Il y travailla pendant une demi-heure. Enfin, la dalle céda sous son effort, et un nouveau couloir, à peine assez large pour livrer passage à un homme apparut.

Bastien Génis s’y engagea, tenant en main sa lanterne. Legay et Sauvage le suivirent silencieusement.

L’ex-majordome avançait rapidement : on devinait la hâte fiévreuse qui l’agitait. Enfin, il atteignit l’extrémité du couloir, au fond duquel apparaissait un nouveau caveau.

Mais, soudain, un bruit formidable se fit entendre, éveillant les échos souterrains. Au même instant, un énorme bloc de pierre s’abattit sur le faux moine, l’écrasant, le broyant, sous sa masse puissante.

Legay et Sauvage reculèrent en frémissant. Ils ne savaient que faire. Ils n’osaient avancer ni reculer. Enfin, Legay recouvra son sang-froid ; il pressa le bouton de la lampe électrique et examina les lieux.

Le couloir était à demi obstrué par l’énorme bloc de pierre sous lequel gisait le cadavre de Bastien Génis. Celui-ci avait été tué sur le coup. Son sang coulait à flots, glissant entre les fissures du granit.

— Avançons prudemment, dit Legay.

Ils arrivèrent près du cadavre et ils constatèrent alors que Génis avait été pris comme dans une souricière. Il avait mis le pied sur une trappe qui, sous cette poussée, avait déclenché un formidable ressort, et la pierre fatale, suspendue comme une épée de Damoclès, s’était abattue sur l’audacieux ravisseur du trésor.

— Que faire ? demanda Sauvage.

— Là derrière, il y a une fortune qui vaut que nous risquions notre vie. Soyons prudents, cependant. Au surplus, je ne crois pas que le caveau contienne une seconde trappe : c’est un heureux hasard qui a mis Génis devant nous pour nous ouvrir le passage. Voilà ce que c’est d’être trop pressé ! C’est égal, nous l’avons échappé belle !

Avec circonspection, les deux amis escaladèrent la pierre mortelle et pénétrèrent dans le caveau.

— Nous voici ! dit Legay.

Mais le gentilhomme-cambrioleur poussa aussitôt un soupir à fendre le granit : le caveau était vide !

Pas de trace de trésor !…

Les deux amis firent « sonner » les murs et s’assurèrent qu’ils ne contenaient aucune ouverture, aucune cachette.

Tout ce qu’ils découvrirent fut une inscription gravée dans la pierre. Cette inscription était la répétition des paroles énigmatiques que Legay et Sauvage avaient lues dans la chapelle du château.


Lorsque de saint Michel la lance tombera
Justice se fera !


— Je crois que c’est une vengeance posthume du comte assassiné, dit Legay. Quant au trésor, puisqu’il n’est pas ici, c’est que vraisemblablement il aura été enlevé et caché autre part.

— Qu’allons-nous faire ?

— Que faire ?… Mais partir tout simplement. Nous sommes frustrés.

— C’est égal, nous avons assisté à un terrible spectacle…

— Hum ! je m’en serais bien passé ; c’est un spectacle qui me coûte 62 000 francs.

— Il te reste le pâtre.

Les deux amis s’en allèrent la tête basse. Ils passèrent toute la nuit dans les souterrains, afin de trouver une issue qui leur permît de revoir la clarté de l’aurore.

— Je me sens revivre, dit Legay à son ami. Cet air des souterrains ne me vaut rien. M’est avis que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de considérer cette affaire comme ratée et de retourner à Paris. J’ai en vue quelques petits cambriolages qui me dédommageront de l’échec que je viens de subir. Bah ! ce sont les aléas du métier.

Deux heures après, Legay et Sauvage prenaient le train ; c’est tout ce qu’ils étaient parvenus à prendre à Beaulieu.


La vengeance du mort.


Ce même matin, le chevalier d’Arsac et le comte de Beaulieu s’étaient levés d’excellente humeur. Ils venaient de faire honneur au déjeuner, lorsqu’un domestique annonça le curé Marlier, un vénérable et bon prêtre, âgé de soixante-dix ans, qui avait été jadis l’aumônier du château.

Le comte Louis le reçut avec respect.

— Je viens remplir, dit le prêtre, une mission sacrée dont feu le comte de Beaulieu votre père, m’a chargé sur son lit de mort. Vous savez que je possède une clef de la chapelle du château. Jusqu’à ce jour, j’ai fait entretenir ce saint lieu en conformité de la volonté de feu comte. Vous n’ignorez pas non plus que la chapelle possède une statue de saint Michel terrassant le dragon, avec ces mots écrits sur le socle :


Lorsque de saint Michel la lance tombera
Justice se fera !


— Je le sais, en effet, mon père, dit le comte.

— Le comte Georges de Beaulieu, après avoir reçu de nos mains le saint sacrement de l’extrême-onction, continua le prêtre, me confia une lettre cachetée et me priant de ne la remettre à son fils que le jour où « la lance brandie par saint Michel se serait abaissée sur le dragon. ».

— Voilà qui est étrange ! dit Louis de Beaulieu.

— C’est d’autant plus étrange, reprit le curé Marlier, que ce matin, en me rendant comme de coutume à la chapelle, je constatai que la lance s’était abaissée comme l’avait prévu M. votre père. Respectant les dernières volontés du défunt, je suis rentré chez moi, j’ai pris la lettre qui m’avait été confiée et je vous l’apporte.

Et le prêtre tendit au comte Louis une enveloppe scellée aux armes des Beaulieu.

Le jeune homme l’ouvrit, en tira une longue lettre et, avec la permission de ses hôtes, lut à haute voix l’étrange récit suivant :


« Mon cher fils,

« Je ne sais quand cette lettre te parviendra. Seras-tu encore un enfant. Seras-tu un homme, Cette lettre, je la confie à l’homme le plus loyal que j’aie connu, au curé Marlier. De graves dangers me menacent et j’ai tout lieu de craindre que ceux qui me touchent de près ou de loin ne soient frappés par des ennemis acharnés et tenaces qui m’entourent. Mais un de mes fidèles serviteurs veillera sur toi et te sauvera.

« Je ne puis dénoncer à la justice mes ennemis sans entacher à jamais l’honneur de notre nom ! Noblesse oblige. Je dois me taire et supporter plutôt la mort que le déshonneur. Jusqu’à mon dernier souffle, j’essayerai de sauver ma vie, de préserver la tienne et de te conserver intacte la fortune qui te reviendra après ma mort.

« Il faut bien que je te l’avoue, cette fortune était convoitée depuis longtemps par mes ennemis. Elle était la cause de leur haine. Or, ce patrimoine, je devais le défendre, « même après ma mort », afin qu’il fût remis entre tes mains à ta majorité. Mais il était à craindre que les criminels ne te fissent disparaître pour rester seuls héritiers. Il fallait donc que mes richesses restassent cachées jusqu’au moment ou le danger qui te menace serait écarté.

» Pour atteindre son but, je résolus de frapper les coupables, dans l’ombre, comme ils cherchaient à nous frapper, et sans faire intervenir la justice humaine. Je conçus un projet fort simple. Que fait-on pour prendre la souris qui s’insinue dans l’ombre ? On place une souricière dans laquelle on place un appât, ici, c’était ma fortune. Il suffisait d’imaginer un piège adroitement dissimulé. Je l’imaginai.

« Pendant la guerre de Vendée, les richesses de la famille des Beaulieu furent cachées dans les souterrains de notre château. Mes ennemis ne l’ignoraient pas. Mais cette fortune, je la fis transporter secrètement en lieu sûr, et je confiai mon testament au notaire Laurent, à Rennes, qui reçut l’ordre de ne l’ouvrir qu’au moment où tu te présenterais devant lui. Puis dans le même souterrain où les trésors avaient été cachés, je fis tendre, par des ouvriers étrangers, le piège où mes ennemis se feraient prendre tôt ou tard. Un bloc de granit devait s’abattre sur eux au moment où ils voudraient s’emparer du fruit de leur crime. Mais il fallait les attirer d’une façon adroite. Sur une enveloppe revêtue de la mention : « Mes dernières volontés », j’expliquais que ma fortune était cachée à l’endroit qu’indiquait un papier revêtu de signes conventionnels. Ces signes, je savais mes ennemis à même de les déchiffrer ; comme toutes les personnes alliées à notre famille, ils en possédaient la clef.

» Certes, j’eusse pu, dans mon écrit, indiquer l’endroit exact où devaient se trouver les trésors, mais je savais mes ennemis aussi méfiants qu’habiles. Le piège eût été trop visible : il fallait le dissimuler. Le papier mystérieux réalisait cette condition.

» Le piège tendu, il s’agissait de trouver un moyen de prévenir mon notaire que le moment était venu d’ouvrir le testament que je lui avais confié. Par un mécanisme caché, le bloc de pierre qui frapperait l’assassin devait déclencher un ressort : ce ressort communiquait à une statue de saint Michel que j’avais placée dans la chapelle de mon château, chapelle qui se trouvait juste au-dessus des souterrains où était cachée la souricière.

» Grâce à ce ressort, dès que le mur de pierre frapperait le coupable, le bras de saint Michel s’abaisserait. Sur le socle de la statue était tracée cette inscription :


Lorsque de saint Michel la lance tombera
Justice se fera !


» Dès lors, je priai le bon curé Marlier, en qui j’avais une confiance sans borne, d’attendre que la lance de l’archange s’abaissât pour te remettre cette lettre et pour avertir mon notaire que tu pouvais disposer de la fortune de ton père. En agissant ainsi, j’espère arrêter le poignard qui te menace. En effet, si mes ennemis cachés sont bien les hommes que je crois, tu seras pour eux un otage précieux, le gage d’une fortune future.

« Tant que l’héritage auquel tu as droit ne sera pas en ta possession, ils attendront. Ce n’est seulement que si ma fortune venait à t’échoir avant la mort des assassins que ta vie serait en danger ; mais grâce à mon stratagème, ce fait ne peut se produire. Si je dois mourir, je disparaîtrai confiant dans l’avenir, car j’ai la conviction de te protéger, même après ma mort, sans craindre les trahisons ou les faiblesses humaines, puisque j’agis d’une façon toute « mécanique » si j’ose m’exprimer ainsi. Oui, ce mécanisme est le serviteur de ma volonté posthume, c’est le prolongement de moi-même, c’est le châtiment.

« Je te devais ces explications, mon cher fils. Elles seront nécessaires un jour pour t’expliquer ma disparition et mon silence. Le danger inconnu qui me menace dans l’ombre persiste. Le curé Marlier te donnera l’adresse du notaire Laurent en te remettant cette lettre ; s’il venait à disparaître, une autre personne qui possède une copie de cette lettre agira à sa place.

« Si un jour tu apprends le crime dont certains des nôtres se rendirent coupables, je te conjure de ne le révéler à personne, pour l’honneur même de notre nom : c’est ma volonté suprême.

« Ton père qui t’aime,
Georges, comte de Beaulieu. »


Louis de Beaulieu se tut. Un silence solennel plana dans la chambre. Enfin, le jeune homme le rompit pour dire au chevalier d’Arsac et au curé Marlier :

— Vous connaissez tous deux, vous qui êtes mes meilleurs amis, une partie du secret dont parle mon regretté père, mort empoisonné. Vous savez que mes oncles, les barons de Gramat et le majordome Bastien Génis furent soupçonnés d’être les auteurs de ce meurtre. Les barons de Gramat sont morts. Respectons leur mémoire. Bastien Génis avait disparu. Tout fait présumer que c’est lui qui a été frappé dans l’ombre du souterrain. Mes chers amis, je vous conjure de garder le plus profond secret sur cette triste affaire, je vous le demande au nom de mon père mort, au nom d’un fils qui veut respecter la mémoire de celui qui préféra mourir que de laisser ternir son nom.

Le chevalier d’Arsac et le curé Marlier assurèrent Louis de Beaulieu qu’il pouvait compter sur leur discrétion la plus absolue.

Deux jours après, le jeune comte se rendit à l’étude du notaire Laurent qui ouvrit devant lui le testament et le mit en possession de son héritage.

À partir de cette époque, il ne fut plus question au château de Beaulieu des apparitions que suscitait l’habile Bastien Génis qui avait mis à profit les traditions locales relatives à la Femme sans Tête et au Moine Noir, dans le but évident d’éloigner ainsi les hôtes du manoir et d’avoir ainsi le champ libre pour se livrer à ses recherches clandestines.

Le mort était vengé.


Grandeur et décadence.


Environ trois mois après les événements que nous venons de raconter, Marcel Legay faillit être arrêté au cours d’un cambriolage retentissant. Notre gentilhomme avait enlevé le coffre-fort d’un banquier et son contenu. Une enquête fut ouverte et la police découvrit que l’auteur du vol n’était autre que Marcel Legay qui avait opéré sous le déguisement du comte Louis de Beaulieu. On apprit ainsi que le faux comte occupait un magnifique hôtel boulevard St-Germain. Une légion de créanciers sortit de terre comme par enchantement. Les meubles et objets d’art furent vendus aux enchères, précisément dans la salle où le lecteur a assisté, au début de ce récit, à l’adjudication d’une statuette grossière.

Or, il se fit tout naturellement que parmi les objets d’art du fameux comte de Beaulieu, le commissairc-priseur retrouva le fameux pâtre qu’il avait vendu antérieurement 62 000 fr.

L’aimable officier public reconnaissant cette précieuse statuette l’entoura de soins tout spéciaux et la fit exposer à la place d’honneur.

« Cette fois, se disait-il, elle se vendra le double, ce doit être un chef-d’œuvre inconnu, dû au ciseau d’un grand primitif. »

Et quand le tour du pâtre arriva, il cria d’une voix de stentor :

— Un pâtre d’une beauté inestimable ! Valeur minimum : 62 000 francs. Personne ne dit mieux ?

Un silence solennel suivit ces paroles.

— Voyons, mesdames et messieurs, 62 000 fr. ! c’est pour rien, faites vos prix.

Nouveau silence. Le commissaire descendit à 61 000 francs, à 60 000, à 30 000, à 10 000 et enfin à 1 franc ! À un malheureux franc… C’était dérisoire et incompréhensible. Et personne n’en voulait du pâtre !…

— Un franc ! s’écriait le commissaire désespéré, anéanti, foudroyé, fou d’étonnement. Un franc ! Personne ne dit mieux… plus mal, veux-je dire.