Le Roi des étudiants/Pauvre Laure !

Décarie, Hébert et Cie. (p. 100-109).

Chapitre XIV

Pauvre Laure !


Faisons maintenant un pas en arrière et disons ce qui s’était passé entre Mlle Privat et son ténébreux fiancé.

Lorsque la porte du salon se fut refermé sur Champfort — une seconde après que l’étudiant exaspéré eut lancé à son rival l’apostrophe que l’on sait — Lapierre demeura quelque temps immobile, debout et la main crispée sur le dos d’un fauteuil, étourdi par ce coup inattendu.

Ce nom de « Saint-Monat », cette allusion à un épisode de sa vie où il savait n’avoir pas joué le beau rôle, lui remettait en mémoire trop d’événements terribles, pour ne pas lui faire perdre un instant son magnifique sang-froid.

Et, dans la bouche de ce jeune homme à l’œil menaçant — le cousin, presque le frère de la femme dont il convoitait la dot — un avertissement comme celui-là prenait les proportions d’une véritable déclaration de guerre, ressemblait à une intervention tardive, mais inévitable, de la Providence en faveur de la malheureuse victime de sa cupidité.

En une minute de réflexion, Lapierre remonta, anneau par anneau, la chaîne de ses méfaits… et il eut peur. La sombre figure d’une autre de ses victimes, d’un pauvre jeune homme aimé, dont il avait brisé la vie en lui enlevant le cœur de sa fiancée, lui apparut dans le nuage de sa menaçante rêverie…

Mais celui-là n’était le timide défenseur qui procédait par allusions et avertissements… Il arrivait comme la foudre, sombre et terrible… Six années de souffrances avaient éteint dans son cœur jusqu’au dernier atome de pitié… Implacable justicier, il déchirait d’une main vengeresse le voile qui couvrait les turpitudes de l’ancien espion de l’armée fédérale et mettait à nu la gangrène de son âme…

Oui, Lapierre eut peur, et ses lèvres blêmies murmurèrent involontairement le nom de Gustave Lenoir !

Mais cette défaillance morale ne dura qu’une minute, et le misérable se raidit vigoureusement contre un sentiment qu’il qualifia de puéril. Il reprit donc bien vite son aplomb et s’approchant de Mlle Privat, qui semblait encore sous l’effet des singulières paroles de Champfort :

« Mademoiselle, dit-il, vous avez entendu comme moi, je suppose, l’étrange menace que vient de me faire votre cousin ?

— Oui, monsieur, répondit froidement Laure, et j’ai même pu remarquer la profonde impression que cette menace a produite chez vous.

— Ah ! repartit ironiquement Lapierre, vous êtes en vérité trop perspicace, mademoiselle, et rien ne peut vous échapper… »

Laure ne répondit pas.

« Mais, continua le jeune homme, laissez-moi vous dire que, cette fois-ci, votre flair si subtil vous a trompée.

— Je ne le crois pas, monsieur.

— Moi, j’en suis sûr — car, à n’en pas douter, vous avez cru que les insolentes paroles de ce Champfort m’ont fait peur.

— J’ai, en effet, non pas cru, mais vu cela.

— Mademoiselle, vous êtes dans la plus singulière des erreurs, et le sentiment que m’a fait éprouver l’impertinence de votre cousin est tout autre.

— Vous ne me donnerez pas le change, monsieur.

— Écoutez-moi, et vous ne tarderez pas à être convaincue. Depuis longtemps déjà, je suis en butte aux mesquines agaceries de ce petit carabin qui vient de m’insulter, et je me suis demandé plus d’une fois quelle raison il avait de m’en vouloir…

« La ridicule menace de tout à l’heure, jointe à mes observations personnelles, a été pour moi un trait de lumière…

« Je tiens la clé de l’énigme.

— En vérité ?… Vous êtes plus avancé que moi, car j’ignore complètement pourquoi mon cousin semble avoir pour vous un si profond mépris.

— Je vais vous en instruire, mademoiselle, et vous donner sans ambages la cause de ce grand mépris dont vous parlez avec une certaine complaisance.

— Je serais heureuse de le savoir, je l’avoue…

— Eh bien ! soyez doublement heureuse, ma fiancée, car monsieur Champfort ne m’honore de son dédain que parce qu’il… vous aime !… »

À cette déclaration formelle, qui venant confirmer des soupçons nés le jour même dans son esprit, la pauvre Laure se sentit pâlir affreusement. Sans le vouloir, elle porta une de ses mains à son cœur, tandis que l’autre comprimait son front qui semblait vouloir éclater.

C’est que, chez elle aussi, la lumière venait de se faire. Elle revit, à la clarté de cette tardive révélation, les beaux jours d’autrefois, alors que son cousin et elle folâtraient gaiement sur les plages du lac Pontchartrain ou prolongeaient leur douce causerie sous la véranda de l’habitation louisianaise…

Elle revit son père, qu’elle idolâtrait et dont le souvenir était encore si vivant dans son cœur ; elle revit ce père malheureux, arrivant de l’armée en compagnie de Lapierre, la prendre sur ses genoux et la prier d’être particulièrement aimable pour son compagnon de voyage…

Puis, les promenades avec ce jeune homme, le vague effroi qu’elle éprouvait en sa présence, les attentions dont il l’entourait, le contentement du colonel à la vue de leur amitié apparente… tout cela défila rapidement sous ses yeux.

Enfin, la fantasmagorie de son rêve d’une minute lui montra, à son tour, le pauvre Champfort, devenu indifférent pour sa coquette cousine, fuyant sa société et rompant un à un tous les fils dorés de la douce intimité qui les unissait – provoquant chez la jeune créole, dont l’orgueil natif était piqué au vif, cette réaction de froideur, d’amertume qui caractérisa par la suite leurs rapports journaliers…

La malheureuse jeune fille revit tout cela en quelques instants, et une larme brûlante vint trembloter au bord de sa paupière.

« Comme nous aurions pu être heureux ! » se dit-elle.

Mais la vue de Lapierre, debout en face d’elle et suivant du regard les impressions produites par sa déclaration, la ramena bientôt à la froide réalité.

Elle reprit toute son énergique attitude et, relevant fièrement la tête :

« Vous pensez que mon cousin m’aime, dit-elle… Hé ! quand cela serait ? »

Lapierre hésita une seconde, puis il répondit avec force :

« Ah ! ah ! quand cela serait !… Puisqu’il en est ainsi, mademoiselle, et puisque vous trouvez si étrange qu’un autre homme que moi, qui dois vous épouser ces jours-ci, vous fasse impunément la cour, eh bien ! je vais laisser le champ libre ; cet heureux rival… Mais je jure Dieu que le nom de votre père sera déshonoré.

— Ah ! ce secret, ce fatal secret !… murmura Laure éperdue.

— Je le divulguerai, mademoiselle, et le monde entier saura que le colonel Privat a forfait à l’honneur.

— Hélas !… pauvre père ! gémit la jeune fille.

— L’Amérique apprendra, poursuivit Lapierre, qu’il s’est trouvé dans son armée un officier assez dépourvu de patriotisme pour escompter le dévouement de ses soldats et réparer les brèches de sa fortune en volant les défenseurs de la patrie…

— Vous mentez, misérable… Mon père n’a pu descendre si bas.

— Et la lettre, la fameuse lettre ?… se contenta de répondre froidement Lapierre.

— Ah ! ce n’est que trop vrai… Pauvre père ! murmura Laure anéantie.

— Cette lettre, acheva l’ex-fournisseur, dans laquelle votre père vous fait l’aveu de son déshonneur et vous supplie, au nom de votre amour pour lui, d’empêcher, par votre mariage avec moi, que le seul dépositaire du terrible secret ne révèle son crime ?…

— Oui, oh ! oui, je m’en souviens, sanglota Laure, et cette prière d’un mourant sera exaucée… Je serai votre femme ; je me sacrifierai pour que les ossements de mon malheureux père ne tressaillent pas de honte dans leur tombeau.

— Voilà qui est bien, et j’admire un dévouement filial poussé jusqu’au point de consentir à un aussi monstrueux mariage, reprit Lapierre avec ironie… Mais, mademoiselle, quand on se pose en héroïne, il ne faut pas faire les choses à demi ; et, puisque vous êtes décidée à vous "sacrifier" – suivant votre expression – je désire que ce sacrifice soit complet.

— Que voulez-vous dire ?… que vous faut-il de plus ? demanda Laure avec exaltation… N’est-ce pas assez d’enchaîner ma vie à la vôtre et de renoncer pour toujours à mes plus chères illusions, à ma part de bonheur en ce monde ?… Ma fortune, cette misérable dot que vous convoitez, ne suffit-elle pas à vos appétits cupides ?… Va-t-il me falloir supplier mon frère de renoncer aussi à la sienne en votre faveur, pour que votre traître bouche ne révèle pas des malversations dans lesquelles vous avez trempé, ne trouble pas le dernier sommeil du malheureux et confiant officier dont vous avez causé la mort ?…

« Voyons, dites, monsieur le chevalier d’industrie… ne vous gênez pas ! Vous possédez un secret qui vaut une mine d’or : exploitez-le avec le talent que vous avez déployé là-bas, entre les armées ennemies ! »

Et la fière créole, brisée d’émotion, se couvrit le visage de ses mains crispées.

Quant à Lapierre, cette sanglante flagellation lui causa un mouvement de rage.

Il parut sur le point d’éclater.

Mais sa nature perverse rentra vite dans son calme de reptile.

Redoutant par-dessus tout une scène où il n’avait rien à gagner, et craignant que le désespoir de Laure ne la porta à tout confier à sa mère, il avala sans sourciller la terrible mercuriale de sa victime, et répliqua d’une voix doucereuse :

« Tout doux ! ma belle fiancée, la colère vous égare et vous fait dire des choses que votre cœur ne pense pas. Je suis trop au-dessus de vos insinuations et ma conscience est trop nette sous ce rapport, pour que je m’offense sérieusement de propos dictés par un dépit excessif. Laissez-moi vous dire seulement, mademoiselle, que votre père eût parlé tout autrement que vous ne le faites, et qu’il n’eût pas récompensé par des injures les services que j’ai pu lui rendre…

— Vous vous faites payer trop cher ces prétendus services, pour avoir le droit de les rappeler, interrompit Laure avec amertume… Et encore, ajouta-t-elle, Dieu seul sait… »

Elle n’acheva pas.

« Dieu seul sait, continua Lapierre avec componction, que je poursuis auprès de la fille l’œuvre commencée avec le père…

— Vous ne croyez pas dire si vrai ! murmura la jeune créole.

— Dieu seul sait, reprit sans s’émouvoir l’ex-fournisseur, que mon mariage avec vous n’a toujours été, dans ma pensée, qu’un premier pas vers la grande œuvre de réparation que j’ai promis solennellement d’accomplir au chevet du colonel Privat mourant. Cette dot que vous me reprochez si injustement de convoiter, savez-vous, jeune fille, à quoi elle est destinée ?

— Je le sais que trop.

— Vous ne le savez pas du tout, au contraire. Eh bien ! je vais vous le dire. Votre dot, mademoiselle – environ deux cent mille piastres – passera presque toute entière à restituer les sommes subrepticement empruntées par votre père à la caisse de l’armée ; cette misérable fortune devant laquelle vous m’accusez de ramper, je m’en dessaisirai aussitôt, après notre mariage pour la rendre à qui elle appartient, pour enlever de la croix d’honneur de mon malheureux ami, le colonel Privat, la tache d’ignominie qui la souille…

« Voilà, mademoiselle, la mine que j’exploite ; voilà l’industrie que je pratique ! »

Et Lapierre, en prononçant ces mots, avait un accent si irrésistible de noble franchise, que la pauvre Laure abaissa lentement sa paupière brûlante, et qu’une soudaine réflexion traversa son cerveau endolori :

« S’il disait vrai ! »

Lapierre lut au vol cette pensée sur le front de la jeune fille.

Il reprit gravement :

« Maintenant, mademoiselle, injuriez-moi ! si vous en avez le cœur : je n’en continuerai pas moins à remplir la mission sacrée que je me suis imposée.

« Ni les menaces de votre adorateur Champfort, ni vos insinuations malveillantes ne me feront fléchir, ne me détourneront de la route que je poursuis – route qui aboutit à la réhabilitation de mon pauvre ami, le colonel Privat.

« Mais prenez garde, orgueilleuse jeune fille, que vos froideurs et vos dédains ne changent – en une heure de colère – ma mission de salut en mission de vengeance. Ce jour-là, je serai inflexible, et ni le pouvoir magique de votre beauté, ni vos supplications, ni vos larmes n’empêcheront le déshonneur de s’abattre sur votre maison. »

Laure était émue.

Un violent combat se livrait en elle-même depuis quelques instants.

Tout à coup, elle se leva et, tendant sa main à Lapierre :

« Monsieur, dit-elle, si j’ai eu des torts vis-à-vis de vous, pardonnez-les-moi. Je veux vous croire, car il serait trop malheureux que mon obstination causât l’éternelle honte de ma famille.

« Dites ce que vous exigez de moi : j’obéirai. »

Un éclair de triomphe passa dans les yeux de l’ex-fournisseur. Il saisit avec empressement la main de sa fiancée et, la portant respectueusement à ses lèvres, il dit en fléchissant le genou comme un preux chevalier qu’il n’était pas :

« Mademoiselle, le plus humble de vos adorateurs n’a pas ici à commander, mais à implorer.

— Implorez alors, répondit froidement Mlle Privat, mais faites vite, car cette scène m’épuise.

— Eh bien ! mademoiselle, répliqua Lapierre en se levant, je m’estimerais heureux si vous daigniez vous montrer en compagnie un peu plus bienveillante à mon égard.

— Je ferai mon devoir de fiancée, monsieur. Après.

— Après ?… Ma foi, je ne vous cacherai pas que je tiens beaucoup à ce que votre cousin ne vienne plus jouer vis-à-vis de vous le rôle de protecteur, ou plutôt celui de vengeur – comme si vous étiez une victime et moi un bourreau.

— C’est affaire entre vous et lui. Quant à moi, je n’ai jamais dit à mon cousin un seul mot de nature à lui laisser supposer que je fusse forcée, d’une façon quelconque, de vous épouser.

— Cependant, ce jeune homme vous aime…

— Je n’en sais rien, monsieur.

— Comment !… il ne vous l’a jamais dit ?

— Jamais.

— Du moins, sa manière d’agir vis-à-vis de vous a dû vous le prouver ?

— C’est tout le contraire. Mon cousin a toujours été très réservé – plus que cela, très froid avec moi.

— Alors, comment expliquer sa conduite d’aujourd’hui ?

— Je n’ai aucune explication à donner. »

Lapierre réfléchit une demi-minute, puis se levant :

« Très bien, mademoiselle, je vous remercie de votre condescendance. Ne pouvant vous prier de fermer la bouche à mon insulteur de tantôt, je me chargerai moi-même de cette besogne en temps et lieu… Je tâcherai de lui faire rentrer son rôle de vengeur. »

Laure s’était levée à son tour, et se disposait à quitter le salon. Au moment de franchir la porte, elle entendit la dernière phrase de Lapierre.

Elle s’arrêta et répondit d’une voix grave :

« Monsieur Lapierre, si j’ai besoin d’être vengée, ce ne sera ni par mon cousin Champfort, ni par d’autres… Mon vengeur, ce sera Dieu ! »

Et s’inclinant froidement, elle se dirigea vers la salle à manger, où se trouvaient réunis les hôtes de la maison.

Lapierre la suivit, sans prononcer une parole.