Le Roi des étudiants/Lapierre à l’œuvre

Décarie, Hébert et Cie. (p. 93-99).

Chapitre XIII

Lapierre à L’œuvre


À la fin de l’avant-dernier chapitre, nous avons laissé Lapierre sur le seuil du salon, faisant son entrée.

L’ex-fournisseur de l’armée fédérale, en homme bien appris, présenta d’abord ses hommages à la maîtresse de la maison, puis s’inclina profondément devant Mlle Privat, à laquelle il débita un aimable compliment, et finalement il souhaita rondement le bonjour à Champfort, comme on le fait avec une ancienne connaissance.

L’étudiant salua froidement, et Laure répondit à peine ; mais il en fut tout autrement de Mme Privat. Elle fit asseoir son futur gendre entre elle et sa fille et lui dit avec enjouement :

— C’est aimable à vous d’être venu… Je vous attendais. Tenez, nous parlions justement de vous.

— Vous êtes bien bonne, madame… Je ne suis donc pas de trop dans votre conversation, répondit Lapierre, qui jeta un rapide coup d’œil sur Champfort et sa cousine.

— Oh ! vous n’êtes jamais de trop dans ce que nous avons à dire, et en ce temps-ci moins que d’habitude, encore.

— D’autant moins, ajouta nonchalamment Champfort, que nous évoquions, au moment de votre arrivée, un souvenir qui vous est familier.

— Lequel donc, cher ami ?

— Nous parlions de mon pauvre oncle Privat, et des circonstances qui ont accompagné sa mort, répondit lentement le jeune étudiant, qui fixa sur son interlocuteur un regard hautain.

Celui-là hésita dix secondes – le temps de composer sa physionomie et de lui donner un air de profonde componction – puis il accoucha de la phrase suivante :

« Hélas ! ce souvenir ne m’est, en effet, que trop familier, car il est toujours présent dans mon cœur, avec ses sanglantes péripéties. Bien des mois se sont écoulés depuis cette mort glorieuse, et pourtant, j’ai toujours sous les yeux la pâle et héroïque figure du colonel, au moment où il rendait le dernier soupir dans mes bras. Ce sont de ces choses que l’on n’oublie pas, monsieur, ajouta Lapierre, en rendant à Champfort son regard hautain.

— Surtout lorsqu’on a, comme vous, des raisons particulières pour se souvenir, grommela Champfort, exaspéré par l’impudence et le sang-froid de Lapierre.

— Qu’est-ce à dire, monsieur ? demanda l’ex-fournisseur, en pâlissant. Auriez-vous, par hasard, quelque arrière-pensée relativement aux circonstances que je vous rappelle ? »

Champfort eut une horrible démangeaison – celle de démasquer immédiatement le fourbe ; mais une seconde de réflexion lui fit voir qu’il compromettait irrémédiablement sa cause en agissant avec trop de précipitation, et surtout en n’attendant pas, pour frapper un grand coup, le concours de son ami Després. D’ailleurs la figure irritée de sa tante le ramena vite au sentiment de la prudence.

Faisant donc une prompte retraite et comprimant sa colère, il répondit en s’efforçant de sourire :

« Tout doux, mon futur cousin, vous vous emportez comme un cheval de guerre qui entend le clairon. Je n’ai pas la moindre arrière-pensée malicieuse à votre endroit. Je voulais seulement dire que l’amitié qui vous unissait à mon oncle le colonel était une raison insuffisante pour que sa mort reste éternellement gravée dans votre mémoire. »

La figure de Mme Privat se rasséréna, et celle de Lapierre reprit à peu près sa placidité ordinaire. Seule, Laure demeura le sourcil froncé et son regard se tourna lentement vers son cousin, comme pour lui reprocher sa reculade.

Le fiancé de la jeune fille surprit-il ce regard et en comprit-il la signification ?

La chose est probable, car il répondit avec un peu d’amertume :

« Mon cher Champfort – il l’appelait son cher ! – et vous, mesdames, veuillez me pardonner un emportement bien légitime. Les sentiments qui m’unissaient au regretté colonel étaient d’une nature tellement affectueuse, tellement filiale, que je me révolte à l’idée seule qu’on en puisse suspecter la pureté. Il n’y a qu’un semblable sujet qui puisse me faire sortir des bornes de la politesse exquise que je vous dois.

— De grâce, monsieur Lapierre, dit Mme Privat, ne vous faites pas plus coupable que vous n’êtes. Mon neveu est un peu vif et il a pu mal choisir ses expressions ; mais son intention n’était pas blessante, je m’en porte garant… D’ailleurs, ajouta-t-elle, le sentiment qui vous a fait parler est un de ceux qui vous feraient tout pardonner, à ma fille et à moi… N’est-ce pas, Laure ? »

Ainsi interpellée, la jeune fille se redressa, et fixant ses grands yeux pleins d’éclairs sur ceux de son fiancé, elle répondit d’une voix étrange :

« Oui… pourvu que ce sentiment soit désintéressé. »

La figure mate de Lapierre devint tout à fait d’une blancheur de cire.

« En douteriez-vous, mademoiselle ? balbutia-t-il.

— Oh ! je ne dis pas cela : je réponds à ma mère d’une manière générale, » répartit la jeune créole, qui se renfonça dans son fauteuil.

La mère de Laure, peu satisfaite de l’explication de sa fille, vint à sa rescousse.

« Ma chère enfant, tu n’es pas aimable aujourd’hui, dit-elle. Tout à l’heure, tu te querellais avec ton cousin, à propos de futilités, et voilà que maintenant tu réponds à ton fiancé comme une petite fille boudeuse.

— Paul m’a pardonné, répondit Laure, et nous avons fait notre paix… n’est-ce pas, mon cousin ?

— Mais, certainement, ma chère cousine, et cette aimable petite querelle n’a fait que réchauffer mon affection pour vous.

— Vous voyez bien ! fit la jeune fille, en se tournant vers sa mère.

— C’est parfait, répliqua la veuve, mais il te reste à en faire autant pour ton fiancé. »

L’œil noir de Laure étincela. Il y eut en elle une lutte de quelques secondes – puis elle articula froidement :

« Je n’ai rien à me faire pardonner de monsieur Lapierre. »

Mme Privat resta stupéfaite.

Champfort, lui, jeta sur sa cousine un regard franchement admirateur. Le digne étudiant jubilait littéralement, et il faut bien dire que la figure décomposée de son rival n’était pas faite pour diminuer sa joie.

Celui-ci s’agita un moment sur son fauteuil, puis, après être passé successivement du pâle au vert et du vert au cramoisi, il se leva tout droit et, s’adressant à Mme Privat :

« Madame, dit-il avec une politesse cérémonieuse, auriez-vous l’extrême complaisance de me laisser quelques instants seul avec mademoiselle, votre fille ?… J’ai à l’entretenir de choses infiniment sérieuses, et il importe que cette conversation ait lieu sans retard.

— Je n’ai pas la moindre objection, répondit la veuve, assez étonnée, et j’espère bien que mademoiselle Privat sera assez convenable pour n’en pas avoir, elle non plus. »

Elle accompagna cette dernière phrase d’un regard sévère à l’adresse de sa fille, et attendit.

« Je suis à vos ordres, ma mère, répondit Laure avec calme.

— Très bien, ma fille, reprit Mme Privat, se disposant à quitter le salon : je n’attendais pas moins de votre obéissance… Et maintenant, ajouta-t-elle plus bas, en se penchant vers Laure, j’attends de ton amitié pour moi que tu répares ta maladresse de tout à l’heure et que tu sois aimable.

— Soyez tranquille, je serai très aimable, » répondit sur le même ton la jeune fille, avec un pâle sourire.

À peu près rassurée, la crédule mère rejoignit Champfort, qui s’était dirigé vers la porte du salon, sans attendre qu’on l’invitât à déguerpir. Avant de passer le seuil, Mme Privat dit à Lapierre :

« Vous savez que nous vous attendrons pour souper… Tâchez de terminer bien vite vos petites affaires, et de conclure, cette fois, un traité de paix durable.

— C’est, en effet, un traité que nous allons faire, répondit audacieusement Lapierre, et j’ose espérer que les parties contractantes l’observeront scrupuleusement.

— Tant mieux. À bientôt donc !… Viens, Paul.

Champfort suivit sa tante ; mais, avant de refermer la porte du salon, il contempla une dernière fois la pauvre Laure, dont le fier et triste regard était fixé sur lui.

En une seconde, une immense colère fit bouillonner ses tempes… Il marcha rapidement sur Lapierre, et, dardant sur lui ses prunelles menaçantes, il lui dit d’une voix concentrée :

« Prends garde à toi, misérable, et pense à l’îlot de Saint-Monat ! »

Puis il rejoignit sa tante, qui s’éloignait sans avoir entendu …………………………………………………………………………

Trois quarts d’heure après, Lapierre et Laure rejoignaient, dans la grande salle à manger du cottage, les autres membres de la famille, qui n’attendaient plus qu’eux pour se mettre à table.

Lapierre était toujours pâle, comme d’habitude, mais sa figure rayonnait d’une façon singulière.

Quant à Mlle Privat, son teint animé et ses yeux brillants disaient assez le rude combat qu’elle venait de soutenir. Elle fut, du reste, plus prévenante que d’ordinaire pour son fiancé, et n’adressa pas une seule fois la parole à Champfort.

Le souper fut assez animé – Lapierre faisant à peu près seul les frais de la conversation avec les dames, tandis que Champfort et le fils de Mme Privat, arrivée depuis une demi-heure, s’entretenaient à part.

De l’incident du salon, il ne fut nullement question, et rien dans les paroles ni dans les regards de Lapierre ne vint indiquer à Champfort que l’ancien rival de Després eût compris la terrible allusion au drame nocturne de l’îlot qui venait de lui être jetée en plein visage.

« Ou cet homme est véritablement très fort, ou il est tellement sûr d’arriver à ses fins qu’il ne craint pas les menaces, se dit l’étudiant… Nous verrons ce que dira l’ami Gustave de cette attitude un peu plus qu’indépendante. »

Et le pauvre amoureux, qui n’y comprenait plus rien, se replongea dans ses réflexions pessimistes.

Quant au triomphateur Lapierre, après avoir reçu de Mme Privat toutes les instructions nécessaires à l’organisation du grand bal projeté, il se retira d’assez bonne heure, promettant de revenir le lendemain.

Bientôt après, chacun regagna sa chambre et les lumières s’éteignirent successivement aux fenêtres du cottage.

La nuit étendait son voile protecteur sur les douleurs et passions diverses sommeillant sous le toit de la Folie-Privat.