A. Méricant (p. 13-23).

INTRODUCTION

Le sujet auquel nous mène l’étude de l’Empire et de l’Empereur, est à la fois usé et inconnu. Il relève du pamphlet, de la légende, et à peine de l’Histoire. Sa bibliographie se borne à celle de Napoléon II, à partir du jour où la tendresse populaire roule le cadavre de Schœnbrünn dans les plis soyeux et tièdes de la sentimentalité et de la poésie, et tisse, de son linceul les langes de sa légende. C’est là qu’il dort, pour l’éternité, semble-t-il, bercé au rythme des odes romantiques, veillé par les cœurs sensibles et fidèles, conquis à la religion napoléonienne par la majesté sacrée du malheur du Père. L’espoir trahi de tout un peuple a fait cortège à ses funérailles autrichiennes et, sur son cercueil de cuivre, dans le charnier des empereurs étrangers, a jeté les obscurs lauriers dus à son martyre. Et c’est, d’un geste indécis et troublé, que nous les écartons aujourd’hui, pour regarder battre, de la vie surnaturelle de la légende, le cœur de ce mort si tendrement pleuré et aimé.

Il ne s’agit point ici de recommencer la biographie du fils de l’Empereur ; de récapituler les pompes glorieuses de sa naissance, et d’écouter, au fond des temps révolus, se fracasser la voix des cloches de 1811 au-dessus de la ville et de compter, aux caisses sonores et luisantes des tambours, les tonnerres roulants des bans d’honneur triomphaux. Inutile aussi de montrer l’enfant entraîné dans la catastrophe de 1814 ; superflu de conter ses supplices d’otage aux mains de l’autocratie autrichienne et de dérouler le tableau des années grises où, derrière l’horizon muet, pâle soleil effacé au grand ciel napoléonien, les regards des soldats de l’Immortelle le cherchaient. À quoi bon encore l’image évoquée des élans des « brigands de la Loire » vers cette espérance orpheline, les bonds de leurs rudes et tendres cœurs vers ce fantôme prisonnier d’une dynastie déchue, et les larmes de ces yeux brûlés par le grand vent des guerres d’Empire, à l’évocation tenace et douloureuse du Petit sur le trône du Grand ? En vérité, à quoi bon ? Tout cela, n’est-ce pas son histoire, maintenant {{Corr|quasi-officielle| quasi officielle}}, faite de clichés connus, qu’on a pudeur à rééditer ? Demeure sa légende.

Ici le terrain nous appartient. Nous avons le droit d’y chercher les violettes sous les ronces, d’en arracher les mauvaises herbes et de porter le couteau dans la broussaille de ses taillis. Et le champ est vaste. Il a fleuri dès 1830 et chaque matin y voit pousser une plante nouvelle. Il y a plus de patience et de ferveur que d’orgueil à les classer dans un herbier. Beaucoup de tiges sont desséchées et tordues, beaucoup de corolles sont tombées en fine et impalpable poussière, et que de pétales flétris et fanés ! Mais sur tout l’herbier, et de page en page, il y a le parfum des violettes d’Empire, et, dans le filigrane des feuillets, l’initiale fatidique qui le marque et le blasonne.

Ce livre est cet herbier-là. Les fleurs mortes et sans éclat de la légende, il les rassemble, il en rejoint les débris quelquefois dispersés, déchiquetés. Il les classe, les étiquette ; ce n’est que besogne obscure de collectionneur, soit, mais encore, pour toucher à ces fleurs comme aux cendres du jeune mort, « faut-il des mains pieuses et tendres<ref> Frédéric Masson, Napoléon et son fils ; Paris, 1907, in-8°, p. 380. — Par une anomalie assez curieuse, le volume que nous avons sous la main porte sur sa couverture : Neuvième édition, 1907, tandis que le titre du livre mentionne : Deuxième édition, 1904. Ceci relève évidemment des distractions du brocheur.</ref> ». Hélas ! pourquoi le conseil demeura-t-il vain, pour celui-là même qui le donna ?


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On n’a pas oublié la stupéfaction, douloureuse aux cœurs qui se souviennent, que suscita l’apparition du livre de M. Frédéric Masson sur Napoléon et son Fils. Abandonnant provisoirement sa méthode d’investigation habituelle, M. Frédéric Masson, pour juger le Roi de Rome, faisait appel à des témoignages d’un ordre particulier. Pour le déclarer vicié dans ses origines, il avait recours aux médecins, à ces médecins qui, depuis... Depuis ils sont devenus pour lui des « médicastres », des zélateurs de la « science de l’erreur », de la « science banqueroutière », et il les a renvoyés à Fleurant, Purgon et Diafoirus[1]. Dans le même ordre d’idées, M. Frédéric Masson mandait à son aide les graphologues pour attester de l’abêtissement du duc de Reichstadt dans son épanouissement. C’est dans cet art de foire, universellement discrédité, qu’il trouvait des preuves pour condamner la mentalité du jeune homme, des lumières pour éclairer cette vie dont il a dit depuis, qu’il valait mieux la laisser « au mystère qui l’enveloppera toujours[2] ». Ne convient-il pas de s’étonner du singulier crédit si crédulement accordé par l’historien à des gens d’une profession, dont les grands maîtres ont, autrefois, au cours d’un procès célèbre, égayé l’opinion publique par des analyses d’écritures « au rythme géométrique dont l’équation se trouve dans un buvard », ou même, plus simplement, si on peut dire, centrifuges, centripètes, dextrogyres et sinistrogyres ? A-t-on pu admettre ces concours, suspects et sans autorité, dans une cause si délicate, dont les conclusions n’ont prétendu à rien moins qu’à dénier toute valeur aux témoignages contemporains les plus probants, et à ruiner, de fond en comble, l’opinion qu’on s’était formée de la psychologie du fils de Napoléon ? C’est d’autres preuves et d’autres autorités qu’on était en droit d’attendre de celui dont la rude et intransigeante probité a donné à nos temps, sans courage et sans foi, l’image la plus véridique de l’Empereur.

Ces lacunes, le livre que voici ne prétend point à les combler. Nous ne nous engageons pas à réfuter les autorités médicales et graphologiques qui ont collaboré avec M. Frédéric Masson. Contre les premières, nous avons montré quelles armes il fournit lui-même ; quant aux secondes, le ridicule dont elles se sont couvertes en dix, en cent occasions, nous dispense de les accabler davantage. Dès lors, il importe de définir, – puisque nous n’avons point voulu recommencer la biographie du Roi de Rome, – le but de ce livre. Il s’attache à préciser, en certains points, la légende de Napoléon II, du moins dans la partie volontairement dédaignée par M. Frédéric Masson : l’amour. Dans cette vie captive l’amour a-t-il joué un rôle ? Si oui, quelles en furent les héroïnes et les circonstances ? Quelle part les femmes ont-elles eue dans la légende du prisonnier ? A-t-il exercé une influence sur elles ? Dans quelle mesure ont-elles participé à cette légende ? Qu’en faut-il accepter ? Qu’est-il possible d’en condamner ? Aucune de ces questions n’a été posée par M. Frédéric Masson. À tenter de suppléer à son silence, nous n’ignorons pas ce que nous risquons.

En effet, M. Frédéric Masson a adopté, à l’égard de ceux que la ferveur ou la curiosité pousse aux études napoléoniennes, une attitude dénuée d’aménité. Un exemple : l’influence de la vie à Sainte-Hélène sur la formation de la légende napoléonienne a été étudiée avec une remarquable sagacité, une méthode critique sans faiblesse, par M. Philippe Gonnard[3]. Ce faisant, M. Gonnard a devancé M. Frédéric Masson dans l’ordre de ses études ; aussi M. Gonnard est-il tout crûment qualifié, par M. Frédéric Masson, de godelureau[4].

On peut déclarer que c’est là une réponse quelque peu excessive, quoique littéraire sous la plume de M. Frédéric Masson. De fait, dans l’intimité, l’historien déclare « égoutier » quiconque marche sur ses brisées. Les excès de son déplaisir vont plus loin encore, et il ne les dissimule guère. Il n’est point de préface de ses livres où il n’ait dit son fait à ces « pelés », à ces « galeux ». Ce sont des « démarqueurs », des « plagiaires », des « pirates ». Ah ! s’il avait un navire ! S’il en hissait quelqu’un à son bord ! Haut et court, bel et bien, le « godelureau » serait pendu à la grande vergue ! Mais, quoi ! L’Empire et l’Empereur sont encore du patrimoine français, appartiennent à toutes les curiosités et ne se dérobent à nulle enquête. Déjà cela a été dit, écrit : « Il n’y a plus à douter que l’histoire de Napoléon et de ses parents ne soit un terrain de chasse particulier, réservé à M. Masson, où l’on ne saurait s’aventurer sans se rendre, ipso facto, coupable de braconnage et de vol[5]. » Ces braconneurs et ces voleurs, dédaigneusement, superbement, M. Frédéric Masson les écrase, méprisant au point de ne pas leur faire l’aumône d’une réclame. Demeure à savoir s’ils la sollicitent. Le malheur est que tous les écrivains ne se rendent point coupables des délits que le volé dénonce si vertement, et dont il les accuse en bloc, anonymement, peut-on dire. À vrai dire, les griefs de M. Frédéric Masson tombent souvent à faux. C’est ainsi qu’il dit en certain endroit : « Libre à qui voudra m’accuser d’avoir imaginé les lettres que je cite et les faits que je raconte[6]. » Il n’ignore point que cette idée ne viendra à personne, que son œuvre le défend sur ce terrain de stricte et noble probité. Dès lors à quoi bon prévoir une attaque qu’on sait fort bien ne pas devoir avoir lieu ? De même quand il écrit : « Je ne veux pas livrer par des cotes d’archives les moyens de déflorer les sujets que je compte traiter[7]. » Ce droit, qui le conteste à M. Frédéric Masson ? Mais ne valait-il point mieux l’exercer sans en tirer une excuse dans cette question toujours irritante des sources ? De là vient encore que l’historien a créé autour du sévère et solide monument que forme son œuvre, cette atmosphère d’hostilité et de défiance qui en a fait le plus dangereux serviteur, – non des Napoléon d’aujourd’hui, car, hélas ! où sont-ils ? – mais de l’idée napoléonienne elle-même[8]. On se méfie de ces prêtres dont l’encensoir se transforme en casse-tête pour les ennemis ou les tièdes adorateurs de leur Dieu.

Admirateur de M. Frédéric Masson, de son labeur et de ses espérances, ami de sa gloire, nous nous devions de dire tout cela au seuil de ce livre, en réponse aux actes d’accusation que sa ferveur exclusive multiplie. Nous aurons donné ainsi l’explication des discussions que nous serons forcé, plus loin, de faire de quelques-uns de ses arguments, de quelques-unes de ses hypothèses. On peut contester nos moyens privés, on ne pourra contester notre bonne foi à entreprendre la défense d’une mémoire outragée, – et ce n’est point là un paradoxe, – avec une égale bonne foi. « À son malheur on doit au moins la justice[9]. » Pourquoi, par amour du Père, la refuser au Fils ? C’est parachever le crime autrichien que d’imaginer que la victime ne s’est point cabrée, et que la nuit de sa prison n’ait pu être illuminée brusquement du fauve et fulgurant éclair napoléonien. C’est tromper la sûre tendresse populaire que d’avoir, entre deux hypothèses, – car où une preuve ? – choisi la plus affligeante et écrasé sous son poids le fantôme du captif heurté aux barreaux de sa « Sainte-Hélène morale ».

H. F.
  1. Frédéric Masson, Jadis et aujourd’hui ; deuxième série ; Paris, 1909, in-18°, pp. 112, 116.
  2. Frédéric Masson, Jadis et aujourd’hui ; deuxième série ; déjà cit., p. 46.
  3. Cf. Philippe Gonnard, professeur agrégé au lycée de Saint-Étienne, Les Origines de la légende napoléonienne ; l’œuvre historique de Napoléon à Sainte-Hélène ; Paris, s. d. [1906], in-8°. Ceci ne va point jusqu’à prétendre que l’œuvre de M. Gonnard est parfaite et définitive. On trouvera à son égard des restrictions judicieuses dans un article de M. P. Muret, Revue d’histoire moderne et contemporaine ; Paris, 1906-1907, in-8°, tome VIII, p. 610 et suiv.
  4. Frédéric Masson, Jadis et aujourd’hui ; première série ; Paris, 1908, in-18°, p. 136.
  5. P. Caron, Revue d’histoire moderne et contemporaine ; Paris, 1906-1907, in-8°, tome VIII, p. 311.
  6. Frédéric Masson, Napoléon et sa famille (1811-1813) ; Paris, 1906, in-8°, tome VIII ; intr. VII.
  7. Frédéric Masson, L’Impératrice Marie-Louise (1809-1815) ; Paris, 1909, in-8° ; intr. X.
  8. Politiquement, l’attitude de M. Frédéric Masson est jugée sans aménité par les différents partis bonapartistes d’aujourd’hui. Le baron Lumbroso publie une lettre qui, à cet égard, est significative. Elle lui est adressée par le baron Olivier de Watteville, ancien directeur au Ministère de l’intérieur, actuellement un des représentants de S. A. I. le prince Napoléon à Paris. Et cette lettre est dénuée d’indulgente urbanité : « À vous parler franc, bien cher ami, je ne fais aucun cas des élucubrations de Masson qui ont toutes pour but de rapetisser Napoléon et de combattre sourdement l’idée impériale pour nuire à notre parti et au Prince dont il est l’ennemi personnel. Peut-on se fier aux potins de portier qu’il ressasse dans ses prétendus bouquins d’histoire ? Car jamais il ne cite les sources où il puise et bien souvent il a été pris en flagrant délit d’erreur, peut-être volontaire. » Cf. Albert Lumbroso, directeur de la Revue napoléonienne, Napoléon était-il croyant ? ; Rome, 1910, in-8°, p. 34. — Avons-nous besoin de dire que nous ne partageons point tout à fait ce sévère jugement du baron de Watteville ?
  9. Émile Dard, Le Duc de Reichstadt ; Annales de l’école libre des sciences politiques ; Paris, 1896, in-8°, tome XI, p. 288.