Le Roi Oscar et les Royaumes-Unis sous son règne/01
La révolution de 1809 a constitué la Suède moderne, et c’est avec raison que ses meilleurs citoyens en célèbrent chaque année le souvenir en se réunissant autour des acteurs ou des témoins de ce glorieux changement que la mort a épargnés. L’œuvre de la révolution de 1809 a été double. Elle a sauvé la Suède d’une ruine entière, d’un démembrement ou d’un asservissement complet, soit que l’on considère le péril imminent dont la menaçait l’ambition de la Russie, déjà maîtresse de la Finlande, soit qu’on se rappelle les despotiques volontés de Napoléon, atteint de vertige après Tilsitt et séduit par Alexandre. Bernadotte a rempli cette tâche, il y a sacrifié son repos, et quelque chose de plus encore. La révolution de 1809 a en outre assuré l’établissement constitutionnel qui fait aujourd’hui la prospérité des Suédois, et cette seconde partie de l’œuvre commune est due principalement à Oscar Ier. Ce n’est pas toutefois que le fils soit resté étranger aux efforts du père ; il y a au contraire été mêlé sans cesse, et le souvenir de cette intervention constante, d’abord involontaire, et qui ne fut ensuite ni excessive ni capricieuse, mais toujours réservée et bienfaisante, est l’introduction nécessaire d’une étude sur le caractère et la vie du roi Oscar.
Dès son berceau, le hasard des circonstances semblait l’avoir désigné pour le rôle qu’il devait remplir un jour. Né à Paris le 4 juillet 1799, il avait eu pour parrain le général Bonaparte, qui, tout épris alors, à la veille de l’expédition d’Égypte, de la lecture d’Ossian et de la mystérieuse poésie du Nord, lui avait donné le nom d’un des héros gaéliques. Quelque peu Scandinave qu’il fût, le nom parut plus tard convenir assez bien à un prince des Goths et des Vandales[1].
Oscar avait onze ans à peine quand son père fut informé des dispositions favorables de la diète suédoise, qui, ayant à élire un successeur éventuel à Charles XIII, croyait plaire à l’empereur et mériter sa bienveillance en choisissant un de ses maréchaux. Bernadotte, sensible au profit tout en prévoyant déjà peut-être à quelles terribles extrémités cette extrême fortune l’entraînerait, fit un accueil empressé aux premières ouvertures, et, parmi les stratagèmes à l’aide desquels ses agens s’efforcèrent de fixer le vote des Suédois, il y en eut un pour lequel son fils lui fut déjà un instrument. Ses agens firent circuler dans les rangs de la diète et dans le public une lithographie représentant le prince de Ponte-Corvo, aux pieds duquel on voyait le jeune Oscar jouant avec la grande épée de son père : touchant tableau de famille qui émut la sensibilité des députés d’Oerebro, et promesse d’une sécurité durable, qui s’est réalisée. Bernadotte fut élu prince royal de Suède le 17 août 1810 ; il se hâta de se rendre à l’appel qui lui était fait ; sa femme, la princesse Désirée, qui vit encore, et son fils unique ne vinrent en Suède que dans les premiers jours de 1811. Déjà commençait pour Bernadotte cette cruelle série d’angoisses dont allaient l’accabler et les tyranniques exigences de l’empereur et la terrible instabilité de ces temps. Nous avons raconté dans la Revue ces perpétuelles anxiétés[2] en prenant pour sources de nos récits les correspondances diplomatiques, étrangères ou françaises, où nous trouvions consignées jour par jour les conversations mêmes dans lesquelles la parole exubérante de Bernadotte trahissait toutes ses émotions. Le prince Oscar était trop jeune, par bonheur, pour jouer dans un si triste drame un rôle important, et nous n’avons pas à refaire ce tableau ; il y occupe cependant une petite place, grâce aux préoccupations et aux calculs de son père, et l’extrême détail des dépêches permet de reconstruire ce personnage de la scène, qui la complète et la fait mieux comprendre. Quelle ne devait pas être la stupéfaction de nos diplomates lorsque, grâce aux innombrables incidens d’une époque si agitée, ils se trouvaient à chaque instant en présence de cette éloquence gasconne de Bernadotte, que ne déconcertaient ni leur surprise évidente ni leur silence calculé, qui bien souvent se livrait d’elle-même et naïvement à leurs pièges, mais qui plus d’une fois aussi les engageait avec leurs gouvernemens beaucoup plus loin que nul ne le désirait ! C’était au milieu de ces effervescences, quand, mille embarras du dehors venant coup sur coup l’assaillir, on lui demandait une explication à laquelle il voulait échapper ou un aveu qu’il voulait taire, c’était alors surtout qu’impatient des objections et de la présence même de son interlocuteur, il se jetait subitement dans des issues extra-officielles où il était impossible de le suivre. Son fils était le personnage habituel de ce jeu de scène, et c’était en personne qu’il le faisait quelquefois comparaître, comme dans cette curieuse conversation avec M. Alquier au mois d’août 1811 : « … Qu’on ne m’avilisse pas, monsieur ; je ne veux pas être avili… J’aimerais mieux aller chercher la mort à la tête de mes grenadiers, me plonger un poignard dans le sein, me jeter dans la mer la tête la première, ou plutôt me mettre à cheval sur un baril de poudre et me faire sauter en l’air… Voici mon fils (le jeune prince venait d’entrer) qui suivra mon exemple ; le feras-tu, Oscar ? — Oui, mon papa ! — Viens que je t’embrasse ! tu es véritablement mon fils… »
Offrir sa vie, et par-dessus le marché celle de son fils, était dans le langage de Bernadotte un argument qui lui était devenu habituel. « Si je tenais dans mes mains le fil de ma vie, celui des jours de ma femme et de mon fils, je le trancherais, n’en doutez pas… » Cet argument-là était à l’usage des situations désespérées ; mais il ne se faisait pas faute, dans les momens ordinaires, d’invoquer au contraire comme motifs de sa conduite les futurs intérêts de ce fils que tout à l’heure il semblait prêt à sacrifier. « Quand je reçus le message des Suédois, disait-il en 1820, j’étais à ma campagne de La Grange ; je me promenais avec ma femme, et j’énumérais toutes les raisons qui pouvaient me faire refuser. Oscar dit que je ne devais pas décevoir l’espérance de toute une nation ; la crainte de ses reproches un jour me fit accepter… » — « Je suis sans ambition, disait-il encore ; je n’en ai d’autre que celle de la gloire ! Si je n’avais un fils, à qui je me dévoue tout entier, croyez-vous que je voudrais servir de maître à des esclaves ? Non ! j’irais offrir mon bras, mon sang au premier capitaine du monde… » Ces dernières paroles étaient des cent-jours. Peu de temps après, quand le triomphe de la seconde restauration n’était pas encore bien assuré, Bernadotte, possédé de l’idée bizarre qu’il avait en France un grand parti, parlait de laisser le trône de Suède à son fils pour aller s’offrir lui-même aux brillantes destinées que lui promettaient Benjamin Constant et Mme de Staël.
Il aimait d’ailleurs le jeune prince et l’élevait avec soin, non pas de telle sorte cependant que la politique n’intervînt pas d’une manière fâcheuse dans cette éducation. Lorsqu’en 1812 Bernadotte se déclara enfin ouvertement l’allié de nos ennemis, il lui parut peu convenable de laisser le jeune Oscar aux soins d’un instituteur français, et il substitua à l’excellent M. Lemoine un Suédois qui revenait de Russie, où il jouissait de la confiance d’Alexandre. C’est alors que M. Lemoine renvoyé écrivit à sa femme, restée à Paris, une lettre dont la simplicité touchante fait honneur à l’élève et au maître. «… On veut isoler le prince et le séquestrer ; comment se fera-t-il à ce changement ? Il est toujours tel que tu l’as vu aux Tuileries, courant après toi… Cher enfant ! je l’avais élevé avec mon cœur ; j’avais réussi. Il va passer en d’autres mains ; puisse-t-il y être heureux ! Son bonheur me dédommagera de tout le reste… » L’humble détail de ces lignes ne sera pas hors de propos dans cette étude, s’il fait dès maintenant connaître le caractère d’honnêteté modeste et grave dont le roi Oscar reçut dès l’enfance la première empreinte, et auquel il resta pendant toute sa vie, comme prince et comme roi, également fidèle.
Pendant le règne de Charles-Jean, de 1818 à 1844, le rôle de prince royal ne fut pas sans difficultés pour Oscar. De même que son père l’avait employé tout enfant comme un utile instrument de ses premiers desseins, de même il parut vouloir se préparer en lui un successeur qui continuât exactement sa politique et ne songeât à s’affranchir ni de ses exemples ni de son influence. On se souvient encore à Stockholm de la visite que dut faire le prince au commencement de 1830 à la cour de Russie, et des alarmes qu’inspira aussitôt à l’esprit public la perspective d’un second règne sous les inspirations du cabinet de Saint-Pétersbourg ; mais la révolution de juillet affranchit le prince royal, et lui permit de s’abandonner à ses tendances libérales. Bien que comprimé et gêné en présence de l’humeur inquiète de son père, il sut dès lors se concilier les sympathies de la nation suédoise et lui ménager des espérances ; on s’accoutuma à pressentir en lui un roi vraiment national, et que ne séduirait pas l’influence de la Russie ; on applaudit à la part qu’il sut prendre, par lui-même ou par ses fils, aux démonstrations de la jeunesse scandinave, en même temps qu’il montrait dans ses rapports avec le roi son père une réserve difficile et pleine de dignité. Il monta sur le trône le 8 mars 1844, et le premier acte de sa royauté fut un acte de généreuse clémence envers la famille des Wasa, dont, après Charles-Jean, il était appelé à recueillir la succession.
Après la révolution de 1809, le malheureux Gustave IV avait parcouru l’Europe en maniaque et l’avait étonnée de sa triste folie. On l’avait vu, toujours épris des vaines imaginations de Jung Stilling sur l’Apocalypse, se représenter Napoléon comme l’Antéchrist, se croire encore désigné d’en haut pour arrêter le monstre dans sa marche, admirer sa chute comme un accomplissement prévu du destin, s’apitoyer ensuite sur sa captivité dernière et intervenir[3] auprès de Louis XVIII pour obtenir qu’on adoucît sa prison. Supportant lui-même impatiemment le poids de sa propre infortune, Gustave cherchait des consolations dans les mystères de la franc-maçonnerie et de l’illuminisme, dans l’évocation des ombres de ses ancêtres ou dans une activité fébrile qui le faisait apparaître aux quatre coins de l’Europe sous des vêtemens étranges, en aventurier, en soldat ou en pèlerin. La Suède n’avait pas été l’objet de ses principales préoccupations ; il avait paru l’oublier. Il avait commencé sans doute par faire remettre au congrès de Vienne une lettre où, rappelant son acte d’abdication, il avait réservé formellement les droits de son fils et exprimé l’espoir qu’il saurait les faire valoir un jour d’une manière digne de ses aïeux et de lui-même ; mais plus tard, pendant l’automne de 1817, il avait adressé à Bernadotte des félicitations sur l’habileté de son gouvernement, et lui avait en même temps exprimé ses regrets de n’avoir pu faire abdiquer son fils, qui, disait-il, de concert avec toute sa famille, lui résistait sur ce point avec une invincible obstination. Le prince Gustave, fils du dernier Wasa, fut en effet, sous la protection de l’empereur de Russie et de plusieurs cours de l’Europe, un épouvantail pour Charles-Jean à l’époque où la coalition victorieuse releva en Europe les souverains légitimes. Charles-Jean put se demander avec crainte si les puissances alliées laisseraient dans l’exil l’héritier du seul prince qui eût constamment combattu pour la cause des Bourbons, et sur le trône un ancien républicain, un soldat parvenu, un lieutenant de Napoléon ; le souvenir de ce qu’il avait fait pour la coalition le rassurait à peine. Mille bruits d’expéditions étrangères, d’intrigues et de complots venaient lui rappeler sans cesse les espérances du prétendant. L’empereur de Russie avait adopté la tutelle de ce jeune homme. En Suède, pendant les émeutes de Scanie en 1811 à propos de la conscription, son nom était dans toutes les bouches, son portrait dans toutes les cabanes. On apprit au commencement de 1820 qu’il était à Londres sous un nom supposé (prince Itterburgh), qu’il s’enquérait de l’expédition de 1745, et que les dames de Londres le saluaient, comme Charles-Edouard, du Charlie’s my darling ! Il fallut que 1830 vînt délivrer Bernadotte de tant de terreurs. En face des dynasties nouvelles que la révolution de juillet enfantait, celle de Suède prenait presque un caractère de légitimité, et Bernadotte se sentait mieux affermi désormais sur le trône où l’élection d’un peuple qu’il avait assurément aidé à sortir de sa détresse l’avait librement appelé. À partir de cette époque en effet, il ne fut plus question qu’une fois pendant le règne de Charles-Jean de la famille détrônée : c’est lorsqu’en 1842 le prince Gustave, à défaut de son père, mort en 1837, crut devoir protester à l’occasion de l’ouverture des caisses renfermant les papiers de Gustave III. Plus tard aussi, à l’avènement du roi Oscar en 1844, le prince crut opportun d’adresser aux cabinets de Saint-Pétersbourg, de Londres, de Berlin et de Copenhague une déclaration réservant ses droits. Le nouveau roi répondit à cet acte en abolissant la cruelle loi de 1812, qui prononçait la peine de mort contre tout Suédois convaincu d’avoir entretenu des relations avec la famille exilée. Il y avait d’autant plus de générosité dans cette amnistie que les espérances du prétendant, en dehors du droit, n’étaient pas alors complètement déraisonnables. Le prince avait quarante-cinq ans, il venait de se séparer de sa femme, la princesse Louise-Amélie-Stéphanie de Bade, qu’il avait épousée en 1830 ; il pouvait se remarier, avoir un ou plusieurs fils à opposer au fils de Bernadotte et à ses héritiers. De plus la nouvelle dynastie ne comptait encore qu’un seul règne. Peut-être les illusions d’un prétendant étaient-elles encore permises. Toutefois Oscar de son côté avait jugé avec raison que la famille des Wasa représentait aux yeux de la Suède le pouvoir absolu et l’ancien régime, et que par conséquent son rôle était irrévocablement fini. Tout récemment encore, il y a quelques mois, à l’occasion de l’avènement de Charles XV, fils d’Oscar Ier, M. le prince Gustave de Wasa, aujourd’hui feld-maréchal dans l’armée autrichienne, a cru devoir renouveler sa protestation de 1844. Loin de nous la pensée de dédaigner le noble sentiment de la perpétuité du droit chez les descendans des illustres races ; c’est leur honneur de ne se pas croire libres d’y renoncer, jusqu’à ce que les desseins d’une sagesse supérieure viennent anéantir toutes ces espérances et tous ces souvenirs. M. le prince Wasa ne s’est pas remarié ; il a maintenant soixante et un ans, et son unique héritière, Mme la princesse Caroline, après s’être convertie au catholicisme, a épousé le prince royal de Saxe. La dynastie fondée par Bernadotte n’a donc plus rien à craindre de ce côté.
Le roi Oscar, en arrivant au trône, trouvait le pays avide de ré formes libérales que le long règne de Charles-Jean avait fait ardemment désirer. Ses premières mesures répondirent hardiment à l’opinion publique. Il commença par abolir les anciens corps de métiers, et la diète suédoise se vit bientôt saisie d’un projet en faveur de l’émancipation des Juifs, d’un autre sur la liberté de l’industrie et du commerce, d’un troisième enfin pour la réforme de la représentation. C’en était assez pour montrer que le gouvernement, confié désormais à des mains plus jeunes et plus familiarisées avec l’organisation intérieure de la Suède, entrait franchement dans la voie des améliorations sociales. Le pays s’en émut diversement, et, tandis que les esprits sagement libéraux applaudissaient à ces promesses, il y en eut qui s’alarmèrent. Les deux premiers projets rencontraient dans les préjugés et l’égoïsme d’une partie de la population d’aveugles adversaires, et le dernier surtout mettait aux prises avec les partisans d’un ordre nouveau les classes privilégiées. C’est au milieu de cette première agitation qu’arriva à Stockholm la nouvelle de la révolution de février. Un banquet réformiste, comme à Paris, avait été résolu quelques jours auparavant. Les chefs de la démonstration ne jugèrent pas qu’il fût utile de la contremander. Le 18 mars, le banquet eut lieu avec des toasts chaleureux au souverain de qui l’on attendait avec confiance une suite de mesures libérales ; mais derrière les faiseurs de toasts et de discours il y avait, là aussi, l’émeute. Des placards affichés le matin même dans les carrefours avaient convoqué le peuple ; une foule immense se réunit aux environs et en face de l’hôtel où se tenaient les convives, et après que ceux-ci se furent paisiblement retirés, elle parcourut la ville aux cris confus et mêlés de : « Vive la réforme ! Vive le suffrage universel ! À bas la noblesse ! À bas les Juifs ! Pas de nouveau tarif ! » La réforme et le suffrage universel n’étaient, à vrai dire, que des prête-noms ; les bandes se composaient d’ouvriers et d’apprentis qui craignaient la diminution des salaires, et de perturbateurs à qui la haine commune des Juifs, le vague désir de réformes et les bruits du dehors n’étaient que des prétextes de désordre et de violence. Cette multitude alla briser à coups de pierres les vitres du ministre des affaires étrangères, de plusieurs hauts fonctionnaires, de M. de Hartmansdorf, chef du parti ultra-conservateur dans l’ordre de la noblesse, du principal marchand juif, enfin de l’éditeur du journal l’Aftonblad, organe de la liberté du commerce et de l’industrie. Le roi se trouvait ce même soir au théâtre, où l’assistance, protestant contre l’émeute, l’accueillait avec des applaudissemens et en chantant l’hymne national. Il se retira avant la fin du spectacle, monta à cheval accompagné seulement du jeune prince royal (aujourd’hui Charles XV), et parcourut ainsi les rues et les places envahies par la foule, en demandant aux émeutiers ce qu’ils voulaient. Ceux-ci obtinrent aux cris de « vive le roi ! » la liberté de ceux d’entre eux qu’on avait déjà arrêtés, et, cette concession leur donnant du courage, le désordre continua toute la nuit. Le lendemain 19 étant un dimanche, le désœuvrement se joignit aux autres causes de tumulte. La troupe, humiliée la veille, obtint enfin l’autorisation de se défendre. Assaillie de pierres quand elle se bornait à protéger les maisons menacées, elle fit plusieurs décharges ; mais nul ne ramassa de cadavre pour le promener en triomphe et changer l’émeute en révolution : l’agitation était factice, et le débat n’était qu’entre l’esprit d’une législation nouvelle et l’égoïsme des privilégiés, non pas entre le gouvernement et la nation même. Le trouble cessa bientôt pour laisser place aux communs efforts du gouvernement et des chambres.
L’agitation réformiste répondait du moins véritablement au besoin général et profondément senti de modifier le mode de représentation nationale que la Suède avait conservé.
Malgré l’exemple de la Norvège, qui, en 1814, a réalisé le rêve d’une royauté entourée d’institutions républicaines, malgré celui du Danemark, qui, en 1849, a franchement adopté le régime parlementaire, la Suède est entre tous les états de l’Europe un de ceux qui ont conservé le plus fidèlement leurs anciennes institutions. La révolution de 1809 est loin d’avoir porté encore toutes ses conséquences intérieures. La constitution que la Suède s’est donnée alors n’a pas enlevé à la royauté toute la prépondérance que les lois du temps de Gustave III lui avaient reconnue. Cette constitution a laissé dans l’organisation de la représentation nationale en Suède des traces visibles du passé même le plus reculé. L’ordre des paysans, au commencement de chaque diète et jusqu’à ce que le roi ait nommé l’orateur de cette chambre, est présidé encore aujourd’hui par le paysan qui représente le district dans l’enceinte duquel Odin, en prenant possession du pays, fonda jadis le temple de Sigtuna, antérieur à celui d’Upsal. Aujourd’hui comme autrefois, la noblesse suédoise compose de droit et à elle seule une des quatre chambres qui constituent la représentation nationale. Le chef de toute famille a par sa naissance une voix dans l’assemblée de son ordre ; il peut s’y faire remplacer par un de ses parens et déléguer sa voix même à un membre d’une autre famille. Comme autrefois, les paysans, c’est-à-dire les propriétaires de la campagne non nobles, élisent, leurs représentans, qui forment une chambre particulière ; comme autrefois et depuis le XIVe siècle, les députés des villes forment la chambre de la bourgeoisie ; le clergé enfin forme aussi, comme jadis un ordre privilégié. Personne n’ignore quelles fâcheuses conséquences entraîne après elle cette bizarre combinaison, léguée de toutes pièces par le moyen âge à un état moderne. La diète suédoise n’est plus, il faut bien le reconnaître, qu’une machine informe digne d’exciter la curiosité publique. L’étranger ne manque pas d’aller visiter les quatre chambres ; il entre avec étonnement dans une grande maison de la cité qui ne se distingue en rien des maisons voisines, rencontre au premier étage l’ordre du clergé, au second étage l’ordre des bourgeois et celui des paysans ; la noblesse seule a un palais digne de la représentation nationale. L’étranger a-t-il là sous les yeux une fidèle image de la nation suédoise ? Non, certes. Il n’est pas vrai que la noblesse de Suède forme aujourd’hui, comme autrefois, une classe prépondérante de la nation. Sa mauvaise conduite l’a perdue. Appauvrie et amoindrie de toutes les manières, n’ayant plus de refuge, sauf exception, que dans la faveur royale, elle ne subsiste plus que par le privilège. De même le clergé, dépendant du roi, n’est plus qu’une réunion de fonctionnaires. Restent la chambre des bourgeois et celle des paysans, composées la première de cinquante membres environ, la seconde de cent tout au plus. On ne peut nier que ces deux derniers ordres ne correspondent à la partie la plus vivace de la nation ; mais pourquoi ne la représentent-ils qu’en si petit nombre ? Pourquoi leurs votes, au lieu d’être prépondérans dans la diète quand par exemple ils se trouvent d’accord, sont-ils incessamment tenus en échec par ceux des deux ordres privilégiés, qui ne représentent, à vrai dire, que leurs propres intérêts ? Pourquoi la constitution fait-elle de ces bourgeois une caste qui ne représente pas toute la classe moyenne, mais seulement les individus pourvus, comme au moyen âge, du droit de bourgeoisie dans les villes ? Pourquoi fait-elle de ces paysans une autre caste qui ne représente pas tous les propriétaires et cultivateurs ruraux ?
On est depuis longtemps d’accord en Suède sur l’absurdité de cette combinaison, qui fait de la représentation nationale un mensonge, qui entrave par sa complication inouïe et ses lenteurs les réformes les plus utiles et ne produit qu’avortemens, qui prive une moitié de la nation de ses droits politiques et dégoûte des siens l’autre moitié. Seulement on n’est pas d’accord sur le remède. Faut-il, pour déraciner tout de suite le mal, abolir complètement le principe de la division par ordres, faire table rase et instituer sur le sol déblayé une représentation conforme à l’esprit de notre temps, tenant également compte de toutes les forces du pays, reproduisant son unité, répondant à la diversité de ses intérêts, et faisant dominer comme de raison dans les conseils publics l’influence des classes moyennes, celle des professions libérales, celle de l’industrie et du commerce, celle des propriétaires et des cultivateurs du sol ? Ou bien vaut-il mieux, ayant foi dans la tradition et s’efforçant de la mettre d’accord avec les exigences des sociétés modernes par des expédiens ; les plus habiles qu’on pourra imaginer, élargir en Suède les limites de chacun des quatre ordres, appeler dans le sein de la noblesse certaines professions, élevées qui confèrent une noblesse en effet à ceux qui les remplissent, adjoindre au clergé l’enseignement laïque, à la bourgeoisie la grande industrie et les sciences pratiques, aux paysans enfin les petits cultivateurs ?
Combien de tels expédiens sont factices, il est inutile de le faire remarquer. Dans quelle division rangera-t-on l’armée, dans quelle autre les médecins, les artistes, les magistrats ? Nul problème ne saurait être plus complexe. Aussi le premier mode de réforme et le plus radical a-t-il paru d’abord aux Suédois le plus logique, le plus facilement praticable. Un projet proposant l’établissement de deux chambres avait été présenté par la diète de 1841 et rejeté pendant la session de 1844 par la noblesse et le clergé. Depuis, une commission instituée par le roi Oscar à la demande des états avait élaboré un autre projet sur la même base ; mais le roi, qui paraissait alors vouloir rester neutre et attendre du temps une transaction entre les intérêts rivaux des castes, ayant composé cette commission d’hommes de tous les partis, le résultat de ses délibérations fut tout à fait négatif. C’est alors que le parti réformiste commença d’organiser par des banquets, des comités provinciaux, des écrits politiques, une véritable agitation que vint encourager le mouvement de février. La première impulsion fut favorable aux agitateurs. Au commencement de mai 1848, le roi fit présenter lui-même à la diète un projet qui constituait aussi deux chambres avec un cens électoral à deux degrés. Ce projet fut rejeté en 1850 par la noblesse, le clergé et les paysans. Cette même diète de 1850-51 vit paraître trois nouveaux projets, dont l’un, celui de M. de Lagerbielke, reçut dès lors une première adoption. Cherchant à concilier les deux principes, il admettait deux chambres élues dans les quatre ordres qu’il laissait subsister. Cependant la diète suivante refusa ce projet en février 1854, et ce fut le dernier essai dans la voie où l’on avait tenté de s’avancer. Plusieurs causes refroidissaient d’ailleurs le zèle réformiste. Le gouvernement, après avoir cédé en quelque mesure à l’entraînement de 1848, n’avait pas obéi moins volontiers peut-être au mouvement de réaction qui avait suivi ; les ordres privilégiés, et même celui des paysans, qui règle souvent sa conduite sur celle de la noblesse, paraissaient décidés à ne rien vouloir céder de leurs anciens avantages ; l’opinion publique enfin, au début de la guerre d’Orient, était trop préoccupée des nouvelles destinées qui pouvaient s’ouvrir devant la Suède pour ne pas se détourner quelque temps des questions intérieures.
Ce n’est que dans ces dernières années qu’un second moyen de réaliser la réforme de la représentation nationale a été tenté en Suède. L’ordre de la bourgeoisie, dans lequel les représentans de l’industrie minière, si importante en Suède, avaient déjà été introduits, admit dans ses rangs, comme électeurs et éligibles, les propriétaires d’immeubles dans les villes ; douze mille personnes environ étaient appelées à profiter de cette mesure, qui, sans constituer un bien remarquable progrès, fraya cependant une voie nouvelle à la réforme. Que chacun des quatre ordres s’ouvrît ainsi aux nouvelles professions que le progrès de la civilisation avait fait éclore, et finalement la représentation deviendrait au moins plus complète. L’ordre de la bourgeoisie entrait volontiers le premier dans ce système, sa secrète espérance étant d’absorber peu à peu par la force des choses une grande partie de la vie politique qui animait la nation, et de rencontrer dans l’ascendant qu’il acquerrait ainsi les moyens de faire légalement reconnaître sa suprématie.
Voilà quelle nouvelle direction a prise en Suède la question de la réforme de la représentation nationale. La nécessité d’un changement quelconque de la constitution sur ce point spécial y est universellement reconnue ; mais les intérêts particuliers rendent la solution du problème difficile, et la bourgeoisie elle-même, qui semble mieux disposée que les autres ordres à adopter des modifications radicales, y est encouragée, à vrai dire, par la perspective d’un triomphe qui lui profitera tout d’abord. Quant au gouvernement, s’il est tenté de séparer un instant sa cause de la cause générale, il peut bien n’être pas fort avide de changemens, et le roi Oscar, pas plus que son père, n’a méconnu sans doute quelle force confère incontestablement à la couronne le mécanisme inintelligent de la représentation suédoise. C’est ce que Charles-Jean exprimait sans ambages quand il disait : « La division en quatre ordres est très profitable à la couronne, qui exerce une grande influence sur leurs majorités. La marche lente et compliquée des délibérations offre mille combinaisons diverses dont elle profite aisément. Le clergé reste invariablement uni avec elle. Les paysans ne font guère que ce qu’on leur conseille. On peut obtenir beaucoup des bourgeois en les caressant, et de la sorte je puis paralyser l’opposition la plus redoutable, celle des nobles, qui d’ailleurs ne sont pas difficiles à gagner ; seulement il en coûte. Bref, avec un peu de persévérance, on arrive à pondérer ces différens pouvoirs, et on avance, quoique lentement. » Admettons que Bernadotte se vantait bien un peu en s’attribuant tant d’adresse et tant de crédit ; mais il y avait du vrai dans ses paroles, et la royauté suédoise pourrait bien se croire intéressée encore aujourd’hui à maintenir, autant qu’il dépendra d’elle, l’édifice de la représentation nationale. La constitution d’ailleurs ne lui offre pas les moyens de le renverser de ses propres mains, et il n’est pas probable que la pensée lui vienne de faire en ce seul point violence aux anciennes traditions du pays.
Si l’intervention personnelle du roi Oscar dans la question de la représentation nationale, après avoir été réelle et bienveillante au commencement de son règne, paraît s’être ralentie dans la suite et avoir été remplacée même par une attitude peut-être défiante, elle s’est montrée plus constamment favorable à la plupart des autres réformes qui se sont accomplies sous son règne. Les principales, avons-nous dit, sont de celles qui touchent de près aux premiers intérêts de la dignité humaine, et qui sont de nature à faire grand honneur à un pays et à un prince chrétiens.
On sait combien de déboires ont valus à la Suède et combien de remontrances lui ont attirées, même de la part de ses coreligionnaires, les tristes épisodes de la question religieuse, devenus fréquens pendant le règne d’Oscar. Une législation barbare, autre héritage du moyen âge que la Suède moderne avait consacré, punissait de confiscation et d’exil quiconque se séparait de l’église établie. On avait vu les non-conformistes quitter en foule une cruelle patrie, on avait vu des épouses et des mères séparées de leurs enfans et de leurs maris, condamnées à aller vivre à l’étranger dans la plus complète misère, ou, pour dire toute la vérité, à s’en aller mourir de faim quelque part hors de leur pays, si la charité ne venait promptement les secourir. De par la loi, leur fortune, quelque considérable ou quelque humble qu’elle fût, se trouvait confisquée ; nul secours, nulle pension alimentaire… L’Europe avait vu ces excès, et la réprobation, c’est peu dire, l’indignation avait été générale. La diète suédoise ne s’en était pas d’abord assez émue. Les deux ordres privilégiés s’opposaient trop ouvertement pour leur honneur à une réforme dans laquelle le clergé luthérien surtout voyait une atteinte mortelle au bel édifice d’une église d’état. Les paysans eux-mêmes soutenaient volontiers la cause du passé ; la bourgeoisie seule combattait sans arrière-pensée pour une cause où elle voyait intéressées à la fois la plus respectable des libertés et la dignité de la Suède. Quant au roi Oscar, il était le premier à souffrir, on peut l’affirmer, d’une législation que sa conscience désapprouvait, de l’intolérance générale dont il voyait la Suède animée, et des nombreuses récriminations qu’elle s’attirait du dehors. Personnellement dévoué à la cause de la tolérance, mais gêné par son titre de chef de l’église officielle et d’époux et fils de reines catholiques, il cherchait à concilier les devoirs de sa souveraineté avec les sympathies de son cœur. Il n’encourageait pas les poursuites religieuses, et quand des condamnations étaient devenues inévitables, il en suspendait durant des années entières la dangereuse publication. Il devançait en cela l’esprit public de son pays, qui depuis l’a justifié et s’est honoré lui-même, d’abord en lui sachant un gré infini d’une si noble douceur, ensuite en accueillant comme une délivrance la loi nouvelle votée tout récemment par la diète pour effacer des codes suédois en matière religieuse la confiscation et l’exil.
L’opinion publique en Europe est prête à considérer comme effacée désormais la tache d’intolérance barbare qui déshonorait naguère l’église suédoise, pourvu que la législation nouvelle, assez peu libérale encore, soit corrigée dans son esprit et dans sa lettre par les mœurs ramenées à plus de bienveillance et d’équité, pourvu qu’une inquisition tracassière et jalouse ne fasse pas sortir des textes nouveaux la confiscation et l’exil, abolis en apparence, mais en réalité toujours imminens et mal dissimulés, pourvu que le droit des familles dans l’éducation morale et religieuse des enfans soit respecté, pourvu enfin que l’église officielle ne continue pas à professer une si grande frayeur du prosélytisme, qui, à vrai dire, est la vie même et le souffle des religions. Reconnaître d’une part l’existence légale de plusieurs communions religieuses et refuser de l’autre à ces communions la diffusion de leur dogme et de leur enseignement dans les limites de l’ordre et des libertés publiques, ce serait une flagrante et inique contradiction. L’église luthérienne a d’ailleurs mieux à faire qu’à continuer un rôle d’inquisition et de police. Qu’elle se défie de la force apparente que lui confère son caractère officiel, et que, par un retour puissant sur elle-même, elle ravive dans son esprit et dans ses membres les vertus et l’inspiration chrétiennes, afin d’arrêter le flot des aberrations sociales et religieuses que lecteurs, mormons, swedenborgiens et autres multiplient en Suède, au grand regret de quiconque est soucieux des intérêts moraux de ce noble pays et au grand chagrin assurément aussi de ceux qui, au nom de son église, ont accepté charge d’âmes.
À côté de la réforme importante qui vient de s’accomplir en Suède dans l’ordre religieux, et qui a été due en grande partie à l’influence et aux efforts personnels du roi Oscar, il faut placer la réforme civile et morale qui, en contribuant à élever la condition des femmes selon la législation suédoise, a fait encore disparaître du Nord quelques traces visibles d’un fort ancien régime. Dès le mois de mai 1845, une loi qui accordait aux femmes une égale part dans l’héritage venait réparer entièrement une injustice à moitié réparée seulement au XIIIe siècle par Birger Iarl, qui leur avait concédé dans l’héritage paternel une moitié de la part reconnue à chacun des fils. Six siècles s’étaient écoulés sans un seul progrès de la législation sur ce point. De plus, à la fin du règne d’Oscar, le 27 juillet 1858, une autre loi concéda aux femmes non mariées ayant atteint l’âge de vingt-cinq ans et ayant adressé au magistrat une demande expresse à ce sujet le droit d’administrer leurs biens en vertu d’une majorité reconnue. Ces deux réformes ont été des bienfaits assurément. Toutefois la condition des femmes en Suède n’est pas encore affranchie dans la mesure que réclame le progrès des mœurs et de la raison moderne. Ce n’est pas que nous en croyions uniquement les derniers livres de Mlle Bremer, dont les vues généreuses, mais exaltées, dépassent la juste limite ; mais sans parler du divorce, qui sert moins de remède contre l’incompatibilité des humeurs que d’aliment à la cupidité, à l’ambition, au caprice, et qui ruine toute dignité, la femme reste encore en Suède à certains égards, pour le mariage par exemple, dans une minorité perpétuelle, et peut-être l’esprit public ne l’a-t-il pas encore relevée entièrement de l’infériorité légale à laquelle on l’a vue si longtemps réduite.
Est-ce donc qu’il faille rejeter l’antique tradition du respect de la femme dans le Nord, ou bien la Scandinavie n’a-t-elle jamais, sous ce rapport, rien emprunté aux Germains ? Tout au contraire. Les anciens monumens du Nord nous montrent que les femmes y avaient une condition supérieure à celle qui leur était faite chez les peuples méridionaux. On les voit dans les sagas islandaises partager les travaux de leurs maris, assister aux combats, comme dit Tacite, pour encourager les braves et panser les blessés. Si la femme germaine, suivant l’historien romain, passe pour recevoir de plus près l’inspiration divine, feminam cœlo propiorem putant, la femme islandaise, au temps du paganisme, prédit l’avenir et préside quelquefois au service des dieux dans les temples. À l’intérieur, loin d’être enfermée ou isolée comme la femme romaine ou grecque, elle est maîtresse de maison, responsable, active et honorée. S’il est vrai que l’ancien Scandinave a autour de lui bien souvent plusieurs femmes, la loi ne reconnaît cependant comme épouse légitime que celle qui a été légalement épousée. S’il est vrai que le divorce est permis dans les codes qui précèdent le christianisme, la femme légitime en peut dénoncer la formule tout aussi bien que l’homme, à la condition de prouver par-devant témoins que les motifs de sa résolution sont légitimes. Si elle est placée par la loi dans une minorité perpétuelle, si elle ne peut hériter et posséder qu’à peine, c’est que la loi veut la protéger sans cesse, mais comme dans les temps de barbarie et de violence, en pourvoyant à l’avance à tous ses besoins, en l’entourant et la sauvegardant à l’excès. Le tort de la Suède moderne est simplement d’avoir laissé trop longtemps subsister une législation faite pour d’autres siècles ; elle l’a compris désormais, et malgré quelques appréhensions bizarres, malgré d’aventureuses prétentions, elle est entrée dans la voie d’un développement sincère et prudent.
Une réforme non moins grave que les deux précédentes, par son influence immédiate sur toute la nation suédoise et sur toutes les sources de son progrès et de sa prospérité, a été celle de la législation sur l’eau-de-vie. Le roi Oscar y attachait un prix particulier et l’a poursuivie, appuyé sur l’opinion publique, avec une sollicitude vraiment paternelle.
D’une part la difficulté des communications intérieures et de l’exportation, d’autre part une science financière imparfaite et une mauvaise assiette de l’impôt avaient favorisé, surtout depuis la fin du XVIIIe siècle, la distillation de l’eau-de-vie de grains. Le paysan croyait trouver plus de profit à convertir sur place en une denrée d’un moindre volume et d’une plus grande valeur apparente les blés et le seigle, qu’il ne transportait que malaisément à la ville ou vers la côte, souvent éloignées, et l’état, en soumettant à une taxe très indulgente les produits des distilleries, petites et grandes, qu’il autorisait pendant toute une moitié de l’année, croyait faire un profit considérable et favoriser surtout la petite industrie. C’était de part et d’autre un détestable calcul. La fabrication de l’eau-de-vie de grains prit un accroissement énorme sous l’empire de cette législation. Tandis qu’elle était évaluée sous Gustave III à 6 millions de kannes (la kanne vaut 2 litres 68 c.), elle atteignit en 1852 le chiffre de 40 millions, soit environ 1 million d’hectolitres pour une population de 3, 500, 000 habitans. Malgré cette énorme production, les recettes de l’état n’atteignaient que 500, 000 rixdales de banque, environ 1 million de francs ; en même temps, le venin de cette détestable boisson s’était répandu dans la nation tout entière. L’usage de l’eau-de-vie était devenu traditionnel et quotidien dans toutes les classes de la société suédoise. Vous n’assistiez pas à un seul dîner, dans les maisons bourgeoises ou nobles, qu’on ne vous offrît avant le repas, sur une petite table dressée à part, de l’eau-de-vie, du beurre, du fromage et des radis, usage barbare, d’un funeste exemple et tout contraire à l’antique axiome de la gastronomie :
Nil nisi lene decot vacuis committere venis.
L’ouvrier, le pauvre, le paysan, n’avaient pas manqué d’ajouter chaque jour à leur poisson sec et à leur lait caillé un assaisonnement qu’ils se procuraient à vil prix. Une fois entré dans la pauvre famille, le poison s’y propageait du père à la mère et de la mère à l’enfant. Tandis que chez le riche, à la ville, on donnait de l’eau-de-vie au petit chien pour l’empêcher de grossir, c’était un dicton chez le pauvre paysan qu’il ne fallait pas refuser au petit enfant sa bonne goutte d’eau-de-vie.
La première conséquence avait été la propagation formidable de cette affreuse maladie du delirium tremens ou alcoholismus chronicus, dont le célèbre docteur Huss s’est fait l’éloquent historien. Avec une émotion généreuse et patriotique qui s’allie sous sa plume au langage sévère et irréfutable de la science, M. Huss a étudié dans les hôpitaux, au chevet des malades, et suivi pas à pas dans toutes ses transformations et ses conséquences le fléau qui dépeuplait et déshonorait son pays. Il faut lire dans son livre De l’Alcoolisme chronique les mille hallucinations diverses qu’enfante cette horrible maladie. Ce malade, que l’abus de l’eau-de-vie de grains a conduit à l’hospice, est assiégé la nuit par des voix qui lui ravissent tout sommeil. Celui-là, errant dans les rues de la ville, croit voir à chaque fenêtre, à la porte de chaque maison, un ennemi qui le poursuit d’invectives et qui s’élance pour lui donner la mort ; il court épouvanté, s’égare, craint la nuit qui s’avance, fuit l’ennemi constant et invisible qui le harcèle, se fuit lui-même au milieu des ténèbres, et ne trouve d’asile que dans l’hôpital, où il se sentira torturé d’un repentir amer, d’une conscience claire et d’un sentiment cruel de son impuissance contre une passion qu’il condamne, dont il voit les effets, et qui désormais le possède entièrement, comme une proie.
On comptait en Suède, il y a vingt ans, sur 61 personnes, un suicide : il fallait désormais en compter un sur 30. Le nombre des cas de folie et d’idiotisme s’était visiblement accru. De 967 aliénés en 1840, le chiffre, s’augmentant sans cesse, s’était élevé à plus de 2, 000 en 1849, et M. Huss estime que la moitié au moins de ces cas avaient été occasionnés par l’abus de l’eau-de-vie. Depuis près d’un demi-siècle, les statistiques accusaient un dépérissement héréditaire des forces physiques et un abaissement de la taille moyenne. En 1838, 1, 214 jeunes gens avaient été déclarés impropres au service militaire pour faiblesse de santé, et 2, 075 pour infériorité de taille. On en renvoya en 1847, pour cette dernière cause, 3, 098 (1, 000 de plus), et 1, 858 pour mauvaise constitution. Qu’était devenue la force si vantée des anciens Scandinaves qui se riaient des combats et de la tempête, de ces valeureux Berserkers qui tiraient leur gloire et leur nom de leur mépris des armes défensives, qui luttaient presque nus et semblaient des géans ?
Nul doute enfin que, dans l’accroissement de mortalité que constataient les statistiques suédoises, les cas de delirium tremens et de suicide qui suivent l’abus de l’eau-de-vie de grains ne dussent être comptés pour beaucoup. Dans la ville d’Eskilstuna, en Sudermanie, qui passait pour avoir poussé le plus loin l’excès de cette boisson, il mourait annuellement en moyenne un homme sur 30 ; le reste de la province, moins corrompu, ne perdait qu’un homme sur 47. Et si l’on examinait, par contre, la mortalité des deux provinces où l’on usait le moins de l’eau-de-vie, c’est-à-dire du Norrland occidental et du Jemtland, celle de la première était d’un sur 49, et celle de la seconde d’un sur 80 (femmes et enfans non compris) : d’où il suit qu’il mourait à peu près trois fois plus d’hommes dans la ville où on buvait le plus d’eau-de-vie que dans la province où l’on en consommait le moins. De tels chiffres parlent assez d’eux-mêmes.
L’extension de la mendicité, la multiplication des délits et des crimes, l’abaissement de la moralité publique, n’étaient que les différens degrés de l’abîme que la Suède s’était creusé. Le venin s’était inoculé non-seulement aux individus, mais au sol lui-même. Des quantités considérables d’orge, de blé, de seigle et de pommes de terre étaient chaque année consacrées à la fabrication de l’eau-de-vie, et les ressources naturelles destinées à entretenir, pendant les bonnes années, une grande partie du commerce extérieur de la Suède, à la préserver, si elle était sage, contre les années de disette, se trouvaient taries au profit d’une contagion détestable. Bien plus, la culture exagérée des grains et de la pomme de terre, avec un mauvais système de jachères, fatiguait et épuisait le sol, en même temps que le funeste aliment du marc de drêche donné au bétail détériorait les races. Le lait, le fromage et le beurre devenaient plus abondans peut-être, mais d’une qualité toujours inférieure ; il en était de même pour la viande, qui s’appauvrissait. Dans ce cercle vicieux, les sources de l’alimentation et celles de la vie s’altéraient et s’épuisaient chaque jour.
Dépérissement du sol aussi bien que des individus, voilà donc le double malheur où l’abus de l’eau-de-vie précipitait la Suède. L’opinion publique s’en émut ; quelques hommes généreux et clairvoyans signalèrent le danger et jetèrent le cri d’alarme. Ils résolurent d’organiser une véritable agitation. Médecins, économistes, prédicateurs, se mirent énergiquement à l’œuvre. Sociétés de tempérance, missions intérieures, renseignemens statistiques, rapports médicaux, brochures populaires, tous les moyens furent invoqués ; des milliers de pétitions colportées dans les villes de province arrivèrent à la diète couvertes de signatures et demandant une réforme de la législation sur l’eau-de-vie. À la diète même, les hommes les plus éminens en démontrèrent l’inévitable nécessité, et bientôt le roi Oscar lui-même se mit à la tête du mouvement national. On eut le spectacle des nobles efforts d’une nation apercevant en l’une des voies de son développement un abîme entr’ouvert, s’y voyant tomber, et voulant, de toutes les forces de sa volonté, arrêter sa chute et se relever par sa seule énergie. Après de longs débats dans la diète de 1854, et malgré une opposition égoïste et déraisonnable de l’ordre des paysans, un changement de la législation sur l’eau-de-vie couronna le patriotisme des hommes de bien qui avaient pris part au mouvement que nous venons de décrire. Les principaux effets de la législation nouvelle furent d’augmenter le prix de l’eau-de-vie en établissant un impôt de 16 skillings banco par kanne (15 sous environ), au lieu de la faible taxe de 2/3 de skilling, de restreindre à deux mois de l’année, au lieu de six mois, le temps permis pour la fabrication, d’interdire le droit de distiller à certaines professions, aux fonctionnaires en général, particulièrement au clergé, et d’entourer enfin de restrictions nombreuses le débit de la dangereuse liqueur.
Les heureuses conséquences ne se firent pas longtemps attendre. Tandis qu’autrefois la Suède était obligée d’importer chaque année une quantité considérable de grains, elle se suffit bientôt à elle-même, puis elle exporta un notable excédant. Quand la guerre ferma les ports de la Russie et que de mauvaises récoltes firent souffrir le continent, elle put, grâce à sa meilleure législation et à de bonnes moissons, réaliser de grands profits en exportant 1, 026, 226 tonnes de blé en 1854, et en 1855 1, 755, 105 tonnes pour 35 millions de thalers au moins[4]. Le roi Oscar répétait souvent que c’était là peut-être le meilleur résultat de son règne.
Le progrès des communications et particulièrement l’établissement des grandes lignes de chemins de fer qui commencent à s’exécuter en Suède promettent un bien autre essor à ce pays. Les chemins de fer forceront la Suède à se familiariser avec le crédit, dont elle a trop dédaigné jusqu’à présent le secours, tant il est vrai que tous les progrès sont solidaires et s’appellent l’un l’autre. Le mérite du roi Oscar et le mérite de la Suède sous son règne est d’avoir invoqué le développement matériel surtout en vue du développement moral ; peuple et roi se sont trouvés étroitement unis dans ces heureuses réformes. Voyons maintenant le roi Oscar aux prises avec une autre question intérieure où l’absence du même accord devait lui créer un rôle délicat et périlleux.
Nulle question plus que celle des difficiles rapports entre la Suède et la Norvège ne réclamait mieux de la part du souverain et de ses conseillers un esprit de bienveillance et d’équité égal à celui qui anima sans cesse le roi Oscar et son gouvernement ; mais nulle ne rendait plus nécessaires aussi une fermeté de vues et une promptitude de résolution capables de prévenir les complications qui pèsent en ce moment sur la politique intérieure des cabinets du Nord. L’union des deux royaumes, très inhabilement établie, ne saurait presque subsister désormais, si l’on ne s’applique prochainement à en renouveler et à en fixer les bases. Les Suédois, qui souffrent surtout de ces rapports mal définis, ont pris l’initiative et demandé une révision du pacte d’union. Il s’agit de savoir si les Norvégiens se prêteront à laisser amender une constitution dont ils sont fiers et jaloux à l’excès peut-être, si le gouvernement y consentira, et si l’indépendance conquise par la Norvège devra en souffrir quelque atteinte. On comprend toute l’importance de cette question intérieure, dont la solution, suivant qu’elle sera heureuse ou funeste, peut troubler ou affermir l’équilibre du Nord, et préparer dans la péninsule Scandinave des sujets, d’inquiétude pour le reste de l’Europe. Cette question a ses origines dans l’histoire des conditions nouvelles que la politique générale a faites au nord Scandinave pendant les cinquante dernières années, et cette même histoire, si on y ajoute la connaissance du génie particulier des deux peuples, en contient aussi, à ce qu’il semble, l’unique solution.
Nous ne referons pas tout le récit de cette annexion, accomplie en 1814[5]. C’est plutôt la manière dont elle a été constituée qu’il nous importe d’examiner ici, afin de savoir pourquoi et comment la nécessité se présente aujourd’hui d’en renouveler les bases. Cet examen doit consister dans une étude de textes diplomatiques, rédigés naguère avec incertitude, et discutés aujourd’hui dans le Nord avec passion. Il importe de connaître tous ces précédens pour faire apprécier l’attitude prise par le roi Oscar en présence d’une des principales difficultés de son règne.
Aussitôt qu’il fut élu prince royal de Suède, Bernadotte jeta les yeux sur la Norvège et résolut de l’obtenir à tout prix. Il avait trouvé la pensée de cette conquête déjà populaire dans sa nouvelle patrie, et dès le règne de Gustave III, le duc de Sudermanie, plus tard Charles XIII, qui aspirait sourdement au pouvoir suprême, se faisait saluer prophétiquement, par les illuminés qui lui servaient de flatteurs, souverain des deux royaumes. Bernadotte fut jaloux de réaliser ce rêve des Suédois. Un tel agrandissement compenserait pour eux la perte de la Finlande, augmenterait leur puissance militaire et maritime, ouvrirait à leur patriotisme une période nouvelle après tant de malheurs, et par-dessus tout fonderait sur une base glorieuse la popularité du prince royal et de sa jeune dynastie.
Il faut rendre justice à Bernadotte : il voulut d’abord obtenir cet agrandissement de la volonté de l’empereur Napoléon, et il persista jusqu’en septembre 1812 à offrir sa coopération en échange. Il est probable qu’il était de bonne foi au commencement de l’année 1811, et qu’il ne désespérait pas alors de réussir, car on le voit insister vivement et demander au moins l’évêché de Throndhiem, acquisition qui lui eût rendu l’ancienne frontière de la Suède sous Charles X Gustave ; mais le Danemark, qu’il eût fallu dépouiller, était opiniâtrement fidèle à notre alliance : Napoléon ne crut pas devoir le sacrifier à Bernadotte, dont il se défiait. Non content de se refuser aux vœux du prince royal de Suède, il ne daigna même pas lui répondre, et l’humilia ainsi profondément. Bernadotte avait d’ailleurs pris ses mesures ; il s’était adressé, pour obtenir la Norvège, à l’Angleterre et à la Russie presque en même temps qu’à l’empereur, et ces puissances avaient eu soin d’entretenir en lui un espoir qui leur répondait de sa politique. Plus tard même, quand sa coopération était devenue évidemment précieuse, Alexandre avait pris sur lui, dans la fameuse entrevue d’Abo (août 1812), de lui promettre expressément son intervention auprès des cours alliées pour qu’on lui garantît cette conquête. On sait que Bernadotte paya cher cette seule promesse ; 1813 en fut le prix. L’Angleterre, en accédant à ses vœux, en escompta à l’avance la réalisation : dès octobre 1812, quand le prince royal était en instance auprès d’elle, elle stipula que la Norvège serait seulement unie à la Suède comme royaume entièrement autonome, et le traité signé à la suite de ces négociations, le 3 mars 1813, déclara formellement que l’union serait accomplie « avec tous les ménagemens et toutes les mesures nécessaires ou utiles pour le bonheur et la liberté du peuple norvégien. » La Prusse lui accorda sa garantie en mars 1813, et l’Autriche en février 1814, sans conditions particulières. Malgré l’empressement à accepter et même à remplir tous les engagemens qu’on lui imposait, Bernadotte ne trouvait cependant pas dans la coalition le même zèle à s’acquitter envers lui ; on se montra beaucoup plus désireux, après Leipzig, de l’entraîner avec l’armée du Nord vers le Rhin et la Hollande à la poursuite de l’aile gauche de l’armée française qu’empressé à permettre qu’il allât avec son contingent régler ses comptes avec le Danemark, qui ne consentait pas à traiter en cédant la Norvège. Malgré les promesses sans cesse renouvelées, malgré les flatteries que les souverains lui prodiguaient, Bernadotte, déjà embarrassé par la conscience du rôle qu’il avait accepté, devenait impatient et défiant. La Russie s’était mise en possession de la Pologne, la Prusse de la Saxe, l’Angleterre du Hanovre ; l’Autriche était satisfaite ; l’Allemagne et l’Italie étaient délivrées ; lui seul, qui rendait à la coalition de si grands services, n’avait encore reçu que des paroles. Ce ne fut qu’à la fin de 1813 qu’il put diriger ses forces contre le Danemark. Encore fallut-il qu’il pressât singulièrement les opérations, car à peine était-il arrivé en Holstein que les alliés le rappelaient. Dans le parlement anglais, l’opposition reprochait déjà à lord Castlereagh les subsides qu’on payait à Bernadotte, et qui n’allaient servir, disait-elle, qu’aux intérêts particuliers de la Suède et non aux affaires de la coalition ; tant de retards allaient compromettre la prise des forteresses frontières de la Hollande. Ainsi pressé lui-même, lord Castlereagh rédigea une dépêche déclarant à Bernadotte que le gouvernement anglais lui retirait ses subsides et rappelait immédiatement le corps d’armée de Wallmoden, si le prince royal ne repassait aussitôt l’Elbe pour venir se joindre aux alliés dans leurs opérations contre la Hollande. Cette dépêche arriva à Kiel le 13 janvier 1814, à onze heures du soir. Le ministre, suédois Wetterstedt était déjà en pourparlers avec l’envoyé danois Bourke pour conclure le traité auquel se résignait enfin le cabinet de Copenhague ; mais il fallait à tout prix que la mésintelligence entre l’Angleterre et le prince de Suède ne fût pas connue jusqu’à la signature. Wetterstedt supplia donc l’agent anglais Thornton de lui garder pendant quelques heures encore le secret, et la nuit fut employée à rédiger en toute hâte les dernières conditions du traité, qui fut signé en effet à Kiel le 14 janvier.
Cette précipitation explique certaines conditions onéreuses que la rédaction peu précise de quelques articles du traité entraîna pour la Suède, ou que l’anxiété de Bernadotte accepta sans assez de prévoyance. Abandonnant par l’article 7 la Poméranie suédoise et l’île de Rügen, et par un article secret payant à Frédéric VI un million de thalers de banque, il aurait pu sans doute ne pas inscrire dans le traité l’article 6, par lequel la Suède assumait une portion de la dette publique du Danemark ; il aurait pu exiger l’abolition partielle de l’impôt du Sund et la cession de Bornholm et de l’Islande ; il aurait dû surtout exiger plus de précision dans les termes de l’article 4 :
« Sa majesté le roi de Danemark, y est-il dit, renonce irrévocablement et pour toujours, pour lui-même et pour ses successeurs, et au profit de la Suède, à tous ses droits et prétentions sur le royaume de Norvège, lequel (à l’exception du Grœnland, de Féroë et de l’Islande) appartiendra désormais à sa majesté le roi de Suède, et formera un royaume uni avec la Suède… »
Ces dernières expressions n’étaient-elles pas une restriction formelle du droit de propriété reconnu d’autre part ? Bernadotte ne se présentait-il pas au nom de la victoire et de la conquête ? Avait-il promis à la Suède un véritable agrandissement qui la fortifiât à l’intérieur, augmentât sa richesse et sa puissance, ou bien n’aspirait-il qu’à une simple union pour la montre et pour l’apparat ? Assurément il eût préféré qu’on lui abandonnât la Norvège à titre de province purement et simplement incorporée ; mais, pressé par les alliés, gêné par la promesse qu’il avait faite à l’Angleterre, dont il redoutait le mauvais vouloir, tremblant de voir échapper sa proie, comptant sur le lendemain pour compléter l’œuvre et s’affranchir peut-être des restrictions importunes, il n’examina pas de fort près le texte du traité, et y laissa introduire des termes qui sont aujourd’hui, au milieu des discussions perpétuelles entre Norvégiens et Suédois, une première et solide base en faveur de l’autonomie du peuple annexé. Le lendemain n’appartenait pas à Bernadotte, et c’est en partie ce qui le réduisit à laisser son œuvre si imparfaite. Peut-être, s’il lui eût été permis de se rendre immédiatement en Norvège, aurait-il pu prévenir les difficultés qui allaient compromettre tout le profit du nouveau traité.
Depuis un an, le prince Christian-Frédéric était en Norvège comme gouverneur au nom du roi de Danemark Frédéric VI. En apprenant la conclusion du traité de Kiel, il résolut de soulever la Norvège au nom de son indépendance. Il espérait sans doute conserver ainsi ce royaume à la couronne de Danemark, dont il était lui-même le futur héritier, plutôt qu’il ne comptait devenir le souverain d’un nouveau royaume ; mais la Norvège le prit au mot quand il lui parla d’indépendance et de libertés, et elle entendit fonder les siennes à la faveur des circonstances, pendant que le prince de Danemark la flattait d’une part, pendant que de l’autre le prince de Suède achevait de payer sa dette aux alliés. C’est ainsi qu’avant de décerner le titre de roi de Norvège à Christian-Frédéric, cent treize représentans norvégiens rédigèrent à Eidsvold, dans l’espace d’un mois environ, du 15 avril au 17 mai 1814, une constitution à laquelle il dut jurer de rester fidèle.
Si la charte d’Eidsvold avait été discutée, résolue, rédigée, reconnue et promulguée en un mois, elle n’en répondait pas moins, par son esprit général, aux traditions et aux souvenirs des Norvégiens. Sous les Harald, les Magnus et les Olaf, la Norvège avait jadis étendu sa domination sur tout le Nord. Une seule de ses colonies, l’Islande, avait été pendant plus de trois siècles une république florissante, et s’était ensuite confondue avec elle. L’éclat de la civilisation avait accompagné en Norvège celui de la force militaire. Non-seulement ses rois étaient entourés d’iarls puissans et de scaldes habiles, mais ils entretenaient avec la France d’étroites relations intellectuelles, et pas un poème français, pas une chanson de geste ou un récit poétique en langue romane n’arrivait à quelque célébrité dans la cour de saint Louis qu’il ne fût soigneusement traduit dans la péninsule Scandinave pour les plaisirs de la cour de Norvège. Les troubles qui avaient suivi l’union de Calmar avaient, il est vrai, nui à l’indépendance et à la grandeur de la Norvège, elle avait langui pendant plusieurs siècles ; toutefois son abaissement n’avait pas empêché l’instruction et les idées modernes d’y pénétrer ; grâce au gouvernement assez doux du Danemark, elle s’était réveillée de sa longue torpeur, avait recueilli les échos de la révolution française et retrouvé la mémoire de son ancienne dignité ; les circonstances politiques qui en 1814 la séparaient du Danemark la trouvaient prête enfin à revendiquer les droits dont elle avait été si longtemps privée.
La couronne que les Norvégiens venaient de décerner au prince Christian-Frédéric était assurément fort éphémère ; il n’eut pour le 22 mai, jour de son couronnement, qu’un trône de théâtre qui avait servi quelques jours auparavant au comte Almaviva dans une représentation du Mariage de Figaro, et les vingt-quatre clés de chambellans qu’il fit fabriquer en Angleterre n’arrivèrent qu’après son abdication. Cependant la constitution d’Eidsvold était née plus viable que cette royauté, parce qu’elle répondait aux instincts démocratiques de tout un peuple.
C’est ce qu’avait pressenti peut-être Bernadotte quand il avait d’abord accepté les termes de l’article 4 du traité de Kiel, et lorsqu’il avait ensuite fait promettre par Charles XIII et promis lui-même dès le 8 février 1814, avant la révolte de la Norvège et la constitution d’Eidsvold, que le gouvernement suédois convoquerait les représentans du peuple norvégien, afin qu’ils pussent discuter et proposer à l’assentiment de Charles XIII une constitution consacrant et garantissant leurs libertés intérieures. Il est vrai que, dans certains retours de mauvaise humeur et d’impatience, Bernadotte démentait ces sortes de promesses, et déclarait qu’aucun engagement formel ne liait encore le gouvernement suédois. « Des concessions ! s’écriait-il le 21 juillet à Uddevalla en présence du comte Orlof, qui revenait de Norvège ; ce sont des révoltés qui demandent des concessions, et c’est la Russie qui me les conseille !… Non, non. Je ferai la guerre, je la ferai seul, si mes alliés refusent de remplir envers moi leurs engagemens ; je retire les promesses que j’ai faites aux Norvégiens, et je reprends tous les droits qui me reviennent en vertu du traité de Kiel ! » Ainsi parlait Bernadotte dans ses momens d’humeur, ne reconnaissant pas alors, comme on voit, le sens incontestable du premier texte diplomatique destiné à régler la question norvégienne. Les hostilités qu’il ouvrit en juillet contre la Norvège par mer et par terre, et qu’il poussa vigoureusement, semblèrent vérifier ses menaces ; mais, au milieu même de ses opérations, il multiplia de nouveau les promesses de libertés, et finalement, par la convention de Moss (lu août), il prit l’engagement, au nom de la Suède, d’accepter la constitution votée le 17 mai à Eidsvold, sous l’unique condition d’apporter à cette charte, mais d’accord avec le storthing, les seules modifications rendues nécessaires par la future union.
Ainsi non-seulement Bernadotte s’était laissé lier les mains dans son traité particulier avec l’Angleterre le 3 mars 1813, et dans le traité de Kiel du 14 mars 1814, mais de plus, dépassant de beaucoup l’effet des promesses qu’il avait faites à la Norvège elle-même, il venait de consentir au nom de la Suède une constitution qui rappelait la révolte dont elle était l’œuvre, et qui organisait en Norvège un système démocratique presque entièrement contraire à l’esprit des institutions suédoises. Il marchait de concession en concession, toujours cédant à quelque nécessité qu’il n’avait pas su prévenir ou surmonter. Loin de nous la pensée de condamner Bernadotte, s’il entrait véritablement dans ses projets politiques de fonder une union dans laquelle, loin de nuire à la Suède, la Norvège, douée d’institutions libres, lui aurait servi de modèle, en se trouvant elle-même entièrement heureuse et satisfaite. Il nous semble difficile de nier qu’il eût été plus avantageux à la Suède d’acquérir la Norvège comme partie intégrante et comme province incorporée ; toutefois il ne faut pas exagérer cet avantage. On a dit que Bernadotte ne s’était pas soucié de l’obtenir, guidé qu’il était par des vues égoïstes, croyant gouverner plus facilement deux peuples dont les institutions seraient si différentes, aspirant à ménager pour sa dynastie et pour lui-même un asile en Norvège, si une restauration lui enlevait un jour la Suède. Il nous semble plus certain qu’il montra dans cette grande affaire ou bien une véritable impuissance, suite du rôle funeste et à certains égards équivoque qu’il avait accepté dans les affaires de l’Europe, ou bien beaucoup d’imprévoyance, sinon de dissimulation.
Il fallait de toute nécessité que l’union des deux royaumes, quelque peu étroite et quelque respectueuse des droits particuliers de la Norvège qu’on la voulût faire, se trouvât réglée très nettement, afin d’instituer pour l’avenir des rapports loyaux et faciles et de parer à de futurs dissentimens. On n’en fit rien. Le prince Christian-Frédéric avait abdiqué le 10 octobre entre les mains du storthing. En même temps arrivaient à Christiania les commissaires suédois chargés de convenir avec les représentans norvégiens des modifications à faire à la constitution d’Eidsvold. Bernadotte leur avait donné les plus larges instructions. « Il me semble imprudent, écrivait-il à Charles XIII, de braver les préjugés nationaux pour obtenir dès maintenant un accroissement de prérogatives dont le storthing ne pourra manquer de reconnaître dans l’avenir la nécessité… Les petits sacrifices que nous pouvons être obligés de faire pour le moment ne me semblent pas mériter qu’on retarde l’accomplissement de l’union. Nous devons employer tous les moyens pour l’achever au plus vite, afin de nous trouver assurés à temps contre les orages qui paraissent menacer l’Europe. » Les commissaires avaient rencontré partout d’abord le plus froid accueil et subi même plus d’une humiliation. Le comité nommé par le storthing pour conférer avec eux sur les modifications que devait subir la charte du 17 mai 1814 amenda leur projet et exigea d’eux de nouvelles concessions. Enfin, l’union avec la Suède ayant été proclamée par le storthing, la constitution nouvelle fut acceptée par l’assemblée norvégienne et par les commissaires suédois le 4 novembre. Alors seulement et le même jour, Charles XIII fut élu roi de Norvège ; le 10, le prince royal de Suède, au nom du roi, sanctionna la constitution.
Cette constitution a pour titre réel et officiel : « Loi fondamentale du royaume de Norvège, donnée dans l’assemblée d’Eidsvold le 17 mai 1814, arrêtée ensuite, à l’occasion de la réunion des royaumes de Norvège et de Suède, dans le storthing extraordinaire de Norvège à Christiania, et adoptée le 4 novembre 1814. » Le préambule dit ensuite expressément :
« Nous, représentans du royaume de Norvège, après avoir résolu que ce royaume serait désormais, comme royaume indépendant, uni au royaume de Suède sous un seul et même roi, mais en conservant sa constitution, sauf les changemens rendus nécessaires par cette union, avons pris ces changemens en mûre considération et en avons délibéré avec les commissaires royaux nommés à cet effet, conformément à la convention de Moss du 14 août dernier, et avons arrêté et arrêtons qu’au lieu de la constitution donnée par l’assemblée d’Eidsvold le 17 mai de cette année, les dispositions suivantes, en partie basées sur elle, en partie adoptées à cause de l’union, vaudront dorénavant comme constitution du royaume de Norvège… »
Il faut avouer que cette fois encore les textes ne sont pas clairs. D’une part, il est dit que la constitution d’Eidsvold est expressément conservée ; d’autre part, il est déclaré que certaines dispositions vaudront comme loi au lieu de cette constitution. Il est évident que la constitution du 4 novembre n’est absolument que la constitution d’Eidsvold amendée ; on verra cependant plus tard le roi de Suède s’indigner de ce que les Norvégiens célèbrent la fête du 17 mai, et ce sera une étrange contradiction. — Autre confusion. La constitution du 4 novembre n’avait été acceptée par les commissaires suédois que « sous réserve des droits constitutionnels des états de Suède pour les parties qui entraînaient quelques modifications dans la loi constitutive suédoise, appelée forme du gouvernement. » Ces états furent d’avis, non sans raison, qu’un acte particulier et spécial fût rédigé en dehors des deux lois fondamentales de Suède et de Norvège, pour régler les rapports entre les deux pays. Le storthing adopta cette résolution, et un comité de la diète suédoise rédigea l’acte d’union (riksact), que l’assemblée norvégienne adopta après amendement, et que le roi sanctionna le 6 août 1815. On jugera si ce document, destiné à servir de base à l’union, est mieux rédigé que les deux précédens.
Le préambule s’exprime ainsi au nom des représentans de chacun des deux pays :
« Le puissant secours de la Providence ayant établi entre les deux peuples de la Scandinavie une heureuse union qui, amenée par la libre persuasion et non par la force des armes, ne doit reposer que sur une mutuelle reconnaissance des droits légaux des peuples, pour servir d’appui à leurs communes couronnes, et les membres des états de Suède ayant reconnu et confirmé les articles introduits dans la constitution norvégienne du 4 novembre 1814, relativement aux rapports constitutionnels des deux pays, qui ont été, le 10 novembre, sous la réserve de notre droit constitutionnel pour les parties entraînant quelque modification dans la forme de gouvernement du royaume de Suède, adoptés et jurés par le roi, — nous, représentans des peuples de Suède et de Norvège, nous n’avons pas cru pouvoir fixer plus dignement et plus solennellement pour l’avenir les conditions de l’union sous un seul et même roi, avec la jouissance de sa constitution particulière réservée à chacun des deux peuples, qu’en nous accordant à inscrire dans un acte d’union séparé lesdites conditions, comme il suit. »
Après ce préambule, l’acte tout entier, excepté l’article 12, est uniquement consacré à régler d’abord la manière de faire en commun l’élection du souverain et de gouverner en commun dans les cas de minorité, puis les conditions dont on entoure le pouvoir exécutif et les attributions des ministres norvégiens qui doivent suivre la personne du roi. L’article 12 et dernier, ajouté sur la requête expresse des Norvégiens, dispose que le présent acte d’union, ne faisant en partie que transcrire un certain nombre d’articles de la constitution de Norvège, ou lui servant de supplément, ne pourra être modifié que de la manière prévue dans l’article 112 de cette même constitution. Or, aux termes de ce dernier article, toute modification à la loi norvégienne doit se faire par le consentement et après les délibérations du storthing ; sont exceptées les modifications contraires aux principes mêmes et à l’esprit de la constitution.
Tel est l’acte destiné à régler les conditions de l’union entre la Suède et la Norvège. On en croit à peine ses yeux quand on lit ce monument d’imprévoyance et de confusion. Ne s’attendait-on pas, quand les états de Suède avaient réclamé, outre la constitution norvégienne modifiée suivant les nécessités de l’union, un acte particulier, à ce que cet acte nouveau contiendrait, sauf à répéter textuellement un bon nombre d’articles de la loi fondamentale, toutes les dispositions nécessaires pour prévoir et régler avec précision toutes les affaires et toutes les relations communes que l’union pourrait faire naître ? Conçoit-on de plus que l’article 12 ait été accepté par les états de Suède et par le roi ? Ce souverain n’est par aucun côté absolu ; comme roi de Suède ni comme roi de Norvège, il ne peut donc, selon l’esprit de l’une et l’autre constitution, admettre ou provoquer un changement dans les lois qui intéressent à la fois les deux pays sans la coopération de chacune des deux représentations. Voici cependant que les dispositions légales sur certaines affaires communes, loin d’être inscrites dans l’acte d’union pour n’être changées que d’un commun accord, sont en bonne partie restées uniquement dans la constitution norvégienne, qui, comme l’acte d’union, ne peut être modifiée qu’avec la coopération du storthing, sans qu’il soit en rien question de celle des états suédois ! Il est fort bien assurément que la diète suédoise ne puisse rien sur la loi fondamentale de Norvège, comme le storthing ne peut rien sur la loi fondamentale de Suède ; mais il fallait donc que l’acte d’union réglât à lui seul tous les rapports communs, et qu’il pût être modifié au besoin par le consentement des deux représentations sous la sanction nécessaire du souverain.
Bernadotte recueillit lui-même avec amertume les premiers fruits de ce fâcheux désordre. Il avait cru qu’il cimenterait à son aise l’édifice incomplet ; il le vit au contraire s’ébranler et chanceler tout d’abord sur ses bases imparfaites. Nous avons déjà indiqué une des raisons qui expliquent les ménagemens de Bernadotte à l’égard de la Norvège, — la crainte de l’Angleterre. Elle pesait encore sur lui en décembre 1814, même après l’union consommée. En voici une preuve curieuse, peu connue sans doute des Suédois et des Norvégiens eux-mêmes. À l’époque de la convention de Moss, le prince Christian avait envoyé à Londres pour intéresser le parlement en faveur de l’indépendance norvégienne une députation qui ne fut pas accueillie. Les membres qui la composaient durent retourner en Norvège ; un d’entre eux cependant resta à Londres en prétextant des affaires privées, lia des relations avec quelques membres influens de l’opposition et entretint une correspondance suivie avec le prince Christian, puis avec le conseil de régence. Cette correspondance resta secrète jusqu’au moment où le comte d’Essen prit séance au conseil comme gouverneur-général au nom du roi de Suède. Une lettre chiffrée de Londres fut alors saisie et portée à Bernadotte, qui finit par en obtenir l’explication. Elle renfermait le compte-rendu des démarches faites à Londres par le député norvégien auprès des ministres, du mémoire adressé par lui aux représentans des puissances qui avaient garanti la cession de la Norvège à la Suède, à l’effet d’obtenir de ces mêmes puissances qu’elles garantissent encore pour l’avenir l’intégrité de la constitution et le maintien de toutes les prérogatives de la Norvège. — On comprend combien de telles découvertes entretenaient les alarmes de Bernadotte et le faisaient trembler pour l’avenir.
Ses rapports avec la Norvège furent paisibles pendant les premières années, mais sans qu’il se dissimulât que l’union n’apporterait à la Suède qu’une acquisition négative ; il s’en exprimait ainsi lui-même dès juillet 1815. Il est vrai que dès lors aussi commençaient ses bravades ; à la moindre opposition d’un membre du stortking, on l’entendait s’écrier : « Je le ferai pendre ! » mais la crainte du prétendant le retenait, et nulle action ne suivait ses paroles. Il s’enhardit toutefois en 1821, en présence d’une situation plus rassurante en Europe et de l’attitude déterminée de la démocratie norvégienne. C’est alors que pour la première fois se montra l’effet de ce fameux article 79 de la constitution qu’il avait consentie, aux termes duquel une résolution adoptée par trois storthings ordinaires consécutifs devient loi malgré trois refus du souverain. Devenu roi sous le nom de Charles-Jean, Bernadotte, pour éviter cet affront, fut contraint d’accepter l’abolition de la noblesse en Norvège. Il résolut de ne pas subir longtemps un tel joug. Il fit sonder les dispositions des puissances et les consulta à ce sujet. La Prusse répondit vaguement et la Russie de même ; toutefois Suchtelen, représentant du tsar à Stockholm, ne cacha pas son avis que le refus du stortking de payer dans le délai fixé sa part des dettes de l’ancienne monarchie danoise, l’abolition forcée de la noblesse et des privilèges des terres seigneuriales sans indemnité pour les propriétaires, etc., formaient une masse de griefs dont le premier aurait suffi comme motif légitime de changer la constitution. Bien que fort âgé, Suchtelen se rendit à la fin de juillet 1821 à Christiania, auprès du roi, qui le reçut aux yeux des Norvégiens avec des honneurs affectés. La Russie, à la veille de ses démêlés avec les Turcs, ne pouvait être indifférente aux complications du Nord ; elle voulait avoir sa frontière assurée de ce côté, et c’était surtout ses dispositions que Charles-Jean avait voulu consulter. Il adressa au storthing jusqu’à dix propositions de changemens dans la loi fondamentale, demandant avant tout le veto absolu au lieu du veto suspensif. En même temps il fit d’une part approcher une armée et une flottille suédoises pour intimider le storthing, et de l’autre répandre par des émissaires et des pamphlets la doctrine que la constitution avait été octroyée par le roi, qui pouvait la réviser ou même la retirer. « J’ai pour moi, écrivait-il alors, la masse du peuple et l’armée, et je pourrais faire tout ce que je voudrais, si je croyais le moment venu de frapper un grand coup. » Apparemment il ne crut pas le moment venu, bien que les Norvégiens lui répondissent en refusant la plupart de ses propositions et en célébrant comme fête nationale le jour anniversaire de la constitution d’Eidsvold, 17 mai, au lieu de la journée du 4 novembre. Ils persistèrent dans ces mesures hostiles une fois prises ; le storthing de 1824 et les suivans refusèrent le veto absolu, et Charles-Jean y renonça enfin en 1839. Quant à la fête du 17 mai, toute la représentation y prit part en 1827, et ce fut le motif d’une émeute sanglante en 1829. Si la fin du règne de Charles-Jean fut de ce côté plus tranquille, ce fut bien en partie parce que le vieux roi s’était lassé, et que, sans conserver d’illusions sur son œuvre, accomplie à la vérité au milieu de difficultés considérables, il s’en remettait à son fils et au temps pour la corriger et l’achever.
Cette œuvre ne pouvait être corrigée ni achevée à moins qu’on ne la refît tout entière en la recommençant sur d’autres bases. Il fallait à tout prix réviser de concert avec la Norvège le pacte d’union, qui est, on a pu s’en convaincre, un modèle de rédaction incomplète et vague, un monument de confusion et d’imprévoyance ou de profonde dissimulation. Le roi Oscar, scrupuleusement constitutionnel, ne préparait nulle perfidie et ne méditait nulle violence ; il fallait donc, pour que la Suède ne continuât pas à être dupée à la suite d’un contrat si mal réglé, que l’on convînt nettement de part et d’autre des conditions réciproques et du point de départ. Sans doute beaucoup de mal était déjà fait en 1844, et la situation morale de la Suède en présence de la Norvège n’était plus ce qu’elle avait été en 1814, mais il y avait quelques chances encore de s’entendre, et l’on devait faire tous ses efforts, en essayant d’effacer le passé, pour obtenir que le caractère de l’union fût nettement tranché. Pendant toute la première moitié de son règne, Charles-Jean avait professé par ses actes, bien que son langage fût différent, qu’à ses yeux l’union comportait un certain amalgame qui devait être en quelque mesure au profit de la Suède, et il avait tenté de mettre ses prétentions en pratique sans y réussir. Ce fut le tort de son fils d’accepter un système différent sans le déclarer ouvertement aux Norvégiens et sans en fixer d’accord avec eux, en révisant le pacte, tous les termes. Sa loyauté accepta la situation telle qu’elle était en 1844 : il consentit à ne voir dans l’union que le rapprochement de deux peuples indépendans et même égaux sous un seul roi ; mais en négligeant d’en prendre acte expressément et légalement, il ne tira peut-être pas de cette concession suprême tout le profit que la Suède en pouvait encore recueillir.
C’est aussitôt après l’avènement d’Oscar que les Norvégiens ont obtenu pleine satisfaction à la plupart des griefs qu’ils avaient tant répétés depuis 1836, après avoir songé même à intéresser en faveur de leur cause, bonne ou mauvaise, les puissances étrangères, comme l’eût fait un état souverain molesté par un voisin redoutable. Ils ont depuis lors un drapeau national différent du drapeau suédois, sauf la marque commune de l’union ; une moitié de l’écusson royal est réservée au lion norvégien ; dans les actes norvégiens, le souverain s’appelle roi de Norvège et de Suède. Ils ont accepté enfin sans aucun scrupule une décoration particulière : un ordre purement norvégien a été institué sous l’invocation de l’ancien roi de Norvège saint Olaf, lequel, de son vivant, avait mainte fois envahi, pillé et brûlé la Suède ; mais en même temps qu’à certains égards le roi Oscar mettait ainsi les Norvégiens sur un pied d’égalité avec les Suédois, il s’abstenait de poursuivre énergiquement toute idée de fusion entre les deux peuples. Une commission instituée par le roi son père pour rechercher les vices de l’union, déjà trop sensibles pour qu’on se les dissimulât, et pour proposer les réformes nécessaires, était assemblée lors de son avènement ; ses travaux s’achevèrent en silence et restèrent secrets, comme si le gouvernement nouveau n’approuvait pas le sens des réformes qu’elle avait pour mission de proposer. Une loi particulière, votée dès 1825, pour régler les relations commerciales des deux pays, supposait en principe la réciprocité et attendait du roi Oscar d’indispensables développemens ; mais on trouva sans doute qu’elle mettait en commun trop d’intérêts de part et d’autre, et elle resta si longtemps incomplète, que les Norvégiens finirent par demander qu’elle fût révisée ou entièrement abolie.
D’ailleurs les concessions faites par le roi Oscar avaient suscité de la part du storthing de véritables empiétemens. C’en était un que poursuivaient si obstinément les Norvégiens en 1855 dans l’affaire du jury. On avait résolu depuis près de dix ans la rédaction d’un nouveau code de procédure civile et criminelle basée sur l’institution du jury ; une commission avait été nommée à cet effet par le gouvernement, et ses lenteurs mécontentaient la Norvège : le storthing finit par nommer lui-même une commission qu’il chargea de ce travail, et qu’il prétendit maintenir même après que sa session fut terminée. Rien dans les termes de la loi fondamentale n’autorisait un droit si important, et l’unique précédent qu’on invoquait n’avait aucune valeur. Si le roi eût permis ce nouveau progrès du pouvoir législatif, armé déjà à l’excès contre le pouvoir exécutif, l’équilibre était définitivement rompu, et le parlement de Norvège brisait encore un des faibles liens qui le rattachent au souverain des deux royaumes.
Nous ne tenterons pas d’énumérer tous les épisodes de cette lutte sourde et intestine qui, pendant le règne d’Oscar Ier, malgré les intentions loyales du souverain, ont continué à dissoudre l’union de la Suède et de la Norvège. Il vaut mieux, après avoir expliqué les origines d’un si long conflit, arriver à l’état présent d’une question qui divise depuis cinquante ans la péninsule Scandinave.
Le 2 novembre 1859, dans la chambre des nobles de la diète suédoise, M. le comte Anckarsvärd a fait une motion pour demander la révision du pacte d’union entre les deux peuples. Son exposé de motifs résume les principaux griefs. Pour prix du sacrifice de la Poméranie et de la principauté de Rügen, derniers débris de sa grandeur passée, pour prix d’une grosse somme payée au Danemark, la Suède avait acquis le droit d’exiger que l’union de la Norvège avec le royaume fût réelle et non pas nominale, qu’elle profitât au pays, et non pas seulement à sa dynastie nouvelle. Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? L’auteur en accuse Bernadotte lui seul. Dans la première rédaction du traité de Kiel, l’article 4, dit-il, contenait ces mots : « La Norvège sera incorporée à la Suède, » et il paraît que c’est Bernadotte qui y a fait substituer lui-même les expressions actuelles. L’union, mal définie, a toujours été au profit de la Norvège. À partir de la convention de Moss, les Norvégiens ont cru pouvoir réclamer des droits égaux, sans accepter pour cela l’égalité des charges. « Je crois, a dit en finissant M. le comte Anckarsvärd, que la rupture complète de l’union serait préférable pour la Suède à l’état actuel de nos relations. En voyant le peu de prix que les Norvégiens y attachent eux-mêmes, il m’a semblé qu’il était temps que les représentans du peuple suédois rompissent enfin le silence. S’ils sont persuadés comme je le suis qu’on a de ce côté aussi de sérieux motifs de ne pas se féliciter de l’union telle que les Norvégiens nous l’ont faite, et qu’il est d’une sage politique de rechercher pendant le calme les moyens de détruire les occasions de discorde qui, dans un moment de danger, pourraient compromettre l’indépendance politique des deux peuples, je demande que la diète s’adresse au roi pour qu’il veuille proposer aux états de Suède et au storthing norvé gien une révision formelle du pacte d’union, capable de prévenir l’imminent péril d’une plus grave rupture. »
Telle était la motion de M. le comte Anckarsvärd, un peu exagérée peut-être dans l’expression de certains griefs et dans sa forme, mais qui avait le mérite de mettre enfin à découvert une vive blessure, et d’en rechercher le remède. Pendant que les différens ordres de la diète suédoise commençaient à discuter cette proposition, un nouvel incident vint augmenter l’agitation des esprits. On apprit que le storthing venait de voter la suppression de l’article 14 de la constitution norvégienne, aux termes duquel « le roi peut nommer aux fonctions de gouverneur-général de Norvège un Norvégien ou un Suédois. » Depuis longtemps c’était le but déclaré de la représentation norvégienne de rompre cet autre lien avec la Suède qui lui semblait une marque de dépendance ; l’attention qu’avaient mise les rois à ne nommer en dernier lieu pour gouverneurs que des Norvégiens, ou à laisser ces fonctions vacantes, ou à les convertir enfin, comme en 1856, en une vice-royauté confiée à l’héritier du trône, n’avait fait qu’encourager les Norvégiens à n’y plus admettre de Suédois, et ils s’étaient efforcés d’y parvenir en votant soit l’abolition complète du poste de gouverneur-général, soit la suppression de la faculté laissée au roi d’y nommer un Suédois au même titre qu’un Norvégien. Ils renouvelaient aujourd’hui et pour la seconde fois la même tentative sous cette dernière forme. La nouvelle de cette résolution avait d’ailleurs été publiée par la presse norvégienne avec des commentaires peu bienveillans pour la Suède et l’union, et l’impression en fut d’autant plus profonde à Stockholm au lendemain de la motion Anckarsvärd. Un autre membre de la chambre de la noblesse de Suède, M. Dalman, prétendit répondre à la démonstration du storthing et des Norvégiens en proposant à la diète de s’adresser directement au souverain pour le supplier de ne pas adresser sa réponse avant d’avoir saisi le parlement suédois de cette question ; elle intéressait au plus haut degré l’union, suivant M. Dalman, et ne devait par conséquent être résolue qu’après que les deux représentations en auraient fait, chacune de son côté, l’examen. La diète suédoise, après de très vifs débats, a fait en somme bon accueil aux deux propositions de M. Anckarsvärd et de M. Dalman, s’apprêtant à demander la révision du pacte d’union sur cette base que, des deux états unis, la Suède est principale et supérieure, et à exprimer au roi l’avis que les articles du riksact ou acte d’union et ceux même de la loi fondamentale de Norvège qui concernent des rapports communs entre les deux royaumes ne peuvent être modifiés qu’avec le concours des états suédois, qui ont jadis, par leurs commissaires, discuté avec les représentans norvégiens et consenti ces mêmes articles. En face de ces prétentions contraires, le roi s’est tenu rigoureusement dans le rôle que lui réservaient les dispositions les plus formelles de la constitution norvégienne : il a déclaré, avant d’avoir reçu communication officielle des résolutions de la diète suédoise, son refus de sanctionner le vote du storthing, renvoyant ainsi les parties dos à dos. Quant à la révision demandée par les états de Suède, le storthing a répondu dans une adresse au roi qu’il n’y consentirait jamais sur la base proposée par la diète. Il a protesté hautement contre cette interprétation du principe fondamental de l’union. La Norvège est, suivant lui, un état complètement indépendant et souverain, uni à la Suède par le seul lien d’un roi commun portant sur sa tête deux couronnes ; les deux royaumes sont égaux en droits ; l’acte d’union, aussi bien que la loi fondamentale de Norvège, ne peut être changé, entièrement ou dans une de ses parties, que par le consentement commun du storthing et du roi de Norvège ; le roi de Suède et la diète de Suède n’ont rien à y voir.
Voilà où en sont venus ces longs dissentimens entre la Suède et la Norvège, qui sont, à vrai dire, aussi vieux que l’union. La première année du règne de Charles XV, pendant laquelle ils ont amené ces derniers résultats, n’a recueilli que les fruits dont Charles-Jean avait déposé le germe et que son fils Oscar avait laissé mûrir.
Les deux peuples ont eu également des torts dans ce funeste débat. Les Suédois ont eu le tort de ne pas mieux fixer les termes du contrat. Le riksact, l’acte d’union rédigé en 1815, aurait dû contenir toutes les dispositions propres à régler d’une manière précise les rapports entre les deux peuples ; on a vu combien peu il répondait à cette nécessité. Il faudrait que l’acte d’union, réglant les relations mutuelles, pût être révisé d’un commun accord par la diète suédoise et le storthing, car d’une part on ne comprend pas que le roi de Norvège puisse intervenir pour modifier le pacte mutuel sans le roi de Suède, et ni le roi de Suède ni le roi de Norvège n’est absolu ; ni l’un ni l’autre ne peut modifier quelque article de la constitution sans la coopération de son parlement. Contrairement à ces vérités fondamentales et à ces nécessités de droit public, l’article 12 de l’acte d’union dispose que cet acte ne pourra être modifié que de la même manière que la constitution norvégienne et qu’il aura même valeur. Or la constitution norvégienne, en vertu de son article 112, ne peut être en effet modifiée que par le consentement du storthing et du roi de Norvège. Nous ne voyons donc aucun moyen légal pour les Suédois d’obtenir la révision du pacte fondamental, si les Norvégiens n’y consentent pas. Les textes sont pour le storthing, et il sait bien qu’il peut exiger constitutionnellement le maintien du statu quo. Les Suédois ont eu un autre tort : celui de ne pas devancer, de ne pas égaler même les Norvégiens dans la voie des réformes administratives et libérales. La Norvège ne se soucie guère, et cela se comprend, de rapprocher ses institutions, où respirent la jeunesse et l’esprit moderne, des institutions suédoises, qui sentent encore leur moyen âge ; elle n’est pas jalouse de la division en quatre ordres ; elle a aboli sa noblesse et fait une plus grande part dans la vie politique aux classes moyennes. Tandis que la Suède a conservé des débris du système prohibitif, elle s’est avancée hardiment dans la voie de la liberté industrielle et commerciale, et on conçoit que de telles différences entre les deux pays rendent difficile l’application d’un système de douanes communes et d’échanges réciproques. Plus d’une fois des comités dont les membres étaient élus dans les deux pays ont été chargés d’aviser aux moyens de resserrer l’union, plus d’une fois la diète a été saisie de projets qui devaient aboutir au même but ; mais les incroyables lenteurs de l’administration et les complications infinies de la machine représentative en Suède ont toujours fait échouer ces tentatives, et la Norvège impatiente, sans attendre si longtemps, a pris son essor.
Que les Norvégiens aient usé de leurs avantages pour constituer leur indépendance et pour réaliser en effet le rêve d’une monarchie servie par des institutions républicaines, en vérité on ne saurait le leur reprocher, surtout quand leurs progrès intéressent la cause générale de la liberté ; mais n’en abusent-ils pas, et n’ont-ils pas eu des torts à leur tour ? Ne leur siérait-il pas de témoigner quelque reconnaissance envers la Suède, qui a été au-devant de leurs vœux en applaudissant tout d’abord à leur affranchissement ? Ne pourraient-ils se mieux souvenir que, s’ils ont eu, eux aussi, un passé historique, ils n’avaient pas, au moment où le sort de la guerre les a unis à la Suède, de passé politique ? Leur en devrait-il coûter de se rappeler tes noms de Gustave Wasa, de Gustave-Adolphe, de Charles XII lui-même, bien qu’il leur ait fait la guerre, d’adopter leur gloire et d’en prendre leur part, afin de couvrir la nudité dans laquelle la Suède les a reçus ? Ils font bruit aujourd’hui encore de leur roi Christian-Frédéric, et ils disent qu’ils se sont donnés librement à la Suède en 1814. Cela est contraire à la vérité historique ; Christian-Frédéric et les Norvégiens en 1814 étaient des révoltés, et si Bernadotte avait hardiment poussé sa conquête, il est bien évident qu’ils n’auraient pas pu résister. Ils ont profité très adroitement d’un incroyable concours de circonstances, à la bonne heure. Ils s’en sont servis au grand profit des institutions libérales ; nous y applaudissons : qu’ils en jouissent noblement et qu’ils en offrent à la Suède, en l’y attirant, l’excellent exemple ; mais le souvenir de la dextérité qu’ils ont déployée en 1814 efface-t-il entièrement celui de leur subite élévation ? Il serait bien à des parvenus de montrer une modération qui attesterait la force. Or il y a quelque apparence que les Norvégiens n’ont pas toujours montré assez de modération dans leurs rapports avec les Suédois. Ils ont affiché quelquefois une fierté plébéienne qui choque et qui blesse : « Assurez vos collègues, dit un jour le roi, de mes sentimens paternels. — Sire, répond le président du storthing, les Norvégiens ne veulent pas être traités comme des enfans ! » Nous omettons bien d’autres souvenirs, pour ne rien envenimer. Mais cette prétention d’être un état absolument égal et même souverain est-elle réellement appuyée sur la vraisemblance et sur le droit ? Jadis un des représentans de la Norvège, M. Hielm, conçut le projet d’adresser aux cours étrangères la liste des griefs contre la Suède et d’invoquer leur intervention auprès du cabinet de Stockholm. C’était insensé, cela n’a pas cessé de l’être, et aujourd’hui encore cela ne réussirait pas. Le droit public européen ne connaît pas une cour de Norvège séparée de la cour de Suède ; il ne connaît, d’après les traités, qu’un roi réunissant sur sa tête les deux couronnes, et la Norvège n’est pas, elle ne saurait être un état souverain…
Mais je m’arrête, je ne voudrais pas rechercher plus longtemps des torts à un peuple dont les prétentions et la fierté ont après tout un côté fort respectable, puisqu’elles sont inspirées en partie par le sentiment et l’amour de la liberté. Il est dans l’intérêt des deux peuples de rester unis ; leur indépendance est à ce prix. L’union ne saurait désormais porter atteinte à l’autonomie de l’un ni de l’autre ; ils sont même égaux désormais, soit, mais comme un peuple d’un million et demi d’habitans, élevé tout à coup à la vie politique, est égal à un peuple qui a une population double, qui a joué un grand rôle dans l’histoire moderne, et que les autres puissances de l’Europe ont appris à estimer et à respecter. C’est assurément ainsi que les Norvégiens les plus sensés l’entendent, et sur cette base l’entente se rétablira. Nul doute que dans quelque temps, quand les passions excitées aujourd’hui se seront calmées, les Norvégiens ne se prêtent à une révision des textes sur lesquels repose l’union, car, s’ils n’y consentaient pas, ils perpétueraient ainsi un état de trouble et d’incertitude qui leur nuit aussi bien qu’à la Suède en rendant leurs rapports avec elle bientôt insupportables, en arrêtant tout progrès en commun, en ruinant tout bénéfice d’un voisinage et d’une amitié utiles.
L’Europe est elle-même intéressée à ce que cette bonne entente soit promptement et solidement rétablie. L’équilibre du Nord lui importe ; il ne lui est pas indifférent que la presqu’île Scandinave, grâce à une forte unité, forme une puissance défensive capable de désespérer, du côté de l’orient ou de l’occident, toute vue d’agrandissement ou seulement toute prétention d’influence ; c’est en particulier l’intérêt de la France, qui a accepté en 1855 la garantie de l’intégrité des deux royaumes contre toute atteinte de l’une des deux parts. Si les rapports mutuels entre la Suède et la Norvège s’envenimaient un jour, on ne saurait entrevoir d’autre perspective à l’issue de ces déplorables querelles qu’une tentative de république en Norvège sous la protection de l’Angleterre. Cette prévision ne paraîtra pas exagérée à quiconque a visité la Norvège. La Norvège est à demi anglaise déjà par les mœurs, au moins dans les villes, et elle affecte de l’être plus qu’elle ne l’est encore ; mais cela même est dangereux. Tandis qu’en Suède on parle français et allemand, on parle beaucoup en Norvège un fort mauvais anglais et on prend le thé. Les Anglais y viennent chaque année en grand nombre pour chasser l’ours, pour pêcher le saumon, ou bien pour raffiner le sucre et établir des scieries. Les Anglais sont comme nous, depuis 1855, protecteurs officiels de ce vaste pays, dont le voisinage met à leur portée plus qu’à la nôtre les précieuses ressources. Qui sait ce qu’enfanteraient de troubles imprévus dans le Nord d’une part les dissentimens devenus extrêmes entre la Suède et la Norvège, de l’autre certaines complications que pourrait entraîner le fâcheux état du Danemark ? Hâtons de nos vœux, comme contre-poids à de telles chances dans l’avenir, l’établissement d’une forte alliance défensive entre les deux peuples qui occupent la péninsule Scandinave. Lors même qu’ils grandiraient jusqu’à figurer en Europe comme puissance offensive, nous n’aurions point à nous en inquiéter ; loin de là : nous verrons, en étudiant la politique extérieure du roi Oscar, qu’un de ses mérites a été précisément de replacer à cet égard dans ses voies traditionnelles un pays habitué à considérer la France comme une naturelle et ancienne alliée.
AUGUSTE GEFFROY.
- ↑ Joseph Bonaparte venait de faire paraître son roman de Moïna ou la Villageoise du Mont-Cenis. Son héros s’appelait Oscar, et Mme Bernadotte, sa belle-sœur, l’avait voulu flatter en proposant ce nom pour son fils.
- ↑ Voyez les livraisons du 15 février, 1er juillet, 15 septembre, 1er novembre 1855, 15 avril et 1er juin 1856.
- ↑ Par une lettre de mai 1817.
- ↑ De thalers riksmynt valant 1 franc 35 centimes.
- ↑ On trouvera ce récit dans la Revue du 15 avril 1856.