Le Roi Mystère/Partie 3/08

Nouvelles éditions Baudinière (p. 295-298).
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3e partie

VIII

LE DÉSESPOIR DU PROFESSEUR

Personne ne put douter de ce cri de triomphe. Le drame, pour muet qu’il fût, n’échappait à personne, et pendant que la foule des invités resserrait son cercle de Teramo-Girgenti avec des exclamations, des murmures prudents encore, mais qui attestaient l’émotion générale, on vit les Trois se lever, se dresser sous le regard du comte pour répondre à l’accusation terrible qui venait d’être lancée contre eux avec la certitude de la preuve enfin obtenue par un homme qui disposait de moyens qui dépassent les forces humaines. Sinnamari lui-même semblait avoir perdu la libre disposition de ses esprits, et l’on fut tenté de croire un instant que, vaincu par un rare adversaire, il allait prononcer, sous l’ascendant de cette puissance hypnotique qui annihilait en lui toute velléité de défense, les paroles définitives de l’aveu !…

Mais voilà qu’un événement, un tout petit événement se produisit qui changea soudain la face des choses et brisa comme verre la victoire de Teramo.

Nous disons « comme verre ». Et ce fut du verre qui fut brisé en effet, un carreau… La fenêtre que Sinnamari avait si obstinément tenue fermée dans un coin du salon attira subitement tous les regards… car le bruit d’une vitre en éclats, traversée d’un caillou qui vint rouler jusqu’aux pieds du Procureur, se fit entendre dans le silence, qui avait suivi ces mots : « Je Sais maintenant où est le cadavre ! » Et pendant que tous les regards étaient encore sur cette vitre éclatée, Sinnamari, transformé, reconquis, Sinnamari, le feu aux pommettes, et le regard fulgurant, penché sur le comte, lui disait entre les dents :

— Pas un mot de plus, comte Teramo-Girgenti, ou vous pourrez annoncer à votre ami que je ferai souffrir à sa fiancée tous les supplices endurés par sa mère… Pas un mot de plus, ou tremblez ! Car Gabrielle Desjardies est en mon pouvoir !…

Si bien que lorsque l’assistance se retourna vers le comte et vers le procureur, elle vit que c’était le procureur qui maintenant menaçait et le comte qui tremblait.

Que s’était-il donc passé en une seconde ? Nul ne pouvait le supposer, mais chacun comprit que le tout-puissant magistrat n’avait point partie perdue et qu’il n’était pas temps encore de le renier !

Appuyé contre la muraille, non loin de l’impassible exécuteur des hautes œuvres de R. C., de l’immobile bourreau rouge toujours appuyé sur son énorme glaive, le pauvre être qu’était M. Macallan semblait agoniser en face de l’attitude nouvelle des deux personnages.

— J’en mourrai ! murmurait-il en appuyant la main sur son cœur… J’en mourrai !… What a fearful sight (Quel spectacle effrayant !)

Quant à Liliane, elle regardait le comte et ne comprenait plus… et tous ceux qui ressentaient une grave sympathie pour le comte : Raoul Gosselin, Marcelle Férand, Philibert Wat lui-même, qui le craignait et cependant n’espérait qu’en lui… ne comprenaient plus…

Tout à coup, il y eut un grand brouhaha. Une voix criait « Le comte de Teramo-Girgenti ! Le comte de Teramo-Girgenti ! » Cette voix venait des pièces lointaines et était accompagnée de tumulte, d’un bruit de bataille… Tout le monde s’était tourné vers la porte grande ouverte par où parvenait ce tintamarre. Et l’on vit arriver comme une trombe un grand corps tout déchiqueté, couvert d’habits en loques, la figure en sang, la bouche hurlante, poursuivi par une nuée de domestiques, de laquais en livrée qui s’accrochaient comme ils pouvaient à ce forcené.

— Teramo-Girgenti !… Le comte de Teramo-Girgenti ! hurlait la bouche.

Le comte, qui semblait avoir peine à se soutenir, trouva la force cependant de s’avancer vers l’homme :

— Me voici ! dit-il… C’est moi !

Alors, l’homme s’écroula aux pieds de Teramo en s’écriant :

— Ils me l’ont volée !… Ils me l’ont volée !…

On n’était pas encore remis d’un pareil événement que, par une porte faisant face à celle qui avait livré passage au Professeur, un autre individu accourait, tout aussi déguenillé tout aussi arraché, « abîmé » que le Professeur, et qui ne paraissait pas moins ému. Aussitôt qu’il l’aperçut, le comte marqua une stupéfaction profonde et lui fit signe de venir à lui.

— Qu’y a-t-il donc, Cassecou ? demanda Teramo qui, voyant le destin se détourner de lui, essayait de retrouver un peu de sa force d’âme pour résister aux coups inattendus qui le frappaient.

Le nouveau venu se pencha à l’oreille du comte :

— Il y a, maître, que la Profonde est en pleine révolte et que le Vautour est sur le point de se faire proclamer roi !…

— Le Vautour ? interrompit le comte en montrant du doigt à Cassecou le bourreau rouge, l’homme au masque et au glaive. Mais il est ici !

— Non maître ! Je viens de le voir à l’instant, entouré des mutins !…

Teramo releva le Professeur, qui se désolait à haute voix, maudissait dans les larmes le sort ennemi, invectivant les dieux infernaux. Et, l’entraînant d’une main, pendant que de l’autre il conduisait Cassecou, il se dirigea vers l’homme rouge, ouvrit la porte contre laquelle il s’appuyait, poussa cet homme dans l’autre pièce déserte, referma la porte sur eux quatre, arracha le masque qui couvrait le visage du porte-glaive, et s’écria :

— Ce n’est pas le Vautour !

Non, ce n’était pas le Vautour ! C’était un homme dont l’allure, la haute taille, le profil masqué lui ressemblaient, mais ce n’était pas le Vautour !

L’homme, du reste, ne paraissait rien comprendre au geste brusque du comte qui l’avait démasqué, et son ahurissement de brute prouvait assez qu’il n’était, dans toute cette affaire, qu’un vulgaire comparse qui ignorait même l’importance du rôle muet qu’on lui avait fait jouer.

Le comte ne s’attarda pas à lui demander des explications. Il se recueillit quelques secondes, les mains sur les yeux, dans une immobilité tragique. Lorsqu’il montra à nouveau ses regards, il était redevenu lui-même, l’homme fort que rien n’atteint, que rien n’étonne et qui ne peut que vaincre…

Il poussa une petite porte qui donnait sur une chambre secrète et ordonna à Cassecou et au Professeur de l’y attendre. Puis il retourna dans les salons, qui étaient légèrement houleux et où l’on s’entretenait avec mille commentaires des dernières scènes qui avaient suivi le récit si intéressant du comte. Sinnamari se donnait le luxe de défendre le comte contre les méchantes langues, lesquelles, croyant faire leur cour au procureur, ne se gênaient presque plus pour traiter Teramo-Girgenti en aventurier. Il affirmait que le comte était son meilleur ami, qu’il lui avait été recommandé par les premiers personnages de l’Europe, qu’il était allié à la plus vieille noblesse espagnole et italienne, mais qu’il manquait un peu de ce parisianisme que ne saurait donner la plus vaste fortune, mais qui s’acquiert très vite pour peu qu’on soit intelligent. Or, Sinnamari ne refusait pas au comte l’intelligence. Dans quelques semaines, Teramo-Girgenti comprendrait lui-même combien il avait montré de mauvais goût en voulant « épater Paris avec des histoires de revenants ».

Ces dernières paroles furent entendues du comte, qui arrivait. Il remercia Sinnamari de vouloir bien excuser les excentricités d’un homme qui revenait de l’autre monde et qui n’avait encore pris qu’un contact insuffisant avec celui-ci. Il paraissait tout à fait désinvolte, et il dit avec un bon rire, un peu confus :

— Eh bien ! Maintenant que je vous ai fait bien peur, nous allons nous amuser…

Il donna des ordres pour que la représentation commençât dans le petit théâtre de l’hôtel, cependant qu’il retournait à la porte de la grande galerie pour recevoir les invités de la soirée, qui commençaient à affluer. Comme la représentation battait son plein et qu’on applaudissait Marcelle Férand et Liliane, il disparut à l’anglaise.

Cinq minutes plus tard, il entrait dans la petite chambre secrète où Cassecou et le Professeur l’attendaient toujours. Seulement, ce n’était plus le comte que ceux-ci virent entrer, c’était le magnifique jeune homme habillé de ce costume noir et de ces dentelles d’un prix inestimable que nous avons vu apparaître dans le salon Pompadour de la place de la Roquette. Une résolution terrible se lisait dans son fier regard. Une épée lui battait au côté et il avait de singuliers pistolets à la ceinture.

— Robert Pascal ! s’écria le Professeur, qui reconnut l’ouvrier orfèvre, malgré la différence de teinte de ses cheveux et qui hésitait à en croire ses yeux.

— Le roi ! fit Cassecou en se levant.