Le Roi Mystère/Partie 3/07

Nouvelles éditions Baudinière (p. 289-295).
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3e partie

VII

FACE À FACE

Dans le salon de Teramo-Girgenti, le malaise soudain d’Eustache Grimm avait paru assez significatif. La pâleur cadavérique du général Régine n’échappait plus à personne. Et la colère évidente de Sinnamari devant la défaillance de ses anciens complices aurait corroboré tous les soupçons, si les soupçons eussent eu besoin d’être corroborés. Si on n’osait encore former d’hypothèses sur la personnalité du comte, il ne faisait de doute pour aucun des invités que Teramo, pour une raison qui restait obscure, prenait en mains les intérêts de R. C. et d’une façon si énergique qu’il n’eût pas montré plus d’ardeur ni d’animosité s’il se fût agi de lui-même… Il se dressait en face des Trois, comme un ennemi terrible, prêt à porter des coups décisifs. Allait-il vaincre ?

Sinnamari, de toute l’assemblée, apparaissait le moins ému. Il attendait ce nom de Robert Carel… il le voyait venir… et quand il éclata dans le silence angoissant du salon, il le reçut d’un front serein cependant que Régine sentait une sueur froide l’envahir, et que Grimm s’effondrait sur le parquet, l’imbécile !…

Le docteur Mackensie se pencha sur ce corps énorme, ventripotent et flasque, en déclarant qu’une congestion mortelle devait être tôt ou tard l’aboutissement du régime alimentaire du directeur de l’Assistance publique. Il lui arracha son col et sa cravate et constata que cette fois-ci encore, Eustache Grimm « en réchapperait ». Après qu’on lui eut fait respirer des sels, Grimm poussa un soupir, et Teramo-Girgenti, qui semblait très amicalement contrarié de voir l’un de ses convives dans ce pénible état, prononça comme toujours les paroles qu’il fallait pour que le malade revînt tout à fait à lui. Il l’invita à déjeuner pour le lendemain !…

L’effet fut foudroyant. Quelle phrase mieux que celle-ci : « Je vous invite à déjeuner » pouvait ramener Eustache Grimm à la vie ? Dans les plus tristes circonstances, dans les heures les plus moroses, elle était toujours venue, cette phrase, éclaircir son destin… Mais tout à coup il se rappela… il se souvint que celui qui l’invitait ainsi était l’homme qui avait prononcé ce nom : Robert Carel !… Et alors il lui sembla qu’il n’aurait plus jamais faim de sa vie…

Teramo, en faisant cette invitation macabre, avait ri, mais son rire était apparu à tous si diabolique que pas un invité ne se fit l’écho de cette joie lugubre… C’était la deuxième personne qui se trouvait mal chez le comte depuis que le comte avait commencé son récit… et l’on sentait que ce qui s’était passé jusqu’alors n’était rien à côté de ce qui allait se passer peut-être…

— Mon cher comte, fit soudain Sinnamari en allumant un cigare, mon cher comte, je serais tout à fait curieux de savoir où vous voulez en venir. Vous ne me raconteriez point cette histoire inouïe, à moi procureur impérial, si vous n’aviez le dessein de m’y intéresser d’une façon particulière.

— N’en doutez point, répliqua Teramo, un peu désarçonné par tant d’audace.

— Et pourrais-je savoir à quoi je puis vous être utile ?… L’affaire me paraît bien lointaine. Il y a certainement prescription. En vérité, je ne vois pas du tout comment mon intervention…

— Ah ! Vous ne voyez pas, monsieur le procureur impérial ! gronda Teramo, qui avait peine à contenir la fureur léonine qui l’embrasait… Ah ! Vous ne voyez pas… Eh bien, si vous me le permettez, je vais vous faire voir, moi !

Sinnamari fit tomber la cendre de son cigare d’un petit geste négligent et dit :

— Faites !

Et il ajouta :

— Croyez bien que je vous suis tout dévoué. Je vous ai trop d’obligations pour ne point mettre ma personne et mon ministère à votre entière disposition…

Teramo vit, derrière Sinnamari, Liliane qui pleurait… Il lui sembla que ses larmes lui faisaient un bien infini. Il en fut comme rafraîchi et il reconquit tout le sang-froid que l’ironie outrageante du procureur était sur le point de lui faire perdre.

— Je vous ai dit, monsieur le procureur, que la preuve du crime existe.

— En quoi consiste-t-elle ? demanda Sinnamari.

— Dans un cadavre, répliqua le comte.

— Comment, dans un cadavre !… Qu’est-ce qu’une preuve qui consiste dans un cadavre ?

— Je vais vous l’expliquer, monsieur le procureur, car ce soir je suis désolé de constater que, si vous ne voyez que difficilement ce que je veux vous faire voir, vous ne comprenez pas mieux ce que je veux vous faire entendre. Écoutez-moi donc et vous allez suivre toute l’affaire. La malheureuse femme dont je vous ai parlé n’est jamais sortie de la petite maison de Montmartre.

— Vous commencez à m’intéresser…

— Son cadavre s’y trouve encore.

— Parfait !

— C’est là que les misérables l’ont enterré !…

— Tout cela est très bien, mais l’important, mon cher comte, n’est point que l’on sache qu’il y a un cadavre dans une petite maison de Montmartre… L’important est de savoir où se trouve cette petite maison et, si j’ai bien écouté votre récit, je ne vois pas comment on pourrait arriver à se faire même une idée de l’endroit… La victime n’en est jamais sortie, dites-vous, et la sage-femme, la seule personne qui ait été introduite dans cette maison, le fut dans des conditions de mystère telles qu’elle n’a rien vu, puisqu’on l’amenait là les yeux bandés.

— Elle ne voyait pas, interrompit le comte, mais elle entendait.

— Et qu’a-t-elle entendu ?

— Une phrase : Tu es la Marguerite des Marguerites, tu es la perle des Valois !

— Ah ! oui, cette phrase prononcée, vous nous avez dit… par un perroquet.

— C’est cela !… Eh bien, monsieur le procureur, j’ai retrouvé le perroquet.

Ce fut au tour de Sinnamari de comprendre et de s’émouvoir.

— Vous avez retrouvé le perroquet… Alors ?

— Alors, par le perroquet, monsieur le procureur, j’ai retrouvé la maison…

Sinnamari se dit : « Il ment peut-être ! Nous allons bien voir. »

— Très ingénieux, fit-il. Et, ayant retrouvé cette maison, qu’avez-vous fait ?

— J’en ai donné l’adresse au roi des Catacombes…

— Vous voyez bien que vous êtes son ami !

— Il y a des jours…

— Et alors, racontez-nous ce qu’il a fait, votre ami… Il est sans doute allé y chercher le cadavre de sa mère ?

— Oui.

— Est-ce qu’il l’a trouvé ?

— Non !…

Régine et Grimm ne purent retenir un léger soupir de soulagement. Quant à Sinnamari, qui savait par sa récente visite à la cave de la rue des Saules que le cadavre ne pouvait avoir été découvert, il était moins ému.

— C’est dommage ! s’écria-t-il, c’est dommage ! Si nous avions le cadavre, nous pourrions faire quelque chose pour vous ! Mais que voulez-vous que nous fassions sans le cadavre ?

— Ça a été le raisonnement de R. C. ! reprit le comte qui, lui, semblait regagner en sang-froid ce que Sinnamari perdait en énervement… Et il est venu me trouver tantôt pour lui retrouver ce cadavre-là !

— Vous ?

— Moi !

— Et vous le lui retrouverez ?

— Je le lui ai promis…

— Et quand donc le retrouverez-vous ?

— Ce soir !

— Mais où ?

— Ici !

Un mouvement général attesta l’intense curiosité déchaînée par les dernières paroles de Teramo.

— Ah ! Ça !… fit Sinnamari, un peu rassuré… est-ce que vous ne vous moquez pas un peu de nous ?… Vous allez retrouver ce soir ici un cadavre qui est enterré dans une maison de Montmartre ?

— Ne vous ai-je point promis des expériences plus curieuses encore ? reprit Teramo. Qu’est-ce que découvrir un cadavre pour un homme qui a la prétention de le faire revivre ?

— Après l’avoir trouvé, vous ferez revivre ce cadavre ?

— Je le jure !

— Eh bien ! Pour voir… Trouvez-le d’abord, et nous parlerons de la résurrection ensuite ! fit Sinnamari avec un rire qui sonnait faux.

De fait, le comte était si sérieux en disant d’aussi apparentes extravagances que les plus forts, que le plus fort, même Sinnamari, ne pouvaient manquer d’en être impressionnés.

— Attention ! Monsieur le procureur, fit Teramo tout à coup, je commence !…

— À quoi ?

— À retrouver le cadavre… Je ne vous demande qu’une chose, c’est de ne point m’interrompre… quoi que je dise… quoi que je fasse… pas un mot… et je réponds de l’expérience !…

Le comte fit asseoir tout le monde. Seul, il resta debout, dominant l’assemblée, devant Sinnamari, très intrigué, et… un peu inquiet.

— La petite maison où a été enterré le cadavre, commença Teramo, se trouve à mi-flanc de la Butte, dans une ruelle déserte. C’est là qu’un soir, sur mes indications, Robert Carel, le fils du guillotiné, R. C., le roi des Catacombes, pour tout dire, se rendit pour y chercher le cadavre de sa mère. Or, sachez que par hasard, ce même soir, le magistrat assassin qui n’avait point remis les pieds dans cette propriété depuis plus de vingt ans, s’y rendit aussi, poussé sans doute par la secrète intuition que la sécurité dont il avait pleinement joui jusqu’alors se trouvait tout à coup en danger.

» Caché dans un coin de la maison, le fils vit venir à lui le bourreau de sa mère et il pensa que c’était le ciel qui le lui envoyait, non point pour faire naître l’occasion d’une immédiate vengeance, car il est des crimes pour qui la mort seule serait un trop mince châtiment, mais pour l’aider dans sa pieuse recherche… Pour lui montrer l’endroit où les bandits avaient caché la preuve de tous leurs forfaits !…

» Sans la rencontre providentielle de ces deux hommes, cette nuit-là, R. C. ignorerait encore l’existence d’une porte secrète qui le conduisit dans un immense caveau dissimulé dans les fondations mêmes de la maison… L’assassin marchait devant… et il ne se doutait pas, après avoir ouvert la porte, qu’à quelques pas derrière lui, dans les ténèbres de l’étroit escalier, il était suivi par le Vengeur !… L’assassin pénétra dans le caveau et en fit lentement le tour, puis il remonta, précédé maintenant dans l’escalier par R. C., qui avait assisté de loin à cette promenade silencieuse… L’assassin quitta, complètement rassuré, la maison abandonnée qui avait si bien gardé son secret… Pour R. C., il ne faisait plus de doute que le caveau était devenu le tombeau de sa mère !… C’est là qu’il lui fallait chercher !… Ayant surpris le secret de la porte, il n’eut aucune difficulté à retrouver l’escalier qui le reconduisit dans le mystérieux caveau ! Et, tout de suite, il se mit à la besogne ! Armé d’une lanterne et d’une pioche, il refit le chemin qu’avait accompli, quelques minutes auparavant, l’assassin ! Il s’arrêta là où celui-ci s’était arrêté… Il fit les mêmes pauses, il fit les mêmes pas !… Son regard cependant ne discernait rien qui lui dît : C’est ici plutôt que là ! Arrête-toi et travaille !… Alors, alors… il résolut de tout creuser, de tout remuer… de ne pas laisser sans la retourner une parcelle de cette terre ! Et il donna son premier coup de pioche ! Il travailla toute la nuit… il travailla une partie du jour !…

» Il avait fouillé de ses mains toute la terre de ce caveau maudit !… Et il n’avait rien trouvé ! Et il ne trouva rien !… Un autre se fût enfui de cette inutile maison, mais R. C., quand il s’agit de sa vengeance, espère toujours ! Il vint à moi ! Il se souvint qu’il y avait un homme ici-bas pour qui la vie et la mort n’ont plus aucun secret, et que c’était mon métier à moi de retrouver et de réveiller les morts !…

Et Teramo, brusquement, s’avança vers Sinnamari et lui prit la main…

Sinnamari s’attendait si peu à ce geste qu’il n’essaya même point de retirer sa main de celle de Teramo. Du reste, il ne comprenait pas encore ce que le comte lui voulait… et puis… et puis il lui semblait qu’il fallait que sa main fût dans celle du comte, si bien que l’idée de résister à Teramo ne lui vint même pas.

— C’est vous… vous-même, monsieur le procureur, qui allez me servir de truchement pour cette expérience que vous jugez si délibérément impossible… déclara Teramo en brûlant de ses regards le regard de Sinnamari… C’est par votre entremise que nous allons être immédiatement fixés sur l’endroit où l’on a caché le cadavre !… C’est vous qui allez me servir de médium entre le ciel et la terre !… Cela vous étonne !… Vous êtes comme tant d’autres qui sont des médiums qui s’ignorent… Mais moi je ne me trompe pas et l’on ne me trompe pas !… J’ai découvert en vous un sujet de premier ordre, un instrument merveilleux et très docile… d’autant plus docile que vous êtes plus sceptique… Je ne vous demande que votre main dans la mienne… là… comme cela !… C’est parfait… et maintenant, entrons ensemble dans la petite maison de Montmartre… poussons la porte du jardin… traversons ce jardin… faisons-en le tour… Vous y êtes ?… Regardez-moi !… Regardez-moi !… Regardez-moi donc !… Vous y êtes… dans le jardin ! Bien ! Bien !… Nous n’avons que faire au jardin, n’est-ce pas ?… Nous gravissons le perron… nous traversons le perron… nous traversons le vestibule… nous allons à la porte secrète… nous descendons l’escalier !… Voici le caveau !… Laissez-moi vous conduire, monsieur le procureur… docilement… docilement… ne vous raidissez pas !… Ne vous révoltez pas !… Suivez-moi !… Suivez-moi et arrêtez-moi quand j’irai trop vite… Visitons chacun de ces piliers de brique… il y en a trois à gauche… trois à droite… trois au milieu… marchons tout doucement… tout doucement, vous dis-je !… Eh ! Je vous ai prié de m’arrêter, et c’est vous qui précipitez ma marche… Tout doucement… tout doucement… là !… Celui-ci ?… Est-ce au pied de celui-ci qu’il faut creuser plus avant… plus avant… plus profondément la terre ?… Au nom de Dieu, monsieur Sinnamari !… Au nom de Dieu ! songez au cadavre !… Ne songez qu’au cadavre !… Deuxième pilier… l’autre… l’autre en face… l’autre… trois pas… trois pas encore… l’autre… l’autre… à droite… à gauche… encore !… là… là… là…

Et le comte se tut… On eût entendu voler une mouche. Le comte et le procureur étaient aussi pâles l’un que l’autre, aussi immobiles… Ils paraissaient maintenant deux statues liées par ce geste de la main, un geste de pierre…

— C’est étrange ! murmura-t-il. Étrange… Nous avons fait tous les chemins… Et pourtant le cadavre est bien là… n’est-ce pas ?… Dites-moi… dites-moi avec votre main si le cadavre est bien là… dans ce caveau… Oui ! Oui !… Il est là… dans le caveau… Voyons ! Marchons !… Marchons encore !… la main dans la main, dans le caveau !…

Encore un silence. Et quel silence ! Il semblait que, dans l’immense salon, personne ne respirait plus !… L’angoisse, l’attente du dénouement tragique de cette situation formidable avait pétrifié trois cents personnes !…

… Et puis, tout à coup… le comte laissa tomber la main de Sinnamari ; il leva son front radieux où flambaient tous les feux de la victoire.

— Merci, monsieur le procureur ! s’écria-t-il… Je sais maintenant où est le cadavre !…