Le Roi Mystère/Partie 3/01

Nouvelles éditions Baudinière (p. 249-257).
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3e partie

TROISIÈME PARTIE

« TU TE RÉVEILLERAS
D’ENTRE LES MORTS »

I

UNE FÊTE CHEZ LE COMTE DE TERAMO-GIRGENTI

Ce soir-là, l’avenue des Champs-Élysées, aux alentours du rond-point, était si bien ombrée d’équipages qui se rendaient à l’hôtel du comte de Teramo-Girgenti, que la circulation en fut arrêtée. Les voitures qui descendaient de l’Arc de Triomphe durent, pour gagner la place de la Concorde, prendre des chemins détournés. On n’avait encore vu à la fois si somptueuse et si nombreuse cohue qu’aux grands soirs des Tuileries, et le service d’ordre était débordé de toutes parts. Une foule énorme de curieux, d’oisifs, de badauds, augmentaient encore la confusion.

Quelques échos, parus dans les feuilles boulevardières, avaient suffi à rameuter, devant l’hôtel du Comte, les Parisiens qui aiment tant à badauder. Mais en vérité, bien peu avait été publié.

À ce moment, Paris était surtout intrigué depuis quelques semaines par les histoires que l’on racontait sur un certain R. C., sur une certaine association que les initiés appelaient l’A. C. S. et que commandait un bandit fameux et qu’on avait cru jusqu’alors légendaire : le roi des Catacombes, dont les initiales seules épouvantaient la police.

L’imagination aidant, on avait eu vite fait de créer, pour ce Cartouche nouveau style, un piédestal gigantesque d’où il dominait la ville et l’État. Tout ce que l’on rapportait de lui était fabuleux. On le disait riche à millions et disposant de tous les secrets de l’Empire. Ses hommes étaient partout. Il avait des espions dans tous les ministères. Les fonctionnaires les plus huppés étaient à ses ordres. Enfin, le plus beau était que ce bandit paraissait animé de l’esprit le plus honnête et qu’il avait juré le bien de tous. On citait des exemples de bons citoyens récompensés comme dans les contes de fées et les méchants cruellement punis.

Ce qui avait mis le comble à l’intérêt que l’on portait à cette mystérieuse figure, c’est que, au cours de cet hiver rigoureux, dix soupes populaires avaient été créées dans les plus pauvres quartiers de la capitale et dix asiles de nuits ouverts, sur la porte desquels se lisaient les fameuses initiales R. C. Ce roi des Catacombes était aimé des uns et haï des autres, sans être connu de personne, bien que l’on racontât qu’il fût partout à la fois. Les uns disaient qu’il n’employait que d’honnêtes gens, les autres affirmaient que les pires bandits étaient à sa solde.

La police, qui avait commencé par rire trop bruyamment de toutes ces histoires de brigands, avait fini par ne plus cacher qu’elle était sur la piste de la plus formidable organisation de malfaiteurs qui eût jamais existé.

La préparation de la fête du comte fut ébruitée, dans le public, en même temps que l’on commença à savoir que cet étranger était en affaire avec R. C. Sur quoi les journaux donnaient des détails sur le comte de Teramo-Girgenti.

Les reporters avaient interviewé quelques-uns de ses amis et s’étaient amusés à dépeindre sa figure comme celle d’un Cagliostro fin XIXe siècle. Il était riche comme s’il avait réellement trouvé la pierre philosophale, et il se disait immortel, naturellement. Les reporters, dans leur hâte, n’avaient pas eu le temps d’expliquer au public la différence qu’il y avait entre la résurrection perpétuelle de Teramo-Girgenti et l’immortalité du comte de Saint-Germain. Mais le public en savait assez pour se faufiler, ce soir-là, où on lui avait dit que le Teramo donnait une fête, aux abords de l’hôtel du millionnaire.

Quant à ce que nous appelons le Tout-Paris, qui avait été invité par le comte, et cela depuis plus de quinze jours, quinze jours qui avaient paru bien longs, tant on était déjà intrigué, il était venu en foule, d’autant plus que ce n’était plus un secret pour personne — Philibert Wat avait raconté la chose — que Teramo eût été autrefois le prisonnier du roi des Catacombes et qu’il lui eût payé une rançon de cinq millions. On avait fait des bassesses pour être invité à cette soirée mémorable. Philibert Wat, qui était le grand répartiteur des grâces du comte, avait été assiégé. Les femmes étaient les plus enragées.

Heureusement, les salons du comte étaient vastes et les serres immenses. La cour derrière l’hôtel, dont la porte donnait sur la rue de Ponthieu, avait été elle-même transformée en serre. On lui avait mis un toit de vitrage, on l’avait chauffée et on avait fait pousser là, en quelques heures, les arbres et les fleurs les plus rares et de véritables bosquets.

Tout le fameux aménagement réservé aux perroquets avait disparu. Il n’y avait plus un seul de ces volatiles criards dans l’hôtel. Sur les ordres du comte, ils avaient tous été rejetés sur le marché qui s’en était trouvé encombré. Pendant vingt-quatre heures, on put avoir à Paris un perroquet pour deux sous.

Quant à l’hôtel lui-même, c’était, à vrai dire, un musée, ou plutôt, ce qui répondra mieux à la vérité, une collection de musées. Musée d’armes, galeries de tableaux, musée d’orfèvreries, tapisserie-musée, musée de céramique, et chaque pièce à elle toute seule était un musée pour l’ameublement.

Les invités, reçus sur le perron par une livrée flamboyante « tout en or » et qui eût pu sembler de mauvais goût de la part de tout autre que de Teramo qui prétendait avoir le pouvoir de transformer en or tout ce qu’il touchait ; les invités, disons-nous, étaient présentés par Philibert Wat au comte, qui se tenait sur le seuil de la galerie des Glaces ; puis ils se répandaient dans le palais en attendant l’heure du dîner, ravis, éblouis, fascinés, enthousiastes.

Ceux qui gardaient quelque sang-froid se demandaient en face de tant de richesses « dont on ignorait l’origine », ce que cela voulait dire.

En connaisseurs à qui « on n’en fait pas accroire », ils palpaient, touchaient, caressaient, scrutaient, et ils étaient au bout du compte obligés d’avouer que ce n’était point là un décor de théâtre. Cependant, il y avait bien un théâtre, mais il était à sa place, comme toutes choses. On disait même que le comte avait sa troupe, à la tête de laquelle se trouvait Marcelle Férand, qui allait jouer, ce soir-là, aux côtés de la belle Liliane d’Anjou, son élève.

Mais toutes ces curiosités, ces enthousiasmes, ces étonnements, ces stupéfactions, après avoir fait le tour de l’hôtel, revenaient dans la galerie des glaces, où se tenait toujours le comte, recevant ses invités, car le plus curieux, dans l’hôtel, c’était encore Teramo-Girgenti lui-même. D’où venait-il ? Où allait-il ? Que voulait-il ? C’était le mystère fait homme.

Ce soir-là, il paraissait radieux. Ses yeux flambaient d’une vie effarante chez un vieillard. Un vieillard, lui ?… C’est à peine si on voulait croire à ses cheveux blancs ! Quel jeune homme eût présenté une taille plus droite, plus noble et plus fière ?… Il se cambrait dans son habit noir comme on se cambre à vingt ans. La souplesse de ses mouvements, la grâce de ses manières, tout était jeune chez cet ancêtre qui prétendait avoir connu Périclès.

Regardez-le s’incliner, dans le moment, devant la colonelle Régine, qui vient d’arriver ; et regardez-le se relever surtout après lui avoir baisé la main et dites-moi qui est le plus vieux, de ce vieillard ou de cet homme qui se tient à ses côtés, et qui est, comme on dit, « dans toute la force de l’âge » ! Ah ! Que Teramo-Girgenti est jeune ce soir ! Et que Philibert Wat est vieux !… On ne le reconnaît plus… Lui qui porte ordinairement si beau et dont les traits affectent dans le monde une si noble indifférence !… Quelle figure ravagée !… Quel désespoir l’a ainsi transformé ?… Et, si quelque douleur cachée le fait souffrir à ce point, pourquoi est-il venu ?… Pourquoi se tient-il aux côtés de ce jeune vieillard joyeux ?

C’est que celui-ci lui a promis, pour ce soir, une réponse… une réponse à une question terrible : « Où sont les deux petites jumelles du colonel Régine ? » Il est là pour la même raison que le colonel Régine et la colonelle elle-même qui s’y trouvent. Le même désespoir est peint sur leurs figures, et personne ne s’en étonne, car on sait quel malheur les a frappés : on a volé les deux petites jumelles du colonel Régine ! Mais tout le monde, tout le monde s’étonne — et c’est dans la galerie des glaces un murmure hostile — que, puisqu’on a volé leurs enfants, les parents, dont le désespoir n’étonne pas, aient trouvé bon de venir à cette fête, de venir à une fête quelconque !…

Pourquoi ? Pourquoi sont-ils là ? Qu’est-ce qu’ils font là ? On leur a promis une réponse. Qui ? Où ?… Cet homme terrible, extraordinaire, l’ami de R. C. !… Teramo-Girgenti… L’ami de R. C. !…

Elle est venue cependant ; elle s’est habillée tout de noir, comme si elle portait déjà le deuil. Elle défaille aux bras du colonel Régine, qui est aussi pâle que sa femme, aussi pâle que Philibert Wat… Comme au milieu de ces trois êtres, images de l’angoisse et de la mort, Teramo apparaît vivant, bien vivant, heureusement et terriblement vivant ! La colonelle essaie de parler, elle ouvre la bouche, des larmes coulent de ses yeux, elle implore, et, auprès d’elle, le colonel, de toute son attitude, de tout son silence, implore… Et Philibert Wat implore…

À tant de douleur, Teramo-Girgenti sourit enfin…

— Madame, dit-il, j’ai fait votre commission… Vous saurez tout à l’heure, madame, pourquoi on vous a volé vos enfants !…

La malheureuse veut des explications, tout de suite… mais le comte lui a déjà échappé et s’avance, les mains tendues, vers deux nouveaux arrivants, cependant que l’huissier clame :

M. Sinnamari, procureur impérial ! M. Eustache Grimm, directeur de l’Assistance publique !…

Sinnamari, physiquement et moralement, n’était jamais apparu aussi fort. Cet homme dégageait de la puissance. Le moindre de ses gestes, la moindre de ses paroles, son silence même disaient la pleine confiance qu’il avait dans son étoile. Certes, il avait des ennemis, mais ces ennemis surtout lui accordaient un courage qui n’était égalé que par son audace et ses succès. Il sentait que cette soirée était dirigée contre lui, sans qu’il en pût dire les raisons : il ne pouvait même pas soupçonner en quoi elle le menaçait…

N’importe, il était venu ! Et s’il était venu, ce n’était point seulement pour obtempérer au désir de sa maîtresse, Liliane d’Anjou, qui lui avait fait promettre que rien au monde ne pourrait l’empêcher de répondre à l’invitation du comte, ni d’assister à ses débuts d’artiste. C’était aussi par bravade de sort qu’il pressentait momentanément hostile, c’était surtout pour savoir ce qu’il avait au juste à redouter du comte, dont il ignorait plus que jamais la personnalité. Quelque chose, tout au fond de sa conscience, lui criait : « Prends garde ! Prends garde !… »

— À propos, dit-il, mon cher procureur, vous savez que j’ai vu notre roi.

— Quel roi ? demanda Sinnamari.

— Mais le roi Mystère.

— Allons donc, mon cher comte ! Vous n’avez pas bougé d’ici de toute la journée.

— Oh ! oh ! cher ami… Vous me faites donc espionner ?…

Sinnamari se mordit la lèvre.

— Pouvez-vous le penser ? dit-il. Je vous fais garder, voilà tout !…

— Garder ?… interrogea Teramo-Girgenti. Et pourquoi donc me faites-vous garder, s’il vous plaît ?

— Parce que je ne me consolerais point qu’il arrivât malheur à un ami tel que vous.

— Bah ! fit Teramo. Voyez donc, mon cher procureur, comme vous vous trompez… Je ne suis point, en effet, sorti d’ici ; c’est le roi des Catacombes qui est venu chez moi.

Un murmure d’étonnement amusé accueillit ces dernières paroles. Eustache Grimm, qui avait encore grossi depuis que le comte ne l’avait vu et qui éclatait dans son habit, cependant tout neuf, reçut les compliments de Teramo sur une santé si prospère. Le directeur de l’Assistance publique, voyant que l’on parlait de R. C., se risqua à son tour à demander au comte si le roi des Catacombes avait bien voulu lui expliquer certaines anomalies dont il avait déjà parlé à son hôte et qui troublaient sans raison apparente la quiétude de son administration, mais le comte lui répondit en souriant qu’il se trompait certainement sur l’origine de ces anomalies-là, car le Roi lui avait déclaré qu’il ne connaissait pas plus M. Eustache Grimm que M. Sinnamari lui-même.

Le procureur s’était déjà glissé dans les groupes, cherchant quelqu’un qu’il ne voyait pas. Il s’adressa à un valet qui lui indiqua une porte au bout de la galerie des glaces. Il la poussa. Il se trouvait dans un adorable boudoir Pompadour.

— Tiens ! bonjour, Sinna, dit une voix joyeuse.

— Bonjour, Liliane ! Mais je ne me trompe pas !… C’est bien maître Mortimard que je vois échoué dans ce coin, fit le procureur… Que faites-vous ici, maître Mortimard ?…

Et le procureur s’assit, tournant le dos au notaire et dévorant de son regard l’agréable spectacle que Liliane lui offrait, à lui… et au notaire, mais, comme disait la demi-mondaine :

— Un notaire, n’est-ce pas, ce n’est pas un homme !

Liliane, aidée de sa femme de chambre, essayait le travesti qu’elle devait revêtir après le dîner pour jouer son rôle de page amoureux. Elle avait déjà passé son maillot — et c’était cette partie du costume qui intéressait à un point que l’on ne saurait dire le regard concupiscent de l’inflammable Sinna. Jamais il n’avait tant vu les jambes de Liliane, le malheureux ! Et ce maillot qui gantait de soie violette des cuisses admirables, qui moulait toute la jambe fine, longue, nerveuse, le transportait. Il sentait que jamais il n’avait autant désiré cette femme qui, se promettant toujours, ne se donnait jamais… à lui.

Jusque-là, dans ses rêves ardents, il s’était imaginé Liliane nue : il ne savait pas ce qu’un peu de cette nudité, transparaissant sur un maillot de soie, pouvait ajouter à son rêve coutumier. Il se leva un peu pâle et se recula pour ne point se précipiter gloutonnement sur cette jambe qu’avec une innocence et une impudeur égales, Liliane balançait sous le nez de son cher Sinna. L’extrême force touche à l’extrême faiblesse, et le plus vaste orgueil à la plus triste niaiserie. Il y avait des minutes où Sinnamari était niais. Qui l’eût cru ?

Il essayait de se ressaisir, de ne point montrer au notaire le tumulte passionnel qui l’agitait ; il souriait à Liliane comme un gros bêta, mais un coin de conversation, qu’il surprit entre la courtisane et Me Mortimard lui rendit tout à coup le sens de la réalité.

— Alors, tout est en règle, maître Mortimard ? demandait Liliane.

— Mon Dieu, oui, mademoiselle… puisque les signatures sont données, la propriété vous appartient désormais… Il ne me reste plus qu’à remplir le devoir ordinaire de mon état, qui consiste…

— Faites-moi grâce, maître Mortimard !… Je ne connais goutte à tout votre papier timbré, et, du moment que vous me dites que je suis désormais propriétaire…

— Mais, mademoiselle, demanda le notaire, que comptez-vous faire de cette propriété ? Il y a là un pauvre pavillon…

— Je veux avoir « ma folie » en plein cœur de Paris, déclara Liliane.

C’est ici que le procureur intervint.

— De quelle propriété parlez-vous donc ? interrogea-t-il curieux.

— Mais de celle, cher ami, que vous avez la bonté de m’offrir.

— De la maison de campagne de Brétigny ? fit Sinnamari, qui comprenait de moins en moins.

— Eh ! non, de votre petite maison de la rue des Saules !

Le procureur regarda Liliane, le notaire… et comme ils n’avaient point l’air de saisir la raison de sa très apparente stupéfaction.

— Moi ! s’écria-t-il. Moi ? Je vous ai donné ma petite maison de la rue des Saules !

— Évidemment, répliqua le notaire, puisque vous avez signé l’acte de donation.

— Mais c’est impossible ! C’est une erreur de votre part ou une ridicule plaisanterie ! Je n’ai jamais rien signé de pareil !

— Eh bien ! interrompit Liliane, très calme. Heureusement, Me Mortimard, que vous m’avez dit que tout était en règle, sans quoi je vois que monsieur tient tellement à sa propriété que, après me l’avoir donnée, il n’hésiterait pas à me la reprendre… Et ça dit que ça m’aime !

— Allons, allons ! Parlons sérieusement, reprit Sinnamari, qui, de pâle qu’il était tout à l’heure, était redevenu très rouge… Vous m’avez lu l’autre jour, Me Mortimard, un acte de donation par lequel je donnais à mademoiselle ma propriété de Brétigny…

— Pardon ! Pardon !… Celle de la rue des Saules !

— Vous avez lu : « Brétigny » !… Je vous entends encore…

— J’ai lu : « rue des Saules… » Et vous avez signé !…

— Mais enfin ! Dans la lettre que je vous ai écrite, en vous demandant de préparer l’acte de donation, je disais : « Brétigny ».

— Vous disiez : « rue des Saules !… » Du reste, c’est bien simple, la voilà !

Et Me Mortimard fouilla dans son portefeuille, d’où il tira la lettre, objet du litige.

Nerveusement, Sinnamari s’en empara et lut :

— Il y a en effet « rue des Saules », fit-il, mais il y a faux, car ceci n’est point de mon écriture.

— Non, répliqua Liliane très tranquillement, c’est la mienne !

— Ah ! Vous voyez bien ! s’écria Sinnamari.

Et il se retourna, furieux, vers Liliane :

— Vous faites des faux, maintenant ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie que je voulais cette propriété et que je l’ai !

— Ah ! vous l’avez ! Il va falloir me la rendre !

— Non ! Elle est à moi ! Et elle restera à moi ! À moins, mon beau Sinna, à moins…

Et Liliane entoura, de ses deux beaux bras frais, le cou de Sinnamari, dont la colère s’amollissait déjà…

— À moins que vous ne me traîniez devant vos juges, mon beau procureur…

— Oh ! Liliane ! soupira Sinnamari sous la caresse de sa maîtresse. Qu’est-ce qui vous fait désirer ainsi cette bicoque perdue dans un infâme quartier de Montmartre ?… Parlez-moi sincèrement, Liliane… qu’est-ce qui vous a soufflé ce désir ?…

— Personne !…

— Vous me le jurez ?…

— Je vous le jure !…

— Pourquoi ?

— Pour vous y recevoir, mon maître !… J’ai rêvé que nous aurions là le plus joli coin d’amoureux qui se puisse rêver… Ce n’est point seulement pour moi que je la veux, cette petite maison d’amour… C’est pour vous surtout, mon Sinna… Vous verrez !… Vous verrez !… Je vais en faire une merveille… J’ai des idées déjà pour la décoration… Ce sera charmant… Vous verrez comme nous nous y aimerons, mon beau procureur… Voyez-vous, il ne faut point que nos amours soient comme toutes les amours… Il leur faut un cadre à part… Je vous ai fait attendre longtemps… C’est pour vous aimer davantage… Pensez au jour prochain où, vous ayant fait dire : « Venez, mon maître, tout est prêt pour vous recevoir… », vous viendrez vers celle qui vous attendra !…

Et, disant ces choses, Liliane se faisait câline, si câline, et balançait si joliment sa jambe, sa jambe moulée dans le maillot violet, que Sinnamari, oubliant tout à fait la petite maison de la rue des Saules, ne pensa qu’à la femme… à la femme qui se promettait si tendrement, si amoureusement… L’amour chasse l’image du crime.

— Tout ce que tu voudras, ma chérie… sourit-il, heureux.

La camériste était allée à la porte.

— Dépêchons-nous, madame… La galerie des glaces est vide, ce doit être l’heure du dîner…

Liliane donna congé à Sinnamari et à maître Mortimard, qui rejoignirent Teramo-Girgenti, lequel, suivi d’une véritable cour, arrivait sur le seuil de l’immense salle à manger. Les trois cents invités du dîner étaient arrivés tous « au complet ». Ces trois cents personnages, hommes et femmes, constituaient ce que Paris compte de plus célèbre, de plus à la mode, de plus illustre par l’art, le talent, la richesse, l’habileté, la vertu, la science, le mensonge, le crime et la prostitution. Ce qui n’était qu’au second plan dans la capitale devait arriver après dîner.

Comme Sinnamari et maître Mortimard pénétraient dans la salle à manger, derrière le comte de Teramo-Girgenti qui donnait le bras à Marcelle Férand, ils entendirent Raoul Gosselin qui demandait à son hôte quelques explications sur l’étrange « suisse » qui se tenait debout sur le seuil de la salle. Cet homme était, du reste, l’objet de la curiosité de tous.

C’était un véritable hercule tout habillé de soie rouge ; son profil, qui ressemblait singulièrement à celui d’un oiseau de proie, était à demi masqué par un loup de velours noir derrière lequel flamboyaient des yeux, comme deux escarboucles… Ce géant écarlate s’appuyait sur le pommeau d’une épée monstrueuse à deux tranchants.

Le comte répondit à Raoul Gosselin en passant devant cet homme :

— Mais, monsieur, ce n’est pas mon suisse. Mon suisse à moi est bien plus beau et bien plus grand que cela ! Seulement, il est malade !… Alors, le roi des Catacombes a eu l’idée, que j’ai trouvée drôle, de me prêter, pour le remplacer, son exécuteur des hautes œuvres !